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Procédé ou métaphore de l’écriture, le cru anime tout un versant de la littérature ; et, dans cet espace, l’oeuvre de Louis-Ferdinand Céline occupe une place dominante. Le cru, c’est la crudité, le brut, ce qui n’est pas apprêté ; c’est de surcroît le moment où la franchise devient cruelle et brutale ; mais il faut y reconnaître également la qualité du grand Cru. Comment ces dynamiques influencent-elles l’écriture et la réception des romans de Céline ? Comment la violence et la créativité peuvent-elles être conciliées ? Sans poser de jugement moral (qui n’est pas le domaine du littéraire), il est possible d’engager une réflexion plurielle sur cette forme de la subjectivité. Aussi est-ce une exploration des sens, des métaphores, voire des jeux de mots, qu’implique le cru que nous souhaitons faire ici afin de renouveler et d’approfondir le rapport spécifique que le style de Louis-Ferdinand Céline entretient avec la violence verbale.

Cuisiner la critique

Si le motif de la cruauté est largement investi par la critique littéraire[1], le cru est une notion qui a encore trouvé peu de résonances. Aussi la thèse Le cru et le cuit de Claude Levi-Strauss est-elle toujours une référence. Il y est montré que le passage du cru au cuit marque l’avènement de la culture, et que c’est par et à travers le cru que se définit la condition humaine : « L’axe qui unit le cru et le cuit est caractéristique de la culture, celui qui unit le cru et le pourri, de la nature, puisque la cuisson accomplit la transformation culturelle du cru, comme la putréfaction en est la transformation naturelle[2]. » Cette conclusion fondamentale permet, entre autres, à Marc Angenot de travailler les modes de représentation de la sexualité dans le discours social de la « Belle Époque » selon le Cru et le faisandé[3]. Cela amène également le sujet barthésien, jouant le jeu de la troisième personne dans Roland Barthes par lui-même, à définir « La double crudité » :

La crudité renvoie également à la nourriture et au langage. De cette amphibologie (« précieuse »), il tire le moyen d’en revenir à son vieux problème : celui du naturel.

Dans le champ du langage, la dénotation n’est atteinte réellement que par le langage sexuel de Sade (SFL, 818, III) ; ailleurs, ce n’est qu’un artefact linguistique ; elle sert alors à fantasmer le naturel pur, idéal, crédible, du langage, et correspond, dans le champ de la nourriture à la crudité des légumes et des viandes, image non moins pure de la Nature. Mais cet état adamique des aliments et des mots est intenable : la crudité est immédiatement récupérée comme signe d’elle-même : le langage cru est un langage pornographique (mimant hystériquement la jouissance d’amour), et les crudités ne sont que des valeurs mythologiques du repas civilisé ou des ornements esthétiques du plateau japonais. La crudité passe donc à la catégorie abhorrée du pseudo-naturel : de là, grande aversion envers la crudité du langage et celle de la viande[4].

Étoilant la sémantique de la crudité, Roland Barthes dégage la métaphore essentielle du langage cru. Cette notion, que Barthes lie au « problème » du naturel, nous permettra d’envisager dans cette étude l’invective, cette forme transitive du langage violent, comme l’usage cru et cruel du discours, mais également comme le vecteur d’une créativité verbale. Sous le terme invective, rassemblons prudemment ce qui concerne la lutte, le conflit, la querelle, tout en sachant cette matière plurielle. Ne réduisons pas l’invective à un échantillonnage de phrases insultantes, à une somme de figures locales, mais postulons plutôt qu’elle est un agir verbal, et faisons reposer sa définition sur l’idée de mouvement, de trajectoire, de voie (vectum), respectant les travaux de John L. Austin, d’Évelyne Larguèche, de Jean-Claude Milner et de Nicolas Ruwet[5]. Ainsi, travaillons la position de l’invectiveur en tant que posture, c’est-à-dire en tant qu’angle de maintien. Étudions l’orientation, l’inclination, voire l’inclinaison, du discours violent représenté dans le texte littéraire. Et, selon la même logique, envisageons le cru comme un fait de texte[6], et limitons-nous à décrire et interpréter la violence comme une facette de l’esthétique romanesque de Louis-Ferdinand Céline[7].

Selon ces restrictions, l’état cru peut être envisagé d’abord comme un fantasme de l’Art brut. Non apprêtée, la matière crue est vierge de toute manipulation. Mais, il est également possible de penser le cru par son opposition au raffinement. De fait, l’idéal alchimique distingue le grossier du poli. La politesse, conduite attendue du littéraire, consiste alors à peaufiner le travail jusqu’à ce qu’il soit éclatant. Louis-Ferdinand Céline se réclame de ces deux idéaux en revendiquant une écriture brute et infiniment raffinée. Sa poétique est vouée à « retrouver l’émotion du “parlé” à travers l’écrit[8] », ce qui peut-on penser consiste à retrouver une certaine crudité, une certaine « spontané[ité] », de l’écriture ; mais, explique-t-il, il faut savoir que cela exige un travail colossal :

