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La retouche est un processus de correction, d’amélioration et d’embellissement qui s’amplifie dans deux principales directions souvent conjointes: d’une part, celle qui relève de la maîtrise de l’information et de l’élimination des “bruits”, d’autre part, celle, multiple, qui contribue au processus général d’esthétisation de la société. En cela, la retouche se distingue du truquage et des autres procédés de falsification de l’information.

Dans cette étude, nous nous sommes intéressés au cas du portrait photographique dont la retouche est l’ultime étape du processus de mise en scène des signes photographiques. Elle accomplit le triple travail de pose d’un sujet qui s’est apprêté pour l’occasion et que la prise de vue tente de magnifier[1].

Mais en flirtant aussi avec l’artifice, la retouche joue et triche sciemment avec le “réel” qu’elle embellit en le conformant aux canons de la beauté, de la grâce et de la séduction. Transformer l’apparence sans affecter la ressemblance ni l’aspect photographique est une opération techniquement et sémiotiquement complexe qui est le plus souvent négligée dans les analyses de la photographie, aussi tenterons-nous ici d’en étudier les fonctionnements sémiotiques selon deux approches:

  • la première, de type expérimental, étudiera les processus sémiotiques et cognitifs mobilisés quand le regard est soumis au passage rapide d’un système de signes (photo retouchée) à l’autre (photo originale);

  • la seconde, résolument théorique, abordera la question de l’indicialité de la photographie numérique et ce, au-delà de la nature photographique de la photographie retouchée.

1. Étude des processus sémiotiques et cognitifs mobilisés quand le regard est soumis au passage rapide d’un système de signes à l’autre

Le motif principal de cette étude trouve son origine dans l’expérience du regard perturbé par la transformation rapide d’un visage.

On peut trouver sur Internet quelques sites de photographes spécialisés dans la retouche, mais incontestablement, c’est le site de Glenn Feron qui présente les qualités les plus intéressantes pour notre étude. Glenn Feron vit aux États-unis et travaille régulièrement pour de nombreux photographes et médias nord-américains: ABC, CBS, Columbia Records,High Society Magazine,Miramax Films,Penthouse Magazine, RCA Records, Revlon, Today’s Black Women, et autres[2].

Son site web professionnel présente un portfolio dynamique qui permet de visualiser successivement deux photographies, l’une retouchée l’autre non. Particulièrement réussie, l’opération doit son succès à un comparateur qui accentue la mise en évidence des écarts accomplis par le travail de retouche. Ce dispositif comparatif, typique de la rhétorique des images jumelées “avant et après” qui peuplent la culture visuelle depuis des décennies, est ici enrichi par les outils du multimédia interactif. Grâce à lui, au lieu de simplement se juxtaposer comme c’est le cas dans les magazines illustrés et dans cet article, les images se succèdent en un temps très court et provoquent plus qu’un effet de comparaison[3].

1.1 Observation simultanée

Pour débuter notre étude, nous avons choisi de présenter simultanément deux photographies, côte à côte. Nous pouvons rapidement constater qu’il s’agit de deux portraits de la même jeune femme et qu’un travail d’embellissement a su valoriser ses traits en les lissant, en les rajeunissant et en les uniformisant (voir fig. 1).

Figure 1

“Avant” et “Après”

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La coprésence de ces deux images dans le champ visuel perturbe à peine l’esprit qui identifie rapidement qu’il s’agit de la même personne mais aussi que les deux documents ne relèvent pas de la même inscription dans le réel, ni du même rapport avec le réel. La photographie de gauche est de type “naturelle” alors que sa voisine est “améliorée”. Nous reviendrons aussi sur ce point.

Intéressons nous maintenant au choc sémiotique qui se produit lorsque l’on passe successivement d’une photographie à l’autre, de l’original à sa dérivée et vice versa. Le lecteur est invité à concentrer son attention sur la photo de gauche pendant cinq ou six secondes, puis à regarder la photographie de droite pendant le même temps avant de revenir sur celle de gauche. L’opération peut être répétée plusieurs fois. Elle reste toutefois moins efficace qu’avec le comparateur qui présente les photographies en grande taille, en couleur et successivement.

Bien que nous n’ayons pas construit un protocole d’enquête systématique, nous avons testé ce dispositif auprès de cent personnes en France, en Italie et au Brésil où les mêmes remarques ont été formulées.

Le dispositif expérimental est simple, sur un écran d’ordinateur les deux images sont affichées successivement et exactement à la même place. Un mouvement d’aller et de retour entre les deux images permet de répéter la confrontation entre les deux documents et de réitérer le choc sémiotique que nous allons tenter de comprendre. À cette fin, nous formulons deux hypothèses que nous tenterons d’éprouver sémiotiquement.

  • Hypothèse 1: par sa dynamique, le dispositif du comparateur est proche du montage filmique. Deux plans fixes s’enchaînent et créent un récit ou, tout au moins, une amorce de récit;

  • Hypothèse 2: cette seconde hypothèse est fondée sur une approche des systèmes de signe, des sémioses sociales stabilisées et de leurs programmes pragmatiques de fabrication et de réception des signes. Nous faisons l’hypothèse que le passage du programme “photographie instantanée” au programme “photographie retouchée” réclame une réorganisation sémiotique dont le processus est ressenti au moment du passage d’une image à l’autre et, en raison de leur grande ressemblance, d’une image dans l’autre. Selon notre hypothèse, il en résulterait le surgissement de significations différentes et contradictoires ainsi que la montée d’un doute sur les sémioses et programmes qui les gèrent. Le doute s’apaiserait progressivement avec la réinstallation d’une sémiose et de programmes pragmatiques cohérents et performants.

