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De Lucien à Tintin

Replaçons l’oeuvre d’Hergé dans une certaine perspective : un créateur, en contact intime avec la presse, enfante une oeuvre qui ne va jamais cesser de se nourrir poétiquement et formellement de l’imaginaire médiatique. À ce titre et avec toutes les nuances nécessaires, Hergé pourrait être rapproché des nombreux écrivains-journalistes qui, depuis la monarchie de Juillet et sous des formes extrêmement variées, expérimentent les échanges entre la presse et la littérature — cela d’autant plus que la bande dessinée n’échappe évidemment pas, ni dans sa genèse ni dans sa poétique, au lien intime qui la relie au journal, et surtout à l’illustration de presse. Illustrateur au Vingtième Siècle à ses débuts, responsable de son supplément Le Petit Vingtième, dans lequel paraissent les premières aventures de son héros reporter, cofondateur du magazine Tintin, lecteur lui-même de reportages qui alimentent sa création (on sait par exemple ce que ses premiers albums doivent au Crapouillot[1]), Hergé inscrit son activité, professionnelle et créatrice, au coeur de la culture médiatique. Comme bien des feuilletonistes avant lui, il prépublie son oeuvre en journal, puis la recueille en livre (en album), sensiblement retouchée et modifiée[2]. Tout naturellement, les échos médiatiques sont nombreux au sein de l’oeuvre : il n’est pas un seul album qui ne comporte de référence au journal, fortement inséré dans la trame narrative de toutes les aventures.

Dans ce qui suit, j’aimerais tenter de démêler certains enjeux qui relèvent de ces relations profondes avec le journal et son imaginaire. Curieusement, dans son ouvrage sur Tintin et les médias, Pierre Sterckx ne consacre aucun chapitre au journal, qui est pourtant, et de loin, le média le plus représenté dans l’oeuvre d’Hergé[3]. De la même manière, à ma connaissance, peu a été dit au bout du compte sur le fait qu’Hergé a fait de Tintin un reporter. Suivant les biographes d’Hergé, la chose s’est imposée assez naturellement au dessinateur :

Quant à la profession du nouveau héros, elle est toute trouvée : il sera reporter. Alors qu’il se morfondait au bureau des abonnements [du Vingtième siècle], Hergé avait eu le loisir de fantasmer sur les aventures exaltantes de ces journalistes hors du commun. Joseph Kessel, Albert Londres faisaient monter spectaculairement les tirages des journaux qui publiaient leurs récits de voyage[4].

Pierre Assouline a également insisté sur l’évidence de ce choix : « Pour ce qui est du scénario, c’est aussi clair. Tintin est journaliste. Ou plutôt : reporter, […] membre de cette corporation déjà mythique des journalistes au long cours, Albert Londres, Joseph Kessel, Édouard Helsey, Henri Béraud et autres flâneurs salariés[5]. » Mais aussi évidentes soient les raisons biographiques et circonstancielles qui ont poussé Hergé à faire de Tintin un reporter, derrière elles se cache l’aboutissement d’un processus historique. Sans céder au mirage toujours fuyant des origines, j’aimerais remonter le cours de ce processus qui se joue sur les plans complémentaires du reportage et de la littérature. Comment en est-on arrivé, à l’aube des années 1930, à cette figure positive mais paradoxale du journaliste qui n’écrit pas, et nullement préoccupé de considérations esthétiques ? En forme de boutade et de raccourci saisissant, on pourrait s’interroger sur le renversement de la représentation du jeune homme dévoré d’ambitions littéraires mais piégé par les tentations néfastes du journalisme, ainsi que Balzac en constitue le mythe avec Lucien de Rubempré dans Illusions perdues, à la figure hautement valorisée — mais sans stylo ! — du Petit Vingtième. Plus concrètement, je me propose donc de réfléchir sur ce que Tintin doit à la poétique du reportage, genre phare du journalisme à l’époque de la jeunesse d’Hergé, ainsi qu’à l’imaginaire du héros reporter tel que le roman le popularise au tournant du xxe siècle, avec des figures connues (Rouletabille) et d’autres nettement moins (Danglars).

