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Introduction

Dans le champ des dépendances, le débat entre les approches qui privilégient une version neurochimique du cerveau (brain-based disease approach), biologique, voire génétique, en bref le modèle de la maladie, se heurte encore aujourd’hui à l’approche psychosociale centrée sur l’adaptation et le style de vie des personnes, ou comme dirait Peele, l’approche du processus de vie (life process approach). Déjà en 1975, Peele avait clairement démontré que ce ne sont pas des psychotropes dont les personnes deviennent dépendantes, mais bien de l’expérience qu’ils procurent dans la relation en question (Peele et Brodsky, 1975). Si le terme de toxicomanie renvoie à une manie toxique, le concept de dépendance quant à lui permet de couvrir un ensemble de conditions qui dépasse largement la prise de substances de psychotropes comprises comme toxiques. La redéfinition actuelle du terme « toxicomanie » posée par la diversité grandissante des dépendances sans psychotrope, laisse transparaître le fait qu’il n’y a pas d’explication scientifique qui permet de valider un corpus de conditions diverses de dépendance : achat compulsif, dépendance amoureuse, à Internet, à la chirurgie esthétique, aux groupes, etc.

On peut penser également aux croyances erronées et subjectives pour les jeux de hasard et d’argent, aux études sur l’effet placebo (Suissa, 2010 ; Bouvenot, 2004) et aux valeurs propres aux diverses cultures pour mieux comprendre la dépendance comme réalité multifactorielle. Dans cette optique, la dépendance à Internet, par exemple, comme concept est loin de faire l’unanimité parmi les scientifiques et les divers acteurs (Dufour, 2009, p. 7). Alors que certains souhaitent que cette condition soit incluse dans le DSM-IV, d’autres interrogent les critères diagnostiques sur le plan opérationnel. Partagés entre différentes conceptions, certains voient la cyberdépendance comme un problème lié à une mauvaise gestion du temps, d’autres à une comorbidité préexistante, etc.

D’ailleurs, l’Association des intervenants en toxicomanie du Québec (AITQ) consulte actuellement ses membres en vue de changer sa dénomination ; le terme « toxicomanie » associé à son nom étant limité au poison/folie ne correspond plus à la réalité sociale et actuelle des dépendances. Il en est de même avec l’ANITEA, l’association équivalente en France, qui a ajouté dernièrement à ANIT les lettres EA pour « et addictologie », c’est-à-dire Association nationale des intervenants en toxicomanie et addictologie.

Loin de prétendre répondre à l’ensemble des enjeux psychosociaux liés à ce phénomène, cet article souhaite couvrir trois aspects. En premier lieu, et dans la mesure où la médicalisation des comportements liés aux dépendances est de plus en plus une avenue privilégiée dans les modalités de gestion et de contrôle social, un essai de définition et une mise en contexte du processus de médicalisation seront mis en relief. En deuxième lieu, et en s’appuyant sur la perspective psychosociale de Peele, une analyse du concept de dépendance permettra d’inclure non seulement la réalité personnelle et individuelle, mais également certains déterminants sociaux qui structurent la construction des dépendances en question. En troisième lieu, et à partir des travaux de Peele et de Le Bossé, certains principes visant à créer des conditions plus propices à la dépathologisation et au développement du pouvoir d’agir des personnes seront illustrés. En guise de conclusion, l’auteur suggère des passerelles entre le modèle médical compris comme traditionnel et le modèle de nature psychosociale dans la saisie du phénomène des dépendances.

La médicalisation comme modalité de contrôle social : un bref survol

Le concept de médicalisation existe de longue date et a suscité l’intérêt des chercheurs en sciences sociales durant les années 1950. La médecine était alors devenue l’objet d’étude par la sociologie des professions qui établissait des liens entre la santé et la conception/gestion de la déviance sociale des corps (Parsons, 1951 ; 1975). Parsons a d’ailleurs été le premier sociologue ayant appliqué le concept de déviance au corps et à la santé. Beaulieu (2005) nous rappelle qu’au nom de l’hygiène publique un savoir médico-administratif de la médecine s’est développé pour gérer le danger social comme risque pathologique. Dans la mesure où le discours a été axé sur la dangerosité, cette science du danger social a été le tremplin de la médicalisation, ou comme dirait Castel, le contrôle social de comportements indésirables (1983).

Comme essai de définition du concept de médicalisation, mentionnons Zola (1983, p. 295) qui conçoit celle-ci comme « un processus par lequel de plus en plus d’aspects de la vie quotidienne sont passés sous l’emprise, l’influence et la supervision de la médecine ». D’autres chercheurs désignent la médicalisation comme un processus par lequel on en vient à définir et à traiter des problèmes principalement sociaux, comme des problèmes médicaux, voire pathologiques (Beaulieu, 2005 ; Breggin, 2002 ; Cohen et Breggin, 1999).

Selon ces chercheurs, certains facteurs contextuels ont favorisé l’apparition de la médicalisation comme mode de gestion des problèmes sociaux et comme modalité de contrôle des liens sociaux. Parmi ces facteurs, notons un certain déclin de la religion, une foi inébranlable dans la science, l’individualisme grandissant, l’affaiblissement des liens sociaux, la rationalité et le progrès, et enfin, le pouvoir et le prestige accrus de la profession médicale. Si la profession médicale prend le relais, par la médicalisation, pour gérer de plus en plus notre vie quotidienne, mentionnons que la médicalisation de groupes sociaux avec un pouvoir moindre dans la société est aussi évidente. Pensons à la « pilule du bonheur » comme modalité de contrôle social auprès des aînés qui consomment plus de six médicaments en moyenne par jour (Saint-Germain, 2005 ; Saint-Onge, 2005 ; Pérodeau et coll., 2005) ou auprès des adolescents avec le Ritalin (Lloyd, Stead et Cohen, 2006).

