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Le premier des noirs : Toussaint Louverture[1] est le nouveau titre que Med Hondo, l’une des figures emblématiques des cinémas d’Afrique a tenu à inscrire à sa filmographie en 2008. Cette oeuvre est le premier film majeur consacré au père de la révolution et de l’indépendance d’Haïti, la première république noire de l’histoire au début du XIXe siècle. En 1986, Hondo avait réalisé Sarraounia, autre oeuvre biographique consacrée à la résistance héroïque de la reine des Aznas à la pénétration coloniale française en Afrique de l’Ouest à la fin du XIXe siècle. Sur un autre plan, le pionnier des cinémas d’Afrique sub-saharienne, le Sénégalais Sembene Ousmane, décède en juin 2007 sans avoir concrétisé le rêve de sa vie : réaliser un film sur Samori Touré, autre résistant acharné à l’impérialisme français en Afrique de l’Ouest à la fin du XIXe siècle.

Le genre biographique déborde les deux vétérans et la fascination qu’il exerce sur d’autres cinéastes africains ou ceux de la diaspora noire a produit des films aussi remarquables que Frantz Fanon : Black Skin,White Mask (1996) d’Isaac Julien, Allah tantou (1991) de David Achkar, Keita. L’héritage du griot de Dani Kouyaté (1995), Lumumba : la mort du prophète (1992) de Raoul Peck. S’il est une identité qui caractérise ces films et bien d’autres qui pourraient compléter la liste, c’est bien leur filiation à l’histoire africaine passée ou contemporaine et le soin que mettent les cinéastes à rendre explicite au niveau des titres les noms des figures historiques, sujets des films. Là s’arrête, faut-il le souligner, l’authenticité de l’analogie entre les personnages textuels et leurs référents historiques : le contenu des oeuvres révèle indubitablement un discours sur l’histoire et le rôle central joué par les personnalités retenues dans les situations narrées. C’est dire que du point de vue des options idéologiques, on pourrait regrouper les oeuvres ou les cinéastes en une tendance ou en un front que l’on baptiserait sans exagération de réalisme historique. Cependant, la peinture du réel et des figures qui l’animent passe par le prisme de la sensibilité de chaque cinéaste et débouche sur une lecture plurielle des films considérés. Les perspectives varient par conséquent selon l’esthétique de chaque cinéaste. En empruntant ses outils à la grille postcoloniale par exemple, une analyse de ces films permettrait alors de saisir la portée de leur « vérité ». Une telle démarche serait dictée par la présomption de l’effet du réel à l’oeuvre dans les textes filmiques biographiques, qu’ils relèvent du documentaire ou de la fiction.

En se démarquant d’une telle analyse thématique, la présente étude s’engage dans la voie de la poétique en privilégiant l’inspiration ou l’intuition créatrice des cinéastes. Les scenarii de ces derniers peuvent tenir de l’histoire réelle; mais ils diffèrent tellement les uns des autres dans leurs styles qu’il est difficile de les affilier à un courant esthétique précis. L’écriture de chacun se caractérise par un mélange de genres qui s’apparente à un désordre ambigu. Chaque cinéaste y parvient en s’appropriant la technique du montage. Comment celle-ci fonctionne-t-elle selon les sensibilités de chaque réalisateur? Quels effets produit-elle? Quelles en sont les significations par rapport aux figures historiques représentées?

Pour examiner la dynamique qui sous-tend ces interrogations, quelques outils sémio-structuralistes et la grande syntagmatique de Metz[2] (1968) balisent mon analyse. Celle-ci s’appuie sur deux films biographiques choisis d’une part pour leur appartenance aux deux sphères de l’espace francophone d’Afrique noire, et d’autre part, en raison de leur approche déconstructiviste du réel historique et de ses figures mythiques. Il s’agit respectivement d’Allahtantou de David Achkar et de Royal Bonbon de Charles Najman.

Refus des conventions et point méthodologique

L’une des préoccupations essentielles des textes narratifs est celle de l’ordre narratif. Dans ses travaux sur la temporalité narrative en théorie littéraire, Gérard Genette[3] examine les différentes distorsions qui peuvent intervenir dans l’ordre ou le temps du récit. Si l’on considère le temps de l’histoire qui est aussi bien naturel que linéaire et ne peut par conséquent pas être bouleversé, l’on comprend mieux les manipulations que les créateurs peuvent introduire dans le temps du récit. Lesdites manipulations constituent des écarts par rapport à ce que l’on présume comme la linéarité du récit et l’enjeu pour l’analyste réside au niveau de leur amplitude.

Les textes narratifs africains, qu’ils soient littéraires ou filmiques, présentent des schémas intéressants de distorsion de l’ordre narratif. En font foi, les analyses d’Alexie Tcheuyap par exemple dans De l’écrit à l’écran. Les réécritures filmiques du roman africain francophone[4]. En théorie du cinéma, comme on le sait depuis Bazin ou Eisenstein[5], c’est la technique du montage qui permet de réaliser toutes les distorsions possibles dans les récits filmiques. Genette (1972 : 77) qui se consacre plutôt à la théorie littéraire le signale tout aussi bien en passant.