Du petit au grand reportage

Dans le dernier tiers du xixe siècle s’impose progressivement le reportage, journalisme de terrain qui s’appuie sur le triomphe du fait divers dans la presse populaire du Second Empire. Notons-le au passage, il en reste des traces chez Tintin : Le secret de la Licorne s’ouvre par une première case-article de « faits divers » sur des vols à la tire. Le reportage est à l’origine lié aux petits incidents de la rue et son lointain ancêtre est le canard, mélange de rumeurs et de nouvelles extraordinaires qui remonte à l’Ancien Régime. Le « fait-diversier » court les rues et visite les commissariats à la recherche de petites nouvelles. À terme, avec la nouvelle pratique, dans les années 1860 et 1870, du reportage de guerre, avec l’extension géographique de son terrain d’enquête également, le reportage va s’imposer et détrôner la chronique dans la hiérarchie des genres nobles du journal[6]. La transition entre les deux genres est révélatrice de l’évolution et de la professionnalisation du journal au tournant du xxe siècle : si le chroniqueur est un véritable homme de lettres qui parvient, jusqu’à un certain point, à contenter ses ambitions littéraires dans le journal, le reporter est un salarié du journal à l’ère de la quête d’information[7].

Au début du xxe siècle et à l’époque de la prime jeunesse d’Hergé, quelques figures de reporters se sont déjà imposées : Pierre Giffard, qui a commencé au Figaro, Gaston Leroux au Matin, Ludovic Naudeau au Journal, ou encore Jules Huret, que les littéraires connaissent bien en raison de sa célèbre « Enquête sur l’évolution littéraire » parue dans L’Écho de Paris en 1891. Dès avant la Première Guerre mondiale, des ouvrages consacrés au journalisme analysent le nouveau phénomène du reportage et sont unanimes à en consacrer la suprématie. Auguste de Chambure, par exemple, confirme en 1914 l’héroïsation du reporter : « Le “reporter” est un produit de la vie moderne. Se rend-on compte de la souplesse, de l’énergie, et souvent de l’héroïsme professionnel, qu’ont demandés à leurs auteurs quelques-uns des grands reportages modernes[8] ? » Après la guerre commence l’âge d’or du « grand reportage », bien étudié par Marc Martin et Myriam Boucharenc[9]. Alors qu’Hergé entreprend de dessiner la toute première aventure de son héros à la fin des années 1920, la figure d’Albert Londres s’impose comme un modèle[10]. Londres est en effet déjà une figure emblématique du reportage, et sa disparition tragique en mer en 1932 va contribuer à cristalliser le mythe. Joseph Kessel est l’autre aventurier et reporter connu de l’époque, d’abord attaché au Journal (pour lequel il réalise un reportage sur la Palestine que Tintin visitera dans L’or noir) puis au Matin à partir de 1929.

Comment se mesure Tintin à ses débuts par rapport à ces deux grandes stars du reportage, auxquelles on a coutume de l’associer ? En fait, on le sait, le Tintin archaïque est très idéologique, c’est le bon Blanc colonisateur, c’est l’anticommuniste de la droite catholique ; en cela tout à l’opposé d’Albert Londres, proche des milieux de gauche, et du Joseph Kessel de « Marchés d’esclaves » par exemple, tous deux très sensibles dans leurs reportages aux problèmes humanitaires qui ne préoccupent pas du tout le premier Tintin. Depuis sa grande enquête au bagne de Cayenne, publiée dans Le Petit Parisien du 8 août au 5 septembre 1923, Londres est connu pour ses reportages engagés. Il a également parcouru plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, périple qui lui inspire un reportage, « Quatre mois parmi nos Noirs d’Afrique », publié dans Le Petit Parisien du 12 octobre au 9 novembre 1928. Dans ce reportage Londres ne remet pas en cause la logique coloniale, mais s’insurge contre la persistance des pratiques esclavagistes et contre l’exploitation de la main-d’oeuvre africaine. « Marchés d’esclaves », publié dans Le Matin du 26 mai au 14 juin 1930, est quant à lui le plus célèbre reportage de Kessel ; dans les pays limitrophes de la mer Rouge, entre l’Afrique et la péninsule arabique, l’envoyé du journal parisien enquête sur la persistance de l’esclavagisme, qu’il dénonce. La coïncidence — la discordance aussi — avec Tintin au Congo, dont la publication dans Le Petit Vingtième a commencé le 5 juin de la même année, est frappante. Les échos de « Marché d’esclaves » ne se feront véritablement entendre qu’en 1958, dans Coke en stock, bien que certaines scènes des Cigares du pharaon pourraient s’en inspirer[11]. En termes de sensibilité idéologique, ce n’est donc pas nécessairement du côté de Londres ou de Kessel qu’il faut chercher, mais par exemple du côté de certains reporters qui enquêtent sur la Russie rouge dans les années 1920 et dont les reportages ont le même parti pris anticommuniste que Tintin au pays des Soviets. C’est le cas notamment des articles d’Henri Béraud et de Géo London publiés en 1925 et 1927 dans Le Journal[12]. Il est vrai par ailleurs qu’Albert Londres a aussi fait le voyage en Russie des Soviets en 1920, et qu’il en a ramené un reportage peu tendre envers le régime bolchevique[13] ; Hergé n’avait alors que 14 ans, mais il connaissait apparemment ces articles[14].