1.2 Étude de la première hypothèse: de la transformation à la construction du récit

Dans les dispositifs filmiques, la succession dans le temps de “plans” différents est une opération qui relève du montage. Elle permet au spectateur d’accéder à des vues différentes et de reconstituer mentalement de l’espace continu à partir d’informations discontinues, mais aussi de produire des sauts temporels grâce au phénomène de l’ellipse. (Darras 2006)

Ainsi que l’ont très justement fait remarquer Gibson (1979), Berthoz (1997) et Baiblé (1999), notre cerveau est une machine séquentielle qui prélève et sélectionne en permanence des informations différentes, et c’est probablement ce dispositif perceptif qui est exploité par le montage cinématographique.[4] Ces univers — réels ou fictionnels — se construisent à partir de prélèvements systématiques ou automatiques, mais aussi à partir de sélections de propriétés pertinentes, attendues ou recherchées dans un contexte donné. L’ensemble des prélèvements et sélections se combine alors aux “souvenirs” de comportements récurrents issus de l’expérience du monde. (Beauvillain 1999)

Confrontés à une information visuelle, l’oeil et le cerveau travaillent à régler du souvenir et de l’exploration pour créer de la cohérence et de la stabilité informationnelle, autrement dit de la reconnaissance et du sens. Dans les termes de la sémiotique peircienne ces combinaisons stables correspondent aux habitudes qui sont en fait la signification qui accomplit le parcours du signe:

Pour développer la signification (d’une pensée), il faut donc simplement déterminer quelles habitudes elle produit, car la signification d’une chose consiste simplement dans les habitudes qu’elle implique. L’identité d’une habitude dépend de la façon dont elle peut diriger notre action, non seulement dans telle circonstance probable, mais dans toute circonstance dont l’occurrence est possible, peu importe son degré d’improbabilité.

CP: 5.400, vol. XIII[5]. (Voir à ce sujet Darras 2006)

Les médias de la séquence que sont le cinéma, la bande dessinée, le roman-photo et les multimédias interactifs, exploitent cette disposition perceptive et cognitive afin que le spectateur puisse réaliser la synthèse des différents plans et images qui se succèdent en engendrant une connaissance spatiale et temporelle plus ample ou plus courte.

Dans le cas qui nous concerne ici, la présentation successive des deux vues très semblables enfreint les règles de succession des plans dans le temps, tout au moins les règles adoptées dans le cinéma narratif classique. Il n’y a pas non plus d’écarts angulaires supérieurs à deux saccades oculaires (environ 2 fois 15° = 30° selon Claude Baiblé (1999) ni d’avancée dans l’espace (raccord dans l’axe).

Pour l’oeil et le cerveau, ce raccord entre deux plans quasi identiques provoque dans un premier temps un effet connu au cinéma sous le nom de saute d’image. Mais ce saut est aussitôt suivi de la découverte des changements morphologiques du visage qui conduisent l’observateur à reconfigurer en un nouveau signe les traits qu’il avait préalablement sélectionnés et stabilisés. Presque simultanément, s’inaugure une ouverture sémiotique interrogative sur la signification du changement lui-même[6].

L’interrogation tend à se résoudre avec la production de signes de liaison et de cohésion entre des événements à la fois distincts et voisins. Lors de notre enquête, les signes qui ont émergé étaient des récits.

Ainsi, la transformation du portrait “retouché” au portrait “naturel” a-t-elle été interprétée par nos interlocuteurs, comme “un brutal vieillissement”, “un enlaidissement”, “une déchéance”, “un durcissement des traits accompagné d’une expression de méchanceté”, “une malédiction”, “un effet de négligé”, voire “de crasse”, “l’apparition du mal, du diable” ou “d’une sorcière cachée sous un visage d’ange”.

La séquence présentée dans l’ordre inverse (du “naturel” au “retouché”) n’a pas du tout produit les mêmes effets sémiotiques ce qui a mis en évidence la non-symétrie de l’opération. Cette fois. il n’a pas été question de rajeunissement. Tout au plus a-t-il été question d’une touche d’“angélification”[7] que dominerait une forte “impression d’artificialité”, “d’étrangeté”, de “synthèse”, de “surmaquillage”, voire de “plastification”, et même de “transsubstantiation”. Ce sont alors le travail de la retouche et son résultat qui sont questionnés.

Dans les deux cas, après un temps d’accoutumance, les visages ont semblé s’auto réorganiser pour se stabiliser en une configuration compatible avec d’autres expériences du monde. La photographie au naturel redevient acceptable et gagne en charme. La photographie retouchée perd en artificialité et réintègre l’espace des figures humainement possibles. Je me suis habitué, je ne vois plus vraiment l’effet de la retouche, déclare l’un de nos répondants.

Cette première hypothèse “cinématographique” n’explique qu’une partie des dynamiques engagées dans le processus interprétatif. C’est avec le traitement de la seconde hypothèse que nous allons tenter de compléter notre explication.

1.3 Étude de la seconde hypothèse: le choc des sémioses et des programmes pragmatiques

Ici, dans le contexte de notre exploration du comparateur de Glenn Feron, l’interprétation que nous avons faite du document a convoqué et actualisé une de nos sémioses et un de nos programmes pragmatiques du “portrait photographique”. Pour expliquer ce processus, il nous fait exposer le dispositif théorique...

Tentons d’exposer succinctement le dispositif théorique sémio-systémique[8] sous-jacent à notre façon d’aborder le traitement des signes dans leur environnement.

