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La vénération du « Nègre marron » et une certaine idéologie afrocentriste ont toujours caractérisé les écritures antillaises et haïtiennes. Dans la pièce de théâtre Une Saison au Congo (1973), Aimé Césaire retrace l’itinéraire de Patrice Lumumba, nationaliste congolais dont la mort avait provoqué une onde de choc dans les pays colonisés. Un cinéaste haïtien, Raoul Peck, qui par la force du destin s’est retrouvé au Congo où ses parents étaient fonctionnaires, a réalisé deux films qui, l’un après l’autre, l’un et l’autre, de manière répétitive et différentielle, remettent en scène le destin tragique du même Lumumba. Ces deux films, l’un documentaire (Lumumba : La mort du prophète, 1991) et l’autre « fictionnel » (Lumumba, 2000) portant sur le même personnage, par le même réalisateur, tout en révélant ce qu’on pourrait considérer comme une obsession chez le cinéaste, se présentent comme un lieu d’interrogations historiques, politiques, esthétiques et surtout idéologiques. Ils s’inscrivent ainsi dans une mouvance intellectuelle bien représentée en littérature.

En effet, au Congo « démocratique » même, s’inspirant certainement d’Aimé Césaire, Pius Ngandu Nkashama faisait de Patrice Lumumba le mythe fédérateur de toutes les énergies révolutionnaires dans ses romans La Mort faite homme (1986) et La Malédiction (1982). Les films de Raoul Peck, par l’envergure des personnages mis en scène, par la nature et la portée de leurs discours, permettent de relancer les questionnements sur la mort de ce patriote et sur la valeur théorique et idéologique de la reconstitution/reconstruction de cet épisode de l’histoire. Sur le plan historique et celui de la représentation, les deux films reprennent une figure importante et courante au Congo : la comparaison entre Lumumba et Jésus-Christ. Cette métaphore religieuse, ce rapprochement entre histoire sainte et histoire politique, Jewsiewicki (1996 : 114) la relevait déjà dans une analyse portant sur un corpus de tableaux congolais et notait que « La représentation de Lumumba en héros christique est la métaphore la plus englobante et la plus prospective de l’être-zaïrois en devenir. Elle donne un sens politique aux expériences individuelles des acteurs sociaux ». Bien plus, les peintures engendrent « une mémoire de Lumumba comme martyr : son libre consentement à mourir pour son idéal en fait un héros. À l’instar de l’histoire sainte, il s’agit du récit apocalyptique d’une fin de l’histoire où celle-ci s’érige en tribunal. […] Lumumba incarnant la passion christique constitue la pièce centrale de la métaphore narrative » (Ibid. : 129).

Et dans ses entretiens avec Jacqueline Leiner, Aimé Césaire insiste sur « la nécessité de partir de la chronique pour s’élever jusqu’au mythe », puis assimile Lumumba à un « Christ souffrant » dont la solitude est tragique. Après la littérature, la peinture et les sciences sociales, le cinéma revient avec Raoul Peck sur ce personnage dont la trajectoire suscite beaucoup d’intérêt, sinon des passions. Il conviendrait alors d’examiner sous quelles modalités filmiques est régulièrement convoqué le référent religieux dans une esthétique visiblement héroïsante.

À la suite des études précédentes consacrées à Patrice Lumumba, cet article propose une lecture narratologique et christique des deux films de Raoul Peck. Il montrera dans quelle mesure non seulement la réalisation des films, mais aussi la distribution narrative qui y est opérée participe d’une stratégie de réécriture de l’Histoire et de l’itinéraire d’un homme. On démontrera en l’occurrence que l’oeuvre de Peck contribue à la réhabilitation d’un homme dont toute la trajectoire est en de nombreux points assimilables à celle de Jésus-Christ, un Christ parfois différent de celui des tableaux analysés par Jewsiewicki, que le cinéma montre en action, en révèle les passions (ou la passion, comme celle du Christ) et aussi humanise. Cette métaphore christique peut paraître osée, mais Lumumba, à qui l’éducation chrétienne aurait permis de mieux percevoir les aberrations coloniales, est mort incompris. Par ailleurs, le récit de l’existence de Lumumba a longtemps été fabriqué par ses persécuteurs et leurs médias, de telle sorte que ce n’est pas seulement l’homme qui a été tué, mais aussi sa parole, dans une certaine mesure, puisqu’elle est restée longtemps interdite. Mais on sait, depuis au moins la publication des Écailles du ciel (Monénembo, 1986) que, dans des contextes spécifiques, la parole reste une chose difficile à neutraliser. C’est pourquoi, malgré toutes les stratégies coloniales d’accaparement du discours, Raoul Peck, dans le documentaire, convoque ses souvenirs et la parole de sa mère, puis redonne une voix à Lumumba dans la « fiction ». On le comprend, un des enjeux centraux dans les deux films est celui de la narration et du discours.

Narration et Contre discours

Lumumba : La mort du Prophète raconte, dans un lyrisme profond, non seulement la vie de Lumumba, mais aussi celle du réalisateur. Ce film élégiaque rassemble des images disparates de l’esclavage et de la colonisation, des moments d’avant et après l’indépendance, des scènes de vie quotidiennes du Congo et de la Belgique, des interviews des personnalités et observateurs de l’arène politique d’alors. Il évoque au passage la guerre froide, l’holocauste et les intérêts économiques occidentaux et s’interroge sur leur rapport avec la mort du prophète. Le narrateur, Raoul Peck lui-même, ponctue son texte de nombreux « ma mère raconte », ce qui non seulement donne au récit l’allure d’un conte ou d’un mythe, mais aussi lui confère une certaine autorité de véridiction. Sa mère a en effet pu, de par sa fonction de secrétaire particulière à la mairie de Léopoldville, avoir accès à des informations de première main qu’elle a transmises à son fils. Bien qu’absent, le personnage de la mère apparaît comme la « figure de la vérité », ainsi que le note Boulou Ebanda (2006 : 113). Du reste, c’est à travers elle que le narrateur révèle les faits susceptibles de problématiser l’histoire officielle et de légitimer une nouvelle version de l’histoire.