En réalité, du grand reportage chez Hergé au moment du premier Tintin, il demeure moins une posture idéologique qu’une poétique, tout cela sur fond d’aura héroïque. Le grand reportage et la série d’Hergé peuvent gagner à être rapprochés, non pour jouer au jeu de la détection des filiations précises, mais plutôt afin de comprendre comment certains linéaments essentiels du reportage vont ainsi être transposés dans la bande dessinée d’Hergé. Depuis la fin du xixe siècle, le grand reportage est un genre dont le geste fondamental est celui du rassemblement. Comme l’a brillamment montré Géraldine Muhlmann dans son Histoire politique du journalisme, situés derrière ce « témoin-ambassadeur » qu’est le reporter, les lecteurs sont invités à se rassembler autour de valeurs, de marques symboliques et de traits culturels qui transparaissent dans le reportage[15]. Témoin, ambassadeur, rassembleur des lecteurs du Vingtième Siècle : à l’origine Tintin n’est pas pensé autrement, et dans les premiers albums le geste du rassemblement s’effectue à travers un décalage très marqué entre le « nous » (blanc/européen/catholique) et le « eux » (communistes/nègres/capitalistes). À partir du Lotus bleu, le ton s’apaise et dans les versions d’après-guerre de certains albums ainsi que dans les nouvelles aventures, l’arrière-plan politico-idéologique sera largement atténué[16]. Remarquons toutefois que d’un bout à l’autre des Aventures, la fonction de témoin-ambassadeur du héros est d’une certaine manière rappelée dans les scènes, nombreuses, du reporter médiatisé, souvent situées en fin d’album. Les projecteurs médiatiques qui éclairent le triomphe du héros permettent d’imaginer à même la fiction l’existence d’une communauté soudée dans l’approbation, naguère plus idéologique, désormais réunie autour de valeurs universalistes.

On comprend dès lors que Tintin ne peut écrire, ou que cela soit très secondaire ; ce n’est pas derrière l’écrivain-journaliste que cette communauté se soude, mais derrière l’action du reporter-témoin. Chez Tintin, si ce n’est qu’à une seule occasion, dans Tintin au pays des Soviets[17], la mise en scène de l’écriture du reportage, ainsi que l’existence textuelle de ce même reportage hypothétique, demeurent hors-cadre, déléguées à l’imagination du lecteur. Montrer le reporter en train d’écrire constitue en fait une erreur narrative qui ne se reproduira plus dans la série, car cette pause extrait Tintin de ses propres aventures, institue un décalage avec lui-même qui s’avère intolérable. Dans une rare scène où Tintin se désigne lui-même journaliste, au début de Tintin au Congo, on se souvient de ce moment où une meute de journalistes de diverses nationalités assaillent le jeune reporter pour tenter de lui acheter son futur reportage ; Tintin décline ces offres et explique : « Je suis déjà engagé vis-à-vis d’autres journaux, auxquels j’ai donné l’exclusivité de mes reportages[18]. » Dans une autre rare scène d’activité journalistique, tirée de L’oreille cassée, le journaliste prend quelques notes sur un calepin à propos du vol puis de la mystérieuse restitution du fétiche Arumbaya[19]. Mais des reportages à venir que suggèrent ce genre de scènes il ne sera plus question par la suite ; libre au lecteur de se demander en fin d’album si les reportages qu’écrira Tintin seront différents des aventures qu’il vient de lire !