L’approche systémique à laquelle nous adhérons invite à concevoir les phénomènes organisés dans le réseau de leurs relations variables en intensité.

Selon cette conception, une sémiose peut être considérée comme un processus qui se développe au sein d’un réseau d’objets, d’événements et d’énoncés sociaux en interaction plus ou moins forte dans un système. Les interactions entre les composants du réseau peuvent influencer directement ou indirectement la construction d’une sémiose.

Figure 2

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Dans le langage ordinaire, ce réseau à influence variable est appelé “contexte”. Dans notre approche sémio-systémique, “texte” [9]et “contexte” sont pensés comme des composantes articulées dans le même flux de reliance. Le “contexte” est alors conçu comme un texte étendu et le “texte” n’en est qu’un des fragments ou une des configurations locales construites dans les interactions. C’est en raison de leur plus ou moins grande force de liaison que des fragments peuvent être “isolés” à l’occasion d’une focalisation de l’attention sur l’un d’eux.

En plus de cette fonction de séparation, chaque focalisation reconfigure le texte/réseau en fonction du centrement qu’elle opère. C’est ainsi que les composants et liens du réseau se reconfigurent du centre vers la périphérie en fonction des besoins et finalités de la focalisation. Près du foyer (focus) la densité des liens entre composantes est dense, alors qu’elle se raréfie à mesure que l’on tend vers la périphérie du réseau reconfiguré.

Systémiquement, toute composante d’un système étant auto-éco-organisée, le double processus d’isolation (réduction) et de reconfiguration est une opération qui privilégie les propriétés de l’auto-organisation et qui inhibe ou néglige les propriétés de l’éco-organisation. L’opération sémiotique elle-même est de cet ordre. L’émergence d’un signe à partir du continuum des phanera se réalise à l’occasion d’une focalisation de l’attention sur une partie du monde phénoménal. Celle-ci est à la fois imposée et gouvernée par telle ou telle action qui se déroule dans les mondes cognitifs, émotionnel, communicationnel ou “matériel’[10]. Cette focalisation de l’attention est donc à l’origine du processus sémiotique de représentation qui procède par extraction, sélection et abstraction à partir de l’univers des phanera. Le signe qui émerge et s’actualise alors en est la résultante dans le monde sémiotique. Ce sont les hasards, nécessités et finalités de l’action et des interactions dans le monde qui provoquent et déterminent la focalisation; focalisation qui provoque la phase de séparation sémiotique. Cette action peut conduire à deux principaux types de variation de la focalisation de l’attention. Le premier concerne l’étendue du foyer qui peut se concentrer ou s’élargir (en se réalimentant dans le flux des phanera). Le second concerne le déplacement vers d’autres centres d’intérêt.

Dans les deux cas, le texte étendu (contexte) est régulièrement réactivé par élargissement ou décentrement.

En termes épistémologiques et méthodologiques, ceci conduit à dire que les études réductionnistes procèdent par concentration sur les processus d’auto-organisation, que les approches systémiques holistes privilégient l’étude des interactions proches et lointaines, directes et indirectes, et que les approches systémiques dialogiques étudient les niveaux auto-organisés et éco-organisés ainsi que leurs interactions.

Gouverné par les modalités et finalités de l’action, la focalisation de l’attention constitue un cadrage dans le système et son réseau d’interactions (texte). Ainsi que nous l’avons montré, ce cadrage est construit par l’action en cours, il est donc situé (ici et maintenant) et finalisé, et il se développe le plus souvent à l’occasion d’interactions qui en font un produit de la négociation implicite ou explicite.

Le passage dans le monde des signes mobilise deux sémioses, l’une interne au signe, l’autre qui permet ensuite la mutation de signe en signe. Dans les deux cas, ces sémioses[11] sont réglées par ce que nous appelons des programmes pragmatiques. C’est-à-dire des procédures plus ou moins stables et souples qui permettent une économie des moyens cognitifs et pratiques.

Ces programmes pragmatiques (déterminés par l’action et l’interaction) sont de trois ordres principaux le plus souvent interconnectés et interdépendants:

  • un programme interprétatif de niveau cognitif qui produit des actes de pensée;

  • un programme communicationnel, qui emprunte les différents médias de l’agir communicationnel;

  • un programme d’actions qui s’exerce dans le monde pratique. (Schèmes d’action, patterns d’usage, etc.)

Ces programmes sont des procédures bouclées et stéréotypées tendues vers l’action quand ils mettent en oeuvre des habitudes. Ils sont aussi des procédures typées quand ils mettent en oeuvre des recherches en l’absence d’habitude constituée ou valide.

Figure 3

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Nous appelons programmes pragmatiques du “portrait photographique “les trois chaînes d’habitudes (prédispositions à agir cognitivement, communicationnellement et pratiquement) individuellement construites (style) et socialement contrôlées (genre) qui sont mobilisées d’un côté par le photographe et de l’autre par le récepteur. Le photographe mobilise ses programmes lors du processus de prise de vue et les enregistre photographiquement sous la forme d’un ensemble de signes cohérents “pré tendus “vers leur réactualisation par un destinataire présupposé informé, compétent et performant.