L’écriture des deux films sous analyse dans cette étude se caractérise par une sorte d’ambiguïté qui s’observe dans le brouillage par le montage de la linéarité du récit, d’une part, et, d’autre part, le refus des cinéastes de s’affilier à la démarche classique généralement à l’oeuvre dans la plupart des textes biographiques, fussent-ils littéraires ou cinématographiques. Ce constat, posé ici comme prémisse, procède du fait que la démarche classique dans le genre biographique est faite de rationalité, de conventions. Puisqu’elle traite des personnages, des espaces ou des événements réels, la représentation ou la recréation de ces derniers se préoccupe d’authenticité ou de crédibilité afin de refléter la réalité. Ainsi peut s’expliquer dans la plupart des cas le recours au montage chronologique qui se soucie de la linéarité ou de la consécution narrative. Je m’appuie sur ces observations préliminaires pour consacrer l’espace de mon analyse à l’examen de l’ambiguïté qui fonde l’esthétique des cinéastes dans Allah tantou et Royal Bonbon. Il importe par conséquent de les aborder comme des produits d’un art spécifique, c’est-à-dire au moyen du langage propre au cinéma. Pour ce faire, procédons à quelques clarifications en interrogeant les théoriciens de la grammaire cinématographique au rang desquels Barthes, Lotman ou Metz.

Pour Lotman (1976) nourri aux sources des formalistes russes comme Vladimir Propp[6], et aux côtés des autres penseurs inspirés par la linguistique structurale, rien de tel que l’outil sémiotique pour approcher le langage cinématographique. Le cinéma comme tout système de signes, suppose entre ces derniers des relations sémantiques et syntaxiques dont l’ensemble est organisé selon des règles précises pour assurer la communication. Seule la compréhension de ce langage peut convaincre que le cinéma n’est pas une copie servile de la réalité, mais une recréation active, une oeuvre d’art, une narration constituée de plans et de séquences et construite au moyen des signes iconiques que viennent renforcer les signes conventionnels (Ibid. : 3, 41). Chaque film est un « empire de signes », pour emprunter l’expression de Barthes (1970), fait pour signifier. Comment se construit cette signification? Au moyen des codes qui structurent n’importe quel film, répond Metz. Il affirme et montre que lesdits codes sont en nombre tellement élevé dans chaque film que l’entreprise d’analyse des techniques et des formes que manifeste le film est une véritable gageure. Metz voit cependant dans les relations syntagmatiques entre les plans la possibilité de définir le montage comme un code essentiel.

Les relations syntagmatiques se déploient à deux niveaux : celui de la simultanéité et celui de la succession, le film se jouant à la fois dans le temps et dans l’espace. Metz appréhende par conséquent le montage dans son sens le plus large et le définit comme activité générale d’agencement qui peut s’exercer au sein d’un plan unique aussi bien qu’entre plans différents. Selon lui, « le montage est le fondement même du film en tant que discours signifiant : c’est à lui que le film doit d’être autre chose qu’une simple reproduction de tel ou tel spectacle préexistant, c’est à lui que le cinéma doit d’être un langage » (1968 : 121). Le montage, entendu comme code, organise donc la syntagmatique au sens metzien du terme, c’est-à-dire agence les images en une suite intelligible qui nous place au coeur de la dimension sémiotique du film. C’est dire que le montage se présente par conséquent comme un code riche et opératoire dont l’analyse des formes dans Allah Tantou et Royal Bonbon clarifiera l’écriture des cinéastes et la signification des deux films. Il est un préalable qu’il convient cependant de satisfaire afin de circonscrire les références textuelles de cette étude : l’esquisse du synopsis des deux films.

Allah tantou est un documentaire qui retrace l’histoire de Marof Achkar[7], diplomate et ambassadeur de son pays la Guinée-Conakry aux Nations-Unies, rappelé et emprisonné sur ordre de Sékou Touré, Président de la République. Le récit, conduit des points de vue du prisonnier et du cinéaste/narrateur, David Achkar, est un va-et-vient entre l’univers carcéral et l’environnement extérieur, entre une introspection du prisonnier sur sa condition présente et les raisons de son incarcération – un crime dont ni lui, ni personne ne sait rien – et sa vie antérieure de liberté. La prison, c’est l’omniprésence de la soldatesque, des menaces, des tortures, de la solitude, de la famine et de la crasse, tandis que l’extérieur, ce sont les moments de jeunesse, d’activités artistiques, de bonheur en famille de Marof, ses interventions et les débats avec ses pairs dans l’hémicycle des Nations-Unies, ses rencontres de haut niveau avec des personnalités du monde diplomatique et politique, ses vacances à travers le monde. Et Sékou Touré? Aucun rôle précis ne lui est assigné, bien que ses images soient présentes en plans d’ensemble ou en gros plans. Mais chaque plan du film le signale, puisqu’il est l’incarnation du pouvoir, le maître qui en coulisses, manipule toutes les ficelles du système, l’âme de la machine qui entame et qui achève l’écrasement dans l’anonymat de Marof Achkar.

Dans Royal Bonbon, le surnaturel nourri par les pratiques du vaudou et la misère généralisée du peuple se confond aux visions qui obsèdent les personnages et au réel. Le film de Charles Najman est un mélange de tout cela autour de la figure historique de Henry Christophe, combattant haïtien pour la libération des noirs du joug de l’esclavage et souverain de la partie nord du territoire de 1811 à 1820.