Encore est-ce un truc pour faire passer le langage parlé en écrit — le truc c’est moi qui l’ai trouvé personne d’autre — c’est l’impressionnisme en somme — Faire passer le langage parlé en littérature — ce n’est pas la sténographie — Il faut imprimer aux phrases, aux périodes une certaine déformation un artifice tel que lorsque vous lisez le livre il semble qu’on vous parle à l’oreille — cela s’obtient par une transposition de chaque mot qui n’est plus tout à fait celui qu’on attend une menue surprise — Il se passe ce qui aurait lieu pour un bâton plongé dans l’eau pour qu’il vous apparaisse droit il faut avant de le plonger dans l’eau que vous le cassiez légèrement si j’ose dire que vous le tordiez, préalablement. Un bâton correctement droit au contraire plongé dans l’eau apparaît tordu au regard. De même du langage — le dialogue le plus vif sténographié, semble sur la page plat, compliqué et lourd — Pour rendre sur la page l’effet de la vie spontanée il faut tordre la langue en tout rythme, cadence, mots et c’est une sorte de poésie qui donne le meilleur sortilège — l’impression, l’envoûtement, le dynamisme — et puis il faut aussi choisir son sujet — Tout n’est pas transposable — Il faut des sujets « à vif » — d’où les terribles risques — pour lire tous les secrets[9].

La fabrication du langage écrit — « spontané » selon Céline, cru selon nous — apparaît clairement comme une rhétorique. Et, de ce point de vue, le roman célinien s’avère un objet particulièrement pertinent dans la mesure où la fiction — contrairement au pamphlet — impose au langage une distance mimétique supplémentaire ; aussi limiterons-nous notre analyse à ce corpus fictionnel. L’hypothèse de notre travail est que l’écriture de Céline valorise la matière brute et brutale du langage et de son actualité afin d’en tirer des effets grandioses. La métaphore culinaire de la crudité devenue grand Cru devrait permettre de voir comment se lient la rhétorique rigoureuse et une forme de délire, de féerie. Visant à comprendre et interpréter la poétique du cru dans les romans de Céline, notre étude entend faire dialoguer différentes sémantiques, soit la cruauté, la crudité et le grand Cru.

La cruauté

Maintenant les gens sont blasés. Ils attendent toujours plus fort. Faut leur retourner le blanc des yeux, les crever d’angoisse, les suspendre la tête en bas, leur faire respirer la Mort, pour qu’ils commencent à se divertir… 

Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre

Sur l’échelle de la cruauté, la guerre est certainement la manifestation humaine qui se place au sommet. L’oeuvre romanesque de Louis-Ferdinand Céline fabrique[10] une chronique des deux guerres mondiales. Mais ce projet s’inscrit dans une logique plus vaste de la représentation de la violence, selon laquelle l’invective se confond avec les autres armes. Pour répondre aux horreurs de la guerre, les « engueulades[11] » deviennent un mode de communication et un principe d’écriture. De ce point de vue, la trilogie finale (D’un château l’autre[12], Nord[13] et Rigodon[14]) constitue une matière particulièrement riche et c’est pourquoi notre analyse de la cruauté se porte tout naturellement sur ce corpus. Notre première constatation est que le narrateur célinien ne se plie pas aux schémas attendus de la rencontre violente. La parole violente a une visée guerrière. Le langage est dans ce cas employé à des fins cruelles puisqu’il s’agit de tuer l’autre par les mots. La scène qui se joue implique alors trois acteurs : le locuteur, le destinataire et la cible, mais également un tiers, témoin-lecteur de l’invective. Et, il est attendu que, dans ce spectacle, l’injurieur est l’instance cruelle, car l’échange agonistique met habituellement en place des rapports de force qui offrent à l’agresseur la possibilité d’affirmer sa puissance en insistant sur la faiblesse de l’autre. Cette attitude correspond à la fonction transitive de l’injure dont Pierre Guiraud rend compte : « l’injure est un “acte” de parole, un “coup” qu’un sujet porte à un objet — le latin offendere signifie, primitivement, “heurter, porter un coup”[15]. » L’invective en tant que parole guerrière repose sur une subordination entre une instance active et une instance passive. Injurieur ou injuriaire, le locuteur voit sa position hiérarchique varier, et la logique veut que l’agresseur soit en position de force. Néanmoins, dans la trilogie finale, le sujet célinien[16] s’obstine à ne vouloir jouer qu’un rôle : celui de l’éternelle victime ; et cette posture influence la nature de son discours violent. Hors de lui, le protagoniste projette sa peur — comme on jette un projectile — à la face de ses ennemis : « “saloperies boches ! bourreaux !… vampires ! affameurs ! cons !” voilà ce qui se crie, s’hurle ! toute la Délégation d’obsèques absolument unanime ! » (CA, 407). La violence oppose les passagers d’un train, dont fait partie Céline, et les officiers allemands qui gardent le wagon. L’invective expose l’inhumanité de l’adversaire en dénonçant sa cruauté. Ici, la violence repose sur la voix de la majorité oppressée, qui, « absolument unanime », crie « bourreaux !… vampires ! affameurs ! » La cruauté de l’adversaire est reconnue par tous. La situation pragmatique repose sur une rhétorique de l’hyperbole supposant que la cruauté exacerbe la sensibilité et favorise la collusion de la communauté. Représentant les Allemands en « bourreaux », en « vampires » ou en « affameurs », les passagers trahissent leur crainte. Et la ponctuation confirme cet effet. Les points de suspension véhiculent l’émotion des passagers ; leur énervement est hésitant : ils crient, mais se rétractent un instant avant d’oser poursuivre. Victime d’une cruauté, l’injurieur fait le pari de Persée et tend au monstre le miroir qui, seul, peut le détruire.