Le programme pragmatique de fabrication standardisé est constitué des opérations du cadrage centré du visage et du haut du tronc vus de face, du regard dirigé vers l’objectif, du fond neutralisé, etc. Ce programme sera ou non repéré et activé par le récepteur pour lequel ils fonctionnent dans le registre de la reconnaissance du visage humain et de l’effet des procédés d’accessibilité ou d’affordance[12]. Confronté à ce document, le récepteur informé et performant mobilise des chaînes d’habitudes plus ou moins équivalentes à celles du photographe. Ces programmes pragmatiques ont eux aussi été individuellement et socialement construits puis incorporé avant d’être actualisée lors des processus de réception et d’interprétation.[13]

Selon cette hypothèse très peircienne, l’interprétation d’un événement ou d’un document constitue un cadre, une sémiose et des programmes pragmatiques déjà connus, stabilisés et ayant déjà fonctionné dans des situations équivalentes ou proches.

Le cadre d’expérience, la sémiose et les programmes pragmatiques se développent et se sélectionnent tout au long du processus sémiotique engagé. Cette opération est d’autant plus courte que l’habitude est régulièrement actualisée. Elle est plus longue si le programme pragmatique habituel ne fonctionne pas et s’il faut rechercher un autre programme et changer d’habitude.

C’est le cas dans notre petite expérience. Selon cette perspective, les deux versions de l’image que nous étudions appartiennent à la même famille sémiotique du portrait photographique dont nous supposons qu’elles constituent des sous-catégories: le portrait “naturel” et le portrait “retouché”.

Pour expliquer les effets obtenus lors de l’expérimentation, nous faisons l’hypothèse que le choc ressenti provient du temps que le cerveau met à passer d’une sémiose et d’un programme à l’autre et en conséquence du temps requis pour trouver la sémiose et le programme adéquats. Puis pour constituer des signes acceptables dans le texte étendu “portrait photographique”.

En d’autres termes, le traitement des informations, passe par la recherche puis l’ouverture d’un programme interprétatif permettant aux signes de se développer dans un environnement cohérent et contextuellement adapté.

Lorsque des signes constitués et solidarisés dans une sémiose sont brusquement transformés et reconstruits sur eux-mêmes, ils restent pendant quelques secondes interprétés dans la sémiose de départ sans pouvoir être traduits dans la sémiose qui leur convient, sémiose qui ne tarde pas à émerger lors de l’exploration de la nouvelle image et à s’imposer à mesure que les signes de l’image précédente sont négligés, inhibés, puis oubliés.

Les mutations provoquent donc tout à la fois[14] la sélection d’un autre programme interprétatif et l’abandon ou l’inhibition de certains signes au profit de l’élaboration de nouveaux signes conformes à leur programme interprétatif et à la focalisation qui contrôle et limite leurs dérives. Ne l’oublions pas, le dispositif du comparateur est censé fonctionner dans son contexte d’origine — un comparateur qui démontre les gains esthétiques de la retouche — et l’ensemble du site de Glenn Feron qui travaille à en contrôler l’usage.

En conséquence, le passage d’une photo “naturelle” à une photo retouchée révèle l’artificialité de la seconde alors que le passage de la photo artificielle — interprétée dans une sémiose “naturelle” — à son original, exacerbe la “naturalité” de cette dernière.

Explorons en détail le cas de la texture de la peau.

En passant d’une image à l’autre après un temps d’habituation aux sens psychologique et sémiotique du terme, le lecteur pourra obtenir l’équivalent de l’effet obtenu avec le comparateur présenté sur l’Internet.

Figure 4

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Interprétée dans le registre de la “naturalité[15]”, la peau de cette femme est à la fois jeune, lisse, satinée et tendue, sa couleur est uniforme et les parties plus sombres ou plus claires ne sont pas interprétées comme des taches mais comme des ombres ou des brillances.

Figure 5

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Observons quelques instants cette autre photographie et laissons la sélection sémiotique choisir une sémiose adaptée. Il faut en fait assez peu de temps pour que le processus interprétatif s’organise et finalement se déploie lui aussi dans le registre de la “naturalité”. La peau de cette jeune femme apparaît à la fois très lisse, parfaitement satinée et “pulpeusement” tendue; sa couleur semble uniformisée par un maquillage sophistiqué (ou un teint parfait.) Quant aux variations de la lumière, elles modèlent doucement l’ensemble qui rayonne d’une intense chaleur intérieure.

Tout le talent du retoucheur a consisté à ne pas faire une démonstration voyante de son travail pour que le spectateur convoque une sémiose “naturel’[16] dans laquelle les qualités de la personne portraiturée sont gérées comme naturelles.

À partir de ce constat, nous faisons l’hypothèse que la sémiose “naturel” est prédominante et que son programme pragmatique est automatiquement convoqué dans presque tous les cas où du photographique est repéré.

Puisque les deux portraits peuvent s’interpréter dans une sémiose “naturel”, notre hypothèse d’ajustement sémio cognitif entre deux sémioses n’est validée que si les deux états du portrait se succèdent rapidement lors de la même expérience visuelle.

Dans la pratique ordinaire des revues et magazines, la sémiose “retouché” est rarement identifiée comme telle. Elle n’est pragmatiquement stabilisée comme programme pragmatique habituel (au sens peircien) que chez les spécialistes de la presse et bien évidemment par les retoucheurs. Pour les consommateurs ordinaires, elle n’est convoquée qu’en cas de ratage, de comparaison ou de jugement critique averti.

Dans l’expérience ordinaire de découverte d’un seul portrait “naturel” ou “adroitement retouché”, c’est la sémiose indicielle de naturalité qui est convoquée. Notons que dans les médias tous les portraits sont retouchés et que ce phénomène se répand à mesure que les amateurs ont accès aux outils de correction d’image.

Dans le cas des deux portraits exposés simultanément, la sémiose de retouche est convoquée sans que pour autant les documents ne perdent en “naturalité”.