Un malade mental sillonne les rues de la ville du Cap avec sa brouette de travailleur à la sauvette en essayant de se convaincre, sous les moqueries de la population, qu’il est le roi Christophe. Il se livre à la débauche et à quelques abus et essuie railleries et mépris de la part des femmes et des enfants qui le traitent de tous les noms avant de le porter et de le balancer sur un tas de détritus. Ainsi humilié, il quitte la localité en rêvant à sa revanche et en entraînant avec lui le petit Timothée – à peine dix ans – qui espère trouver dans l’aventure le moyen d’entrer en communication avec son père décédé. Les deux vont s’installer dans les ruines du palais de Christophe qui n’a plus pour tout objet d’art qu’un buste de femme blanche dans la grande cour. Ils tombent sur une communauté de vieilles personnes ayant gardé une image favorable de l’ancien roi.

Les trois quarts du film se déroulent dans cet espace en ruines où en dictateur, le détraqué dédoublé en roi Christophe vit pleinement son rêve dans une salle de trône qui n’a pour tout mobilier qu’une chaise somptueuse et démesurément grande. Il se fait porter en triomphe et ne montre aucun respect pour le peuple de la région qu’il mène au bâton dans les travaux de reconstruction du palais. Excédé, tout le monde l’abandonne, y compris le petit Timothée qui le traite de « vieux fou criminel ». Il sera pourtant présent aux obsèques du fou et lui rendra un ultime hommage après son décès accidentel dans la solitude alors qu’il embrassait l’une de ses « reines », le buste installé dans la cour du palais.

L’intrigue des deux films ainsi présentée pourrait laisser penser à une organisation chronologique du récit, gage de la consécution narrative. Il n’en est rien, telle que l’analyse de l’agencement séquentiel des films peut en rendre compte.

Allah tantou ou l’ambigüité de l’agencement séquentiel

Des différentes définitions et modèles d’agencement séquentiel dénombrés par les critiques[8] comme autant de types de montage, ceux que Christian Metz esquisse dans Langage et cinéma et analyse dans leurs détails dans Essais sur la signification au cinéma[9] paraissent plus élaborés pour les besoins de l’étude. Tout style de montage qui procède à un enchaînement logique de plans fondés sur des considérations d’ordre spatial et temporel s’adapte mieux aux films narratifs. Tout autre procédé est saisi comme une distorsion ou une violation de cet ordre classique pour des raisons esthétiques. Je retiens le montage a-chronologique comme type dominant dans le film. Mon attention se concentrera sur la bande-images; le cas échéant, les relations réciproques entre les données visuelles et les données verbales[10] seront intégrées à l’analyse en fonction de leurs apports aux effets produits par les formes décrites et à la signification de l’agencement ou des constructions examinées.

Dans Allah tantou, la composition ou la structure d’ensemble du film repose sur une construction spatiale binaire. De ce point de vue, on peut ramener la structure du film à l’opposition entre deux espaces dont l’un intérieur et presque autonome - l’espace carcéral -, et l’autre extérieur et assez diversifié – espace de liberté-. Ce sont ces deux espaces qui subissent dans la progression du film des variations de motifs. Ceci veut dire que les deux espaces fonctionnent chacun comme une scène ou un background sur lequel se superposent les images diverses. La prison ne connaît aucun changement. Elle reste la même prison du début à la fin du film. En réalité, l’espace diégétique, c’est la prison. Quant à l’espace extérieur, il n’y a que cet attribut qui assure sa permanence, car, lui il change : c’est tantôt la Guinée ou ailleurs en Afrique, tantôt l’Europe ou l’Amérique. Les séquences qui portent cet espace et ses motifs font partie de la diégèse sans toutefois suivre sa linéarité. Ils constituent dans la trame du récit, ce que Metz (1968 : 126) appelle des inserts. Tantôt en couleur, tantôt en noir sur blanc, Ils sont également diégétiques et ont une valeur essentiellement comparative à tous les niveaux où ils apparaissent. La description qui suit en donne un aperçu.

Le film s’ouvre sur l’un de ces inserts avec des images d’une famille aisée au regard du cadre et de l’habillement des enfants. Par la voix-off du narrateur, nous comprenons que c’est la famille de Marof Achkar, le personnage central du film. A ces images succède dans le générique un plan-séquence assez long où Marof vêtu légèrement de noir est assis à même le sol d’une cellule. Une coupe franche permet de passer de cette séquence au segment suivant où Marof en sa qualité de ministre est célébré au cours d’une cérémonie en plein air, ainsi que dans de grands titres de presse dont quelques pages avec sa photo de diplomate défilent en panoramique. Une autre longue séquence de la prison avec Marof assis et immobile dans d’autres vêtements relaie la séquence précédente avant de céder place aux premières images de Sékou Touré, pris dans les mouvements des foules. C’est sur le principe de cette alternance entre l’espace carcéral et l’espace extérieur que tout le film est structuré.

Au niveau spatial, les lieux extérieurs c’est la mer, c’est le ciel bleu et le soleil, ce sont les mouvements et les déplacements sans frontières, bref, c’est la liberté. La prison c’est le confinement, c’est l’humidité, l’ombre et la saleté, ce sont les outils de torture. Les rapports de Marof avec l’un ou l’autre espace accentuent le contraste et le choc. En l’inscrivant dans la dialectique d’un dédoublement, il change de stature et de statut. À l’extérieur, c’est un homme toujours bien habillé, respecté en famille, au village, dans la nation et à l’étranger. C’est un homme d’État qui a la liberté d’aller et de venir, la parole libre, les faveurs de Sékou Touré, Président de la République et qui siège aux cotés des Chefs d’États et des diplomates de par le monde. Il bénéficie des honneurs dus aux personnalités de son rang. En prison, les conséquences ou le régime de la claustration sont l’exigüité des lieux, l’isolement, un habillement sommaire et crasseux, l’absence de lit, la diète, les conditions d’hygiène affreuses, la torture, la souffrance, les maladies, le silence et la mort.