Lumumba, le deuxième film de Peck, est une « fiction » qui redonne la parole au nationaliste disparu. Le récit commence par la fin de l’histoire, c’est-à-dire, la mort et le dépeçage de Lumumba et de ses deux compagnons, Mpolo et Okito, dans la forêt du Katanga. La voix-off, cette fois, contrairement à celle du documentaire, est celle de Lumumba lui-même expliquant « ce qui s’est réellement passé au Katanga cette nuit-là. » (extrait du film). L’adverbe contenu dans cet extrait, ainsi que les nombreux écrits dont notamment cette indication de vérité faite au début du récit – « ceci est une histoire vraie » – qui sert à insister sur l’authenticité des faits racontés dans le film, montrent que la narration est le lieu de plusieurs enjeux socio-historiques.

En effet, la narration dans le documentaire comporte, mieux que des affirmations, des interrogations. Le film permet à Peck non seulement de revisiter sa propre mémoire, mais aussi d’interroger la mémoire historique imposée au Congo au sujet de la mort de Patrice Lumumba. Dans ce processus de questionnement du passé, il se pose un problème d’autorité narrative car si la voix est bien celle de Peck, le savoir narratif qu’il transmet n’est pas le sien. Lorsqu’il ne fait pas partie du savoir collectif, il est celui de sa mère : ma mère raconte que…; on raconte que…; on dit que… En rapportant ainsi les paroles de sa mère, elle-même absente de la scène, Peck authentifie le savoir transmis, ou tout au moins refuse d’en assurer la responsabilité, même s’il est clair par ailleurs qu’il adhère aux récits. Quoiqu’assumant l’autorité de la voix qui raconte, l’attitude narrative de Raoul Peck montre que la connaissance historique s’établit aussi, et même surtout, par l’oral, contrairement à une tradition historiographique occidentale qui lie souvent l’histoire à l’écrit. Mais il faut noter qu’en dehors des propos de sa mère, les autres faits énoncés par la voix narrative relèvent de l’hypothèse et des supputations. Le narrateur ne se sent pas toujours solidaire de ce qui se dit au sujet du prophète. C’est pourquoi Lumumba : La mort du prophète peut également être interprété comme une bataille pour la reconstitution de la mémoire et la démystification de la rhétorique coloniale.

En effet, la représentation donnée de Patrice Lumumba à sa mort a été à plusieurs égards le lieu de manipulations diverses. Après les films de Raoul Peck, il a fallu le livre de De Witte (2000) pour prouver, contrairement à ce que soutient Jacques Bassinne (1991), que la mort de Lumumba n’était certainement pas la conséquence d’un règlement de comptes entre Nègres. Sa mort physique a été précédée par une mort symbolique et par un lynchage médiatique faisant de Lumumba le type de tyranneaux qu’on allait voir proliférer en Afrique après les indépendances. Ainsi, pour mieux en dénoncer l’aberration et dans une perspective de rectification, Lumumba : La mort du prophète reprend certains des épithètes dont la presse occidentale avait affublé le nationaliste congolais. Il le dit lui-même dans l’extrait suivant, la présentation d’une image impose de s’interroger sur le présentateur :

Il y a des images, et ceux qui les créent. Des journalistes ont écrit : « Le dictateur arriviste. », « Le premier Nègre d’un soi-disant État indépendant. », « M. Elvis Presley de la politique africaine. », « L’ambitieux manipulateur. », « Le Premier ministre fou furieux. », « Le politicien de la brousse. », « Le nègre à la barbe de chèvre. », « L’apprenti dictateur. », « moitié charlatan, moitié missionnaire ».

Extrait du film

On peut également lire dans le film, lors du panoramique vertical qui permet à la caméra de balayer une photo de Lumumba sur un magazine : « La mort du Diable ». Le film de Peck revisite toutes ces représentations, pour mieux les remettre en cause. De ce fait, Peck effectue une lecture filmique de l’histoire récente du Congo dont il tente de rectifier les aspects hachurés et déformés. L’entreprise ne se fait pas sans difficulté et le narrateur l’avoue lui-même. Sa caméra qui ne peut rester neutre, « objective », a de la difficulté à « garder la mise au point » (extrait du film). Autrement dit, la vision subjective de l’événement ou de l’Histoire, la manière spécifique dont est abordé le sujet historique est non seulement un choix, mais également une appréhension relevant, dans le cas de Peck, de l’urgence de décoloniser, de subvertir et de repenser l’image de Lumumba. Peck s’inscrit ainsi dans la tradition post-coloniale de l’écriture dont Tiffin (1995 : 96-96) définit les caractéristiques comme suit :

[…] it has been the project of postcolonial writing to interrogate European discourses and discursive strategies from a privileged position within (and between) two worlds. […] Thus the rereading and re-writing of the European historical and fictional records are vital and inescapable tasks. These subversive manoeuvres, rather than the construction or reconstruction of the essentially national or regional, are what is characteristic of post-colonial texts, as the subversive is characteristic of post-colonial discourse in general.