La trilogie finale apparaît comme un moment romanesque caractérisé par une violence sous forme de défense. À tort ou à raison, Céline voit des ennemis partout, et ceci doit justifier sa haine du monde. Attaqué de toutes parts, il s’autorise un infini droit de réplique. Le monstre personnifie bien l’attaquant protéiforme ; théâtralisé, gigantesque et improbable, il s’impose dans toutes les situations agonistiques : « … son Loukoum ! avec !… avec !… son châtreur-maison ! goulu, le monstre ! » (CA, 46) ; « aussi bien nababs du Château, que crevards des soupentes !… épreuve générale des nerfs !… toute la Planète a la haine !… qu’ils étaient monstres et pire que ça !… » (CA, 47) ; « … lui Siegfried le schnaps qu’il voulait !… tout ce qu’il a cherché à Francfort !… le monstre !… tassé là assis, il nous tourne le dos, Siegfried monstre… » (R, 117). Le monstre est partout dans la logique pragmatique des derniers romans. Et sa personnalité est assez malléable pour convenir aux diverses formes que prend l’ennemi (dans les extraits isolés : le cruel, le bourreau, l’insensible). L’analyse de la ponctuation est, sur ce point, révélatrice. Dans Rigodon, le style de Céline isole le monstre en un segment bordé par des points de suspension (… le monstre !…). Cette écriture aménage un espace au monstrueux, elle le place sur un îlot et cette extraction le met en évidence. Dans les deux autres extraits, les points de suspension indiquent à la fois une hésitation et une exhibition. La phrase est entrecoupée pour produire une gradation de l’effet émotif dont le monstre constitue le sommet. Selon les situations, l’écriture présente le monstre avec précaution ou au contraire le met dangereusement en avant.

La violence est ici réflexion. Nous entendons par là que le discours pense le monstre et le projette à la fois, ce que rend plus explicite encore l’extrait suivant :

— Mörderer !… mörderer !… assassins !…
— Ils ont pas fini, saloperies !… Docteur attention !…
— Qui est-ce qui vous a dit Restif ?
[…]
« Assassin » qu’avait pas passé !… lui, je l’avais vu, qui travaillait assez froidement, ils l’avaient mis en colère !… avec : « assassin »…

R, 154

Le personnage de Restif, d’une nature pourtant « froid[e] », se montre particulièrement sensible à l’insulte « assassin ». Les points de suspension constituent dans ce cas une ponctuation glissante qui montre que le coup a porté. Dans le contexte de la guerre, « assassin » est reçu comme une invective monstrueuse. Le Voyage au bout de la nuit accueille de la même façon cette insulte :

Elle en a bavé alors et même plus qu’il en fallait. « Voleur ! Fainéant ! qu’elle m’agonisait… Vous avez même pas de métier !… Ça va faire un an bientôt que je vous nourris ma fille et moi !… Propre à rien !… Maquereau !… » T’entends ça d’ici ? Une vraie scène de famille… Elle a comme réfléchi un bon coup et puis elle l’a dit plus bas, mais tu sais alors elle l’a dit et puis de tout son coeur « Assassin !… Assassin ! » qu’elle m’a appelé. Ça m’a refroidi un peu[17].

L’insulte cruelle elle-même assassine, elle « refroidi[t] » littéralement l’adversaire ; comme Pierre Verdaguer, nous pensons que

En ce sens, la cruauté relève de l’eschatologie — au sens étymologique de dévoilement et de révélation. Elle est bien cette nécessité qui contraint Céline à dire et redire sans cesse au monde ses quatre vérités pour que s’impose sa grande vérité, dans les romans comme dans les pamphlets, en refusant toujours de se laisser prendre aux règles du langage établi, du beau langage. Céline, dès le premier roman, aura déjà pris ses distances, car révéler ne peut se concevoir en fonction des normes d’une écriture moribonde qui est, par conséquent, impropre à la tâche du vaticinateur. Il s’agira de montrer, non d’expliquer ou d’expliciter, ce qui serait se soumettre à la logique du système des mots et, partant, rejoindre le camp de l’intellectualisme, dont on ne peut que se défier puisque le raisonnement n’est pas du domaine de la révélation[18].

Le monstre n’est donc pas une identité pleine, il est le résultat d’un dévoilement, d’une démon-stration (il y a bien quelque chose de démoniaque dans cette exhibition), qui le fait naître en tant que tel. Et, placé dans la ligne de mire de l’écriture célinienne, chacun est susceptible de se révéler monstrueux.