S’il existe un semblant d’enchaînement narratif dans le récit d’Allah tantou, il s’agit bien des images de Marof en prison dans des séquences qui portent les motifs ci-dessus recensés et que viennent interrompre à intervalles presque réguliers les inserts constitués par les images de sa vie hors de la prison. Ces dernières méritent d’autant plus cette appellation que ce sont des extraits des films d’amateur tournés en famille ou des films des actualités de l’époque en Guinée ou aux Nations Unies. David Achkar les insère de manière tout à fait subjective, en réussissant à en faire lire quelques-uns du point de vue du personnage central, comme les souvenirs ou les rêves de ce dernier dans ses moments de crise en prison. Les effets de la comparaison à laquelle cette construction pousse le spectateur résultent de cette autre opposition « autrefois/maintenant ». Elle produit d’autres couples tels « pouvoir ou abus de pouvoir/impuissance », « liberté/servitude », « homme libre/prisonnier », « droit/violation de droit », « justice/injustice », « histoire/actualité ».

En privilégiant le montage a-chronologique, l’agencement des segments dans Allah tantou se fait sans grande précision temporelle. La logique de la succession des images dans le film se trouve le plus souvent brouillée. Ce brouillage est provoqué dans Royal Bonbon au moyen du montage en accolade, une des variantes du montage a-chronologique.

Royal bonbon et le brouillage du montage en accolade

Dans son principe et selon la terminologie de Metz, le montage en accolade est une série de brèves scénettes représentant des événements que le film donne comme des échantillons typiques d’un même ordre de réalité. Lesdites scénettes ne se situent pas les unes par rapport aux autres dans le temps; de manière délibérée, le cinéaste choisit plutôt d’insister sur leur parenté supposée au sein d’une catégorie de faits qu’il a précisément pour but de définir et de rendre sensible par des moyens visuels (Ibid. : 127).

Pour comprendre le fonctionnement de cette construction en accolade dans le film, il convient de préciser que les nombreux faits qu’elle rapproche appartiennent tous à l’ordre du vaudou. Les motifs ne sont pas itératifs comme c’est le cas des images de l’espace dilaté dans le montage en parallèle d’Allah tantou. Ce sont en outre des inserts diégétiques dont la fonction est déterminante dans la construction des significations du film. Celui-ci comporte deux grands segments, si on se fonde sur le critère spatial : l’un dans la ville de Cap, l’autre dans les ruines du palais de l’authentique Christophe.

La séquence initiale s’ouvre sur les images de la ville du Cap par un panoramique horizontal descriptif qui donne à voir les premières images de la tragédie qui traverse tout le film sous les couleurs d’une misère tentaculaire. Rien n’en est épargné : des vêtements du bouffon qui travaille à la brouette à ceux des enfants de la rue endormis dans une vieille carrosserie de camion; des carcasses de navires en quai aux petits vendeurs à la sauvette. Le segment ainsi décrit expose un espace de misère affreuse. C’est sur cette toile de fond que le fou cadré en plan buste domine de sa taille la foule en se proclamant roi. Dans la séquence, le fou est la risée de tous et surtout des enfants qui s’amusent à ses dépens. Elle est suivie par une autre suffisamment longue où un vodouisant récupère le jeune Timothée endormi sur les escaliers et le soumet à un traitement selon le rituel de son culte. Cette scène est la toute première à rattacher au vaudou, mais elle apparaît sans grande influence sur le temps du récit conduit à ce niveau du point de vue du fou, malgré les menaces de ce dernier à l’adresse de l’adepte du vaudou.

Un autre panoramique montre le fou au bord de la mer en train de défier Napoléon Bonaparte dans un deuxième combat, le premier étant lié au contexte historique qui ne figure ni en images, ni dans les paroles de cette séquence. Au premier plan du cadre, Timothée observe le fou en profondeur de champ oblique, avant de pleurer sa misère en s’adressant dans une chanson dédiée aux esprits vaudou. Une scène des plus émouvantes conclut cette partie au Cap : le bouffon sort du domicile d’une prostituée qu’il considère comme sa reine. La population s’en prend à lui, l’accable d’injures et le balance sur un tas d’ordures. Alors que même couché, il continue à essuyer des quolibets et des jets d’objets de toutes sortes, la caméra cadre un gros plan de sa tête et de sa couronne pendant qu’en voix-off nous percevons l’expression de ses sentiments, de ses rêves et de ses réflexions. Son exil à pied au palais, dans ses haillons, avec pour tout bien sa brouette et pour tout partisan Timothée, inaugure le second grand segment du film.