Parmi les autres chercheurs qui ont attiré l’attention sur le phénomène de la médicalisation comme forme de contrôle social, nous pouvons aussi nommer Friedson (1970) ; Zola (1972 ; 1983) ; Conrad et Schneider (1980) et Conrad (2005). Selon Conrad (2005), il faut éviter de limiter la médicalisation à l’application d’un niveau unique de contrôle, car le processus s’actualise selon trois niveaux : conceptuel, institutionnel et interactionnel.

  1. Conceptuel sous la forme d’un discours et de l’adoption d’une idéologie qui renforce son acceptation sociale.

  2. Institutionnel au niveau du rôle des médecins dans les organismes et la gestion des problèmes psychosociaux.

  3. Interactionnel au niveau de la médicalisation du rapport plus privé dans la relation médecin-patient.

À ces trois niveaux, on peut ajouter la construction sociale de nouvelles entités ou catégories cliniques intimement liées au développement et à la commercialisation de traitements pharmacologiques visant les corps (Thöer-Fabre et Lévy ; 2007). Selon Conrad et Leiter (2004), cette tendance de pharmacologisation des corps impliquerait d’autres acteurs en dehors de l’industrie pharmaceutique (chercheurs, instances gouvernementales de régulation, médecins, consommateurs, etc.). De nature beaucoup plus diffuse qu’antérieurement, le processus de la médicalisation puiserait donc ses appuis idéologiques dans une diversité d’acteurs et d’instances (Collin et Suissa, 2007, p. 27).

Un autre facteur explicatif qui peut nous éclairer sur le recours à la médicalisation comme modalité de contrôle social est celui de l’accentuation de l’individualisme dans notre société post-moderne, certains diraient hyper-individualisme. Dans un article intitulé « Dilemmes de l’individualisme : un contexte sociétaire de l’usage de drogues », van Caloen (2004) démontre bien comment l’usage de psychotropes, par exemple, s’inscrit directement dans le processus d’insertion des personnes en quête d’un soutien en vue de les normaliser socialement face aux exigences de la performance à tout prix. Dit autrement, en mettant en veilleuse le contexte structurel qui donne naissance aux conditions sociales des personnes, par exemple le chômage dans certaines régions, la tendance sera d’avoir recours à une médicalisation/médicamentation comme modalité de contrôle dans la gestion de la distance sociale qui risque de s’établir entre les performants normaux avec du travail et les non-performants sans travail. Comme effets secondaires, la réponse à ces conditions passera généralement par un regard social qui individualise le problème et qui marginalise souvent la personne par la médicalisation (dépression, anxiété, insomnies, etc.). Dès lors, nous assistons souvent à une médicamentation accompagnée d’un retrait social de nature plus privée, plus individuelle. Du point de vue de la sociologie, nous remarquons que plus la distance sociale des individus envers les normes sociétales est grande, plus ils seront sujets à être pathologisés, médicalisés. Dit autrement, lorsque l’individu ne produit plus de plus-value, comme en cas de grand chômage en raison de la crise financière internationale actuelle, son statut se transforme graduellement en pathologie à normaliser. Pour combler ces écarts entre la norme et de la distance sociale, entre le dehors social public et le dedans privé, on peut dire que l’individu posera des gestes visant à les réduire en essayant d’établir des liens sociaux qui contribuent à sa normalisation (Suissa, 2001). Dans son article intitulé « Souffrir sans disparaître », le psychiatre social Furtos (2005) démontre clairement comment des problématiques psychiques et psychosociales, par exemple, empêchent en fait l’exercice ordinaire du lien social en faisant subir à la personne cible le syndrome d’auto-exclusion. En lien avec la course économique effrénée de la mondialisation qui a produit la crise économique actuelle, Gori et Del Volgo (2005) nous rappellent que l’hyperconsumérisme contribue également au fait que le manque d’être se transforme en manque d’avoir.

Vers un paradigme alternatif à la médicalisation du social : clin d’oeil aux intervenants

Face à la tendance grandissante de médicaliser de plus en plus les conditions principalement sociales, il est utile de souligner que le DSM-IV contient aujourd’hui plus de 300 conditions comprises comme des pathologies, alors qu’il y a 20 ans, il n’y en avait que 100. On peut penser à la tristesse récurrente, si vous êtes triste plus de trois jours consécutifs, le tabagisme, la rage au volant, des comportements qui se sont transformés en pathologies psychiatriques.

