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Issu de la volonté d’une élite de constituer une littérature nationale, le mouvement littéraire québécois de la deuxième moitié du xixe siècle, appelé a posteriori l’École patriotique de Québec, propose une expression idéalisée du nous collectif. Poèmes, romans et essais font oeuvre de propagande et visent à galvaniser le sentiment d’appartenance à la communauté ethnique, en célébrant à répétition les quatre traits identitaires du peuple canadien-français, qui le distinguent de l’Amérique anglo-saxonne déjà entrée dans l’ère industrielle : son histoire (celle de la Nouvelle-France), sa langue (le français), sa religion (le catholicisme) et sa vocation économique (l’agriculture). Le premier de ces quatre thèmes ou plutôt leitmotive sera ici examiné à partir de trois romans qui jalonnent cette période : Pierre et Amélie d’Édouard Duquet (1866), Une horrible aventure de Vinceslas-Eugène Dick (1875) et Nicolas Perrot ou les Coureurs des bois sous la domination française de Georges Boucher de Boucherville (1889).

La parution, sous la direction de Maurice Lemire, du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec (depuis 1978) et de La vie littéraire au Québec (depuis 1991) a amené un renouveau des études sur la littérature québécoise du xixe siècle, ainsi que l’attestent, ces dernières années, les rééditions critiques d’oeuvres de cette même période, par exemple celles de La fille du brigand d’Eugène L’Écuyer, par Jean-Guy Hudon (2001) et d’Un revenant de Rémi Tremblay, par Jean Levasseur (2003). L’étude qui suit se veut, à petite échelle, une très modeste contribution dans ce sens.

Déjà au principe du mouvement de l’École patriotique de Québec, une Nouvelle-France héroïque et impavide avait pris forme, coulée dans le bronze du romantisme. Dès 1858, un poème comme Le drapeau de Carillon d’Octave Crémazie, véritable chant épique, rappelait avec émotion, un siècle après l’événement, la dernière victoire française en Amérique — celle de Montcalm au poste de Carillon en juillet 1758 — et pleurait une gloire à jamais envolée. Pareille nostalgie grandiloquente animera aussi bien les romans historiques, qui s’imposeront auprès du lectorat à partir de 1863, succédant de force, par la volonté de l’intelligentsia civile et religieuse, aux romans d’aventures jugés néfastes du point de vue moral. Les anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé inaugure ce genre mêlant les péripéties de la fiction au cadre événementiel du passé ; l’action, en l’occurrence, commence à la veille de la guerre de Sept Ans et voit l’affrontement sur le champ de bataille, sous des drapeaux ennemis, de deux amis que le conflit sépare, mais que la paix revenue va réunir en finale. Joseph Marmette suivra cette carrière à l’envi dans une série de romans qui se déroulent en Nouvelle-France : Charles et Éva (1866-1867), François de Bienville (1870), L’intendant Bigot (1871), Le tomahahk [sic] et l’épée (1877), Les Macchabées de la Nouvelle-France (1878), ces deux derniers titres traduisant déjà la perspective exaltée empruntée par l’auteur.

Les trois romans examinés ci-après souscrivent à ce credo empesé et récurrent, mais reprennent celui-ci chacun à sa façon : le premier comme une génuflexion obligatoire, avec la volonté tremblante d’obtenir une reconnaissance, le second avec ironie, le troisième avec l’émoi mélancolique et nostalgique d’une passion du jeune âge.

Pierre et Amélie d’Édouard Duquet

En 1866, quand Édouard Duquet fait paraître sa première oeuvre [1], le romantisme patriotique — ou le patriotisme romantique — bat encore son plein et s’impose normativement comme le courant dominant, voire exclusif. Ainsi s’expliquent ou même s’excusent non seulement les lieux communs, mais aussi bien les emprunts dont son texte, à proprement parler, selon l’étymologie même du mot texte, se trouvera tissé. À sa décharge, il faut préciser également qu’Édouard Duquet, né le 24 février 1846, n’a que vingt ans lorsqu’il décide de s’improviser écrivain. Ses souvenirs de lecture sont encore très frais et l’enthousiasme de l’émulation le conduira à les suivre de fort près : le court récit Pierre et Amélie chante avec lyrisme un amour heureux, puis malheureux, dans le décor idyllique d’une Nouvelle-France réinventée.