On se rend d’ailleurs rapidement à l’évidence que dans l’un et l’autre film, Peck se définit clairement une mission, la même d’ailleurs que beaucoup d’autres artistes et intellectuels africains : celle de revisiter l’Histoire européenne de l’Afrique et, surtout, la caricature qui a été faite de Lumumba. L’enjeu, il faut bien le dire, est celui de la parole, de la narration et de la représentation. Le discours qui justifie l’entreprise impérialiste en déguisant toutes les atrocités coloniales en oeuvres de bienfaisance, ainsi que l’illustre l’allocution du roi des Belges, est forcément déconstruite. Lumumba : La mort du prophète et Lumumba, par leur nature de film sur l’histoire (et, dans une certaine mesure, de film historique), jouent aussi sur l’importance de la source en histoire. Le choix de réaliser un film documentaire, et surtout de le faire avant le film de fiction, pourrait s’avérer stratégique en ce sens qu’il donne au cinéaste la latitude de reposer la question de la validité des sources en contexte postcolonial. En rendant à l’écran documentaire un acteur politique qui a été longtemps diabolisé par les « fabricants » européens de l’histoire africaine, Peck prend avantage de l’illusion de réalité que suscite le cinéma pour présenter sous forme narrative ce qui est en réalité un contre discours. Et comme le relèvent Pearson et Simpson (2000), non seulement les documentaires traitent des moments importants ou inexplorés de l’histoire, ce qui est le cas pour les films de Peck, mais aussi, ils peuvent les manipuler pour soutenir une argumentation « […] documentary treats important social issues, forgotten, exotic or famous people, and great historical moments. Yet it may manipulate all these to make other points. » (Ibid. : 140-141). Le film de Peck, en ce sens, illustre une sorte de « contre récit », une écriture filmique de la résistance qui participe de la déconstruction de la narration hégémonique des vainqueurs et se situe dans la logique du « Third cinema » ainsi que Gabara (2006 : 129) le note à juste titre.

En effet, à la manipulation idéologique de l’Europe, Peck oppose une autre construction narrative et parvient ainsi à faire valoir l’oralité comme une source importante en histoire. La stratégie du cinéaste rappelle ici la description qu’a faite Mbembe (1968) d’un autre nationaliste africain, Ruben Um Nyobè. En effet, Mbembe montre comment, pour savoir ce qui s’est véritablement passé, il faut parfois recourir à « la mémoire du village » parce que face à la terreur (post)coloniale et à la falsification de la mémoire par le vainqueur, « les pratiques de conservation de la mémoire des luttes anticoloniales [empruntent] les procédures orales » pour se constituer en « technique de relecture de l’histoire à partir du point de vue des acteurs en voie de défaite militaire » (Ibid. : 61). C’est ainsi qu’en plus des images et documents officiels, le narrateur de Lumumba : La Mort du prophète présente et commente des témoignages individuels, allant des vieilles photos jaunies à la caméra amateure de son père, en passant par des interviews. Mis en valeur par le pouvoir persuasif du documentaire, ces témoignages deviennent, en fin de compte, le contrepoint qui permet une lecture critique de la version officielle de l’histoire du Congo. Le crédit engrangé par ce premier film est facilement reporté sur le second, qui, bien qu’étant une mise en scène d’acteurs jouant des rôles, se donne comme une reconstitution, et même reconstruction d’événements réels. Une telle entreprise entraîne une implication totale de soi dans le narré qui, du fait du rapport d’homologie avec l’histoire récente, se confond facilement à la réalité. Or comme le dit Marc Ferro,

[...] même surveillé, le film témoigne. Actualité ou fiction, la réalité dont le cinéma offre l’image apparaît terriblement vraie; on s’aperçoit qu’elle ne correspond pas nécessairement aux affirmations des dirigeants, aux schémas des théoriciens, à l’analyse des opposants. Au lieu d’illustrer leurs discours, il lui advient d’en accuser la dérision […] Le film a cet effet de déstructurer ce que plusieurs générations d’hommes d’États, de penseurs, avaient constitué en un bel équilibre.

Ferro, 1993 : 39

Au-delà donc de son témoignage propre, Peck le narrateur du documentaire offre surtout celui des images dont il conteste régulièrement l’authenticité. Mais ce qu’il faut également relever dans la stratégie narrative du réalisateur est la continuité entre ses deux films sur Lumumba. Si le documentaire pose des questions auxquelles le narrateur semble incapable de répondre, on a le sentiment que la « fiction » les résout plus tard. Dans ce sens, la fiction permet de renforcer la vérité historique déjà établie dans le documentaire par la figure de la mère. Parlant justement de la nécessité pour les colonisés d’investir le champ narratif, Ashcroft et al. (1995 : 356) écrivaient notamment :

[…] the post-colonial task […] is not simply to contest the message of history, which has so often relegated individual post-colonial societies to footnotes to the march of progress, but also to engage the medium of narrativity itself, to reinscribe the “rhetoric”, the heterogeneity of historical representation…

En ce sens, la fiction reprend en gros tous les éléments du documentaire, mais dans une syntaxe qui les rend plus explicites et plus divertissants. En servant, d’entrée de jeu, la fin de l’histoire au spectateur, le film se présente comme une enquête visant à expliquer le dénouement tragique de la vie de Lumumba. La voix over, celle de Lumumba, qui insiste sur la réalité des faits contés, est supposée donner au film une force de conviction, susciter une identification à ce personnage dont le témoignage posthume serait un gage d’authenticité. Mais sur ce point, Peck repousse un peu plus loin les limites du vraisemblable auxquelles s’astreignent généralement les auteurs de biographies filmées. Au lieu de confier la narration à un proche parent ou à un compagnon survivant du héros disparu comme le suggère Julian Preece (2003 : 363-364), il opte plutôt pour une voix d’outre-tombe, courant alors le risque de faire prévaloir la fiction sur l’Histoire.

Toujours est-il que l’organisation analeptique du récit définit le triple objectif du film : dévoiler les manoeuvres ayant entraîné la mort du nationaliste, marquer les consciences par les images du carnage organisé par les colonisateurs et prendre à rebrousse poils l’Histoire telle que présentée jusque-là. Mais la construction de l’intrigue seule ne suffit pas pour cette réécriture, il faut aussi reconstituer le contexte historique et social afin de rendre aisée la lecture des actes et discours des différents protagonistes. Raoul Peck s’acquitte de cette tâche explicative par un usage discursif de la caméra et du montage.