Comme nous l’avons mentionné antérieurement, quand un citoyen ne produit plus de plus-value pour la collectivité, il sera plus enclin à être médicalisé, voire « pathologisé » ; cette coupure du corps physique et du corps social permet de réduire en fait la complexité multifactorielle du phénomène (Tinland, 2005). Une autre démonstration qui valide le fait que la dépendance n’est pas uniquement le fruit intrapsychique d’une souffrance à saveur individuelle se trouve dans les modalités de contrôle social qui varient selon les classes sociales et la faiblesse/force des liens sociaux. En effet, les trajectoires des classes sociales moins favorisées sur le plan socioéconomique et des liens sociaux se retrouvent plus souvent dans l’espace social public et donc plus sujettes à des réactions sociales, légales et médicales. À titre d’exemple, on peut penser à la plus grande médicalisation par le Ritalin de jeunes défavorisés souffrant de déficit d’attention (Conrad et Potter, 2000 ; Suissa, 2009) ou à la plus grande proportion des familles pauvres vues par les services de la protection de la jeunesse, les familles plus aisées sur le plan socio-économique préférant emprunter des trajectoires de nature plus privée dans la résolution de difficultés semblables.

Dans cette optique, nous assistons aujourd’hui à une approche plus épidémiologique des problèmes sociaux où les données dites probantes deviennent graduellement des références normatives de ce qui est « scientifique et mesurable » et ce qui l’est moins. À ce sujet, rappelons que le DSM-IV est un code qui permet essentiellement de classifier certains symptômes alors qu’ils sont souvent compris comme des preuves, ce qui n’est pas le cas. Dans ce contexte, un des problèmes est celui d’avoir un diagnostic fiable, car une fois ces symptômes classifiés, ils deviennent des conditions mentales à traiter souvent pour de longues périodes. Si vous êtes diagnostiqué comme étant un alcoolique ou un narcomane, vous risquez de porter l’étiquette de malade souvent à vie.

Dans le discours du modèle médical, nous avons, d’une part, une valorisation dite objective qui axe son approche sur les dysfonctions à partir des symptômes et, d’autre part, une mise en veilleuse des déterminants sociaux et culturels qui sont des marqueurs significatifs dans le tracé des trajectoires des personnes ayant développé tel ou tel trouble, comme celui des dépendances. Comment se fait-il que les divers modes de vie, les réalités culturelles, les émotions, par exemple, ne soient pas compris pour définir une condition (Pharo, 2006) ? Selon Corin (2007), la pratique clinique en psychiatrie ne cadre pas souvent avec la science, l’évolution du patient est unique (équifinalité), les données probantes n’indiquant que quelques autoroutes et routes secondaires. Qui tient le projecteur sur le lieu de la scène en décidant d’éclairer tant de % plutôt que d’autres ? À ces questions, nous pouvons affirmer que l’usage des instruments dans le processus des diagnostics est loin d’être neutre.

Dans un numéro récent hors série de la revue Courrier international, un contenu s’attarde à souligner les dérives de la médecine du XXIe siècle (Courrier international, 2008). En démontrant que la discipline de la médecine est d’abord à la merci de l’argent et du lobbying, il est clairement démontré, par exemple, que l’industrie pharmaceutique s’est éloignée largement de sa noble vocation originale, à savoir investir dans la recherche, découvrir et fabriquer de nouveaux médicaments utiles, pour se projeter d’abord et avant tout dans un marketing visant la vente à tout prix des médicaments pour les actionnaires privés (Courrier international, 2008, p. 13).

Comme paradigme alternatif à la médicalisation, Peele dénonçait ces effets parfois pervers dans son livre Diseasing of America et invitait les divers acteurs, chercheurs et intervenants à explorer les forces cachées et les valeurs comprises comme significatives par les personnes en question (Peele, 1989). Il y a donc plus de 20 ans, Peele nous mettait en garde contre les tendances de cette médicalisation des conditions psychosociales liées aux dépendances, ces propos rejoignent étroitement ceux de plusieurs chercheurs dans l’analyse critique de ce processus complexe.

Dans le champ de la santé mentale et de la dépendance aux médicaments, par exemple, on peut se demander jusqu’à quel point on donne un espace de parole aux personnes en lien avec leurs souffrances. À cette question, l’approche axée sur la gestion autonome des médicaments (GAM) représente une alternative encourageante où les personnes sont invitées à nommer leurs souffrances selon leur propre réalité psychosociale. En s’appuyant sur le savoir expérientiel et le savoir-être des personnes souffrantes, cette approche favorise l’exercice des choix et la participation aux décisions conjointes, ce qui permet de créer pour chaque personne des conditions propices à l’utilisation de son potentiel et en plus de l’encourager à s’organiser pour défendre ses droits (advocacy).

Du concept d’addictus : quelques repères

La définition du terme dépendance constitue un terrain propice à de multiples interprétations, parfois à des controverses. En fait, elle représente un enjeu crucial autant sur le plan scientifique que social. Selon le statut qu’on occupe dans la hiérarchie du pouvoir et les intérêts en jeu dans les rapports sociaux, le choix de la définition du terme « dépendance » variera fortement d’une période historique donnée à une autre et des contextes sociaux et culturels en question (Conrad et Schneider, 1980 ; Peele, 2004). Certains chercheurs et cliniciens verront la question de la dépendance en termes moraux, d’autres en termes biomédicaux, culturels ou psychosociaux.