Pour le lecteur qui se prête au jeu de l’intertextualité, il est facile de reconnaître d’emblée dans l’oeuvre entière, sous son déguisement très léger, un démarquage de Paul et Virginie : depuis le point de vue diégétique, celui d’un narrateur interposé, jusqu’au contexte, un paysage à la fois sensuel et pur, le récit, dans sa progression comme dans ses composantes, reprend pour une très large part la pastorale de Bernardin de Saint-Pierre. Si les titres même composent un distique harmonieux, celui de l’églogue québécoise, calque syllabique de l’autre, suggère cependant un autre élément archétypique. Le prénom d’Amélie, en effet, évoque l’influence de Chateaubriand, qui cependant ne s’affirmera avec netteté que dans le dénouement. Alors que, comme on sait, Bernardin de Saint-Pierre sépare ses deux amants et condamne la jeune fille à une noyade vertueuse, son imitateur québécois préférera suivre la finale tragique des Natchez, où l’amour meurt dans le sang, victime de la fatalité que personnifient les barbares : comme leurs parents, Pierre et Amélie périssent sous la hache des Iroquois qui ont fait irruption nuitamment dans leur paradis. Dans l’intervalle affleureront régulièrement d’autres réminiscences livresques, des Aventures de Télémaque de Fénelon surtout, mais aussi bien, encore et toujours, de Bernardin de Saint-Pierre, celui de L’Arcadie inachevée, et de Chateaubriand, celui d’Atala.

En comparaison de Chateaubriand, la postérité de Bernardin de Saint-Pierre dans la littérature québécoise semble moins immédiate, mais on l’étudiait avec zèle dans les collèges, ainsi que l’atteste une traduction latine d’un passage de Paul et Virginie que publie en 1837 Le populaire de Montréal. Malgré ce qui nous paraît aujourd’hui relever d’une « sensualité directe et ardente [2] », l’oeuvre était alors jugée éminemment morale :

Cette histoire touchante est celle de deux amants, heureux d’abord par l’amour et par l’espérance, par le plaisir de s’aimer sous les yeux de leurs parents. […] [L’]héroïne du roman est d’ailleurs parée de toutes les grâces de la nature et de la vertu, de tous les dons de l’esprit et du coeur, et l’on sent bien que c’est une victime ornée pour un grand sacrifice [3].

Contemporain de Duquet, le compilateur Edmond Lareau, auteur d’une Histoire abrégée de la littérature, l’assure avec enthousiasme : « Tout le monde a lu la charmante pastorale Paul et Virginie [4]. »

