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1. Introduction

Au tournant du 21e siècle, plusieurs gouvernements entreprennent des réformes scolaires afin d’accorder une plus grande importance à l’éducation culturelle. Dans ce but, ils créent des programmes pour favoriser les collaborations entre des enseignants et des professionnels du milieu culturel, c’est-à-dire les partenariats éducatifs à caractère culturel. Par exemple, le programme Creative Partnerships voit le jour en Angleterre ; il vise à amener les élèves à devenir responsables de leurs apprentissages et à développer leur créativité (Creativity, Culture and Education, 2010). Pour ce faire, les écoles reçoivent un soutien financier et bénéficient de l’aide d’un professionnel de la créativité (Creativity, Culture and Education, 2010). En France, les classes à projet artistique et culturel reposent sur un principe similaire : elles supposent la mise en place d’un projet pédagogique en concertation avec des professionnels du milieu culturel qui travaillent à proximité de l’école, de manière à favoriser le développement de la sensibilité de l’enfant, l’accès de tous les élèves à la culture et l’acquisition des savoirs fondamentaux (Lang, 2003). Au Québec, le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MÉLS) et le ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine (MCCCF) mettent en place le programme La culture à l’école, qui a pour but de développer l’habitude des élèves de fréquenter les lieux culturels (Ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine et ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2004a). À cette fin, le programme finance les projets conçus et réalisés par des enseignants en collaboration étroite avec les professionnels du milieu culturel locaux.

Quels arguments les textes officiels québécois apportent-ils pour convaincre les professionnels du milieu culturel et les enseignants de collaborer ? Comment ces derniers justifient-ils leur association ? Quel est le sens des partenariats éducatifs à caractère culturel ? Notre recherche vise à répondre à ces questions, dans le but d’éclairer la pratique d’enseignants et de professionnels du milieu culturel qui s’engagent dans ces partenariats ou qui souhaitent y prendre part, ainsi que les auteurs des programmes encadrant de telles collaborations.

En premier lieu, nous présenterons les études menées sur les partenariats éducatifs à caractère culturel ; deuxièmement, nous décrirons le cadre théorique qui a guidé notre recherche ; la troisième partie traitera de la méthodologie employée et la quatrième portera sur les résultats, qui seront discutés dans une cinquième partie. Enfin, nous ferons un retour sur l’ensemble de l’étude et suggérerons des pistes pour des recherches futures.

Avant de passer à ces différentes étapes, soulignons que nous définissons la culture comme […] l’ensemble des systèmes symboliques transmis à travers l’histoire et par l’entremise desquels les humains communiquent, perpétuent et développent leur compréhension du monde et leur attitude à son égard (Geertz, 1973, p. 89, notre traduction). En fait, formuler la définition que nous associons au mot culture s’avère essentiel, car, comme nous le verrons dans la prochaine section, ce terme se caractérise par sa polysémie.

2. Problématique

Le sens des partenariats éducatifs à caractère culturel est ardu à cerner, et ce, pour deux raisons : d’une part, comme le suggèrent plusieurs études, le concept de culture proposé par les prescriptions officielles manque de précision. D’autre part, peu de recherches ont examiné les justifications mises de l’avant par les textes officiels et les acteurs.

2.1 Les prescriptions officielles en matière d’école et de culture

Certaines de ces recherches (dont celles de Chené et Saint-Jacques, 2005 ; Côté et Simard, 2007 ; Hall et Thomson, 2007 ; Kerlan, 2005) soulignent les difficultés posées par la conception de la culture proposée par les textes officiels, celle-ci étant soit décrite en termes généraux, soit associée à plusieurs significations à la fois. Notons que ce flou caractériserait également les représentations qu’ont les enseignants de la demande officielle québécoise en matière de culture, car elles seraient partagées entre une conception générale de la culture et une conception normative (Chené et Saint-Jacques, 2005 ; Saint-Jacques, Chené, Lessard et Riopel, 2002). Or, cette imprécision brouille le sens que les textes officiels accordent aux partenariats éducatifs à caractère culturel. Une clarification conceptuelle est donc requise.

D’autres chercheurs ont soit comparé les politiques éducatives en matière de culture de différents pays (Bamford, 2006 ; Sharp et Le Métais, 2000 ; Valentin, 2006), soit examiné un programme précis (Bumgarner, 1994b) ou le contexte d’émergence d’une politique culturelle (Saint-Pierre, 2003). Quelques-unes de ces auteures s’interrogent sur la qualité et la pertinence de ces politiques et programmes au regard de la formation culturelle des élèves (Bamford, 2006 ; Bumgarner, 1994b). Quels sont les arguments proposés dans les prescriptions officielles québécoises pour montrer la pertinence de ces programmes et convaincre les enseignants et les professionnels du milieu culturel de s’y engager ? Pour répondre à cette interrogation, il est nécessaire d’analyser les justifications avancées par les textes officiels.

2.2 Les recherches sur les partenariats éducatifs à caractère culturel

Plusieurs de ces recherches permettent d’évaluer les impacts de tels partenariats sur les élèves, les enseignants ou les professionnels du milieu culturel (Bumgarner, 1994a ; Cramer, 2003 ; Elster, 2001 ; Hall et Thomson, 2007 ; Sharp et Dust, 1990). Les raisons qu’invoquent les acteurs pour montrer la pertinence de leur participation à ces collaborations n’y sont pas forcément analysées. De plus, les auteurs de ces études ne dégagent pas la signification des partenariats éducatifs à caractère culturel, leur visée étant plutôt de déterminer l’efficacité d’un programme. Par conséquent, afin d’en circonscrire le sens, une recherche sur les justifications sous-jacentes à ces partenariats s’impose.