Le jeu de la caméra est surtout déployé au début du film, avant même le déroulement du générique. Au lieu de balayer l’espace pour en tirer des paysages en panoramiques exotiques comme c’est très souvent le cas lorsque le réalisateur veut inscrire son film dans un cadre spatial vraisemblable, Peck exécute plutôt des plans longs sur des photos d’archives entrecoupées par des images d’un dîner festif. Parmi ces images d’archive, dont certaines ont été commentées dans le film documentaire, on retrouve l’armée coloniale avec ses officiers blancs et ses soldats noirs, des Congolais morts en Belgique pendant l’exposition coloniale de 1897, une scène de travail forcé, la photo d’un esclave noir (le bruit d’un fouet se fait entendre), des noirs qu’on torture, d’autres plutôt pendus ou servant de marche pieds aux blancs, etc. On obtient ainsi un aperçu de l’histoire des relations entre blancs et noirs, relations qui se résument en réification et exploitation des seconds par les premiers, rappelant les « cents ans de coups de fouet » dont parlait Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal (1956). Cette introduction annonce un film sur les rapports conflictuels entre dominés et dominants, puis prépare le spectateur au discours radical que prononcera Lumumba le jour de l’indépendance du Congo.

Il faut le rappeler, les deux films de Peck ne relatent pas uniquement des conflits de discours en ce sens que le réalisateur permet de contester une certaine représentation de l’Afrique. Avant de redonner la parole au nationaliste dans la fiction, le documentaire reprend le discours de Lumumba lors de la cérémonie des indépendances. En plus de la voix narrative, l’organisation syntaxique du documentaire, en alternant puis en organisant les séquences les unes après les autres, met mieux en exergue le « scandale » que provoque Lumumba. Il rompt en effet l’ordre colonial du discours en disant ce qu’il ne faut pas dire. Après un discours fort paternaliste du roi des Belges qui présente la colonisation comme une oeuvre humanitaire, et suite à la réplique obséquieuse d’un président Kasa-Vubu sans aucune envergure, Lumumba dénonce toutes les exactions subies par les Congolais en 80 ans de domination belge avant de préciser sa perception de l’indépendance : désormais la Belgique et le Congo, États souverains, traiteront d’égal à égal. Ce discours vérité, non prévu par le protocole, est considéré comme une insulte pour le roi de Belgique. Il est pourtant fortement acclamé par la population congolaise sur laquelle, dans les deux films, la caméra s’attarde bien longtemps. C’est cette rupture qui dresse définitivement les colonisateurs contre Lumumba, ainsi que les témoins du documentaire et son narrateur le disent. C’est probablement pour souligner l’importance de cette allocution que le réalisateur de Lumumba l’illustre aussi abondamment.

En plus de la focalisation sur les images d’archives qui procurent à ce texte un contexte idoine pour son interprétation, le film, par des montages alternés, permet une confrontation du discours et des faits qu’il dénonce. Ainsi, au même moment où se déroule la cérémonie officielle de l’indépendance, on voit une jeune Africaine, femme d’intérieur, subir les remontrances violentes et les insultes de son employeuse belge, puis un Africain en train de transporter les effets d’une Européenne. Ce montage alterné sert de supplément de sens et illustre aussi bien les propos de Lumumba que son exigence de liberté. On peut également voir, chez le réalisateur, le même discours anticolonial observable dans le documentaire, ce qui élucide des choix syntaxiques et idéologiques subséquents : l’écriture « résistance » est en marche. En outre, ce montage joue un rôle d’exposition et de révélation. En alternant plusieurs actions qui se passent simultanément dans des lieux différents, on découvre les protagonistes africains et européens du drame congolais, puis les enjeux contradictoires de l’indépendance.

La même technique est utilisée pour rendre compte de la rencontre entre les délégués du Congo et l’administration belge à Bruxelles à la veille des indépendances. Les Belges développent les stratégies pour « neutraliser » les rebelles. Par contre, lorsque la caméra se déplace vers le camp africain, on se rend vite compte qu’en dehors de Lumumba, le film ne montre aucun Africain engagé dans un débat idéologique. Au contraire, l’heure est aux batailles de positionnement. Il s’agit, comme écrirait Frantz Fanon, d’une faiblesse majeure :

Le colonialisme et ses dérivés ne constituent pas à vrai dire les ennemis actuels de l’Afrique. À brève échéance ce continent sera libéré. Pour ma part plus je pénètre les cultures et les cercles politiques plus la certitude s’impose à moi que le grand danger qui menace l’Afrique est l’absence d’idéologie.

1969 : 184

Le passage rapide du débat politique aux querelles est bien exploité par les Belges qui en profitent pour attiser des rivalités tribales. On comprend donc qu’à peine investi, Lumumba doive affronter la sécession du Katanga avec Tschombé, celle du Kivu avec Kalondji et l’aversion de Munongo. Cette rivalité permet aux Belges de demeurer au Congo et plus tard leur sert d’alibi pour se blanchir du meurtre de Lumumba. On peut dès lors deviner la fonction ironique du terme « anthropophage » que Lumumba et Mpolo se répètent, ainsi que celle des gros plans réalisés au début et à la fin de Lumumba sur le visage des deux soldats blancs attelés à la « charcuterie » : mettre en évidence l’implication des Belges et des Américains dans la déchéance du Congo. La scène politique, hier comme aujourd’hui, se révèle investie par des acteurs manipulés de l’extérieur. Les nationalistes les plus déterminés et les plus cohérents, Lumumba l’apprend à ses dépens, relèvent désormais de la démence totale dans la mesure où le renoncement est l’attitude la plus commune. Surtout que la conjoncture des années de l’indépendance, faite de « guerre froide », n’a pas joué en faveur des nationalistes africains. Si l’oeuvre de Peck en montre les effets sur la trajectoire du Congo, c’est pour souligner le mérite des rares militants comme Lumumba et ses compagnons et, de ce fait, mieux élucider leurs échecs. Les titres des films en disent long sur le projet du réalisateur : le contexte sociohistorique n’est reconstitué que pour servir la rectification des portraits falsifiés des héros nationaux, offrir à la postérité des modèles autres que ceux de tyranneaux psychopathes qui encombrent les États africains. Peck sacrifie ainsi à la tradition des biopics qui, comme l’écrit Cieutat (2006 : 82), « en montrant des individus dotés d’un talent certain, d’abord rejeté puis finalement glorifié », peuvent doper une nation en crise en rappelant aux citoyens que leur rêve national reste de mise. On comprend dès lors qu’avec la caméra de Peck, Lumumba devienne, mieux qu’un politicien généreux, un prophète soucieux de son peuple. Une telle articulation est, il faut le dire, une construction idéologique.