Or précisément, c’est ici que la poétique du reportage ne concorde pas avec la fictionnalisation du reporter de bande dessinée telle que l’invente Hergé. Le lecteur de journaux qui lit un « vrai » reportage a sous les yeux à la fois l’action du reporter et le « résultat » textuel de ce reportage. Tous les grands reportages sont homodiégétiques : le « je » du narrateur se pose explicitement en instance qui raconte le reportage et en témoin qui a vécu ce qui est narré. C’est donc à travers le témoignage d’une expérience vécue et ressentie que le reporter atteste la véracité de ce qu’il écrit. De ces caractéristiques narratives et littéralement sensualistes[20] du grand reportage, il ne reste évidemment rien chez Tintin. Tintin est un être de fiction qui, s’il emprunte certains traits poétiques au grand reportage, n’en demeure qu’une forme de transposition épurée. C’est cette épure qu’il convient maintenant d’explorer.

Le reporter fictif

Un peu à l’instar de ce qu’avait proposé André Belleau autour du « romancier fictif » dans la littérature québécoise, la mise en scène, à même un journal, des péripéties d’un « reporter fictif » n’est pas sans conséquence. Dans les versions prépubliées en journal des Aventures, il ne devait pas manquer de se produire un effet de boucle intéressant : de même qu’un roman qui met en scène un romancier est le motif, comme l’écrit Belleau, d’une « insistance réflexive qui n’est pas innocente[21] », les péripéties d’un reporter fictif mettent inévitablement en cause le journal qui les publie, et de manière générale tout le système médiatique. Or ce reporter fictif qui n’écrit pas — ou si peu —, si le lecteur l’associe volontiers à un reporter malgré tout, ce n’est jamais par un quelconque « résultat textuel » (un article écrit par Tintin), mais avant tout par un ensemble de faisceaux désignatifs convergents : Tintin est « dit » reporter par les autres personnages, ou par les journaux fictifs qui mettent en scène ses exploits[22] ; jusqu’en 1939, la mention de « reporter » figure en outre sur les couvertures des albums[23]. Hergé active par ailleurs de nombreux indices culturels associés au grand reportage : astucieux et agile, Tintin parcourt le monde, il ne craint pas le danger, porte loin le regard occidental sur le monde, est curieux, observateur[24], etc. Dans les deux cas — désignations du reporter et indices du reportage —, et compte tenu de l’absence à peu près complète de mise en scène du journaliste en train d’écrire ses reportages, le statut du héros comme reporter au sein de son univers fictif ne se comprend qu’en vertu d’un rapport à un hors-texte de référence, à un contexte social et institutionnel plus ou moins fixé où le reporter fictif va puiser la motivation implicite de certaines de ses qualités. Mais les indices qui sont exploités, indices d’héroïsation et de voyages exotiques notamment, renvoient aussi à un co-texte assez précis, à une archive culturelle qui s’est indéniablement imposée à Hergé au moment de la création de Tintin : celle des romans du reporter.

Comme pour le grand reportage, la filiation de Tintin avec le héros reporter tel que Jules Verne en fixe les contours dans Michel Strogoff dès 1876 est souvent rappelée, mais au bout du compte peu explorée véritablement. Pierre Assouline rapporte que « tout en reconnaissant avoir lu Le mystère de la chambre jaune et Le parfum de la dame en noir, Hergé jurera ses grands dieux n’avoir jamais songé à Rouletabille en créant Tintin[25] ». Encore une fois, le parti pris biographique ne doit pas nous leurrer. Il y a bien à l’origine de la série d’Hergé la réactivation d’un imaginaire sociodiscursif dont la parenté avec Tintin est manifeste. Si la veine du reporter voyageur est évidente (c’est le côté vernien de Tintin), existe aussi celle du reporter enquêteur. La filiation héréditaire en est fascinante et paraît remonter à l’affaire Pranzini, fait divers qui a profondément marqué l’imaginaire en 1887 et donné lieu à une intense couverture médiatique[26]. La même année commence à se profiler la figure du journaliste enquêteur plus malin que la police, avec le personnage de Saintonge dans un roman bien oublié de Fortuné de Boigobey, Cornaline la dompteuse[27]. Mais il s’agit encore d’un personnage secondaire et il faut attendre Que faire ?, étrange roman d’Henry Desnar (de son vrai nom Esnard) et de son nègre Apollinaire, qui met au-devant de la scène un jeune reporter nommé Danglars, aux « yeux bleus d’une douceur infinie ». Ce roman, que personne ne semble avoir jamais véritablement relu — l’édition de 1950 ne correspond que très partiellement au feuilleton paru dans Le Matin du 19 février au 25 mai 1900[28] — réactive l’imaginaire du fait divers de 1887 : à travers des péripéties et une ambiance fantastique qui n’est pas sans annoncer Fantômas (notamment par le personnage du mystérieux marquis d’Alamanjo, sorte de « génie du crime » que combat Danglars), le journaliste du New York Messenger va participer à l’élucidation d’un triple assassinat commis par un « Levantin » du nom de Pranzino… Indéniablement avant-guerre, se cristallise le type du jeune reporter talentueux, très actif mais littérairement désoeuvré. L’aura qui entoure alors le grand reportage contribue à déplacer du policier vers le journaliste, dans l’imaginaire social, les qualités de droiture et d’aventurier héroïque[29] .