Le paradigme médical est généralement fondé sur la perte de l’homéostasie, à savoir l’équilibre qui gère l’adéquation entre ce qui entre dans le corps (anabolisme) et ce qui en ressort (catabolisme). Quand il y a décalage entre ces fonctions, et donc un certain déséquilibre, nous assistons au processus d’installation des conditions plus propices à la maladie. L’approche de plus en plus utilisée dans le champ des dépendances et axée sur une carence neurochimique du cerveau (brain-based disease approach) soutient que la dépendance à l’alcool, par exemple, peut être traitée par l’usage des médicaments Suboxone ou Naltrexone. Ce type de modèle soulève plusieurs questions : dans quelle mesure un comportement psychosocial constitue-t-il une pathologie/maladie ? Comment concilier une société qui favorise les excès avec l’exigence continue d’un autocontrôle (Nadeau, 2009) ? Que fait-on avec les enjeux de l’intentionnalité et des choix des personnes, de la réaction en société en termes de désirabilité sociale ? Comment expliquer que la majeure partie des problèmes de dépendance se construit en réaction à des conditions de stress : relation individu – psychotropes/activités - contexte social et culturel ?

Sur le plan étymologique, rappelons que le terme même de maladie puise son origine dans le « mal à dire » ou l’incapacité de nommer sa souffrance. Laborit, dans son étude classique intitulée L’éloge de la fuite, avait clairement démontré que l’inhibition de l’action était le résultat du lien social entre l’individu et l’environnement et expliquait grandement le processus de souffrance dont les dépendances font partie (Laborit, 1976).

En langue anglaise, si le terme disease a d’abord désigné un malaise, un inconfort, un dérangement ou un trouble, il s’est plus tard élargi pour recouvrir toute condition principalement corporelle comportant un déséquilibre des fonctions biologiques. En fait, et bien que les termes sickness ou illness en langue anglaise pourraient signifier également un déséquilibre de l’homéostasie, nous retiendrons le terme de disease, car c’est celui auquel se réfère la quasi-totalité de la littérature sociomédicale (disease model). Deux volets constituent cette condition. Le premier évoque une condition anormale de l’organisme réduisant le fonctionnement physiologique normal pour cause d’infection, de carence ou de stress. Une infection des bronches, de la peau ou de la gorge est un exemple concret de déséquilibre physiologique mesurable sur le corps sans qu’il y ait une remise en question de cette condition de maladie. Le deuxième est plutôt lié à l’interaction individu/société et aux comportements, la condition de l’individu y étant alors socialement jugée comme anormale, pernicieuse ou malsaine. On peut penser à une personne qui traverse des périodes difficiles dans sa vie (chômage, accident, perte d’un être cher, etc.) et qui choisit comme stratégie d’adaptation de vivre en retrait et isolée sur le plan social. Dans notre société, la réaction face à ce type de comportements va être généralement négative et associera ces personnes à des conditions dites anormales. Le symptôme physique observable sur les corps n’est donc pas seul à pouvoir définir la maladie puisque la réaction sociale à cette condition peut également y jouer un rôle non négligeable. L’étymologie du terme disease distingue donc le préfixe latin dis, signifiant « inversion », du ease qui trouve son origine dans le français « aise ». L’inversion de l’aise ou malaise, telle est la signification première du terme anglais disease nommant la maladie.

Pour rester dans l’étymologie, rappelons qu’en Europe le sens en vieux français du terme « addiction » renvoie aux notions mêmes d’esclavage, de dette et de contrainte. Les études de Cicquel et Corcos (2003) démontrent qu’un homme victime d’une addiction devait par son corps, sous la contrainte, payer sa dette envers la société. C’est en 1932 que Glover introduit le terme addiction à partir des études axées sur l’étiologie des addictions, terme repris en français par toxicomanies (Glover, 1932). Quant au concept de toxicomanie comme tel, l’usage des manies comme définition à la fin du XIXe siècle a permis de définir des conditions telles que l’alcoolomanie, l’opiomanie, la morphinomanie, avant d’adopter le terme de toxicomanie en 1905. Issu du grec toxikon soit poison, et mania pour folie, le terme toxicomanie a été utilisé au Québec et au Canada jusqu’à très récemment pour faire l’objet d’une révision en cours. Ceci étant, la réalité qui démontre que le cycle de la dépendance peut se développer en dehors des substances psychotropes toxiques comme avec le jeu, la cyberdépendance, la dépendance amoureuse ou la chirurgie esthétique exige une mise à jour d’une conception plus globale et plus nuancée.

Selon Room (1995), les changements fréquents dans les définitions de la dépendance durant les années 1960 et 1970 sont à comprendre comme un ajustement de l’establishment médical à une série d’articles sociologiques critiquant le concept de maladie. Comme exemple de ces changements, l’Association américaine de psychiatrie, la Classification internationale des maladies (International Classification of Diseases) et le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-III) adoptent en 1980 la définition de dépendance (addiction) en substitut à alcoolisme et intoxication. Ces variances dans la définition de ce qu’est une dépendance reflètent concrètement l’évolution des ajustements selon le contexte social, économique, culturel et politique et les rapports de force en présence.