Trajectoire et passion d’un prophète

Dans son édition commentée de Une saison au Congo, Houyoux (1993) indique que Césaire fait usage d’éléments bibliques qui créent un schéma christique et assimilent la démarche révolutionnaire de Lumumba à un prophétisme laïque. Elle souligne que « Parmi les éléments bibliques qui créent un schéma christique les plus importants sont : la parole, la passion et la résurrection; on doit y ajouter le rôle des apôtres et l’image de la théophanie du Christ. » (20). Par ailleurs, elle décèle dans le style de Césaire des indices d’une écriture apocalyptique, une autre forme de prophétie. S’était-elle inspirée du documentaire de Peck qui était sortie deux ans auparavant? Fanon (2001) relevait aussi que « Lumumba croyait en sa mission » (219). De quelle mission s’agit-il ? La parenté sémantique de la métaphore religieuse est de toute évidence remarquable. Quels éléments dans la biographie filmique autorisent une comparaison religieuse et, surtout, résolument laudative?

Si l’on s’en tient à la définition de Wiesel (1998 : 7), un prophète est un émissaire de Dieu; il est investi de la mission de créer un ordre nouveau dans le monde. Personnage problématique, il est foncièrement malheureux, harcelé par une instance transcendantale en quête de perfection et incompris par son peuple qui le trouve trop rigoureux. Les films de Peck n’ont rien de religieux certes, mais on y décèle de nombreux parallèles avec la vie des prophètes et de Jésus-Christ.

Le prophète biblique tient sa mission de Dieu qui lui communique le savoir nécessaire à la conduite de son peuple par des moyens tels que les visions, le rêve, les transes et bien d’autres signes. Lumumba, pour sa part, s’astreint à un devoir de conscience. Ses attitudes et ses choix politiques relèvent de la froide observation des faits sociaux quotidiens. Si sa force ne vient pas de Dieu, elle en a presque les mêmes capacités et contrairement aux prophètes, il n’a pas besoin d’entrer en transe ou en extase pour pouvoir accomplir des prophéties. Étant donné, ainsi que l’écrit Calès (1911), que l’inspiration et l’extase ne sont pas des conditions absolues de la prophétie, il devient facile de justifier la métaphore du prophète. Lumumba est un prophète d’un tout autre genre, en ce sens qu’il dispose d’un bon sens et d’un jugement assez éclairés pour ne pas se faire révéler par les divinités son propre quotidien :

Among the truths he (the prophet) preaches, there are some which he knows naturally by the light of reason or experience. It is not necessary for him to learn them from God, just as if he had been entirely ignorant of them. It suffices if Divine illumination places them in a new light, strengthens his judgment and preserves it from error concerning these facts.

Calès, tel que tire de http://www.newadvent.org/cathen/12477a.htm

Sans être strictement pratiquant, mais ayant bénéficié d’une éducation religieuse, dans le documentaire justement sous-titré La mort du prophète, Lumumba explique sa vocation révolutionnaire par le divorce entre les enseignements et les pratiques de l’occident chrétien. Cette duplicité des Européens trichant avec leur propre éthique choque un homme qui a très tôt intériorisé les principes de justice, de charité et d’humanisme enseignés dans les écoles confessionnelles. Il devient sensible à l’injustice dans son pays et se met à l’école des théories révolutionnaires. Son engagement dans la lutte anti-coloniale trouve là son fondement. Lumumba réconcilie ainsi christianisme et révolution, car Jésus, ainsi que tous les prophètes de la Bible, sont en fait des agents d’un ordre nouveau qui cherche à redonner dignité et espoir aux hommes. La religion chrétienne pallie ainsi la carence idéologique mentionnée plus haut en donnant à Lumumba un ensemble cohérent de principes et d’attitudes. Cela rappelle la théologie de la libération qui s’appuie sur le christianisme pour libérer les peuples du joug colonial. Si on pouvait subvertir le christianisme pour asservir, et cela a souvent été le cas en Afrique pendant la colonisation, on peut aussi y puiser des ressources pour la lutte de libération. L’ordre nouveau dont rêve Lumumba passe par l’indépendance réelle du Congo, la constitution d’un État unitaire moderne, l’éveil de la conscience nationale et panafricaniste. Cette vision, une fois transformée en profession de foi politique, vaut à Lumumba un statut de leader d’avant garde, l’un des rares à pouvoir éclairer d’une lueur d’espoir ce pays « au coeur des ténèbres ». Ses discours font penser à Saint Thomas d’Aquin qui compare le message prophétique à la lumière qui brille dans les ténèbres : il éveille, éduque, dissémine la lumière et le savoir.