3. Contexte théorique

Puisque le sens des partenariats éducatifs à caractère culturel s’avère imprécis, il est nécessaire de recourir à un cadre théorique conçu pour clarifier la signification que des acteurs donnent à un objet. Ce cadre doit aussi permettre d’identifier et d’organiser les justifications fournies par des textes et des individus, compte tenu de l’objectif spécifique de notre recherche. Nous nous sommes donc appuyée sur la sociologie de la justification (Boltanski, 1990 ; Boltanski et Chiapello, 1999 ; Boltanski et Thévenot, 1991).

Cette sociologie complexe comporte plusieurs aspects, mais étant donné l’espace restreint dont nous disposons, nous nous limiterons à définir et à articuler cinq éléments essentiels à la compréhension du lecteur : 1) justification ; 2) principes supérieurs communs ; 3) cité ; 4) régime d’amour ; et enfin, 5) régime de violence. Afin de les présenter, nous retracerons le parcours que Boltanski et ses collègues ont accompli pour construire ce cadre théorique.

3.1 La sociologie de la justification

La sociologie de la justification vise à décrire, à analyser et à comprendre la capacité des acteurs à convaincre autrui du bien-fondé de leurs actes (Boltanski et Thévenot, 1991), c’est-à-dire à justifier leurs actions en en montrant le sens. Les justifications sont comprises comme des rapprochements entre des gens et des objets, qui peuvent conduire à un accord entre deux partis et à un jugement sur la pertinence et la cohérence d’un discours au regard d’un principe de justice (Boltanski et Thévenot, 1991). En effet, les justifications sont fondées sur un principe de justice ou supérieur commun, qui […] stabilise et généralise une forme de rapprochement (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 177). Il permet donc à l’individu de montrer que ses actes participent d’une logique précise et visent à établir une forme de bien commun. Ainsi, lorsque les acteurs et les textes officiels donnent sens aux partenariats éducatifs à caractère culturel, ils associent des gens et des objets en s’appuyant sur un principe supérieur commun, sélectionné en fonction du contexte dans lequel ils s’inscrivent.

3.1.1 Les principes supérieurs communs et les cités

Plus spécifiquement, Boltanski et Thévenot (1991) ont identifié six principes supérieurs communs, grâce auxquels ils ont constitué six répertoires de sujets et d’objets. Réunis, ces principes et ces répertoires forment les modèles qualifiés de cités parce qu’ils constituent […] un équipement politique fondamental pour confectionner un lien social (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 92). La description succincte que nous faisons ici de ces modèles sera exemplifiée davantage quand nous présenterons nos résultats :

  • La cité inspirée : Cette cité est associée aux gens qui se désignent comme des passionnés, des artistes, qui se consacrent à leur vision et s’engagent dans un processus de création, car elle offre à chacun la possibilité de connaître l’inspiration et, par le fait même, d’accéder au bonheur (Boltanski et Thévenot, 1991).

  • La cité domestique : Dans cette cité, la justice s’établit en référence à la génération, à la tradition et à la hiérarchie (Boltanski et Thévenot, 1991). Une personne, qualifiée de soeur, d’épouse, de cousine, échange des lettres et des confidences avec ses proches ou fait preuve de bonnes manières parce qu’elle respecte une tradition ou sa famille.

  • La cité de l’opinion : C’est […] l’opinion qui fait équivalence et la grandeur de chacun dépend de l’opinion des autres (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 223) dans cette cité. Les individus, soit des vedettes, des personnalités, émettent des communiqués de presse, mènent des campagnes médiatiques pour devenir célèbres.

  • La cité civique : Selon le principe supérieur commun à la base de cette cité, les personnes subordonnent leur volonté singulière à celle de leur collectivité (Boltanski et Thévenot, 1991). Désignés comme les représentants d’un comité, d’une association ou d’un parti, les gens promulguent des décrets, établissent des objectifs et stabilisent leur groupe grâce à des manifestes ou des programmes.

  • La cité marchande : Cette cité repose sur la concurrence, puisque les personnes sont mues par le désir de posséder des biens rares, ce qui les pousse à s’engager dans des échanges commerciaux (Boltanski et Thévenot, 1991). Qualifiés de vendeurs et de clients, les individus prennent part à des transactions pour se procurer des objets de luxe.

  • La cité industrielle : Dans cette cité, le principe supérieur commun repose sur […] l’efficacité entre les êtres, leur performance, leur productivité, leur capacité à assurer une fonction normale, à répondre utilement aux besoins (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 254). Les experts et les spécialistes emploient des méthodes, des outils et des machines afin de mener à bien une tâche de production.

3.1.2 Les régimes de violence et d’amour

Si l’argumentation rationnelle permet aux gens de convaincre autrui de la pertinence de leurs actes, il arrive également que ceux-ci échappent à la justification. Boltanski (1990) a regroupé ces situations sous deux régimes, la violence et l’amour. Le premier suppose que les individus s’affrontent parce qu’ils ne trouvent plus de principe sur lequel s’entendre. Le second met en présence des personnes singulières qui […] éloignent d’elles le désir et ignorent la justice (Boltanski, 1990, p. 224). Dans le régime de l’amour, on ne cherche pas à établir une équivalence, ce qui caractérise la justice ; on donne gratuitement, sans souhaiter obtenir quelque chose en retour. Il peut donc arriver que les partenariats éducatifs à caractère culturel soient difficiles à justifier parce qu’ils ont donné lieu à un affrontement ou à un geste désintéressé.