Le contact avec le palais est émouvant, tant pour le personnage-bouffon que pour le spectateur : la séquence s’ouvre sur les cris de Timothée qui aperçoit le palais le premier et l’annonce par des cris. La caméra cadre alors le bouffon en gros plan buste, alors que le palais se trouve encore hors-champ. Le regard en contre-plongée et plein d’admiration du fou occupe l’écran pendant près de trente secondes. Il a un visage complètement extasié, les yeux grandement ouverts et un sourire d’émerveillement. Ce plan suscite la curiosité du spectateur qui, jusque-là, n’a encore aucune idée des images du palais. Quand par le procédé du champ contre champ, un plan d’ensemble montre le palais dans toute sa masse, on est choqué par l’ampleur des ruines du site que le regard plein d’émotion agréable du bouffon magnifiait. On comprend que ses réalités entrent dans l’ordre des rêves.

En fait de palais, il n’existe plus que le gros-oeuvre, squelette sans toiture battu par les intempéries, défraîchi par le temps et envahi en partie par la végétation. Dans une série de scènes, de vieilles personnes ayant confondu dans la pénombre le reflet du fou sur un mur avec le zombi du roi Christophe le considèrent comme la réincarnation de ce dernier et lui rendent tous les honneurs. Le roi en profite pour laisser libre-cours à ses tendances dictatoriales et à ses humeurs luxurieuses. Il savoure le pouvoir dans ce cadre. Il irrite son petit monde qui finit par le quitter, y compris son compagnon d’exil, Timothée, ainsi que la bande des jeunes qui l’ont porté en triomphe à ses débuts. Toutes ces images sont rendues par un entremêlement de plans de toutes les échelles. Dans la trame du récit et l’enchaînement des segments, s’insèrent des scénettes du vaudou.

Les images que portent ces dernières sont tantôt celles d’un rite vaudou au bord d’un cours d’eau, tantôt celles d’une réunion en pleine nature de jeunes gens en cagoules que Timothée observe en cachette. Au cours de ce rassemblement est évoqué le nom de Makandal. Soulignons que dans l’histoire d’Haïti, Makandal est le nègre-marron le plus célèbre et que le marron désigne l’esclave fugitif qui trouve refuge dans la forêt au milieu d’autres marrons. Makandal y est un adepte du vaudou respecté pour l’étendue de ses pouvoirs. Il combat les colons au moyen du poison et du feu. Plusieurs fois évadé et repris, il a été brûlé vif. Mais pour le peuple, l’indestructible Makandal s’est réincarné dans une mouche après avoir échappé au bûcher. Il est perçu comme un mythe, celui de la liberté[11]. D’autres images ailleurs montrent des flammes de torches formant une procession sur un fond d’écran noir, sans qu’on sache l’identité, l’origine ou la destination de ceux qui tiennent lesdites torches. Sans que ces scènes aient un lien direct avec l’intrigue, signalons que dans ses visions, le fou entre en conflit avec Makandal. L’une de ces visions provoque la chute qui lui sera fatale.

Rendu à ce point de l’analyse, l’on retrouve les mêmes oppositions que dans Allah tantou : « pouvoir et abus de pouvoir/impuissance », « droit/violation de droit », mais avec ceci de particulier que Charles Najman construit une parodie du régime du personnage historique, le roi Christophe, parodie qui culmine avec le décès du bouffon mis en scène. Nous nous situons ici au plan de la dénotation, entendue ici comme la compréhension de surface ou littérale du film, pour constater que la misère qui ouvre et ferme le récit est à la fois douloureuse pour les personnages, pitoyable pour les spectateurs.

Pour nous résumer, le montage a-chronologique dans Allah tantou est marqué par la présence d’une alternance systématique à l’écran des images par séries – montage parallèle – tandis que dans Royal Bonbon, cette systématisation est absente, les segments du vaudou n’intervenant que de manière fort épisodique – montage en accolade –, mais suffisante pour brouiller la chronologie. Dans le cadre d’une étude plus large, l’on pourrait examiner un bon nombre de codes encore pour illustrer le fonctionnement de l’esthétique de brouillage dans les deux films. C’est le cas de la mise en scène ou du point de vue qui s’amplifie par la mise en oeuvre de la polyphonie narrative. Il importe cependant à ce point d’examiner plutôt les effets produits par la description des formes ci-dessus afin d’envisager leur interprétation.

Pitié et tragédie

On constate que le montage a-chronologique dans les deux films rapproche et entremêle en tresse, comme dirait Metz, deux ou plusieurs motifs qui reviennent par alternance. Ce rapprochement n’assigne pourtant aucun rapport précis de cause à effet (ni temporel, ni spatial) entre lesdits motifs, du moins au plan de la dénotation (Ibid. : 127). Le rapport entre les signifiants et les signifiés de la dénotation est fondé sur l’analogie, c’est-à-dire sur la ressemblance perceptive du signifiant et du signifié. La dénotation est ainsi le sens littéral du film, son message premier. C’est elle d’abord que le montage organise et construit. Le contraste qui régit l’alternance dans Allah tantou et dans Royal Bonbon produit à plusieurs égards un choc, des premières aux dernières images du film. Ainsi s’accentuent chez le spectateur le sentiment de pitié résultant de la tragédie que vivent les personnages centraux au fur et à mesure que se déroule la trame des deux films. Un roi à la poubelle, cela invite à réfléchir sur le mépris dont le fou et le nom du souverain qu’il incarne font les frais. Le petit Timothée dont le bouffon exploite la naïveté est le symbole de la misère et de la tragédie que vit tout le peuple.