C’est en effet par ses discours incisifs et sa force de conviction que Lumumba se fait remarquer et craindre. La parole, assimilée à un glaive à double tranchant dans la Bible (épître aux Hébreux 4, 12) est sa seule arme, sa mission revenant en fin de compte à dénoncer les pratiques vicieuses et à enseigner des voies nouvelles. Dans Lumumba, tous les voyages du nationaliste sont destinés à rallier les foules à son acception de l’indépendance. Même ses campagnes publicitaires pour un brasseur belge servent ce but. C’est d’ailleurs au cours de l’une d’elle que Mobutu se fait enrôler parmi ses prosélytes. Lumumba rejoint ainsi les prophètes de la Bible qui, voyageant à travers villes et villages, tiennent des discours sévères qui ne laissent personne indifférente. Comme le relève Wiesel, les mots qu’emploie le prophète ne sont pas spéciaux, mais le charisme de celui-ci leur donne une portée singulière :

Les mots qu’il [le prophète] emploie, les images qu’il invoque, ils [les hommes ordinaires] les utilisent eux aussi. Pourtant ces mots résonnent différemment lorsque c’est un prophète qui s’en sert. Sur ses lèvres, les mots quotidiens acquièrent une tonalité qui fait vibrer, une intensité qui fait frémir.

1998 : 8

Il est intéressant, à ce sujet, de remarquer que dans les deux films de Peck, comme dans les autres biographies de Lumumba, ce dernier ne se sert d’aucune arme. Plusieurs leaders ont dû recourir à des batailles sanglantes pour chasser l’occupant, et Fanon (1961) a bien indiqué que le colonialisme était une violence ne pouvant céder que sous une violence plus forte. Mais la seule arme dont dispose Lumumba est sa PAROLE, son charisme et sa force de conviction. Redisons-le, Lumumba est donc un véritable tribun et se fait même l’illusion qu’il pourrait dissuader les tueurs mis à ses trousses. Ses mots ont quelque chose de magique et d’extrêmement mobilisateur. On comprend pourquoi, parmi les nombreux politiciens prêchant tous pour l’indépendance et apparemment dévoués à la cause du Congo, seul Lumumba est combattu : ses idées, mais aussi ses mots, sont de véritables forces. Sa doctrine austère met en péril les ambitions de certains Congolais, mais surtout les intérêts belgo-américains. Tout cela lui crée des ennemis même parmi ses plus proches et comme le dit le narrateur du documentaire en utilisant une image fort significative, Lumumba, exactement comme le prophète, est entouré, mais seul dans la foule. Après avoir essayé sans succès de retourner les convictions du nationaliste, ses compatriotes l’éliminent avec l’aide des Occidentaux. L’itinéraire de Lumumba, dès lors, comme celle du Christ, ressemble à une marche irréversible vers la mort.

L’histoire de Lumumba commence avec l’arrivée du héros à Léopoldville, la capitale, en provenance de Stanleyville, une ville de province. Ce déplacement est présenté comme une étape sans laquelle il n’aurait jamais envisagé une carrière politique. Il pourrait être comparé au commencement de la vie publique de Jésus, étape indispensable pour l’accomplissement de la prophétie. Autant la vie du Christ avant le début de ce ministère public à trente ans reste méconnue ainsi que l’atteste Mass (1910), autant Peck fait mystère de celle de Lumumba avant son arrivée dans la capitale, au même âge à peu près. L’origine ici semble proprement mythique. L’établissement de Lumumba en cette ville élargit ses horizons de manière significative. Il change de profession et passe du statut d’anonyme agent des postes à celui de cadre commercial dans une importante société brassicole. Ses campagnes publicitaires lui permettent de se mêler au peuple ainsi que le faisait Jésus. Elles forgent également sa conscience politique, celle à laquelle il tiendra jusqu’au sacrifice suprême. Il s’agit là d’un épisode important dans chaque itinéraire christique : l’intégration dans les milieux du commun, le contact permanent avec les vrais et faux disciples, mais surtout, le processus de maturation sociale.

Lumumba entre d’ailleurs en politique grâce au parrainage de son employeur belge, mais il se montre bien déterminé à n’obéir qu’à sa conscience. Bien vite perçu comme un radical, il se révèle aussi incorruptible, malgré les nombreuses tentations. La richesse et le pouvoir politique que fait miroiter le représentant des États-Unis ne sont pas sans rappeler la contrepartie que Satan proposait à Jésus en échange d’allégeances au bout de ses quarante jours de jeûne dans le désert. Ne serait-il pas intéressant de rappeler, puisque l’actualité immédiate est assourdissante, que certains « extrémistes » désignent l’Amérique par l’expression « Grand Satan »? On a l’impression que Peck récupère ce vocable appliqué à Lumumba dans un message codé des services secrets belges pour le retourner, subtile ironie, contre ses auteurs, décrits dans le film comme de véritables forces du mal. Le mal congolais, la mort de Lumumba et la malédiction « mobutiste » sont, c’est connu, d’origine américaine.

On peut également relever, dans l’itinéraire christique de Lumumba, les tentations, les forces permanentes du découragement que représentent Kasa-Vubu et certains collaborateurs du Premier ministre. Il a beau leur opposer la promptitude de son esprit, ils restent indolents et prompts à se compromettre. Par exemple, lorsque, épuisé par la tournée d’explication entreprise à travers le pays, Kasa-Vubu, exacte mesure du collaborateur obséquieux, déclare le Congo trop grand. Un tel discours sert la cause sécessionniste de Tshombe qui est, bien sûr, soutenue par les colonisateurs. La réplique de Lumumba le ramène à l’ordre : « Ce grand pays attend de nous que nous soyons grands ». Cet échange informe sur la malléabilité de certains colonisés et, du coup, annonce de possibles reniements, lot perpétuel de chaque prophète. La collaboration entre Lumumba et Kasa-Vubu, l’échange précédent le confirme encore, rappelle lui aussi le parcours du Christ un peu avant le début de sa passion. Ses apôtres se révèlent d’un manque de foi et d’une faiblesse désespérants en se montrant incapables de veiller et prier avec lui. Ceux de Lumumba ne sont guère différents et, ne pouvant compter ni sur les disciples de l’intérieur ni sur les amis étrangers, il fait la triste expérience de la solitude qui, selon Wiesel, est le lot inévitable des prophètes.