3.1.3 Émergence de la cité par projets 

Dans le but de comprendre les mutations du capitalisme contemporain, Boltanski et Chiapello (1999) ont analysé les justifications fournies par le discours du management dans les années 1960 et 1990 pour convaincre les cadres de participer au système capitaliste. Grâce à cette étude, Boltanski et Chiapello (1999) ont constaté que, dans les années 1990, […] les nouveaux discours justificatifs du capitalisme ne sont qu’imparfaitement rendus par les six cités déjà identifiées (p. 64). Ce constat a amené les deux auteurs à identifier une septième cité :

  • La cité par projets : Dans cette cité, le principe supérieur commun est l’activité qui conduit à multiplier les connexions à des sources d’information et à des personnes variées pour générer des projets, définis comme les […] opération[s] consistant à coordonner des ressources diverses dans un but précis et pour une période limitée de temps (Bolanski et Chiapello, 1999, p. 681). Les gens, qualifiés de médiateurs, de chefs de projets, explorent différents réseaux, notamment grâce à l’informatique, de manière à accroître leur flexibilité, leur capital d’expériences et de contacts.

3.2 La pertinence de la sociologie de la justification

Les outils que fournit la sociologie de la justification sont pertinents pour examiner le sens que les textes officiels et les acteurs donnent aux partenariats éducatifs à caractère culturel, car ils permettent d’organiser les éléments pluriels qui figurent dans un discours et d’identifier le principe supérieur commun qui lui est sous-jacent. En outre, Derouet (1992) a appliqué la sociologie de la justification aux arguments avancés dans le débat français sur ce que doit être l’école, afin de cerner les principes sur lesquels ces arguments reposent. Ainsi, il a montré la pertinence de cette sociologie pour analyser le monde scolaire. Chiapello (1998), elle, a eu recours à ce cadre pour examiner le conflit contemporain entre l’art et l’économie, montrant qu’il est adéquat pour étudier le monde culturel. Enfin, aborder les partenariats éducatifs à caractère culturel sous l’angle de leurs justifications constitue un apport original, ce cadre n’ayant pas été utilisé pour d’autres recherches sur le sujet.

4. Objectifs général et spécifique

L’objectif général de cette recherche est de décrire, analyser et comprendre le sens que les textes officiels québécois, les enseignants et les professionnels du milieu culturel accordent aux partenariats éducatifs à caractère culturel. Pour atteindre cet objectif, il s’agit de décrire, d’analyser et de comprendre les justifications que proposent les documents officiels québécois et les acteurs.

5. Méthodologie

La plupart des recherches sur les partenariats éducatifs à caractère culturel ainsi que notre cadre théorique reposent sur l’approche qualitative. De plus, cette dernière est pertinente pour atteindre notre objectif principal, puisqu’elle porte sur le sens d’un objet (Van der Maren, 1995). Nous avons donc privilégié les outils propres à l’approche qualitative pour examiner les textes officiels québécois et les propos d’acteurs ayant participé au programme La culture à l’école.

5.1 Analyse documentaire

Le corpus documentaire se compose des dix-neuf textes officiels québécois (n = 19) constitutifs de la volonté de renforcer l’éducation culturelle pour la période de 1991 à 2005, soit à partir du moment où cette volonté apparaît dans le rapport Pour une politique de la culture et des arts jusqu’à la loi faisant des partenariats éducatifs à caractère culturel une partie intégrante de la tâche des enseignants (Arpin, 1991 ; Bisaillon, 1996 ; Conseil supérieur de l’éducation, 1994 ; Corbo, 1994 ; Gouvernement du Québec, 2005 ; Inchauspé, 1997 ; Ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, 1992, 1995, 1997, 2000 ; Ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine et ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2000, 2002, 2004a, 2004b ; Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2001a, 2001b, 2004 ; Ministère de l’Éducation du Québec, 1997a, 1997b). Ainsi, le corpus regroupe des écrits variés : rapports, énoncés de politique, programmes, etc. Malgré leur hétérogénéité, ils contribuent tous à éclairer, de près ou de loin, le sens des partenariats éducatifs à caractère culturel. Par conséquent, ils ont été soumis à une même analyse.

5.2 Sujets

Nous avons interrogé douze acteurs (n = 12) engagés dans des partenariats éducatifs à caractère culturel, financés par le programme La culture à l’école au cours des années 2004 à 2006 dans la région de Québec. Six personnes font partie du milieu culturel (artistes, écrivains et directeurs d’organismes culturels) et six travaillent dans le milieu scolaire (enseignants du primaire et du secondaire, directeurs d’écoles). Pour les sélectionner, nous avons eu recours à un échantillonnage non probabiliste de cas intensifs, soit des cas qui manifestent le phénomène étudié intensément, mais pas d’une manière extrême (Gall, Borg et Gall, 1996). Pour les enseignants, ces cas correspondent à ceux qui remplissent un formulaire du programme La culture à l’école, plutôt que ceux qui participent à des collaborations exceptionnelles (c’est-à-dire une collaboration qui remporterait un prix) ou encore ceux qui refusent de prendre part à des partenariats. Parmi les professionnels du milieu culturel, nous définissons les cas intensifs comme des artistes qui partagent leur temps entre les écoles et leurs activités professionnelles, au lieu de se consacrer exclusivement au milieu scolaire ou au milieu culturel.

5.3 Instrumentation

Nous avons eu recours à des entretiens individuels semi-dirigés. La grille d’entrevue comprenait des questions ouvertes sur quatre thèmes : 1) les conceptions de la culture et de l’éducation exprimées par les participants ; 2) le type d’activité qu’ils réalisent en collaboration avec un artiste ou un enseignant ; 3) les buts qu’ils poursuivent en prenant part à de telles collaborations ; et 4) les effets de celles-ci sur les élèves, sur les artistes et sur les enseignants. Afin de valider cette grille, nous l’avons fait vérifier par un expert et nous l’avons testée auprès d’un enseignant et d’un artiste qui avaient l’expérience de partenariats éducatifs à caractère culturel.

5.4 Déroulement

Nous avons contacté les participants du milieu scolaire par téléphone après en avoir reçu l’autorisation des directeurs des services éducatifs des commissions scolaires de la région de Québec. Les responsables du programme La culture à l’école pour cette région avaient préalablement obtenu l’accord des directeurs. Ces derniers nous ont transmis une liste des noms et des coordonnées des responsables des partenariats sélectionnés dans le cadre du programme La culture à l’école 2005-2006. Quant aux acteurs du milieu culturel, nous les avons rejoints par téléphone, leur numéro figurant dans le Répertoire de ressources culture-éducation 2006.