La grille de Peele : la multifactorialité comme réponse à la complexité des dépendances

La perspective psychosociale représente un champ varié et riche dans la compréhension des divers comportements humains impliqués dans l’explication du phénomène des dépendances. En effet, les recherches et études de Peele ont contribué, depuis plus de 30 ans, à mieux cerner les motivations réelles dans le développement du cycle de la dépendance. Que ce soit la dépendance aux drogues, à l’alcool, au travail, à la nourriture, au jeu ou à la thérapie, cette perspective nous permet de nous pencher sur le phénomène de la dépendance comme réalité globale. En incluant les dimensions psychologiques et personnelles à chaque individu, et en insistant sur les motivations relationnelles aux substances ou à des activités dans un contexte social donné, Peele démontre clairement que la dépendance est loin d’être une fatalité d’ordre physiologique, génétique ou hormonale. La devise de la perspective psychosociale peut, jusqu’à un certain point, être résumée à ceci : « ne devient pas dépendant/toxicomane qui veut, cela prend certaines conditions psychosociales pour créer et maintenir un pattern de dépendance ». Dit autrement, la dépendance est une expérience subjective, si vous vous considérez comme dépendant, vous aurez tendance à agir en fonction de cette condition intériorisée, de cet étiquetage social accolé généralement avec succès.

Dans cette logique, Peele soutient que la dépendance s’inscrit dans un continuum, c’est-à-dire comme le produit d’une réalité changeante. Autrement dit, une personne peut être plus sujette à la dépendance à un moment précis de sa vie où elle se sent particulièrement vulnérable ou impuissante, mais pourra décider de réduire ou d’arrêter dans des conditions différentes et de moins grande vulnérabilité. Ainsi, des personnes qui ne consomment pas de psychotropes dans certaines situations peuvent être attirées par ces mêmes produits en d’autres circonstances. Par exemple, un individu ne consommera pas d’alcool dans le cadre de son travail, mais peut en surconsommer dès qu’il regagne son domicile familial, celui-ci pouvant être synonyme de stress ou de grandes difficultés.

Selon Peele (1989), une facette importante de la dépendance repose sur le fait qu’elle détourne la personne de ses autres centres d’intérêt et de satisfaction. En se concentrant graduellement sur une activité ou sur une substance, tel l’abus de tabac, d’alcool, de nourriture ou de travail, l’individu se retrouve à consacrer de plus en plus de temps à cette activité ou substance, et à délaisser simultanément d’autres centres d’intérêt. Il faut donc comprendre les dépendances comme servant à combler des vides dans la vie de l’individu, à remplir des temps morts. Cette démarche peut aller jusqu’à entraîner la concentration quasi exclusive de la personne sur l’objet de la dépendance. Qu’est-ce qui fait qu’une personne consomme ou s’adonne à une activité donnée sans développer une dépendance, alors qu’une autre développera une dépendance ?

À cette question, les raisons et les motivations marquant la relation aux substances/activités représentent des explications de premier ordre. Ainsi, si la motivation première renvoie à des raisons de plaisir (anniversaire, fêter un événement heureux, réussite d’un projet, réunion familiale, etc.), la tendance à la dépendance sera faible, voire inexistante. À l’opposé, si un individu consomme pour des motifs négatifs (angoisse, peine, culpabilité, malaise, faible estime de soi, stress, etc.), il est plus susceptible de développer une dépendance. Il faut souligner que si ces sentiments négatifs sont atténués par le produit toxique ou l’activité en question, ils le sont uniquement sur une base momentanée, la souffrance étant couverte par la substance, l’abuseur ne saura trouver de solution sans dépendance. Cette explication est corroborée par le neuropharmacologue Jean-Pol Tassin qui démontre que les canaux des neurotransmetteurs interpellés par le plaisir n’empruntent pas les mêmes trajectoires si la motivation première relève plus de sentiments de douleur et de souffrance (Tassin, 2008).

Un autre facteur dans l’installation de la dépendance est, selon Peele, l’incapacité de la personne dépendante à choisir. Pris dans un circuit qui produit une anesthésie des sentiments désagréables en les remplaçant par des sentiments de plaisir créés artificiellement, l’individu dépendant participe à une construction d’une illusion de plaisir qui justifiera souvent la reprise de la substance ou de l’activité en question. C’est ainsi que le cycle de la dépendance devient fonctionnel puisqu’il répond aux sentiments négatifs par une alternative, temporaire et artificielle, mais « source de plaisir » quand même puisqu’elle réduit la douleur. En s’inspirant de la grille de Peele, la figure 1 présente le cycle de la dépendance en vue d’expliciter les phases du processus.

Figure 1

Le cycle de la dépendance inspiré de Peele

Le cycle de la dépendance inspiré de Peele

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À la lecture de ce cycle, nous remarquons que la phase 1 est caractérisée par des sentiments négatifs, suivie de la phase 2 où la personne décide de « geler » ses émotions en s’intoxiquant. Cette intoxication permet, en phase 3, la création d’un sentiment momentané de bien-être et la disparition de la douleur ressentie. Quant à la phase 4, elle confronte à nouveau la personne aux sentiments de base de la phase 1, soit la culpabilité et la faible estime de soi. La phase 5 constitue l’opportunité de briser ou de continuer ce cycle. La totalité des personnes dépendantes demandent de l’aide durant cette dernière phase, et non durant la phase de l’intoxication (2) ou de sentiment de bien-être (3).

Si une personne commence à consommer pour diverses raisons négatives et qu’elle développe une dépendance, ces mêmes raisons continueront d’exister et ne disparaîtront pas à cause de la dépendance. Vues sous cet angle, les raisons et les motivations – au sens de traits de la personnalité ou de prédispositions psychologiques – constituent la pierre angulaire de la création du cycle de la dépendance.