Le discours sur la prophétie inclut la figure du traître, dont la plus proéminente dans le film est celle de Mobutu. Véritable Judas, il fait partie du carré restreint des collaborateurs de Lumumba, pourtant ils ne se regarderont en face que très rarement au cours du film. La mise en scène attribue à Mobutu une position toujours périphérique, indice de son opportunisme et de sa duplicité. En réalité, cette situation en retrait lui permet de garder la tête froide, d’observer les autres sans être vu et de se frayer un chemin à leur détriment. Par une sorte de regard panoptique, Mobutu observe de loin et n’avance que pour prononcer les mots les plus susceptibles de retenir l’attention. Il parvient ainsi à se faire adopter par Lumumba qui l’associe à presque toutes ses démarches et, plus tard, à se faire nommer officier supérieur de l’armée.

Les actes de félonie vont des plus subtils aux plus grossiers. Le massacre des populations du Kasaï par les troupes de Mobutu en fait partie, puisqu’il permet de discréditer le gouvernement et son chef, ce qui va précipiter sa chute. Lumumba s’en rend compte, mais ne prend aucune mesure, ce que Fanon (1969 : 195) inscrit au rang de ses erreurs les plus graves. Les deniers de Judas seront payés à Mobutu par l’ambassadeur américain, achevant de le conditionner et de le dresser contre son « ami » d’hier. Il met à profit l’autre défection, celle de Kasa-Vubu, qui démet Lumumba de ses fonctions de Premier Ministre par une décision inconstitutionnelle, pour arracher le pouvoir et engager contre Lumumba les manoeuvres d’anéantissement. La réunion pendant laquelle on décide d’expédier le Premier ministre au Katanga, chez ses pires ennemis, avec la certitude qu’il y sera exécuté, montre l’ampleur du complot. Tout le monde vote pour cet envoi, c’est-à-dire, en fait, en faveur de son assassinat. La seule abstention, celle de l’ambassadeur américain, relève d’une complicité discrète et effacée, mais efficace. Le film de Peck construit bien cette implication de l’ambassadeur. La caméra opère un zoom lent sur l’immatriculation de son véhicule avant de le montrer en pleine conversation avec Mobutu. Les deux partenaires sont d’abord filmés en plongée, ce qui révèle la platitude, la bassesse et le cynisme de la manoeuvre, avant d’être présentés à travers une vitre d’où aucun mot ne filtre. La conspiration se fait en effet toujours en secret et l’absence de son l’indique bien. On n’a, dès lors, plus de doute sur le destin qui attend Lumumba. Ce scénario est classique et peut s’observer encore dans toutes les tragédies qui déchirent l’Afrique : des puissances impérialistes se cachent derrière quelques acteurs qui se détruisent joyeusement.

Par ailleurs, bien qu’ayant eu l’occasion de s’enfuir en traversant le fleuve à pirogue, Lumumba revient sur ses pas dans l’intention de gagner ses poursuivants à ses convictions. Il est brutalement arrêté, et on peut entendre en fond sonore « Let my people go », chanson des Negro Spirituals qui rappelle le combat de Moïse contre le Pharaon pour la libération des Israélites. Si le son établit un parallèle plus ou moins explicite entre Lumumba et le Prophète Moïse, il y a aussi des indices qui renvoient à Jésus. Comme lui, Lumumba prédit sa mort prochaine et sa traversée à la pirogue rappelle bien la sienne. Qui plus est, on a l’impression que, comme lui, il ne peut échapper à son martyre, car les prophètes, comme Jonas, Isaïe ou Jérémie de la Bible, sont toujours rattrapés par leur impérieux devoir et leur destin tragique. Wiesel écrit d’ailleurs à ce sujet : « On ne peut être l’élu de Dieu sans devenir ou sa victime ou bien celle de ses contemporains » (1988 : 8-9).

La marche tragique des prophètes comporte des étapes classiques que sont l’humiliation et la mort. De nombreuses calomnies sont proférées contre Lumumba pour le discréditer, l’isoler et surtout justifier la haine qu’on lui voue. Ainsi on attribue sa résistance physique à la consommation des drogues et son refus de compromission avec l’occident à une filiation communiste. Il est le bouc émissaire trouvé pour assumer les violences commises par les soldats de la Force Publique et pour expliquer le massacre perpétré par les troupes de Mobutu. La presse massacre son image, les structures se mettent en place pour son élimination physique. Tout cela est analogue à toute prophétie car selon Barnes (1911), Jésus a fait face, en son temps, à pareille cabale de la part des Grands Prêtres que soutenaient de nombreux témoins parjures.

Viennent ensuite les atteintes physiques. L’humiliation ici touche le comble : un Premier ministre traité sans égard, comme un vulgaire malfaiteur, sur son territoire par ses propres hommes. Il est assigné à résidence, puis, après sa tentative de fuite, arrêté et maltraité sur la place publique, devant une foule amorphe, son épouse et son enfant, avant d’être séquestré. Ses protestations ne lui rapportent qu’un surcroît de torture de la part de ses gardes belges qui excellent dans la dérision. À l’image de Ponce Pilate moqueur demandant à Jésus s’il était le roi des Juifs, les soldats belges chargés de faire « le travail » appellent Lumumba « Excellence » avant de le démolir. Pendant ces instants de douleur, où Lumumba est seul devant son calvaire, se révèle l’autre face de l’individu, son visage humain. Pour justifier certains manquements des prophètes, Wiesel indique que malgré la gloire dont on finit toujours par les auréoler, ils restent profondément humains. Le Lumumba de Peck l’est aussi, à plusieurs égards, le réalisateur ayant eu recours au rooting interest comme la plupart des biographies filmées. Il s’agit, comme l’explique Cieutat (2006 : 84), de sélectionner des épisodes connus de la vie du héros et de les ancrer dans une caractéristique tout à fait ordinaire du personnage.