Les entretiens ont tous duré entre une heure et une heure et quart. Quand ils ont été terminés, nous les avons transcrits le plus fidèlement possible.

5.5 Méthode d’analyse des données

Afin de circonscrire le sens de nos données, nous avons eu recours à l’analyse de contenu, une méthode centrée sur la recherche de la signification du matériel analysé, objectivée et méthodique, exhaustive et systématique, qualitative et inférentielle (L’Écuyer, 1990). Pour réaliser cette analyse, nous avons suivi les étapes décrites par Bardin (1986) et L’Écuyer (1990) : dans un premier temps, nous avons effectué une lecture flottante des textes officiels et des transcriptions des entretiens, ce qui suppose l’épuration de celles-ci afin d’enlever les hésitations, les digressions et les propos sans lien avec l’objet de recherche.

Dans un deuxième temps, nous avons découpé nos documents en unités de signification. Ces dernières sont de longueur variable, le critère présidant au découpage étant qu’elles présentent un sens complet en elles-mêmes (L’Écuyer, 1990). Ce sens est déterminé en fonction de l’ensemble du texte et du cadre théorique retenu par la chercheuse. L’unité de sens peut donc être un mot, un groupe de mots, une proposition, une phrase ou un groupe de phrases. Par exemple, l’extrait des entretiens Après ça, je suis le motivateur, puis je suis surtout celui qui amène tout ensemble (A2) a été découpé en deux unités de sens, puisqu’il présente deux rôles de l’enseignant dans les partenariats éducatifs à caractère culturel : Après ça, je suis le motivateur et puis je suis surtout celui qui amène tout ensemble.

Au terme du découpage, 2 327 énoncés ont été obtenus pour les textes officiels et 3 632 pour le discours des participants. Nous avons regroupé ces unités selon qu’elles désignaient la conception de la culture présentée par les textes officiels, les effets des partenariats sur l’artiste selon les participants, etc. Ce premier tri effectué, nous avons repris tous les énoncés et les avons classés à l’aide de catégories mixtes, c’est-à-dire préexistantes et doublées de catégories induites (L’Écuyer, 1990). Les catégories préexistantes correspondent aux modèles de cités définis par Boltanski et ses collègues (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Boltanski et Thévenot, 1991), de manière à identifier les justifications sous-jacentes aux partenariats éducatifs à caractère culturel. Quant à la catégorie induite, elle a émergé du discours des acteurs. Ses caractéristiques correspondent au régime de l’amour (Boltanski, 1990).

Pour répartir les énoncés entre les différentes catégories, nous avons eu recours aux répertoires sémantiques constitués par Boltanski et ses collègues (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Boltanski et Thévenot, 1991). Par exemple, l’unité Moi, je suis l’experte en écriture, puis je vais essayer de vous donner des trucs pour vous dépogner [sic], les jeunes qui cherchent des idées. Ça fait que je me présente un petit peu comme ça, comme l’experte en écriture (A3) a été associée à la cité industrielle, parce que celle-ci renvoie à la […] qualification professionnelle […], marquée par des compétences (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 255).

La catégorisation complétée, nous avons procédé, cinq semaines plus tard, à une validation intra-codeur pour nous assurer de la fidélité de notre codage (Miles et Huberman, 1994 ; Van der Maren, 1995). Nous avons obtenu des résultats de 81 % pour les textes officiels et de 76 % pour les entretiens, des pourcentages acceptables selon Miles et Huberman (1994).

Cette vérification de la fidélité effectuée, nous avons dénombré les unités associées à chaque catégorie et traduit ce résultat en pourcentage. À l’étape de l’analyse qualitative, nous avons décrit le contenu de nos catégories. Enfin, nous avons interprété nos résultats.

5.6 Considérations éthiques

Lors de l’entretien, nous avons fait signer aux personnes interrogées un formulaire de consentement présentant : 1) l’objectif de la recherche (décrire, analyser et comprendre le sens que les textes officiels, les enseignants et les professionnels du milieu culturel accordent aux partenariats éducatifs à caractère culturel) ; 2) la méthodologie employée (entretiens semi-dirigés d’une heure environ) ; 3) les thèmes abordés dans le cadre des entretiens (conceptions de la culture et de l’éducation, type d’activité conçue et réalisée, buts poursuivis et effets produits) ; 4) les bénéfices de la participation à la recherche (réfléchir sur ses pratiques) ; et 5) les mesures prises pour préserver la confidentialité des réponses (notamment, désigner les participants par la lettre A, pour acteur, suivie d’un numéro).

En outre, conformément aux engagements que nous avons pris lors de la signature du formulaire de consentement, nous avons communiqué avec les participants à deux reprises à la suite des entretiens. D’abord, nous avons renvoyé aux personnes qui en avaient manifesté le désir lors de leur entretien (neuf sur douze), la transcription épurée de celui-ci, afin qu’elles puissent la modifier ou l’enrichir si elles le souhaitaient. Sept personnes sur neuf ont finalement confirmé qu’elles étaient toujours d’accord, après quelques semaines, avec le contenu de l’entretien (nous n’avons pas reçu de nouvelles des deux autres). Aucune des sept n’a modifié ses réponses. Ensuite, nous avons envoyé par courriel aux douze participants un texte décrivant les principaux résultats de l’analyse des entretiens. Les six participants qui ont confirmé qu’ils avaient lu le texte ont mentionné qu’ils étaient d’accord avec le contenu de celui-ci.

6. Résultats

Dans cette section, les résultats de l’analyse documentaire seront présentés dans un premier temps. Dans un deuxième temps, suivront ceux de l’analyse des entretiens.