Stratégiquement, le narrateur se présente comme un persécuté, mais dans sa défense, il se change en persécuteur à son tour : « C’est que de les injurier, voilà ! de les injurier puisqu’ils m’attaquent[19] ! » Cette attitude de défense sous forme d’attaque caractérise le sujet célinien. Selon Jean-Pierre Richard, Céline se révèle dans la figure du traqué : « Il faudrait le définir peut-être d’abord par son ouverture, c’est-à-dire son caractère d’absolue exposition. Le traqué c’est l’offert, le livré, le non-protégé, l’a-maternel[20]. » Le risque s’avère un fantasme d’inspiration ; le sentiment de la mort cruelle (entendue comme l’ultime danger) motive le sujet. La position du persécuté est périlleuse, mais le danger inspire le personnage célinien. Cette volonté de provoquer la persécution se trouvait déjà dans l’introduction de Mort à crédit : « Je pourrais moi dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard s’ils ne reviennent pas. J’aime mieux raconter des histoires. J’en raconterai de telles qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content[21]. » L’appel au persécuteur crée un cercle de la violence qui confère à l’invective une source intarissable. Comme l’Ouroboros, le serpent qui se mord la queue, le discours est un autofécondateur permanent.

La crudité

… de pipi il s’agit… je fais pas exprès de parler pipi, croyez-le… 

Louis-Ferdinand Céline, Nord

Si je fais pas caca moi j’aboye !

Louis-Ferdinand Céline, Féerie pour une autre fois

Parler crûment, c’est se permettre de dire des grossièretés, employer des termes et des formes d’expression impolis. À ce titre, le « gros mot » est symptomatique d’une certaine pratique de la violence. Catherine Rouayrenc voit le « gros mot » comme « un mot interdit, un mot à travers l’usage duquel se manifestent les tabous d’une société. La notion de gros mot est donc fondamentalement sociale et de ce fait susceptible de variations, variation selon les sociétés, le groupe social, variation dans le temps[22] ». Contrairement aux « performatifs de l’insulte[23] » dont la valeur péjorative est intrinsèque, son caractère interdit est donc relatif puisqu’« est “gros mot” ce que les gens considèrent comme tel, c’est-à-dire tout ce qui relève d’un domaine tabou (religion, sexualité, fonction excrémentielle), et/ou passe pour injurieux », à une époque et dans un lieu donné, ajoutons-nous[24].

L’orchestration des mises en scène céliniennes repose sur un rigoureux, et pluriel, emploi de l’hyperbole scatologique ; opération difficile s’il en est, explique Céline : « Ah ! mais y a les “merde” ! Grossièretés ! C’est ça qu’attire votre clientèle ! — Oh ! je vous vois venir ! C’est bien vite dit ! Faut les placer ! Essayer donc ! Chie pas juste qui veut ! Ça serait trop commode[25] ! » Le roman Mort à crédit intègre cette pratique comme étant constitutive de la personnalité de l’enfant rejeté. L’abject y induit une éviction selon un mouvement fondateur du récit. De fait, Christine Sautermeister pense que « les injures appartenant à la scatologie […] sont une des caractéristiques de Mort à crédit[26] ». Il faut donc voir ce roman comme emblématique. D’emblée, Ferdinand se définit par son abjection :

Comme défaut en plus j’avais toujours le derrière sale, je ne m’essuyais pas, j’avais pas le temps, j’avais l’excuse, on était toujours trop pressés… Je me torchais toujours aussi mal, j’avais toujours une gifle en retard… Que je me dépêchais d’éviter… Je gardais la porte des chiottes ouverte pour entendre venir… Je faisais caca comme un oiseau entre deux orages…

Je bondissais, à l’autre étage, on me retrouvait pas… Je gardais la crotte au cul des semaines. Je me rendais compte de l’odeur, je m’écartais un peu des gens.

MC, 70

Cet extrait montre les déjections comme un motif de l’isolement du jeune Ferdinand. L’odeur nauséabonde, que confesse à plusieurs reprises le narrateur, est repoussante et tient l’autre à distance ; écart qui participe aussi à la représentation de l’enfant dans le discours violent du père : « petit saligaud » (MC, 54), « petit salopard » (MC, 59), « Il est sale comme trente-six cochons ! » (MC, 70), « ce petit fumier ! » (MC, 82), « ce merdeux dénaturé » (MC, 82), « Ah ! le cochon !… le petit sagouin !… Mais il est tout rempli de merde ! » (MC, 140). Mais l’enfant apprend bientôt à manipuler ce registre afin de repousser à son tour l’adversaire. Aussi faut-il penser que ces invectives sont autant d’échelons permettant au jeune Ferdinand d’acquérir les codes du langage viril, symbole de sa maturité. De fait, la famille est le premier milieu favorable au développement de l’invective, elle apparaît même comme une sorte de lieu initiatique. Ferdinand encore enfant se trouve au bas de la hiérarchie et il subit ainsi toutes les agressions, victime des adultes qui l’entourent. Les relations familiales s’établissent sur des rapports de force que Ferdinand apprend à reproduire en battant d’abord son chien pour finir par se confronter au père tyrannique, tentative de meurtre devenue célèbre. L’affirmation de l’enfant passe donc par la transgression, et c’est le renversement du père qui permet à Ferdinand d’entrer dans la vie adulte.