L’on peut se demander si le personnage historique du roi Christophe méritait cette caricature d’un roi dans des haillons, suant et poussant la brouette, un roi dont l’expression finale du mépris se traduit par sa mise au rébus de l’histoire et l’avalanche de noms dépréciatifs qu’on lui attribue à travers le bouffon, son médiateur. Fautif involontairement au regard de l’histoire, son malheur ne relèverait-il pas de l’énigme tragique que Domenach (1967 : 54-55) nomme la culpabilité d’innocence, et que nous considérons comme le paradigme des fautes commises inconsciemment ou malgré lui par un leader dans l’exercice de ses fonctions?

D’un point de vue psycho-analytique[12], les sentiments de pitié que l’on éprouve pour la souffrance et les malheurs de Marof qui ignore tout des raisons de son incarcération sont provoqués par David Achkar depuis le rapprochement des images des premiers segments du film. Un sens du tragique naît ainsi et est entretenu par le procédé de l’alternance jusqu’au dénouement par l’annonce de la mort de Marof. Au plan de la dénotation, Allah tantou se présente comme l’histoire tragique du ministre et diplomate Marof Achkar dans les prisons guinéennes de Sékou Touré.

Ainsi, dans Allah tantou et Royal Bonbon, l’ambigüité esthétique provoque des effets tragiques dont il faut cependant dépasser le sens littéral pour examiner les significations au plan de la connotation.

Réécriture de l’histoire et déconstruction des mythes

L’analyse qui précède a pu montrer comment les signifiants de la dénotation sont agencés de manière a-chronologique pour produire la pitié et le tragique, traduisant ainsi une signification littérale qui ne constitue que l’une des couches sémantiques des films. Car, comme on le sait, le film comme texte est un objet porteur de plusieurs surfaces de signification et, par conséquent, susceptible d’une lecture plurielle. Or, l’on devrait s’inquiéter avec Metz de la logique des lectures multiples si chacune d’elle ne portait sur l’ensemble du texte, en offrant un fil qui mène d’un bout du texte à l’autre. L’analyse ci-dessus a ménagé, je le pense, ce fil qui oriente du plan de la dénotation à celui de la connotation où les(s) message(s) n’ont pas de structure autonome par rapport aux structures mises en place par les codes[13].

Les significations connotées relèvent des sens symboliques de plusieurs ordres. « Les objets, écrit Metz, (et il faut y inclure les personnages), c’est à dire les différents motifs de base du discours filmique, n’entrent pas vierges dans le film : ils transportent avec eux, avant même qu’intervienne le langage cinématographique, beaucoup plus que leur simple identité littérale » (Ibid. : 116). Pour l’auteur de Langage et cinéma, les connotations culturelles dues aux traits et influences sociohistoriques, idéologiques, psychologiques et autres qui traversent le film font en définitive de ce dernier plus qu’un échantillon de cinéma, un échantillon de culture (Ibid. : 54). De ce point de vue, le contexte ou le référent historique est la valeur qui me paraît plus porteuse de significations chez Achkar et Najman : ils entreprennent de réécrire l’histoire, chacun selon son regard, sa manière, son écriture.

Histoire, politique, pouvoir et questions sociales s’entrecroisent pour tisser le réseau de motifs qui nourrissent la matière de l’expression des films d’Achkar et de Najman, l’histoire étant toutefois le point de convergence des deux oeuvres. Les relations du cinéma avec la société et la légitimité de sa vocation à dire l’histoire comprise comme relation de notre temps, explication du devenir des sociétés sont au centre des recherches de Sorlin dans The Film in History : Restaging the Past (1980), et de Ferro dans Cinéma et histoire. Le cinéma agent et source de l’histoire (1977) Pour ce dernier, au nombre des artifices qu’utilisent les cinéastes pour écrire l’histoire, figurent le documentaire et surtout l’écriture cinématographique dont Metz a déjà permis d’étudier quelques ressorts.

Les tranches et les figures de l’histoire des peuples dont s’inspirent Achkar et Najman sont assez précises. Il s’agit de l’histoire du pouvoir politique focalisée sur les leaders qui l’incarnent et sur l’incidence sur les individus ou sur les leaders eux-mêmes de la gestion qu’ils en font. L’on peut résumer les grandes lignes du réel ou du contexte référentiel de ces films pour mieux saisir l’entreprise de réécriture des cinéastes.

La problématique au coeur d’Allah tantou se rapporte à Sékou Touré qui, en août 1958, déclare sans détour au Général De Gaulle alors en tournée africaine de propagande pour l’adhésion des territoires coloniaux à la communauté franco-africaine : « Nous préférons la liberté dans la pauvreté plutôt que la richesse dans l’esclavage[14]. » Cette déclaration scelle l’accession immédiate de la Guinée à l’indépendance, premier territoire d’Afrique noire francophone à jouir d’un tel statut. Ainsi naît et grandit le mythe Sékou Touré, le patriote, le nationaliste, le héros de la cause indépendantiste et du défi lancé à la face de la puissance colonisatrice, le panafricaniste militant pour la création des États-Unis d’Afrique de l’Ouest, et bien d’autres prédicats et attributs laudatifs qui ajoutent à la fabrication du mythe. Il meurt en 1984.

Dans le film, ce décès est signalé par le narrateur comme l’événement qui déclenche l’ouverture du Camp Boiro, prison politique tristement célèbre sous le régime de Sékou Touré. Quand on sait que des Guinéens et des personnalités de premier plan comme Boubacar Diallo Telli, premier Secrétaire Général de l’Organisation de l’Unité Africaine (aujourd’hui Union Africaine), ont connu un sort tragique dans cette prison ou en exil, il y a lieu de ne plus mettre en doute la réalité des manoeuvres tyranniques dont le régime a été le plus souvent accablé.