6.1 Résultats de l’analyse documentaire

6.1.1 Les connexions

Les textes officiels québécois semblent d’abord mettre de l’avant des justifications associées à la cité par projets, lorsqu’ils abordent le renforcement de l’éducation culturelle et les partenariats qui en découlent. En effet, leurs auteurs paraissent accorder une grande importance (30,9 % de l’ensemble des énoncés) à l’idée que cette éducation et ces collaborations favorisent l’établissement de connexions et l’exploration de réseaux dans le cadre d’un projet. Par exemple, les textes officiels suggèrent que les partenariats éducatifs à caractère culturel donnent lieu à de […] grands projets interdisciplinaires ou multicycles menés conjointement par les enseignantes et les enseignants de plusieurs classes (Ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine et ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2002, p. 12). De plus, enseigner dans une perspective culturelle […] amener[ait] l’élève à établir un plus grand nombre de liens entre les divers phénomènes scientifiques, sociaux, artistiques, moraux et économiques (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2004, p. 7).

Tableau 1

Résultats de l’analyse documentaire des dix-neuf textes officiels québécois

Résultats de l’analyse documentaire des dix-neuf textes officiels québécois

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6.1.2 Le civisme 

L’éducation culturelle et les partenariats qui en découlent sont également associés à une visée civique, comme incitent à le penser 29,1 % des énoncés extraits des textes officiels. En effet, le rehaussement culturel des programmes d’études doit permettre aux élèves de s’insérer […] dans un monde en changement en tant que […] citoyennes et citoyens responsables (Bisaillon, 1996, p. 19). Ce rehaussement est donc justifié sur la base de sa contribution à la formation des citoyens et au développement du sens civique.

6.1.3 L’héritage culturel

Dans 13,7 % des cas, les énoncés suggèrent que les partenariats éducatifs à caractère culturel font découvrir aux élèves l’héritage culturel que leurs ancêtres leur ont légué, ce qui explique la présence de la cité domestique. Ainsi, les textes officiels suggèrent que l’accentuation de la perspective culturelle suppose […] l’initiation aux richesses culturelles du patrimoine littéraire du Québec et des pays de la francophonie (Inchauspé, 1997, p. 134).

6.1.4 L’expertise 

Dans 13,5 % des cas, les unités de sens renvoient à la cité industrielle, car elles incitent à penser que les partenariats éducatifs à caractère culturel sont adéquats pour développer l’expertise des élèves ou les orienter vers une spécialisation possible. Ces collaborations alimenteraient l’atteinte de tels objectifs par […] l’observation du travail d’artistes professionnels (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2004, p. 394) ou la découverte de […] carrières liées au théâtre : auteur ; comédien ; metteur en scène (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2001a, p. 14).

6.1.5 La créativité

Peu d’énoncés (7 %) relèvent de la cité inspirée, car les textes officiels n’accordent pas une grande importance à l’idée que les partenariats éducatifs à caractère culturel suscitent l’inspiration des élèves. Néanmoins, il est mentionné que ces collaborations peuvent générer des […] activités qui mettent en évidence la création (ex. : atelier d’écriture, carnet de poésie, journal personnel, concours littéraire) (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2001a, p. 87).

6.1.6 La diffusion 

Les textes officiels présentent un nombre réduit de justifications associées à la cité de l’opinion (4,7 %). La diffusion d’un message au plus grand nombre est évoquée lorsqu’il s’agit de […] valoriser les professions des domaines des arts et de la culture (Ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine et ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2004a, p. 3) auprès des jeunes.

6.1.7 La compétition internationale

Seulement 1,1 % des unités renvoient à la compétition et aux transactions financières. Lorsque les textes officiels s’appuient sur la cité marchande, c’est pour situer le renforcement de l’éducation culturelle dans le contexte de […] l’internationalisation accélérée des échanges et la mondialisation progressive des marchés (Gouvernement du Québec, 1992, p. 6).

6.1.8 Les résultats de l’analyse documentaire : deux constats 

Les résultats de l’analyse documentaire nous amènent à effectuer deux constats, qui guideront ultérieurement notre discussion. Premièrement, en mettant l’accent sur la cité par projets, les textes officiels font écho au discours capitaliste contemporain. De fait, ce dernier s’appuie sur la cité par projets pour convaincre les gens de prendre part au système économique actuel, et ce, en promouvant la flexibilité, l’adaptabilité, l’aptitude à coopérer, autant de qualités requises par le marché du travail (Boltanski et Chiapello, 1999). Étant donné ce lien entre capitalisme et cité par projet, le premier semble influencer la volonté politique d’encourager les partenariats éducatifs à caractère culturel. Cette relation est d’ailleurs mentionnée dans d’autres recherches menées sur ces partenariats (Hall et Thomson, 2007 ; Sharp et Le Métais, 2000). En ce sens, ces derniers favoriseraient l’adaptation des élèves à l’économie contemporaine.

Deuxièmement, les résultats suggèrent une certaine proximité entre les cités par projets et civique et entre les cités domestique et industrielle. De plus, bien que trois cités sur sept soient faiblement représentées (la cité inspirée, la cité de l’opinion et la cité marchande), il n’en demeure pas moins que les textes officiels s’appuient sur tous les principes supérieurs communs possibles pour montrer la pertinence du rehaussement culturel et des partenariats éducatifs à caractère culturel. Ces derniers se caractérisent ainsi par leur polysémie.

Les résultats de l’analyse des entretiens présentent-ils les mêmes caractéristiques que les textes officiels ? La section suivante vise à répondre à cette question.