Cet apprentissage métaphorise la démarche de l’invectiveur célinien qui manie l’abjection avec une éloquence croissante : « Merde ! un peu que je réagis !… » (R, 26), « Claben ! dis donc ! qu’il l’attaque, allez hop ! toi aussi t’en mange ! Grosse saloperie ! Fumier ! grosse lope… » (GB, 153), « Excrément ! » (CA, 131). La majorité de ces termes d’adresse est fréquente et prévisible dans l’apostrophe grossière. « Excrément », d’un registre plus médical, fait pourtant exception car ce n’est pas une injure usuelle, mais la cohérence du thème parvient à créer l’occasion insultante. C’est ici le maître Sosthène qui rend créative la matière scatologique : « Ah ! Les enfoirés !… Malheureux béotiens crotteux !… Ânes légaux… Âne du purin, moi que je dis !… » (MC, 416). Il apparaît que le style célinien repose largement sur une sélection motivée du vocabulaire : « Tu pourrais, c’était l’opinion à Gustin, raconter des choses agréables… de temps en temps… C’est pas toujours sale dans la vie… Dans un sens c’est assez exact. Y a de la manie dans mon cas, de la partialité » (MC, 17). Ceux qui ont entendu Céline parler voient même le dire scatologique comme un symptomatique tic de langage : « Les mots : merde, merdeux, constituent bien 40 % de son vocabulaire parlé. Mes étudiants qui font de la psychanalyse à New School n’hésiteraient pas à y voir l’indice d’un complexe anal[27]… » La manie envahit les lieux de la fiction pour composer un discours qui bégaye constamment sur les mêmes thèmes. À savoir que le réseau scatologique gonfle le sociolecte, selon une rhétorique qui prépare son éclatement.

La crudité du discours fait s’effondrer la frontière entre le privé et le public ; aucune pudeur ne garantit plus l’intégrité de l’être qui s’expose au vu de tous. Exhibant ce qui devrait être dissimulé, le langage cru oblige le sujet à élargir les frontières imaginaires de son identité. La révélation, ressentie comme une vulnérabilité, inquiète l’in-dividu. Dans De la souillure, Mary Douglas montre bien que les déchets corporels, provenant des confins du corps, constituent des « marges dangereuses » :

Par ailleurs, toutes les marges sont dangereuses. En les tirant dans tel ou tel sens, on modifie la forme de l’expérience fondamentale. Toute structure d’idées est vulnérable à ses confins. Il est logique que les orifices du corps symbolisent les points les plus vulnérables. La matière issue de ces orifices est de toute évidence marginale. Crachat, sang, lait, urine, excréments, larmes dépassent les limites du corps, du fait même de leur sécrétion. De même les déchets corporels comme la peau, les ongles, les cheveux coupés et la sueur. L’erreur serait de considérer les confins du corps comme différents des autres marges. Il n’y a pas de raison de supposer que l’expérience corporelle et émotionnelle de l’individu l’emporte sur son expérience culturelle et sociale[28].

Ce sont ces « confins du corps » que l’écriture de Céline met en scène et en discours à des fins tantôt traumatiques, tantôt esthétiques. La crudité est une articulation (entendue au sens mécanique du terme) qui rend l’écriture vivante, voire organique. Céline compare son style à un « métro-tout-nerfs-rails-magiques-à-traverses-trois-points » (EY, 116), et la métaphore témoigne bien de la voie que prend son écriture lorsque le discours se présente comme un acte de langage transitif. Le « métro » véhicule les émotions les plus intenses, les plus susceptibles de faire dérailler le discours, c’est pourquoi ce transport dangereux doit se faire sur des « rails-magiques » (EY, 116) que seule la littérature peut construire. Conduit par l’émotion, le métro est le lieu initial de la pulsion. Il faut néanmoins comprendre que le véhicule n’est pas totalement débridé :

Étonnante dialectique imaginaire de l’écriture comme déraillement non déraillant, comme émotion tout à la fois déviante et contrôlée, comme tension tenue. Le langage poétique subvertit les règles du langage ordinaire ; il les fausse, les tourne, les fait jouer de l’intérieur, sous la poussée toujours déformante du désir (d’où l’ouverture signifiante sur le « rêve », la « magie »). Mais en même temps, et presque perversement, il les respecte : il est une émancipation réglée[29].

La métaphore du métro figure l’activité oxymorique qui gouverne l’oeuvre célinienne : la précision et l’égarement. Habilement manoeuvré, le métro de Céline circule dans le système nerveux du lecteur : « Le lecteur qui me lit ! il lui semble, il en jurerait, que quelqu’un lui lit dans sa tête !… dans sa propre tête !… […] Pas simplement à son oreille !… non !… dans l’intimité de ses nerfs ! en plein dans son système nerveux ! dans sa propre tête ! » (EY, 122) ; système nerveux et système digestif ne font qu’un chez Céline, et la crudité est elle-même un véhicule qui évolue dans le corps du lecteur.