Plus qu’une interrogation, Allah tantou est une démonstration de cette tyrannie à la lumière du cas réel du père du cinéaste, Marof Achkar, décédé dans la même prison dans les circonstances évoquées par le film. Le choc de certaines images d’actualité du film, tel le défilé des photos des pendus, des exécutés ou des disparus en prison militerait en faveur de la thèse des horreurs commises par un Sékou Touré dictateur et sanguinaire. Mais, David Achkar mêle à la reconstitution tellement de subjectivité que les aspirations à l’objectivité de l’histoire semblent se confondre avec une entreprise de défoulement et de règlement des questions familiales. Le genre pour lequel opte le cinéaste justifie ces réserves. Le film, on l’a souligné, est un documentaire qui s’appuie fortement sur les images tournées à l’époque des événements et des faits racontés, ce qui n’est pas le cas chez Najman dont le film est de pure fiction.

En ce qui concerne le contexte historique de Royal Bonbon, on sait la contribution à l’histoire de l’ancien esclave noir Henry Christophe; il combat durant la révolution haïtienne sous Toussaint Louverture et sous Jean Jacques Dessalines. La libération d’Haïti du joug de l’esclavage a été assurée avec le premier. La lutte pour la liberté totale s’est poursuivie aux côtés du second et l’éviction des Français de l’île après la défaite de l’armée de Napoléon Bonaparte a consacré l’indépendance en 1804. Ce cheminement suffit pour transformer en héros et mythes Christophe et la poignée d’individus qui ont conduit des esclaves illettrés à la victoire contre leurs oppresseurs blancs et à la création de la première République noire de l’histoire. Général d’armée et gouverneur de la partie nord de l’île, Christophe se proclame roi dans sa province devenue royaume.

Le montage symbolique du film saisit le passé sous forme de vestiges – palais et citadelle – de tout ce qui eût fait d’Haïti une nation respectable et un grand peuple. Ce sont tous les aspects négatifs du règne du roi Christophe : la mégalomanie, une cour abondante, la luxure, les abus sur les populations, qu’importe la noblesse des finalités de son action. Le présent quant à lui se signale comme un legs du passé. C’est l’héritage du malheur de la servitude, de la misère, de l’ennui, de la vacuité et de l’inconsistance des moeurs et du trône ou du pouvoir à Haïti, de la fragilité du territoire et du peuple en définitive en tant que nation. Tel est sans doute le sens à donner dans le film à la phrase « Je renais de mes cendres » du générique. Ce présent porte les marques de la tragédie postcoloniale qu’Haïti vit, selon Henock Trouillot (1966) depuis l’époque de Dessalines, premier souverain de l’ère de l’indépendance de l’Île. Ce sont les images d’un peuple amorphe, vieilli et brisé dans les prières. C’est une jeunesse prostituée, chétive, malade, naïve. Tout n’est cependant pas triste.

Le présent c’est aussi cette mince note d’espoir que véhicule surtout le vaudou : les scènes qui portent sur ce culte fonctionnent comme des allusions, à valeur fortement symbolique. Le vaudou, tel qu’il est décrit dans le film, peut être compris comme un vivier culturel, le lieu de refuge des enfants abandonnés qu’il récupère et soigne; c’est aussi l’inspiration des mouvements des nègres-marrons qui, dans les collines, gardent vivace en eux le serment de Makandal et l’esprit de révolte contre l’oppresseur, cette fois-ci le noir depuis l’indépendance en 1804. Le présent, c’est enfin les images d’un peuple qui continue à chanter et à danser malgré toutes les vicissitudes.

On le constate, le portrait des deux figures centrales des deux films est loin d’être laudatif. Dans Royal Bonbon, la dictature et la schizophrénie du roi entraînent sa chute. Les motifs du film se nourrissent, sous une forme carnavalesque, de l’essentiel des faits historiques. En caricaturant, Najman finit par désintégrer le mythe Henry Christophe. Incompris du peuple pour qui il voulait plus de discipline et moins de moments de repos et de plaisirs? Tyran malgré lui? On pourrait le penser.

Dans Allah tantou, les obsessions de Sékou Touré qui voit partout des complots contre son régime ont pour conséquences des actes de folie telle la purge de son entourage par des emprisonnements et des exécutions arbitraires. Il s’est servi des institutions publiques et de leur puissance pour rigidifier les oppositions terreur/rassurance, autorité de l’État ou du chef/soumission et faiblesse des citoyens.

Ce genre d’opposition entre dans la catégorie de ce que Derrida (1967 : 56) nomme le langage de l’ordre, de la raison d’État ou de la totalité, langage que le penseur (1967 : 51-97) entreprend de déconstruire. L’entreprise de la déconstruction consiste chez Derrida à interroger dans l’environnement social ou humain, où tout est texte selon lui, toute structure dans laquelle un ou plusieurs éléments travaille(nt) à l’annexion des autres, instaurant ainsi une hégémonie, un « totalitarisme structuraliste » qui explique l’entrée dans le monde de toutes sortes de violences.