6.2 Résultats de l’analyse des entretiens

6.2.1 Les connexions 

Les acteurs semblent d’abord justifier leurs collaborations sur la base de la cité par projets (28,4 %). Selon eux, ces associations conduiraient les élèves à rencontrer des personnes variées (comédiens, danseurs, musiciens, etc.), à découvrir de nouvelles informations et à mettre en relation ce qui est fait en classe et ce qui a lieu à l’extérieur de l’école ; par exemple, l’écriture d’une nouvelle dans le cours de français et la rédaction d’un roman par un écrivain. Interrogé sur les liens qu’il établit entre sa conception de l’éducation et les partenariats qu’il organise, un enseignant (A11) répond : C’est d’amener les jeunes sur le terrain, de les mettre en présence de ce qui se fait, de ce qui se passe dans la vraie vie, pour que justement leur apprentissage, leur instruction ait du sens. C’est là qu’il faut travailler, je pense. De plus, les collaborations entre les milieux scolaire et culturel semblent pertinentes pour susciter l’intérêt des élèves envers une matière particulière ou leur curiosité à l’endroit de la culture. Ainsi, une enseignante (A7) dit, en abordant les effets de la rencontre avec un artiste sur les élèves : En général, ça les motive, ça leur donne le goût. Oui, parce qu’il y a toujours le côté que c’est moins important, le cours de musique. Puis les activités comme ça, ça les motive. Ça leur donne un nouvel intérêt, un souffle nouveau peut-être.

Tableau 2

Résultats de l’analyse des entretiens

Résultats de l’analyse des entretiens

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6.2.2 La créativité 

Les personnes interrogées associent les partenariats éducatifs à caractère culturel à des objectifs de l’ordre de la cité inspirée (16,2 %), puisque plusieurs d’entre elles disent vouloir développer la créativité des élèves et les amener à se dépasser : Chaque année, dit un enseignant (A2), […] il y a des jeunes qui font des choses qu’ils n’étaient pas capables de faire. On a un joueur de football […] il n’a pas une once d’agilité en lui, puis il fait des pas de ballet. En outre, lorsque les acteurs abordent leur définition de la culture, ils considèrent que celle-ci relève surtout du geste de création et du monde des arts.

6.2.3 L’expertise 

Certains acteurs évoquent les justifications relatives à la cité industrielle (14,4 %) parce qu’ils considèrent que les partenariats éducatifs à caractère culturel sont pertinents pour initier les jeunes aux sciences et aux technologies et à la fabrication d’objets. Un directeur d’école (A9) dit : Au niveau des sciences, nous avons des projets intégrateurs aussi. On fait venir par exemple un biochimiste, on fait venir un ingénieur constructeur de ponts […]. L’ingénieur vient sur place […] les élèves ont réalisé leur maquette. Les collaborations entre les milieux scolaire et culturel permettent aussi d’inviter un expert dans la classe, qui initie les élèves à son champ de compétences particulières. Comme le dit une enseignante (A7) en répondant à la question : Comment en êtes-vous venue à inviter des artistes dans votre classe ? : Je ne peux pas représenter un pianiste qui joue dans des spectacles de musique classique, je ne suis pas pianiste. […] C’est pour leur faire connaître [aux élèves] des artistes qui sont compétents dans leur domaine.

6.2.4 La bonne éducation 

Certains acteurs interrogés suggèrent que les partenariats éducatifs à caractère culturel favorisent l’établissement de relations personnelles et l’échange de confidences entre l’artiste et les élèves, d’où la présence d’unités associées à la cité domestique (12,9 %). Une écrivaine (A1) mentionne : On se livre […] dans une rencontre. Quand ils [les élèves] me demandent : « […] Est-ce qu’un de tes enfants t’inspire ? », je vais leur parler de mes enfants, je leur parle de ma vie. En outre, d’après les participants, il s’avère important que l’enseignant veille à ce que sa classe se comporte bien, fasse preuve de bonnes manières. Une artiste (A12) dit, en décrivant le rôle de l’enseignant dans les partenariats auxquels elle participe : s’il y a des problèmes de discipline, c’est à l’enseignant de s’en occuper.

6.2.5 Le don 

Le régime de l’amour se retrouve surtout dans le discours des acteurs quand ils abordent les effets que les collaborations entre les milieux scolaire et culturel ont sur eux. En effet, quelques personnes ont exprimé brièvement leur contentement au regard du don de culture qu’elles ont effectué ou évoquent la gratitude des élèves. Par exemple, un artiste (A4) dit : La satisfaction de transmettre une information à des enfants, c’est… ça m’apporte énormément de satisfaction. Plus que je le pensais. […] Je suis content. Une autre (A12) mentionne : Ils [les élèves] ne le disent pas tous, mais je le sais dans leur regard, après, quand ils disent : « Oh merci ! ».

6.2.6 L’unification 

Peu d’énoncés (8,1 %) suggèrent que les collaborations entre les enseignants et les professionnels du milieu culturel contribuent à la formation du citoyen critique vis-à-vis de ce qui peut conduire à l’effritement du lien social. En fait, la cité civique est essentiellement évoquée par les participants pour dire que les instances scolaires (le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, la direction d’école, le conseil d’établissement) s’assurent de la conformité d’un partenariat au regard des objectifs des programmes d’études, de l’école ou de la commission scolaire. Une enseignante (A7) dit : C’est [l’activité culturelle] toujours présenté au conseil d’établissement. Le conseil d’établissement regroupe les parents, les enseignants, un membre non professionnel, puis la direction.

6.2.7 Le spectacle 

La cité de l’opinion est surtout présente (7,9 %) quand les acteurs mentionnent que les partenariats éducatifs à caractère culturel peuvent donner lieu à un spectacle. Un enseignant (A11) amène sa classe voir un conteur jouissant d’une certaine popularité : L’activité, c’est un après-midi de conte avec [nom du conteur], […] et puis on est allés voir un de ses spectacles à [salle de spectacle], avec tout le niveau de troisième secondaire.