Dans une entrevue accordée à Robert Sadoul pour la radio suisse romande, Céline explique, avec la mauvaise foi qui le caractérise si bien : « On reproche à un peintre de se servir de la couleur caca dans le fond de ses tableaux ; c’est un beau fond, caca, dans les tableaux on en fait tout le temps, des tableaux en caca il y en a partout, mais c’est l’apposition des teintes qui fait les choses[30]. » Ainsi, dans ses romans, Céline peint également certains tableaux en « couleur caca », employant sans modération toutes les nuances de cette teinte. Ce geste de revendication, et assurément de provocation, implique l’utilisation du matériel négligé. Peintre audacieux, Céline n’hésite pas à employer les teintes maudites, soit celles que la société rejette.

Mais la « couleur caca » est salissante, et Céline parvient difficilement à la dissoudre : « […] je me ferais traiter d’encore plus abject, étron des Pléiades, et on ne me vendrait plus du tout… » (CA, 195). Allant au bout de ses convictions, ou de ses blagues, Céline fait de la tache un titre de gloire. La désignation « étron des Pléiades » s’entend en effet comme une hyperbole qui permet à Céline de revendiquer une distinction littéraire. Parodique, la séquence repense la naissance du héros sorti de la cuisse de Jupiter, Céline parvenant ainsi à en faire une part fondamentale de son identité : « mon “je” est pas osé du tout ! je ne le présente qu’avec un soin !… mille prudences !… je le recouvre toujours entièrement, très précautionneusement de merde » (EY, 66). Ainsi, le corps et le corpus ne font plus qu’un.

Le « grand Cru »

[…] pour faire de l’ordure il faut en être sorti, n’est-ce pas. Il faut justement en être détaché, et c’est mon cas. Je suis essentiellement raffiné et essentiellement… euh… plutôt puritain. Je bois de l’eau, je mange des nouilles et… 

Louis-Ferdinand Céline, Entrevue accordée à Robert Sadoul

L’oenologue sait que c’est la qualité du terroir qui permet aux différents cépages d’exprimer leurs caractères et qui donne ce que l’on appelle communément des Crus. Le grand Cru, c’est l’excellence réservée aux meilleurs terroirs, mais c’est également le reflet des hommes qui ont mis leurs efforts au service de cette qualité. L’écriture célinienne reconnaît et respecte ce travail, l’auteur mettant lui-même beaucoup d’énergie à cultiver les effets qui feront naître les émotions les plus complexes. Et la génération chez Céline permet également de faire surgir de nouveaux éléments dans la langue. De fait, la formation néologique permet à Céline de vivifier le langage. La néologie tient au plaisir, voire au fantasme du discours : au jouir de la langue. Le « grand Cru » célinien rêve la langue et ce fantasme crée la possibilité d’un ailleurs où la génération ne suit plus les lois de l’évolution. Traquant le cru le plus cru, le grand Cru, notre enquête isole l’imagerie du cadavre. Il faut reconnaître le cadavre comme le déchet le plus écoeurant, à la limite de l’identité :

Le cadavre (cadere, tomber), ce qui a irrémédiablement chuté, cloaque et mort, bouleverse plus violemment encore l’identité de celui qui s’y confronte comme un hasard fragile et fallacieux. […] De ces limites se dégage mon corps comme vivant. Ces déchets chutent pour que je vive, jusqu’à ce que, de perte en perte, il ne m’en reste rien, et que mon corps tombe tout entier au-delà de la limite, cadere, cadavre[31].

Impudiquement, les invectives du clinicien représenté dans la fiction s’attardent sur la « chute » horrible. Et cette rhétorique est investie jusqu’à faire de la charogne une figure esthétique essentielle selon un imaginaire qui avait également inspiré Baudelaire[32]. L’imagerie liée à la charogne est abjecte, mais la force de la figuration peut faire que l’état horrible participe d’une esthétique. Condition que deux personnages de Mort à crédit figurent de façon mémorable : la grand-mère

Je pensais à la galantine… À la tête qu’elle devait avoir là-dessous, maintenant Caroline… à tous les vers, les bien gras… des gros qu’ont des pattes… qui devaient ronger… grouiller dedans… Tout le pourri… des millions dans tout ce pus gonflé, le vent qui pue… Papa était là… Il a juste eu le temps de me raccrocher après l’arbre… j’ai tout, tout dégueulé dans la grille… Mon père il a fait qu’un bond… Il a pas tout esquivé…

MC, 115

et Courtial des Pereires

Puisqu’il veut pas du tout nous croire… Moi je vais lui montrer toute la fiole […]. Je lui découvre toute cette belle brandade… Tu veux dis regarder ! Qu’il se rende bien compte… Il s’agenouille aussi pour mieux voir… Je lui répète encore :