En revanche, quand les photographies se succèdent dans le même espace de projection, il faut un délai sémio-cognitif pour que les cadres interprétatifs s’ajustent. Au passage, la transformation d’une photographie dans l’autre contribue à l’émergence d’un signe qui se développe en récits divers et non symétriques.

Ce sont ces jeux de signes et d’inter sémioses qui sont à l’origine de la fascination des internautes pour le site de Glenn Feron. Mais au-delà, c’est la démonstration des effets de l’embellissement qui touchent le spectateur et tout particulièrement les spectatrices. Elles nous ont toutes confiées qu’elles étaient soulagées de vérifier que la beauté des femmes médiatisées était en grande partie une fabrication, ce qu’elles savaient, mais n’avaient jamais éprouvé aussi directement[17].

2. La photographie retouchée est-elle encore une photographie? La question de l’indicialité.

Avant que de conclure sur la question spécifique de la photographie retouchée, il nous semble nécessaire de faire le point sur la question de la continuité ou de la discontinuité de la “nature” indicielle de la photographie depuis l’apparition de la photographie numérique. À ce sujet, les théoriciens se partagent en deux camps. Pour les uns, la mutation du physico-chimique au physico-électronique n’affecterait pas le dispositif d’imprégnation photographique lui-même (Van Lier 1982), pour les autres, cette mutation remettrait en cause ce que Rosalind Krauss (1977) a appelé “le photographique” et cette révolution informatique mettrait fin à “la parenthèse indicielle dans l’histoire des images” selon l’expression de Pierre Barboza (1996). Dans les deux camps, la théorie du sémioticien américain Charles Sanders Peirce étant convoquée pour justifier l’une ou l’autre thèse, c’est encore à cette théorie que nous nous référerons pour tenter de régler le différend et de proposer une issue.

Pour ce faire, nous reprendrons certains arguments que nous avons développés dans le numéro de la revue française Médiamorphose consacrée à la rencontre des images et du numérique (Darras 2002).

L’affaire pourrait être réglée très vite de deux manières. La première en montrant que les tenants de la spécificité du photographique argentique ont mal interprété la théorie sémiotique et que le succès de leur thèse repose justement sur une lecture simpliste et réductive de la théorie. De Rosalind Krauss à Pierre Barboza en passant par Philippe Dubois (1990) ces auteurs ont utilisé une version réduite de la théorie peircienne du signe, aussi leurs conclusions sont-elles théoriquement fausses. Nous y reviendrons. D’autre part, en nous appuyant sur la dimension pragmatique de la théorie peircienne, nous pouvons montrer que la continuité l’a emporté dans la pratique, les usages, les habitudes et les croyances des utilisateurs et que le passage de l’argentique au numérique s’est fait en douceur par le médium.

Commençons par la dimension pragmatique.

Quand les appareils photographiques numériques accèdent au marché de masse en 1997, il n’y en avait pas assez pour les consommateurs. En neuf ans, près de 300 millions d’appareils photos numériques ont été vendus et tous les foyers américains et japonais en possèdent un, pour 41 % des foyers européens, ce qui fait de la photographie numérique l’une des technologies les plus rapidement adoptée de tous les temps.

Halper 2006

D’ailleurs, la photographie numérique a si bien rivalisé avec la photographie argentique, qu’il faut être expert pour faire la différence entre un cliché issu de la filière numérique tiré sur papier photographique et une photographie traditionnelle. Les consommateurs ne s’y trompent pas et continuent d’utiliser indifféremment les signes photographiques quel que soit le procédé technique d’enregistrement sous-jacent. En sémiotique pragmatique on considère que si deux processus sémiotiques produisent le même effet et/ou s’ils engendrent la même action, ils sont en tant que signes, et à ce niveau de fonctionnement du signe, équivalents et interchangeables. C’est précisément le cas pour les photographies analogiques et numériques quand elles sont traitées dans leurs usages de photographie, c’est-à-dire comme enregistrement et restitution d’un temps et d’un espace. Évidemment cela vaut aussi dans leurs domaines respectifs pour la vidéo et pour le son analogiques et numériques.

Précisons que quand un spécialiste cherche à distinguer l’un et l’autre dispositif photographique, il constitue des signes experts différents de ceux qu’il construit quand il est en situation d’utilisateur ordinaire en situation[18].

Cette première démonstration pragmatique générale étant acquise, observons en détail la question théorique de l’indicialité, et commençons par la replacer dans son cadre théorique général. Bien que le trio “Icône/Indice/Symbole” ait rencontré un grand succès, c’est toujours un détournement théorique que de l’utiliser ainsi. Théoriquement, chacun des sous-signes n’est qu’un des composants du signe complet qui est toujours une relation triadique, et dans cette triade il occupe une fonction relationnelle (de secondéité) qui témoigne du mode de relation qu’un signe a avec ce dont il est à propos, c’est-à-dire son aboutness. Au cours d’un processus sémiotique, les signes et leurs composants mutent en permanence. En conséquence, il est abusif de tenter de réduire un événement sémiotique à une de ses trois composantes: l’indice par exemple. Il est donc théoriquement faux de considérer qu’un signe occupe en général une unique position sémiotique stable.