À partir de là les choses s’enchaînent : la série de Gaston Leroux commence à paraître dans L’Illustration en 1907, Tintin semble déjà prendre forme physiquement puisque la tête de Rouletabille, ce gamin de « seize ans et demi », écrit Gaston Leroux, « était ronde comme un boulet[30] ». Puis vient Isidore Beautrelet, le jeune et courageux journaliste de Maurice Leblanc dans L’aiguille creuse, qui donne à lire en 1909 les apparences d’un visage encore une fois étrangement familier : « Il parlait doucement, d’un ton de politesse infinie. C’était un tout jeune homme, très grand et très mince, vêtu d’un pantalon trop court et d’une jaquette trop étroite. Il avait une figure rose de jeune fille, un front large planté de cheveux en brosse […]. Ses yeux brillaient d’intelligence[31]. » Beautrelet ressemble comme un grand frère à Tintin, ils ont à la fois leur air de famille et leurs traits propres. Le relais est ensuite passé à la série Fantômas, dans laquelle Souvestre et Allain accordent une place considérable au jeune et attachant Jérôme Fandor, journaliste à La Capitale et compagnon du policier Juve. En 1913, dans La fin de Fantômas, les prolifiques auteurs expliquent le statut très particulier de leur personnage journaliste :

Il n’avait d’ordres à recevoir de personne, il faisait ce que bon lui semblait, enquêtait sur les sujets qui l’intéressaient, et apportait ses papiers, quand l’idée lui en venait, au journal.

[…]

Petit à petit, en effet, les aventures par lesquelles il avait passé lui avaient valu une renommée formidable qui s’attachait à son nom et l’auréolait d’une véritable célébrité.

[…]

Le meilleur moyen de s’attacher les gens étant de les rémunérer largement, on ne lésinait pas avec Fandor. Les papiers qu’[il] apportait […] étaient donc plus que largement payés, et de la sorte, le journaliste pouvait vivre facilement, sans souci du lendemain, et sans besogner comme un nègre, ce qui est cependant le sort habituel de tous ceux qui triment dans les grands quotidiens[32] .

Tout se passe donc comme si Souvestre et Allain disaient tout haut ce que la série d’Hergé n’exprimera qu’implicitement : le reporter de fiction est libre et les problèmes matériels ne se posent jamais pour lui ; flâneur, il est à peine salarié.

Quoiqu’ils ne soient pas les seuls à en témoigner, ces romans permettent de situer globalement le moment où, à travers l’autonomisation et la professionnalisation du champ journalistique, se dénoue le vieux conflit qui opposait le journaliste et l’écrivain, remontant à Balzac au moins[33]. Dans le roman du reportage s’effacent donc l’écriture et la littérature comme enjeux intradiégétiques, ainsi que la mise en scène du déchirement intérieur de l’écrivain-journaliste fictif. Entre le reporter réel (Londres, Kessel, etc.) et le reporter fictif Tintin, le roman est un chaînon essentiel ; en lui s’invente et se diffuse dans l’imaginaire le personnage positif d’un journaliste qui n’est plus écrivain et qui n’est plus au service d’un impératif esthétique[34]. Bien que les origines du genre remontent au roman de l’enquête judiciaire, lui-même ancêtre du roman policier[35] (auquel Tintin doit aussi beaucoup), il est indéniable que ce nouveau topos du journaliste contribue à modifier la perception que l’on se faisait habituellement des tâcherons du journal, et qu’elle témoigne en retour de la place différente qu’occupe le journal dans la société. Le roman confirme et institue le succès du reporter. Dans certains romans qui se déroulent dans le monde du journalisme et qui entreprennent de décrire la mécanique des grandes entreprises de presse, comme La vie des frelons de Charles Fenestrier (1908), les reporters, « grands seigneurs[36] » des journaux, sont désormais présentés trônant au sommet de la hiérarchie des employés du journal.