En ce qui a trait à l’environnement comme déterminant social, Peele réussit à démontrer que la société est aussi le principal mécanisme de la dépendance. On peut penser à la multiplication des casinos et des espaces de jeu en ligne en Amérique du Nord et à leur légalisation par les gouvernements en place ; à l’emprise des grandes corporations d’alcool ou de tabac sur la transmission de certains messages et de publicités ; au rôle des institutions privées et publiques dans le renforcement du discours de la maladie ; à la socialisation des mouvements des Alcooliques Anonymes et de leur philosophie appliquée à de plus en plus de comportements, etc. Cette réalité sociale, qui s’appuie sur une idéologie de la compétition et de la performance à tout prix, se traduit généralement par un sentiment d’exclusion plus propice à la dépendance.

C’est parce que notre culture est si fortement axée sur la réalisation et la responsabilité individuelles que tant de gens ont le sentiment de ne pas être à la hauteur.

Peele, 1982

Plus près de nous, Le Bossé (2007) rejoint les propos de Peele en vulgarisant la notion liée au processus de dépathologisation, à savoir le développement du pouvoir d’agir (DPA). Par pouvoir d’agir, Le Bossé se réfère à l’exercice d’un plus grand contrôle sur sa vie personnelle, ses proches et sa collectivité tout en restaurant son statut d’acteur et son rapport à l’action. Selon ce chercheur, aider ne veut pas dire soulager et guérir la souffrance, voire dénoncer les causes sous-jacentes, aider devrait plutôt être compris comme s’affranchir de la souffrance.

Dans s’affranchir il y a l’idée de franchir un obstacle. Le plus souvent, cet obstacle comprend à la fois des dimensions sociales et personnelles. Il n’est donc plus question d’appréhender les difficultés vécues par les personnes comme des problèmes uniquement psychologiques ou de défaillances d’apprentissage, pas plus qu’il n’est question de considérer toutes les difficultés vécues par les personnes comme le résultat unique d’une injustice sociale.

Le Bossé, 2007

Ainsi compris, ne doit-on pas attribuer à la société et à ses institutions une partie importante de ce qu’on appelle communément le « problème » des drogues ? Pour redonner du pouvoir aux individus dans leurs tentatives de s’en sortir, ne faut-il pas dénoncer l’emprise du discours de la maladie comme modèle explicatif et dominant dans notre société ? Face à ces questions de fond, voici, à titre d’illustration, un tableau résumant les principales idées développées par le modèle d’inspiration psychosociale de Peele en comparaison avec le modèle plus traditionnel de la maladie. Celui-ci constitue une base pour des principes qui permettent des conditions plus propices à une dépathologisation ou comme dirait Le Bossé au développement du pouvoir d’agir des personnes et de leurs réseaux.

Tableau 1

Le modèle de la maladie versus le modèle psychosocial

Le modèle de la maladie versus le modèle psychosocial

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Plusieurs autres hypothèses issues du discours traditionnel médical sont analysées de manière critique par Peele pour les inscrire dans une perspective multifactorielle. Parmi ces hypothèses, mentionnons la dépendance comme processus progressif, les notions de perte de contrôle et d’abstinence. En ce qui a trait à l’hypothèse voulant que la dépendance constitue un processus en progression à travers des étapes bien identifiables, la démonstration est loin d’être convaincante, et ce, pour les raisons suivantes. La plupart des personnes aux prises avec ces dépendances ont utilisé cette substance ou cette activité d’une manière réactive, soit comme une stratégie d’équilibre devant un événement stressant de la vie (Valleur et Matysiak, 2005 ; Peele, 2004 ; Castellani, 2000). Ainsi compris, on peut se demander si la notion de « processus progressif et inexorable » ne relève pas d’une vision déterministe qui efface le potentiel des êtres humains à changer ou à adopter tel ou tel comportement.

Pour ce qui est de la notion de perte de contrôle, elle est fort controversée, car elle fonde l’idée que si un dépendant abstinent reprend ses psychotropes ou activités, il ne pourra alors s’arrêter. Sur le plan scientifique, les résultats montrent, au contraire, que les personnes peuvent exercer un certain contrôle sur leurs consommations ou réduire la fréquence et l’intensité de leurs activités de dépendance (Peele, 2004 ; Sobell, 2002a ; 2002b ; Hodgins et coll., 2002).

En ce qui concerne l’abstinence, et alors qu’elle est désirable quand on intervient auprès des personnes dépendantes, cela peut constituer un vrai obstacle quand elle est imposée comme une précondition au traitement. En soutenant que la rechute potentielle des personnes est le résultat direct de leur problème d’abstinence, on évacue l’intentionnalité et les choix multiples des personnes lors du processus de décision alors que ceux-ci représentent justement la pierre angulaire du changement personnel et social.

Devant l’enjeu principal de la définition de ce phénomène complexe, la sociologie des professions peut également nous aider à élargir nos horizons en cernant les nuances qui s’imposent selon les contextes différents. Cette discipline nous enseigne que chaque formation sociale aura sa propre version du concept de dépendance. Les pharmaciens auront tendance à comprendre le phénomène comme une suite de réactions aux substances et de la tolérance croissante du corps au produit, les physiologistes comme un dysfonctionnement des organes et du métabolisme, les généticiens comme une carence d’un gène spécifique, les psychiatres comme un désordre biomédical ou de carence neurochimique, les psychologues comme un symptôme de problèmes sous-jacents ou d’estime de soi, les sociologues comme une réaction au processus de régulation sociale et des contraintes inhérentes aux rapports sociaux, etc.