Une photographie peut être enrôlée dans des situations sémiotiques très différentes en fonction des usages qu’on en fait, des ressources sémiotiques, et des finalités qu’un individu lui attribue dans un contexte donné. Chaque cas produit son type de signe et l’action (mentale ou comportementale) qui en résulte. La photographie d’un être aimé est interprétée intensément par la personne aimante pour qui elle possède une forte qualité de présence. Pour lui ou pour elle, la photographie vibre toujours des liens qui l’attachent à la personne dont elle est l’imprégnation, personne qui “vit” dans son esprit. Alors que le même document sombre dans l’indifférence entre les mains d’un étranger non concerné. Dans chaque cas, ce sont des signes différents qui sont constitués, et des interprétants amoureux intimes ne sauraient (normalement) être stimulés par les propriétés du seul document. (Bien que l’on puisse tomber amoureux d’une personne à partir de sa seule photographie en y projetant son désir…)

Dans la continuité des travaux de Peirce, et avec les précisions apportées par Umberto Eco, Daniel Soutif (1991) et Jean Lauzon (1998) au sujet de la photographie, nous distinguerons deux modalités indicielles: l’index et l’indice. Nous montrerons ensuite qu’il existe au moins deux types de fonctionnement de l’indice.

Dans les usages sémiotiques qui peuvent être faits des signes à composante indicielle, il existe évidemment différents degrés. Ainsi la trace que laisse une pression d’un objet sur ma peau relève de l’index dans la mesure où il y a eu contiguïté spatiale et physique entre la rougeur de la peau et la pression à laquelle elle réagit. En revanche, une autre trace sur ma peau, mais dont l’origine et la cause sont actuellement absentes — une action passée interne ou externe — sera un indice. Deux traces, deux processus indiciels, un index et un indice. Dans le premier cas il y a contiguïté spatiale actuelle et présence, dans le second cas il y a implication d’une relation causale antérieure et une absence de l’agent. Toutefois, le signe à composante indicielle qui se constitue présuppose une présence au moment de l’action. En fonction du dispositif photographique, la photographie peut être index ou un indice.

Ces distinctions ayant été opérées, revenons à deux modes de représentation de l’indicialité dans la sémiotique peircienne.

2.1 Indicialité par contiguïté et indication

Commençons par un rapide rappel de la version la plus diffusée de l’indice/index. Dans la sémiotique de C.S. Peirce, la propriété de couplage dynamique est appelée la contiguïté[19].

L’indice est un signe déterminé par son objet dynamique en vertu de la relation réelle qu’il entretient avec lui.

CP: 8.335, trad. Deledalle 1978: 32

La trace, l’empreinte, le reflet, etc., qu’ils soient en situation d’index ou d’indice, existent même si aucun dispositif interprétant n’est capable de les recoupler, de les reconnecter ou de les attribuer à leurs sources ou causes. Le couplage dynamique est donc un fondement essentiel de la relation qu’entretiennent l’indice et l’index.

L’indice est un signe qui perdrait immédiatement le caractère qui en fait un signe si son objet était supprimé, mais ne perdrait pas ce caractère s’il n’y avait pas d’interprétant. (…).

CP: 2.304, trad. Deledalle 1978: 139-140

Ainsi le moulage d’un trou fait par une balle; sans le coup de feu, il n’y aurait pas de trou, mais le trou est là qu’on l’attribue à un coup de feu ou non.

Deledalle, 1978: 233

Les signes indiciels ont une seconde propriété qui n’est pas moins importante que la contiguïté mais qui est souvent négligée, ils provoquent un renvoi vers leur source. Ils fonctionnent alors selon le principe de l’indication. C’est d’ailleurs cette propriété qui leur a valu leur nom d’index et d’indice. L’index, l’indice, l’indicateur montrent, indiquent, renvoient, et dénoncent. “L’indice montre du doigt la chose ou l’événement même qui se présente.” (Peirce, trad. Deledalle 1978: 40-41)

Pour qu’un signe soit pleinement indiciaire, il doit à la fois relever de la contiguïté et de l’indication. Ce sont là des propriétés qui depuis Peirce sont attribuées à la photographie et tout particulièrement à la photographie instantanée. Cette précision qui a été souvent négligée est d’importance car elle exclut partiellement de cette catégorie les montages et les truquages et totalement les images de synthèse qui imitent les aspects de la photographie, en recherchant autant les bénéfices de la ressemblance que les simulacres de l’indicialité. Le cas de la retouche qui nous intéresse ici sera étudié après la synthèse théorique.

La photographie numérique instantanée peut-elle bénéficier du même statut sémiotique que la photographie argentique? Est-elle indicielle? Cette propriété sémiotique lui ayant été contestée, soumettons là à un examen attentif.

Outre que deux photographies d’un même événement, prises au même moment et du même endroit par un appareil analogique et par un appareil numérique produisent des documents très ressemblants, une étude plus fine des procédés va révéler des différences importantes.

2.2 Examen sémiotique comparé

En ce qui concerne les systèmes optiques, les appareils photographiques à pellicule argentique ou à capteur numérique ne diffèrent pas. Le processus indiciel n’est donc pas contrarié à ce niveau.

En revanche, la technologie de traitement des photons change radicalement. Dans un cas, les photons impressionnent la surface sensible du film en provoquant une réaction physico-chimique, dans l’autre cas, la lumière est captée par des cellules réceptrices qui transforment les photons en électrons[20]. Bien que les technologies de traitement des photons diffèrent, ceux-ci sont toujours les agents de la transformation de l’état des capteurs photochimiques ou photoélectriques. Jusqu’à ce niveau, la photographie numérique est toujours pleinement indiciaire.

Dans le cas de la filière électronique, les opérations suivantes changent de régime par rapport à l’analogique.

On quitte les processus physico-chimiques, matériels, analogiques et “naturels” qui affectent des corps réels pour entrer dans le monde de l’électronique, des abstractions schématiques et dans la sphère du codage.