Avec Jules Verne, imposant un autre filon important du reporter fictif qui perdurera jusqu’à Joseph Kessel au moins, voici également lancé le reporter dans l’aventure exotique, se délestant rapidement de l’image peu reluisante du petit chasseur de fait divers plongé dans la misère urbaine. Jules Verne fait voyager ses journalistes là où Hergé enverra plus tard Tintin. En 1876, dans Michel Strogoff, le fameux duo de reporters franco-anglais Alcide Jolivet et Harry Blount traverse la Russie sur les traces de l’envoyé du Tsar. En 1892, dans un roman beaucoup moins connu, Claudius Bombarnac (il s’agit du nom du héros journaliste), le reporter se lance en train à l’assaut de l’Orient, de la mer Caspienne jusqu’à la Chine ; cela ne s’invente pas, Bombarnac est reporter à un journal fictif qui s’intitule… Le Vingtième Siècle. Enfin, dans l’ultime roman dont Jules Verne entreprend la rédaction en 1904 et que son fils Michel terminera, L’étonnante aventure de la mission Barsac[37], le reporter Amédée Florence s’enfonce au coeur du continent africain. Dans cette veine aventurière des romans du reporter, s’il n’y a plus de portée proprement esthétique à même la fiction, le véritable enjeu est l’aventure qui permet au reportage d’advenir, aventure qui peut aussi porter sur les tribulations qui entourent la transmission du texte du reportage au journal — procédé à peu près totalement absent chez Hergé, et pour cause. Dans des contrées lointaines et exotiques, les conditions difficiles de communication et l’envoi du reportage sont des problèmes qui sont rapidement devenus des topoï du grand reportage[38]. Au fin fond de l’empire du Tsar, alors qu’à l’extérieur font rage les combats entre Russes et Tartares, Alcide Jolivet et Harry Blount se réfugient dans un poste télégraphique et transmettent enfin leurs nouvelles à Londres et à Paris[39].

Deux procédés s’imposent particulièrement dans les romans du reporter, à commencer par la médiatisation du reporter. Les exploits de Beautrelet, de Rouletabille et de Fandor sont largement médiatisés dans leurs fictions respectives. Dans certaines scènes du roman de Maurice Leblanc par exemple, on se croirait à la fin de Tintin en Amérique, du Lotus bleu, de L’Île Noire ou encore de Coke en stock : « On se passionna. Du jour au lendemain, Isidore Beautrelet fut un héros, et la foule, subitement engouée, exigea sur son nouveau favori les plus amples détails. Les reporters étaient là[40]. » Autre élément médiatique récurrent (et plus important), la présence du journal comme embrayeur de l’intrigue ; la fiction du reporter est une fiction au tempo rapide, scandée par l’apport régulier d’informations tirées de journaux fictifs. Entre mille exemples, dès le début de la Chambre jaune, un entrefilet fictif publié dans Le Temps plonge le lecteur dans le crime du Glandier[41].