Lumumba met un accent particulier sur la vie familiale de l’homme. Bien que très occupé, il trouve toujours le temps d’exprimer en actes son affection pour son épouse et ses enfants. Cependant la constante présence de cette épouse à ses côtés, qui n’est pas sans évoquer celle de Marie près de Jésus[1], de même que ses pleurs à la mort de sa fille, qui rappellent ceux de Jésus à la mort de Lazare, participent d’une logique d’idéalisation. Si le choix de laisser les nombreuses épouses du Premier ministre (quatre, selon De Witte) hors du film se comprend bien dans ce sens, l’interprétation à effectuer de l’abandon de la fuite crée une certaine ambiguïté. Mpolo et Okito insistent pour que Lumumba poursuive sa fuite, mais il se rend afin que ses détracteurs ne se vengent pas contre sa famille. L’image qui reste est celle d’un Premier Ministre pris entre la politique et la famille. On pourrait légitimement se demander en fin de compte s’il se sacrifie pour ses idées, pour son pays ou pour la famille. Mais en tout état cause, le sacrifice de Lumumba rappelle bien celui du Christ, car comme l’écrit Éboussi Boulaga, « la passion et la croix sont d’abord la violence subie et injustifiable… [C’est aussi] le jugement, la condamnation et l’exécution d’un homme qui se trouve sans défense ni recours devant le pouvoir politique, les intérêts religieux, l’indifférence ou la couardise de la masse. Il est sacrifié à la tranquillité de tous et de chacun » (1981 : 147).

Par ailleurs, l’exécution de Lumumba ressemble par de nombreux aspects à celle du Christ. Livré par le peuple pour l’intérêt duquel il s’investit, il est fauché dans la trentaine, en même temps que deux compagnons d’infortune. Il fait face au peloton d’exécution avec dignité, sans supplier ni protester, comme si la mort était une condition de son accomplissement. Elle est suivie par une double résurrection dont la première est artistique. En attribuant une narration posthume à Lumumba, Peck le ramène à la vie et actualise par le fait même son charisme, sa lecture de l’Histoire, sa pensée politique et donc son influence sur les générations suivantes. Le texte de ce récit est d’ailleurs une adaptation de la dernière lettre que le nationaliste, du fond de son cachot, destine à Pauline, sa compagne, et que de Witte (2000 : 385) appelle son testament politique. Car le film de Peck démontre une fois de plus que l’histoire de l’Afrique, les biographies de ses leaders contestataires, sont parfois de grossiers trucages. Lumumba refait le héros, déconstruit la parole impériale, ressuscite et réhabilite un « diable ». L’imaginaire devient ainsi, on le voit, un mode important d’investigation historique ou d’analyse scientifique.

Lumumba ressuscite aussi de manière symbolique à travers sa réhabilitation par Mobutu. Le montage de cette séquence permet de mettre en évidence une ironie féroce et les récupérations dont peuvent être victimes tous les leaders charismatiques. Il s’agit en effet d’un montage alterné qui juxtapose les étapes de l’assassinat et celles de la réhabilitation des héros de l’indépendance. Tout se passe comme si, en présidant ce spectacle, Mobutu sait que Lumumba est en train d’être décapité en brousse. Pour la première fois, on voit également Mobutu en toque de léopard, et on se rappelle que dans le documentaire, Peck inscrit une photo de Lumumba avec le même type de chapeau. L’identification et la récupération sont bien osées et blessantes pour la mémoire collective.

Pourtant, un fait s’impose au spectateur. Lors de la cérémonie officielle de prise du pouvoir par Mobutu, tout le monde applaudit, à l’exception d’une jeune dame et d’un jeune gendarme sur lesquels la caméra opère un lent zoom avant. On observe ainsi que l’adhésion à la farce en train d’être jouée n’est pas totale. Le message du prophète est profondément ancré dans quelques consciences. Et ce petit nombre ne devrait pas entraîner des doutes sur la validité des discours de tout prophète car comme le dit Calès (1911) en citant Amos, une vraie prophétie ne touche pas tout le monde. La majorité est souvent déviante, et le message révolutionnaire du prophète survit toujours. Et si le film s’achève par le découpage des trois morts sur fond de musique funèbre, il permet à la voix de Lumumba de prédire l’écriture d’une Histoire nouvelle de l’Afrique, une histoire réelle, authentique, africaine. En fait, Peck s’inscrit déjà dans cette perspective en ce sens que ses deux réalisations facilitent

[…] la constitution d’une contre-histoire, non officielle, dégagée pour partie de ces archives écrites qui ne sont que la mémoire [des institutions coloniales] Jouant ainsi un rôle actif en contrepoint de l’Histoire officielle, le film devient un agent de l’Histoire pour autant qu’il contribue à une prise de conscience.

Ferro, 1993 : 13

On peut le constater, Raoul Peck parvient, de nombreuses années après la mort de Lumumba, à éclairer certains aspects troubles de l’histoire de l’Afrique, à exposer la fragilité des leaders nationalistes pendant la guerre froide, mais, surtout, à donner la mesure de la nécessité de revisiter l’histoire entière des peuples dominés. Que cette urgence soit formulée par Lumumba lui-même dans le deuxième film de Peck indique clairement que ce réalisateur haïtien, en s’attaquant à l’appareillage discursif et médiatique qui a fait de Lumumba un « diable », ouvre la voix à une véritable ré-exploration des biographies et des pans entiers de l’histoire des peuples dominés. La narration et les discours qu’elle implique, on s’en rend compte, deviennent éminemment politiques. Si les deux films indiquent que la trajectoire de Lumumba s’apparente à bien des égards à celle d’un prophète, il faut aussi relever que Peck permet, par la fiction, de mettre en scène ce qui, dans le documentaire, relevait de la simple rumeur : il montre la véritable fin de Lumumba, assassiné, charcuté et trempé dans des cuves d’acide. Au moins, le spectateur peut voir ce qui a été pendant longtemps rapporté par la rumeur ou la littérature. C’est à se demander si, en rendant visibles ces corps violentés, découpés et trempés, Peck ne tue pas un peu le mythe de Lumumba…