Par voie de conséquence, les divers intervenants oeuvrant dans ce domaine continuent à ne pas partager de consensus quant à une perspective commune des normes autant sur le plan des idées que sur le plan des traitements à privilégier. Il en est de même aujourd’hui avec le débat en vue d’inclure ou non la cyberdépendance dans le DSM-IV (Dufour, 2009, p. 6 ; Young, 1996). Devant cette panoplie de versions possibles qui illustrent la dimension multifactorielle plutôt qu’unidimensionnelle de la dépendance, le modèle fondé sur la pathologie continue toutefois de jouer un rôle prépondérant dans le discours qui associe dépendance à la maladie, à la pathologie.

Quant à une définition qui tient davantage compte du côté multifactoriel de la dépendance, Weil rejoint les propos de Peele en soulignant que ce n’est pas l’activité de dépendance en soi qui détermine le niveau de risque ou de souffrance, mais bien la nature de la relation qu’on établit avec celle-ci (Weil, 1983 ; 2007). En insistant sur le rapport entre l’individu, l’activité/substance et le contexte social, ce chercheur définit la dépendance non pas comme un état permanent de maladie, mais plutôt comme un continuum multifactoriel d’apprentissage psychosocial. Selon cet auteur, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise activité/substance, il y a seulement une bonne ou une mauvaise relation à ces activités/substances. En d’autres termes, si plusieurs facteurs peuvent être en corrélation pour nous expliquer la nature de la dépendance (discours axé sur la pathologie, impératifs économiques, promotion et socialisation de l’idéologie par les mouvements d’entraide anonymes, réalités culturelles, etc.), ces mêmes facteurs, pris séparément, ne peuvent expliquer entièrement la complexité du phénomène.

Weil (2007) nous rappelle l’importance d’intégrer les aspects physiques, mentaux et spirituels dans notre vie comme une certaine barrière contre l’invasion des maladies en général, et des comportements inappropriés comme celui du recours grandissant aux dépendances. Porte-parole depuis une trentaine d’années de la médecine dite intégrée (integrative medecine), ce médecin issu de Harvard a réussi un coup de maître en s’opposant à une vision positiviste et mécanique des corps en développant un discours axé sur les compétences cachées des personnes et sur des liens sociaux forts dans l’environnement comme facteurs de protection. Dans une optique de réappropriation de pouvoir, il a contribué de manière marquante à ce que 15 % des écoles de médecine aux États-Unis incluent aujourd’hui des contenus hors de la médecine dite conventionnelle. Ainsi, il dénonce les systèmes de santé en les nommant des systèmes de gestion des maladies et rejoint les propos de Peele (1989) exprimés dans son livre intitulé Diseasing of America ou la « maladisation » de l’Amérique. Alors qu’une partie non négligeable de cas de guérison à travers le monde passe par la rémission spontanée (spontaneous healing, natural recovery), cette « maladisation » des corps physiques et sociaux constitue encore le noyau dur du modèle médical et de son idéologie.

En complémentarité à ces propos, Peele (2001 ; 2004) enrichit cet essai de définition en l’encadrant comme une manière de vivre, une façon de faire face au monde et à soi-même, un style de vie. De ce point de vue, le phénomène de la dépendance nous permet de le situer non pas comme un problème rattaché uniquement à la personne, mais bien comme un problème psychosocial (Valleur et Matysiak, 2003 ; Perkinson, 2003 ; Ragge, 1998).

À la lumière de ce survol, nous remarquons que, malgré le nombre impressionnant de recherches sur les dépendances, le regard dominant envers cette condition passe principalement par la pathologie tout en mettant en veilleuse les facteurs macrocontextuels explicatifs de nature politique, historique, culturelle et psychosociale dans la construction d’un tel discours. En fait, si la pathologie/maladie de la dépendance existait, les personnes aux prises avec ces problèmes devraient manifester un syndrome distinct. Or, les études sur la population révèlent que différentes personnes démontrent différents types de problèmes ; le nombre et la sévérité de cesdits problèmes s’inscrivent dans un continuum, ils ne forment pas de profils distincts de personnes dépendantes versus non dépendantes.