Quant à la responsabilité de ces brutalités qui peuvent prendre de multiples facettes, que de fois le système colonial a été incriminé. Mais dans le contexte des deux films, l’absence du protagoniste européen est assez symptomatique à plus d’un égard : on pourra inférer que l’Afrique ou sa diaspora se trouvent ici aux prises avec elles-mêmes, pour emprunter ces propos à l’historien Boni (1971 : 154 et suivantes). Ici, l’expression de « personnage-miroir » pourrait aussi bien remplir les mêmes fonctions que le concept de « l’espace-miroir » de Barlet (1996). Pour ce dernier, l’expression renvoie à une tentative des cinémas africains de décoloniser les écrans pour proposer au public africain une nouvelle vision de son propre espace « en lui montrant les images de chez lui » (Ibid. : 53).

Conséquemment, l’effet de miroir ou de dédoublement fait de Royal Bonbon d’une part un zoom arrière joué par un « fou » sur les moments tristes du règne d’Henry Christophe au lendemain de l’indépendance, de la prise en charge des affaires de la nation par les noirs eux-mêmes. On peut dire que dans ce contexte, Najman a opté pour une parodie où le regard du spectateur croise des images qui mêlent le pleurer et le rire, le sérieux et le grotesque, le passé et le présent sur fond de misère généralisée. D’autre part, Marof Achkar est certes le personnage central d’Allah tantou; mais le riche traitement qu’il subit et son développement sont un miroir qui reflète en réalité l’image de Sékou Touré, commanditaire omniprésent de tous les sévices qu’essuie le prisonnier. La personnalité et la dignité d’autrefois de ce dernier au service de la nation, son nom et son bonheur en famille font place maintenant à sa déshumanisation dans la solitude de l’espace carcéral, à l’effacement de son nom et à sa disparition. L’effet miroir fait ainsi du film un flash-back historique qui ouvre et ferme un chapitre de l’histoire contemporaine de la violation et des abus des droits de l’homme dans la Guinée de Sékou Touré.

Au regard de ce qui précède, on peut déduire que Charles Najman et David Achkar construisent par le montage une pente qui entraîne les figures historiques représentées et leurs tendances autocratiques vers la dégradation, pour les plonger en définitive dans une abjection totale.

Conclusion

Dans cette lecture cinématographique de l’histoire comme dirait Ferro (1977), la technique du montage permet à chaque cinéaste, de choisir les écarts et les formes qui lui sont propres pour construire un tragique qui s’abstient de sublimer ou de glorifier les figures historiques représentées. En somme, la pratique du montage dans Allah Tantou et Royal Bonbon dévoile une esthétique spécifique de laquelle se dégagent des connexions tant narratologiques qu’historiques et idéologiques entre les deux films.

Au plan narratologique, les stratégies de montage auxquelles ont recours David Achkar et Charles Najman renversent la linéarité événementielle. Pourtant, le traitement de l’espace ou le recours à l’onomastique témoignent des efforts des deux cinéastes de marquer les films des traces de leurs référents historiques. Cette attention est d’autant plus prononcée dans Allah tantou que le film présente plus de caractéristiques d’un documentaire que d’une fiction. Ce n’est pas pour autant que les cinéastes cèdent aux conventions du genre documentaire par exemple, ce qui aurait garanti plus de transparence à la compréhension des figures représentées. Les formes du montage à l’oeuvre dans les deux films et la structuration a-chronologique des motifs ou des images assurent plutôt la discontinuité textuelle et confèrent à la narration un caractère équivoque. La stratégie discursive des deux cinéastes aboutit à une écriture de rupture qui consacre une poétique de l’ambiguïté. Cette approche esthétique relève d’une option qui offre à chaque réalisateur la possibilité d’investir de sa subjectivité les éléments de la matière de l’expression retenus, affirmant ainsi la liberté créatrice de chacun malgré les similitudes observées au niveau de la narration ou du contenu des récits.

Au plan historique et idéologique, une vision et une esthétique socialement motivées influencent le traitement du montage et le regard que chaque réalisateur porte sur l’expérience historique réelle des figures-sujets des deux récits. Les portraits de Marof Achkar et du roi Christophe sont révélateurs quant aux rapprochements entre les peuples des référents spatiaux des deux récits : la Guinée en Afrique subsaharienne et Haïti dans les Caraïbes dont l’imposante population noire est issue de l’esclavage, partagent l’expérience du même système colonial animé par la France. L’un et l’autre territoires ont arraché de manière singulière leur indépendance à la France impériale. Les peuples de l’une et l’autre nations ont souffert des brutalités des régimes dictatoriaux qui ont suivi l’expérience coloniale. L’écriture des deux cinéastes prend en charge plusieurs détails de ce moment d’exercice du pouvoir par les noirs et pourrait justifier le rapprochement identitaire des deux récits de l’espace francophone d’Afrique noire et de sa diaspora antillaise.

En définitive, en entremêlant spiritualité – Royal Bonbon – et onirisme – Allah tantou –, l’écriture des deux cinéastes s’affranchit du simple réalisme, de linéarité régulière ou du simple témoignage qui caractérisent bon nombre d’approches narratives dans les films africains[15] pour s’inscrire dans le courant du réalisme magique[16]. Elle déborde aussi les tâtonnements de l’esthétique expérimentale[17] pour affirmer de la part des auteurs le dessein de réinventer le langage cinématographique afin d’articuler bien plus leur manière de montrer que ce qu’ils montrent.