6.2.8 La rémunération 

Si les partenariats éducatifs à caractère culturel procurent une rémunération à l’artiste, cet aspect n’est guère abordé : seulement 1,7 % des unités peuvent être mises en relation avec la cité marchande. Tel est le cas de l’extrait suivant : C’est un peu triste ce que je vais dire, mais c’est sûr que l’aspect financier est important [dans la participation à des collaborations] (A4).

6.2.9 L’analyse des entretiens : deux constats 

L’examen des entretiens nous amène à réitérer les deux constats effectués au terme de l’analyse documentaire : premièrement, l’importance accordée à la cité par projets incite à penser que les acteurs, dans le cadre des partenariats éducatifs à caractère culturel, privilégient d’abord l’activité, comprise comme celle de générer des projets ou de participer à ceux que d’autres organisent. Or, ce faisant, ils font écho au discours capitaliste, qui favorise également ce type d’activité (Boltanski et Chiapello, 1999).

Deuxièmement, toutes les cités et le régime de l’amour figurent dans les entretiens. De plus, bien que les pourcentages associés à quelques cités soient moins rapprochés que dans les documents officiels, il y a une certaine proximité entre la cité inspirée, la cité industrielle et la cité domestique. Comment comprendre cette pluralité et cette proximité ? Ces interrogations font l’objet de la discussion de nos résultats.

7. Discussion des résultats

À la lumière de notre analyse, il semble que les partenariats éducatifs à caractère culturel soient d’abord justifiés sur la base de la cité par projets. Toutefois, comment comprendre la présence des autres cités dans nos résultats et les écarts minces qui séparent certaines d’entre elles ? Pour répondre à cette interrogation, il faut effectuer un retour sur nos deux analyses.

7.1 Retour sur l’analyse documentaire 

Dans les textes officiels, la présence de la cité civique derrière la cité par projets illustre que le gouvernement du Québec et les intervenants concernés par la culture et l’éducation s’accordent sur la nécessité et l’urgence de prioriser l’éducation culturelle (Saint-Pierre, 2003). À ce titre, la forte représentation de la cité civique traduit la volonté politique de […] contribuer à l’amélioration du statut des artistes et des créateurs, comme la relance par le MÉ[LS] de l’éducation artistique et culturelle (Saint-Pierre, 2003, p. 230). C’est dire que la cité civique a un rôle important à jouer au regard de la pertinence du rehaussement culturel : elle soutient l’établissement de connexions entre les milieux culturel et éducatif et s’assure que les partenariats qu’ils établissent respectent les visées établies par les institutions politiques québécoises.

Toujours dans les textes officiels, le faible écart entre la cité domestique et la cité industrielle suggère le passage d’un type de justifications à un autre : si la première est surtout présente avant 2000, la seconde gagne en représentativité par la suite. Est-ce à dire que l’initiation à un héritage est progressivement remplacée par le développement de l’expertise ? Répondre à cette question s’avère ardu, car même si la cité domestique semble progressivement s’effacer devant la cité industrielle, elle n’en demeure pas moins en filigrane des partenariats éducatifs à caractère culturel. Ces derniers reposent sur une collaboration entre des enseignants et des professionnels du milieu culturel québécois. Par le fait même, ces collaborations mettent les élèves en présence de ceux qui créent le patrimoine culturel du Québec ou, pour le dire autrement, des experts de cette culture. La proximité entre la cité domestique et la cité industrielle peut ainsi être pensée à la fois en termes de succession et de complémentarité. En ce sens, bien que la cité par projets soit première dans les textes officiels, ceux-ci mettent un certain accent sur une culture spécifique, celle du Québec, et ils le font surtout avant 2000.

7.2 Retour sur l’analyse des entretiens 

Dans le discours des acteurs, la cité inspirée, la cité industrielle et la cité domestique sont également séparées par des écarts réduits. Pour la cité inspirée et la cité industrielle, ce rapprochement semble s’expliquer par l’idée que les participants considèrent que, dans les partenariats, la créativité doit s’incarner dans une production matérielle. Quant à la cité domestique, elle illustre l’importance que les acteurs donnent aux relations à long terme et aux relations personnelles entre les professionnels du milieu culturel et les élèves et entre les premiers et les enseignants, ainsi qu’au rôle des enseignants, qui est de veiller au bon comportement des élèves. Relations prolongées et personnelles, créativité et production se complètent donc dans les collaborations entre les milieux scolaire et culturel qui, en ce sens, donnent lieu non seulement à une activité de connexion, mais également à une activité de création et de fabrication, ainsi qu’à des liens qui vont au-delà d’un projet temporaire.

7.3 Sens des partenariats éducatifs à caractère culturel

Quel sens donner aux partenariats éducatifs à caractère culturel, afin de rendre compte des fonctions complémentaires que remplissent les cités dans les textes officiels et dans les entretiens ? Il semble que nous soyons en présence de ce que Boltanski et Thévenot (1991) qualifient de compromis, une situation où […] les êtres qui importent dans différents mondes sont maintenus en présence (p. 337) dans un horizon de justice qui ne peut être ramené à un principe unique. En effet, même si les divers principes de justice se combinent différemment dans les textes officiels et dans les propos des participants, leur mise en relation suggère une complémentarité plutôt qu’un morcellement.

7.4 Tensions inhérentes aux partenariats éducatifs à caractère culturel 

Cependant, deux tensions découlent de ces résultats : la première relève du lien étroit entre la cité par projets et le capitalisme. Cette association suggère que les collaborations entre les milieux culturel et scolaire favorisent l’adaptation des jeunes et des adultes au système économique plutôt que la réflexion critique sur celui-ci. En effet, une grande importance est accordée, par les textes officiels et les acteurs, à l’activité de connexion déployée par les artistes, les enseignants et les élèves pour créer des projets ou s’insérer dans des situations organisées par d’autres. Par le fait même, le faire, l’action, aurait préséance sur la prise de distance nécessaire à la critique (Hall et Thomson, 2007). Dans les deux corpus examinés, cette idée se trouve renforcée par la représentation importante de la cité industrielle, associée à la production.