Dessiner le journal

Sans simplement reproduire une recette largement éprouvée au moment où il conçoit son héros reporter, Hergé n’en inscrit pas moins sa fiction au coeur d’un imaginaire médiatique qui lui préexiste largement, tout en ayant à composer avec des données sémiotiques nouvelles, celles de la bande dessinée. Si, par exemple, il reprend les deux motifs romanesques que je viens de décrire, le reporter médiatisé et l’embrayeur médiatique, il le fait en leur conférant une force suggestive propre à une narration pensée dès l’origine comme visuelle. Le lecteur se rappellera ces passages qui émaillent les aventures et les relancent sous forme de raccourcis narratifs saisissants : Tintin (ou un autre personnage) obtient par le journal une nouvelle information qui fait bondir ou rebondir l’histoire. Particulièrement suggestives sont ces cases où un personnage sursaute en apprenant dans le journal (avant nous !) une nouvelle choc[42]. Bref, si le reporter est un héros sans reportage, il demeure plongé dans l’univers du journal, et c’est dans l’adaptation de ce type de procédés au médium bien spécifique qu’est la bande dessinée qu’Hergé fait la preuve qu’il ne reproduit pas stérilement les « trucs » et les « ficelles » du roman. Il en va de même de l’évolution générale de la « case-article », je veux dire par là une case de bande dessinée sans image qui ne contient qu’un texte donnant l’illusion de reproduire un article de journal : dans les versions plus anciennes de ce motif, comme dans L’oreille cassée[43], l’article fictif épouse exactement l’espace de la case : les marges de l’article et les bords de la case s’ajustent parfaitement les uns aux autres. On trouve plusieurs exemples en début d’album, à commencer par Tintin au pays des Soviets, la case-article étant chargée de l’amorce initiale[44]. Se manifeste ainsi dans les premiers albums une sorte de souvenir archaïque du support médiatique où la série est née ; le découpage en case « nette », suivant pile le bord du texte imprimé de l’article, est un rappel subtil de la spatialité de la page du journal et de son damier. Or Hergé va progressivement abandonner cette manière mimétique et sommaire de faire « parler » le journal. De même que les journaux des premiers albums sont souvent représentés par de grands rectangles entièrement blancs, alors que les albums plus récents rendent de manière beaucoup plus réaliste l’objet-journal, Hergé va passer de cases-articles sommaires à des cases plus élaborées, qui donnent l’impression que le journal déborde « sous » la page, car on peut apercevoir des bribes d’articles voisins[45]. Hergé va continuer d’affiner le procédé par le marquage d’une différence d’alignement entre la case et le journal : le journal est incliné d’un côté ou de l’autre et il faut un peu tourner la tête pour le lire[46]. Dans la version moderne du procédé, on pourrait dire que le journal « passe » dans le monde de la fiction parce qu’il devient un objet (presque) comme un autre, observé en « profondeur », un peu à distance. Auparavant, c’était plutôt l’inverse : remonté à la « surface » de la planche, l’article donnait l’illusion qu’il se (con)fondait dans son support. Même à plus grande échelle, dans le motif du reporter médiatisé comme à la fin du Lotus bleu, l’effet demeurait le même et la planche ainsi construite cherchait à donner l’illusion d’être le journal. À la fin de Coke en stock, Hergé modernise une fois de plus le procédé par la représentation de coupures de journaux empilées les unes sur les autres, comme un dossier de presse[47]. L’évolution du motif, cet effet d’éloignement du journal qu’Hergé suggère ainsi, serait peut-être à rapprocher de la prise de distance avec l’histoire qui s’est jouée dans l’évolution de la série, comme l’a bien montré Jean-Marie Apostolidès[48]. Le journal étant un objet d’emblée idéologique, plongé dans une époque, Hergé a trouvé plus tardivement une façon élégante de le fondre dans l’intrigue tout en le tenant un peu à distance.

*

On ne peut évidemment prétendre expliquer les origines de Tintin de manière totalement satisfaisante à partir de la perspective qui a été la mienne dans cet article. Toutefois, croiser fiction et poétique du reportage me semble être assez éclairant pour saisir où se situe Hergé à cet égard. Hergé gomme consciencieusement tout contact de son héros avec l’écriture du reportage, sans pour autant renoncer à exploiter certains traits liés à l’imaginaire du reporter. Une scène est emblématique à cet égard, qui figure de manière significative dans le premier album : après avoir écrit son long (et unique) article chez les Soviets, Tintin réactive brièvement le topos du problème de la transmission du reportage : « Comment faire parvenir ce pli à destination[49] ? », s’interroge-t-il. Voilà peut-être, situé au tout début de la série, le seul défi que Tintin renonce à relever, abandonnant l’unique reportage qu’il ait jamais écrit pour aller dormir, sans s’inquiéter par la suite de ce que deviendra son texte et comment il le fera parvenir à Bruxelles. Symptomatiques me semblent cet abandon, ce renoncement fondateur du héros journaliste qui se libère ainsi de ses devoirs de journaliste, et qui entre par là de plain-pied dans l’aventure[50].