— Ça va gaz ! Tu viens ?… Je l’attire… Il veut plus bouger !… Il insiste… Il veut pas partir… Il renifle en plein dans la barbaque… « Hm ! Hm ! » Il rugit !… Ah ! Il s’exalte ! … Il se fout en transe… Il en frémit de toute la carcasse !… Je veux alors la recouvrir la tronche !… Ça suffit !… Mais il tire en plein sur la toile… Il est enragé ! Positif ! Il veut plus du tout que je recouvre !… Il plonge les doigts dans la blessure… Il rentre les deux mains dans la viande… il s’enfonce dans tous les trous… Il arrache les bords !… les mous ! Il trifouille… Il s’empêtre !… Il a le poignet pris dans les os ! Ça craque… Il secoue… Il se débat comme dans un piège… Y a une espèce de poche qui crève !… Le jus fuse ! gicle partout ! Plein de la cervelle et du sang !… Ça rejaillit autour !

MC, 594

La charogne trouve ici une illustration unique, de sorte que toute évocation de cet état dans le discours de Céline rappelle ces deux tableaux, qui deviennent des références. Dans le tableau de la grand-mère, l’esthétique de l’horreur résulte de la destruction de la frontière entre le monde de l’enfant et le monde adulte. Ainsi, l’horreur exprimée par les visions du jeune Ferdinand décuple les enjeux de l’écriture agonistique. La force du style célinien parvient même à transformer l’abject en esthétique. Dans les deux tableaux, la représentation du cadavre passe par des métaphores alimentaires : la « galantine » pour la grand-mère, la « barbaque » pour Courtial. La figuration emploie les pouvoirs du dégoût de l’aliment, qu’on a vu comme les motifs fondateurs de l’horreur, moteurs d’une esthétique forte. De fait, la mise en scène « exalte » l’horreur ; elle conduit à la « transe ». Cette élévation est aussi celle de l’esthétique qui permet de relire les passages comme des scènes de jouissance. Dans le second extrait, la narration est particulièrement polysémique. Le curé qui investigue le cadavre de Courtial « s’enfonce dans tous les trous », « trifouille », « s’empêtre », jusqu’à ce que « le jus fuse ! gicle partout ». Il se présente ainsi comme un amant de l’apocalypse. La ponctuation construit ici le rythme soutenant le dynamisme des deux scènes. Les points de suspension marquent le dégoût du narrateur par des pauses et des silences, comme autant de hoquets annonciateurs du vomissement. Le travail de l’écriture est dense. Et la mise en scène porte même en elle la clé de son interprétation : les « vers » (poétiques) sont « bien gras » « gros » avec « des pattes », ils « rongent » et font « grouiller dedans », étant entendu que, comme le père de Ferdinand, le lecteur ne pourra « tout esquiv[er] ».

L’homme, réduit dans la mort à sa masse de chair, devient une entité négligeable, voire consommable. De fait, dans Nord, on apporte une viande pâle et douteuse au narrateur affamé, dont le flair clinique pressent l’origine, et qui, en définitive, est dévorée par le chat :

Ivan revient, il remonte avec le petit bout de viande… je m’y connais… cette viande ne sent pas… mais elle est pâle… je veux pas vous faire un effet, mais enfin les choses… l’endroit… « on ne voit que ce qu’on regarde et on ne regarde que ce qu’on a déjà dans l’esprit »… Bébert renifle un peu ce bout de viande pâle… il mord dedans, il la refuse pas… pas de commentaires…

N, 73

La guerre, vue comme une boucherie humaine, fait de l’homme une viande écoeurante que le sort destine à l’abattoir. La scène montre que devant les extrêmes, même le locuteur célinien vacille et recule. L’hésitation du chat éclaire le vomissement du héros : le tabou anthropophage, plus ou moins métaphorisé, constitue une limite du fantasme, c’est-à-dire qu’à ce point l’imagination bute, refuse d’aller plus en avant. Le vomissement apparaît ainsi l’ultime réception de la violence crue.

Céline ne peut avaler le grand Cru. La mort est une réalité quotidienne pour le narrateur célinien, évoluant, pour un temps, dans une société en guerre : « Dans ce métier d’être tué, faut pas être difficile, faut faire comme si la vie continuait, c’est ça le plus dur, ce mensonge » (V, 34-35). Cette difficile familiarité avec la mort ne rend néanmoins pas l’individu plus tolérant face à l’horreur :

— Oui, tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir.