Une deuxième tension naît du concept même de culture employé pour désigner les collaborations entre les enseignants et les professionnels du milieu culturel. Bien que ces derniers oeuvrent majoritairement dans le domaine artistique, les collaborations entre les milieux scolaire et culturel sont qualifiées de culturelles par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport et le ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine. Ce constat fait écho à celui de Kerlan (2005), qui écrit que, même si les sciences sont incluses dans la culture dont parlent les textes officiels, cette dernière est largement dominée par les arts et la littérature. Les résultats de notre analyse des entretiens nous incitent à partager ce point de vue : pour les acteurs interrogés, l’art occupe une place majeure dans la culture et dans les partenariats auxquels ils prennent part. La cité inspirée, associée à l’art et aux artistes, a été particulièrement évoquée lorsque les participants ont abordé leur définition de la culture.

Pourquoi alors préférer le terme de culture à celui d’art dans les partenariats éducatifs à caractère culturel ? Ce choix paraît illustrer la situation de l’art contemporain : celui-ci serait inscrit depuis trois décennies dans le système propre aux institutions et aux industries culturelles (Jimenez, 1997). Or, ce système accepte toutes les formes d’art, passées ou actuelles, supprime l’opposition entre art bourgeois et art populaire et, ce faisant, relègue au second plan les hiérarchies de valeur et les différenciations esthétiques (Jimenez, 1997). En ce sens, […] le culturel peut donc faire l’économie d’une réflexion esthétique qui, inlassablement, s’intéresse en priorité aux résistances que chaque oeuvre oppose à son absorption dans le circuit de la consommation culturelle (Jimenez, 1997, p. 421). La forte représentation de la cité par projets suggère que, dans le cadre des partenariats éducatifs à caractère culturel, tout objet culturel a le statut d’information reliée à d’autres dans un réseau (Boltanski et Chiapello, 1999). L’art serait ainsi considéré comme un domaine parmi tant d’autres dans la toile de la culture, et la rencontre avec un artiste serait ramenée au même niveau que d’autres projets, scolaires ou parascolaires, qui ont cours à l’école (Hall et Thomson, 2007). Une tension entre l’art et la culture semble ainsi naître des partenariats éducatifs à caractère culturel.

7.5 Compromis et tensions 

Le compromis pourrait-il permettre de surmonter les deux tensions identifiées ? Parce qu’il ne peut être ramené à un seul principe de justice et qu’il est pluriel, le compromis autorise la critique : celle-ci consiste en effet à se déprendre d’un monde pour le juger sous l’éclairage d’un autre (Boltanski, 1990). Par conséquent, les acteurs impliqués dans les partenariats éducatifs à caractère culturel peuvent se distancier de l’économie contemporaine. Par exemple, ils peuvent l’examiner sous l’angle des institutions démocratiques ou des relations à long terme entre les gens, le capitalisme associé à la cité par projets supposant des liens éphémères, qui ne durent que le temps d’un projet, et le refus de délaisser la flexibilité pour les responsabilités liées à la cité civique (Boltanski et Chiapello, 1999). Grâce au compromis, qui permet d’insister sur la coexistence de plusieurs cités plutôt que sur une seule, les élèves, les enseignants et les professionnels du milieu culturel peuvent donc se dégager du discours capitaliste et le critiquer.

En outre, au regard de la tension entre art et culture, le compromis permet de conscientiser les élèves, par l’entremise des partenariats éducatifs à caractère culturel, à une culture pensée en termes de pluralité organisée, articulée et restreinte à un nombre limité de cités. Les jeunes, l’enseignant et le professionnel du milieu culturel ont ainsi la possibilité d’explorer la complexité de la culture, et plus spécifiquement de l’art, qui peut tantôt être une source d’inspiration, le résultat d’une production ou l’héritage culturel d’une communauté. C’est dire que les partenariats éducatifs à caractère culturel, quand ils sont compris comme des compromis, alimentent une éducation culturelle pensée comme initiation à une culture de la complexité et de la distanciation requise par la critique.

8. Conclusion

L’analyse des textes officiels québécois et des propos d’acteurs nous a permis de circonscrire la signification des partenariats éducatifs à caractère culturel. Alors que les études menées sur cet objet de recherche portent essentiellement sur ses impacts ou soulignent le caractère flou de la culture présentée par les textes officiels, nous nous sommes basée sur la sociologie de la justification et avons analysé le contenu de textes officiels et d’entretiens. De la sorte, il nous a été possible de clarifier le sens des partenariats éducatifs à caractère culturel, soit celui d’un compromis, et d’identifier deux des tensions sous-jacentes à ces collaborations : celle entre la culture et les arts et celle entre l’adaptation et la critique. Dans le but de privilégier cette dernière, nous suggérons d’accentuer le compromis et l’initiation des élèves à la pluralité des mondes constitutifs de la culture, plutôt que de donner essentiellement de l’importance à l’activité des jeunes.

Au terme de cet examen, on pourra nous reprocher de nous être limitée au discours. À ce titre, l’une des prochaines étapes pour étudier notre objet sera d’observer comment les propos des participants s’incarnent dans un partenariat donné. Une autre recherche portera sur le rôle spécifique de l’artiste au regard de la formation culturelle des élèves, et ce, de manière à saisir les raisons qui amènent les gouvernements à les inviter à l’école. Nous pourrons alors identifier les manières dont les partenariats éducatifs à caractère culturel peuvent fournir aux élèves les outils de la critique et les conscientiser à la complexité de la culture. Ces collaborations pourront ainsi aller au-delà du faire culturel et amener les jeunes à questionner leur environnement quotidien pour mieux le comprendre et en saisir les forces et les faiblesses.