Les électrons sont en effet traités par un convertisseur de charge et un échantillonneur qui transforment les signaux analogiques en informations numériques digitales. À cette occasion, le signal analogique est converti par un processeur ADC (Analog to Digital Converter) qui échantillonne le signal. (Rappelons que ce sont des procédés similaires qui sont utilisés lors de la numérisation du son et des images fixes ou animées.)

Ensuite, un processeur interpole les données issues des différents pixels pour recréer une meilleure définition. Le résultat est généralement visible sur les écrans LCD (Liquid Crystal Display) qui équipent la majorité des appareils photographiques (et vidéo). Pour être conservé, ce résultat doit être stocké dans la mémoire de l’appareil. Un processeur réalise alors différentes compressions des données. Les informations ainsi stockées peuvent ensuite être transférées vers un ordinateur ou une imprimante, où elles sont recomposées de la façon la plus optique et photographique possible. (On mesure d’ailleurs les progrès de la photographie numérique en les comparant aux performances visuelles de la photographie analogique.)

Cette description du processus technique permet de pointer les différences dans le traitement du couplage dynamique entre les images photographiques analogiques et numériques. Alors que les différentes métamorphoses des photographies argentiques sont toujours analogiques, les photographies “numériques” sont soumises à un dispositif électronique qui traite de l’information binaire et qui les métamorphose en une description réglée par divers langages informatiques.

C’est précisément cette binarisation et le truchement des “langages informatiques” qui sont considérés par certains spécialistes comme une perte d’indicialité. Selon eux, il y a là une rupture de nature entre les images chimiques et “numériques”.

Pour Pierre Barboza (1996) par exemple, c’est le passage par le langage informatique qui fait perdre sa dimension indicielle à la photographie numérique.

(…) Les technologies numériques ne manipulent pas directement les indices du temps, mais des représentations symboliques des signaux temporels. Le respect de la continuité du présent, de la fixité ou du mouvement ne dépend plus du procédé. La représentation n’est plus déterminée par la seule présence du référent au moment de la prise de vue, mais toujours plus par des considérations purement conventionnelles d’intelligibilité et de lisibilité.

Barboza 1996

Faut-il suivre Pierre Barboza et considérer qu’en raison de l’étape du codage, les photographies numériques ferment la parenthèse indicielle[21]?

Dans un article daté de 1895, Peirce écrivait:

Les photographies, et en particulier les photographies instantanées, sont très instructives parce que nous savons qu’à certains égards, elles ressemblent exactement aux objets qu’elles représentent. Mais cette ressemblance est due aux photographies qui ont été produites dans des circonstances telles qu’elles étaient physiquement forcées de correspondre point par point à la nature. De ce point de vue, donc, elles appartiennent à la seconde classe des signes: les signes par connexion physique.

CP: 2.281, trad. Deledalle 1978: 151

Ce texte, plusieurs fois cité par les théoriciens de la photographie (e.g., Krauss, 1980, Dubois, 1990), sert à distinguer la photographie des images qui ne sont qu’iconiques[22]. Comme le réaffirme Rosalind Krauss, dans le cas de la photographie, la ressemblance est “physiquement forcée” (Peirce) et c’est cette dimension formative qui l’identifie comme indicielle. (Krauss 1980; Dubois 1990: 77)

Sur ce point, les capteurs numériques sont de bons opérateurs de correspondance point par point (pixel par pixel). On peut donc dire sans hésitation qu’ils sont physiquement (électroniquement) forcés de correspondre à l’objet auquel ils sont exposés. Comme pour tout indice digne de ce nom, l’excitation n’existe qu’en raison de l’existence de l’objet, elle est directement affectée par cet objet et modifiée par lui. La relation entre l’objet ou l’événement et sa manifestation électronique est bien réelle (au sens du couplage dynamique qui s’effectue dans un temps et un espace donnés). En regardant son écran LCD le photographe suit les modifications de l’événement qui se déroule devant l’objectif. Pour lui la contiguïté spatiale et temporelle est bien une réalité. S’il décide d’en figer une des occurrences, il ne doute pas du fait que ce qui s’enregistre correspond point par point à ce qu’il a vu sur son écran et, au-delà, dans l’environnement visé.

On objectera que la rupture intervient lors du processus d’échantillonnage, qui introduit à la fois une discrétisation de la lumière et une opération de regroupement des informations. Or, la discrétisation du continuum existe à différentes échelles dans de nombreux systèmes de captation de la lumière, que ce soit au niveau de la dispersion hétérogène des cristaux de sels d’argent en suspension dans la gélatine de la pellicule photographique ou au niveau de la mosaïque des cônes et bâtonnets de la rétine. Quant aux regroupements, ils sont aussi à l’oeuvre dans ces deux systèmes.

Échantillonnage et regroupement sont complètement déterminés “forcés” lors du couplage dynamique entre la source et son extension numérique qui conserve donc toutes les propriétés indicielles de contiguïté.

Seule l’opération de conversion des différentes valeurs des échantillons en informations dites numériques semble encore résister à la réfutation.

En opposant deux arguments, nous allons tenter de montrer que cette objection ne tient que dans le cadre d’une conception partielle de l’indicialité.

Le premier argument est informatique. Les opérations “numériques” ne sont qu’un outil codé, destiné à commander des vannes électroniques (des transistors) qui règlent la circulation de l’électricité dans le dispositif électronique, ce qui ne nous éloigne guère de la contiguïté physique.

Le second argument est sémiotique. Dans la théorie peircienne, le truchement d’un codage dans un dispositif indiciaire ne pose guère de problème. C’est la seconde propriété de l’indice qui est convoquée, celle de l’indication, et particulièrement celle de la prescription indiciaire.