V, 65

Jamais blasé, le personnage garde l’horreur active : « jamais, en quelque circonstance, j’ai pu me résigner à la mort » (FF, 515). La mort ne souffre aucune euphémisation, aussi le discours se déploie-t-il sans ménagement, ayant même tendance à surexposer l’horreur, comme si elle était captée avec un objectif — un oeil — trop ouvert. Les désirs de la représentation cinématographique paraissent cohérents avec ceux de Céline qui voit le cinéma comme la technique rivale : « je laisse rien au cinéma ! je lui ai embarqué ses effets !… toute sa rastaquouèrie — mélo !… tout son simili-sensible !… tous ses effets !… décanté, épuré, tout ça !… à pleins nerfs dans ma rame magique ! concentré !… » (EY, 117). L’esthétique, exposant le lecteur aux pires démonstrations, torture la matière romanesque pour lui faire rendre ses effets les plus perturbants, puisque, affirme-t-il avec démesure : « Oh, je cherche pas à vous émouvoir !… insensibilité de sauriens !… juste des petites misères !… entendu !… » (FF, 145). L’euphémisation ironique du projet de l’écriture a pour effet de gonfler les ambitions esthétiques que l’on comprend être démesurées. Le vocabulaire étudié ici n’exprime pas une sensibilité intrinsèquement agressive. La violence naît de l’affectivité éprouvée par la figuration crue. L’agression compte, dans cette situation précise, davantage sur la référence qu’elle insinue que sur le lexique attendu comme agonistique. La surprise coordonne deux émotions limites, la peur et le dégoût, pour constituer un amalgame émotionnel efficace, qui assure la réalisation du fait de texte invectif.

Et il faut savoir que le cadavre est aussi une métaphore de la langue morte reconnue par les écrivains des années 1930 : « [l]a glace et le cadavre (l’objet solide et l’objet décomposé) sont, au cours des années trente, les métaphores les plus fréquentes de la langue morte opposée à la langue vivante — l’objet commun insaisissable et sans limites : eau vive, fleuve, rivière, fontaine[33]. » Aussi n’est-il pas surprenant que dans la violence le cadavre et l’argot s’associent selon la logique célinienne. La langue défendue par Céline souhaite ranimer la langue morte, réveiller le cadavre, et cette opération doit beaucoup à la réappropriation du langage argotique : « piment admirable que l’argot !… mais un repas entier de piment vous fait qu’un méchant déjeuner ! votre lecteur vous envoie au diable ! il fout votre cuisine sens dessus dessous ! la gueule emportée ! il retourne aux chromos votre lecteur ! et comment !… l’argot séduit mais retient mal… » (EY, 72). Tout le lexique n’est pas grand Cru chez Céline, mais il est toujours redevable de la même dynamique, celle du bouleversement comme source de l’émotivité. Le mot, comme le « piment », doit brûler la bouche, et l’oreille.

… un plat qui se mange froid

De façon métaphorique, l’invective constitue l’usage cru et cruel du langage. Elle alimente la conversation, selon un mouvement qui inspire le dégoût ou l’effroi. La violence s’exécute avec une froide maîtrise, comme le pense Antonin Artaud :

Cruauté signifie rigueur, application et décision implacable, détermination irréversible, absolue. […] Il me semble que la création et la vie elle-même ne se définissent que par une sorte de rigueur, donc de cruauté foncière qui mène les choses à leur fin inéluctable quel qu’en soit le prix[34].

La crudité, comme la cruauté et le grand Cru, sont des plats qui se mangent froids (évidemment) ; autrement dit, ce n’est qu’au prix d’efforts patients et d’une planification rigoureuse qu’il est possible d’obtenir ces effets. Et il ne faut pas oublier le plaisir jubilatoire que procure cette pratique. Les invectives adressées aux autres auteurs, comme celles qui harponnent ceux qu’il voit comme ses tortionnaires, témoignent tant de la force du style de Céline que de son humour et de sa passion. Dans son discours critique, Céline oppose le parler à l’écrit et défend la suprématie du premier. La langue défendue par Céline souhaite ranimer la langue morte, réveiller le cadavre : « Vous l’avez dit elle meurt vite cette langue. Donc elle a vécu, elle vit tant que je l’emploie[35]. » L’emploi que fait Céline du langage cru se veut un affront au milieu littéraire qui défend une certaine forme de la langue illustrée par les grands écrivains. Et c’est le choc de la confrontation qui provoque le big bang de la création :

On a dit : le français est académique… c’est des histoires. Il est académique parce qu’il est travaillé par des gens monotones, qui ne travaillent pas beaucoup le sujet, qui ne se donnent jamais le mal, l’humilité de tout… de tout mettre à bas et puis se dire : mais ce n’est pas tout à fait ça, regardons où je me trouve et ce n’est pas ça[36].

S’opposer à l’académisme inspire à Céline la création d’une langue essentiellement performative. De fait, la langue de Céline est toujours langage, toujours parole. Le discours est le fait d’une voix qui le dit, le narrateur célinien possédant une personnalité incarnée. Ce projet audacieux produit une oeuvre vivante ; François Gibault le note : « […] Céline n’est pas un écrivain de musée, d’académie : son oeuvre est vivante — vous ne pouvez pas parler de lui sans que les gens se lèvent et se mettent à s’empoigner. Il faut s’en réjouir ; quand l’oeuvre de Céline sera morte, on pourra en parler sans passion[37]. » De même, Henri Godard remarque que « chaque fois que Céline parle de ces réalités d’une manière qui ébranle en nous quelque chose, chaque fois qu’il nous oblige, non pas seulement à y penser alors que nous voudrions les ignorer, mais à les sentir agissantes en nous, il nous agresse d’une agression qui n’est plus de l’ordre de la fiction[38] ». C’est donc en s’efforçant de rendre le langage écrit plus cru que cru que Céline parvient à le ranimer, à le rendre vivant.