Conclusion : vers un rapprochement entre le médical et le social

À l’instar des conceptions psychopathologiques des conduites de dépendance (Corcos et Jeammet, 2003) et du modèle médical, Peele nous invite à nous tourner vers les compétences souvent cachées des personnes, mais également vers leurs réseaux familiaux et sociaux, pour saisir la dynamique relationnelle qui prévaut dans le développement du cycle en question. Certaines personnes peuvent développer des dépendances pour des raisons liées à l’environnement : chômage, contexte de pauvreté, faiblesse des liens sociaux, etc., d’autres s’adonneront à l’abus de substances ou d’activités comme des stratégies pour confronter des conditions d’aliénation, de santé mentale, de troubles identitaires, etc. Ceci étant, certaines personnes vivant ces conditions décideront de choisir un autre chemin que celui des dépendances. Peele nous apprend à ce sujet qu’une certaine résilience, l’estime de soi et des liens plus solides sur le plan social peuvent expliquer ces différences. Dit autrement, si nous sommes tous des candidats au développement de conduites de dépendance, il y a un risque lorsque l’activité de dépendance remplace un vide émotionnel, psychologique, affectif et social et détourne l’individu de ses centres de plaisir pouvant être obtenus dans sa relation à l’environnement, et ce, sans « béquille ». A contrario, quand les personnes réussissent à développer des centres d’intérêt et de plaisir multiples, l’incidence en termes de dépendance est très faible, voire nulle. Peele réussit à nous transporter vers des espaces de dépathologisation de l’individu qui souffre en nommant les multiples facteurs et acteurs dans l’installation du processus de dépendance. Nommer ces choses est déjà un pas vers la bonne direction dans la mesure où cela permet de sortir de la culpabilité individualisante, de la victimisation, de la perte de contrôle permanente pour se projeter vers un monde de multiples possibles. Avec sa lecture des regroupements des mouvements d’entraide axés sur les 12 étapes, Peele nous permet de rester alertes quant à leur finalité et au processus de socialisation lié à l’étiquetage et la pathologisation permanente des dépendances, ou comme dirait Gori et Del Volgo, la pathologisation de l’existence (Gori et Del Volgo, 2005). En s’inscrivant en faux contre la devise « une fois dépendant toujours dépendant », Peele nous fournit de précieux outils qui constituent un argumentaire multifactoriel et scientifique solide, axé sur les forces psychosociales des personnes et de leurs réseaux sociaux.

Dans la mesure où la majeure partie des problèmes de dépendance sont issus des réactions comprises comme étant individuelles aux problèmes sociaux structurels (pauvreté, faiblesse des liens sociaux), est-il possible de s’approprier un argumentaire (savoir, savoir faire, savoir être et savoir dire) visant à adopter graduellement l’approche psychosociale plutôt que d’agir comme en extension du modèle médical ? Peut-on explorer avec les personnes et leurs réseaux les alternatives au modèle médical en s’adaptant au portrait des individus et en les accompagnant ? Peut-on prendre en compte le monde social lorsque l’on travaille avec les personnes, les familles et les réseaux en contexte de dépendance ?

Le modèle médical n’est pas en soi incompatible avec celui de la perspective de Peele. Inclure le monde social des personnes lors de l’intervention peut relever des deux mondes, médical et social, tout en s’assurant que la personne en quête d’aide et la communauté qui l’entoure en sortent gagnantes. Le débat ne relève pas d’une guerre de clochers entre le discours médical et le discours psychosocial de Peele, mais de résultats concrets et mesurables qui permettent de réduire les incidences globales dans la gestion plus générale des problèmes psychosociaux des dépendances. Reconnaître au social ce qui est médical, et vice-versa dans les pratiques, serait un grand pas en avant pour réduire les écarts. À ce titre, plusieurs médecins et psychiatres oeuvrant dans le champ de la santé et des dépendances, tels que Weil (2007) et Breggin (2002), démontrent que les passerelles entre le monde médical et social sont bel et bien ouvertes pour placer les personnes et leurs réseaux familial et social au centre des préoccupations et des interventions. Si des cures de désintoxication, par exemple, sont nécessaires d’un point de vue médical dans le processus de réhabilitation, cela ne devrait pas poser problème avec le processus de réhabilitation qui met l’accent sur les compétences des personnes et de leur réseau, à savoir le développement de leur pouvoir d’agir. Comment concilier l’étiquetage de centaines de milliers d’individus comme étant des dépendants malades à vie alors qu’ils réussissent souvent à réduire, à s’abstenir ou même à adopter un certain contrôle de leurs dépendances ? Peut-on adhérer à une vision multifactorielle de ce phénomène complexe que sont les dépendances ?

À ces questions, l’équifinalité peut être un principe précieux pour alimenter les passerelles de rapprochement. En bref, le concept d’équifinalité s’appuie sur le principe que « différentes voies peuvent mener à un même but et inversement, différents buts peuvent être atteints par une même voie » (Ausloos, 1995). Par exemple, si une personne peut être violente en raison de la violence familiale subie à l’enfance, de l’environnement violent dans lequel elle évolue, de son isolement social, d’une faible estime de soi, d’un manque d’habiletés dans la gestion de stress, du contexte de grande pauvreté et d’exclusion, etc., cette même personne peut sortir du cycle de la violence par des moyens différents, propres à sa trajectoire personnelle, familiale et sociale. Même si le phénomène de la violence peut être commun à plusieurs personnes ou groupe social, le chemin emprunté pour y entrer et pour s’en sortir est et reste propre à chacun. Il en est de même avec le phénomène de l’alcoolisme : à part la substance alcool qui lie tout un chacun, chaque individu a développé sa dépendance pour des raisons psychosociales qui lui sont propres. À la lumière de ces explications, on peut dire que non seulement différents états de départ peuvent donner des résultats identiques, mais aussi que des résultats différents peuvent être obtenus à partir de situations de départ identiques. Le principe d’équifinalité s’oppose donc à la causalité linéaire, c’est-à-dire une explication qui se restreint à la ligne cause-effet. Au contraire, l’équifinalité ouvre des espaces permettant des interactions favorables au changement personnel et social. Dans la mesure où le monde médical et le monde social sont là pour rester, il est important de poser des gestes d’ouverture et de multiplier les espaces de parole pour éviter justement d’alimenter des chemins parallèles, et ce, en vue de promouvoir des voies se rencontrant dans leurs différences et leurs contributions mutuelles et complémentaires.