Peirce en donne plusieurs exemples, celui des pronoms relatifs qui et que qui dirigent l’attention sur les mots qui les ont précédés et, dans le même registre, les lettres A, B, C, qu’utilisent les juristes comme des pronoms relatifs pour indiquer et renvoyer aux différents partis. (CP: 2.287, trad. Deledalle 1978: 155-156)

Plus loin, il décrit les prescriptions indiciaires qui permettent au destinataire de se placer “en liaison directe d’expérience ou autre avec la chose signifiée”. Les services géodésiques (Peirce y travaillait) annoncent aux marins la présence d’objets proéminents ou de bas-fonds en donnant des informations sur les latitudes et longitudes. Ces informations fonctionnent comme des signes indiciels, selon le principe du “il y a”. (CP: 2.288, trad. Deledalle 1978: 157)

Dans chaque cas, Peirce insiste sur le fait que ces dispositifs de prescriptions ou codage par renvoi et indexation sont pour l’essentiel des indices, même s’ils comportent d’autres composantes sémiotiques (iconiques ou symboliques). Ce point est souvent négligé par les auteurs qui exploitent les théories de Peirce. Il est pourtant décisif car il permet de réfuter théoriquement l’argument réductionniste selon lequel l’introduction d’une phase symbolique rompt le processus indiciel.

Une photographie numérique tout comme une photographie analogique est donc sémiotiquement indicielle, ceci tout au long de sa chaîne de manifestation et sur les deux axes de l’indicialité. Si on en croit ces arguments, il n’y a pas de crise de la photographie et il n’y a pas lieu d’entretenir cette crise.

Bien évidemment, la photographie (numérique et argentique) est bien plus qu’indicielle dans la mesure où elle est aussi iconique[23] et symbolique (au sens Peircien) quand elle fonctionne sémiotiquement au niveau des habitudes et des conventions.

Pour le spécialiste qui connaît le processus de numérisation, la photographie numérique se distingue de la photographie analogique en ce qu’elle intègre des modalités indicielles spécifiques. Celles-ci relèvent notamment de la programmation des prescriptions indiciaires destinées à gérer automatiquement le traitement du flux d’informations. En revanche, pour le profane, une photographie numérique possède la même force de liaison et la même capacité à renvoyer au “il y a” ou “il y a eu” qu’une photographie argentique. Ce que Walter Benjamin appelait: “une certaine qualité de présence”, Roland Barthes: “l’avoir été là” et plus récemment Jean-Louis Schefer: “le savoir de l’arché”.

2.3 La retouche et l’indicialité

Pour conclure cette étude expérimentale et théorique, nous disposons de deux voies permettant de répondre au questionnement de l’indicialité de la photographie retouchée.

  1. Lors de notre expérimentation, nous avons montré que le travail du retoucheur pouvait ne pas changer le contrat indiciel de la photographie. En effet, un travail de retouche respectant les signes du photographique n’affecte pas pragmatiquement la nature photographique d’un document. Que cette retouche s’effectue numériquement ou picturalement (aérographe) sur une photographie numérique ou analogique, si les aspects photographiques ne sont pas altérés, une photographie retouchée est perçue comme une photographie.

  2. L’indicialité photographique est très résistante à l’altération. Dans les faits, une photographie adroitement modifiée n’est pas détectée. Tant qu’il reste un élément de l’imprégnation photographique sous la retouche, le contrat photographique n’est pas rompu. Il faut vraiment modifier lourdement tous les indices photographiques pour que sa nature en soit affectée. Ce sont autant les effets de contiguïté, que les processus de l’indication qui sont à l’oeuvre. C’est ainsi qu’une photographie fortement ou maladroitement modifiée est perçue non pas comme une image non photographique, mais comme une photographie avec des ajouts divers.

Une photographie retouchée est donc traitée comme une photographie tant que les modifications ne sont pas signifiantes en elles-mêmes. Si ces modifications sont repérables comme telles, il y a une compétition entre le substrat photographique d’une part et les signes identifiés de la retouche. L’artificialité repérée fait passer la photographie au statut de photographie retouchée et ceci reste le cas tant que des composantes du photographique subsistent dans le processus interprétatif.

La photographie numérique, tout comme la photographie numérique retouchée numériquement sont donc des dispositifs à composantes indicielles24.

Dans le cas du portrait photographique nous avons pu constater combien indicialité et “naturalité” vont de paire. La petite expérience dérivée du dispositif comparatif de Glenn Feron a permis de mettre en évidence la déstabilisation sémiotique que la retouche fait subir à la naturalité du portrait et au-delà à la nature artificielle du modèle portraituré, mais nous avons aussi constaté combien cette naturalité soutenue par le contrat indiciel du photographique et les programmes pragmatiques qui en résultent est résistante à l’altération et se reconstitue rapidement dans l’esprit du spectateur d’image.

Pour la majorité des usagers de la photographie, cette inaltérabilité a facilité le passage technologique de l’analogique au numérique sans que les croyances, habitudes et programmes pragmatiques ne changent. Elle permet aussi d’intégrer dans la sphère des événements “naturels” la majorité des images retouchées. Celles-ci y gagnent même un supplément de naturalité car l’embellissement réussi crée l’effet d’une nature accomplie. (…) corrige la nature par elle-même, et l’état imparfait de celle-ci par un état plus parfait, écrivait au XVIIIè siècle le peintre Joshua Reynold dans ses recommandations au peintre de portrait.