Si l’on met à contribution l’approche et la terminologie proposées par Gérard Genette dans Palimpsestes ainsi que par d’autres théoriciens de l’intertextualité, les liens entre l’hypertexte (le texte de Duquet) et les hypotextes (les sources, selon l’appellation ancienne) se voient révélés au premier chef par l’« agrammaticalité [5] » de certains éléments, soit lexicaux, syntaxiques ou sémantiques, qui rompent avec l’homogénéité du texte ou, plus largement, avec son contexte de production. Une mise en situation illustrera ce concept : tout correcteur de travaux d’étudiants a fait l’expérience désagréable, en suivant un développement qu’il appréciait, de sentir tout à coup, à telle tournure ou expression, nommées « indices de coexistence » ou « connecteurs [6] », que le texte ne pouvait être le produit de celui qui s’affirmait son auteur. Dans le cas de Duquet, le lecteur éprouvera ce même sentiment dit d’« hétérogénéité » en relevant, dans une description du paysage aux alentours de Québec, la présence incongrue de « lianes fleuries » qui « s’élançaient […], se croisaient en tous sens [7] ». D’abord sobre et limitée à quelques sapins au milieu des rochers, la végétation nordique, comme si la Nouvelle-France, devenue île flottante, avait glissé jusqu’aux tropiques, a versé peu à peu dans un exotisme luxuriant, sous un soleil torride. Pareil hiatus, entre autres, traduit ou trahit l’intertextualité, Duquet de toute évidence ne s’étant pas inspiré de son environnement géographique immédiat pour camper son récit, mais plutôt du panorama chatoyant de l’île Maurice (ancienne île de France) brossé par Bernardin de Saint-Pierre. Comme l’indique la théoricienne Nathalie Piégay-Gros, le « texte source sera aisément repéré lorsque le fragment qui en est convoqué comporte un terme ou une expression suffisamment rares pour être étroitement rattachés à un contexte précis [8] ». Lancé sur cette trace et à partir de cette cooccurrence visible (ce que Riffaterre, encore une fois, désigne comme une « catachrèse [9] », un même mot, répété dans l’hypertexte, prenant un sens décalé par rapport à celui qui est le sien dans l’hypotexte d’origine), le lecteur qui veut débusquer l’intertextualité pourra, à la faveur d’un va-et-vient entre Pierre et Amélie et Paul et Virginie, observer des similitudes avérées et plus profondes. Elles se déploient sur trois plans : le choix de la matière, l’organisation du discours et la formulation, c’est-à-dire, pour reprendre l’admirable concision latine des anciens rhéteurs, l’inventio, la dispositio et l’elocutio.

Séduit par les descriptions enchanteresses et les évocations érotiques de Paul et Virginie, mais en même temps conscient de leur inconvenance au regard de la fonction morale et utilitaire assignée à la littérature en son pays, le jeune Duquet a cherché à autoriser par le biais du discours officiel la présence dans son récit de ces deux isotopies. Comme il l’affirme dans une prudente préface, paratexte dédouanant le texte, s’il a osé « le premier en Canada, faire entendre les sons d’une espèce de lyre bucolique », c’est pour « dire le bonheur de la vie des champs » et par là « être utile à ses compatriotes, à son pays [10] », en leur rappelant la vocation rurale à laquelle ils sont assignés. Dans le même dessein, en guise de repoussoir à des dérives sensuelles, ont été insérés çà et là dans la narration des morceaux de rhétorique, dithyrambes religieux ou tirades à la gloire des aïeux, qui déterminent un contrepoint palinodique (la palinodie étant, rappelons-le, définie comme une rétractation) entre le texte et le métatexte, entre le je lyrique adolescent et le nous sociétal qui le sanctionne.

Hautement improbable, voire comique par son exotisme, la Nouvelle-France de Duquet ne s’appuie historiquement que sur quelques repères tirés de manuels scolaires, à la façon d’un terminus a quo et ad quem entre lesquels la dérive fantaisiste de l’ensemble se donne libre cours et qui n’ont d’autre justification que de cautionner celle-ci. Le récit commence en 1632 (donc à la libération de Québec après la conquête de Québec par les frères Kirke), fait voir un brave et laborieux colon prénommé Léopold, père de Pierre, et se termine un peu moins de vingt ans plus tard, alors que la colonie est menacée par les Iroquois. Une figure historique se glisse alors pour bénir l’amour naissant et transcendant des deux amants éponymes, le père Julien Garnier, mais anachroniquement, comme celui-ci n’arriva au Canada qu’en 1662.

Une horrible aventure de Vinceslas-Eugène Dick (1875)

Vinceslas-Eugène Dick, né en 1848 et décédé en 1919, a produit surtout des contes et des romans [11]. Sa première oeuvre connue fut écrite alors qu’il avait seize ans. Il s’agit d’un roman intitulé Vinceslas de Calonne, un titre révélateur déjà du jumelage ou, pour reprendre un terme théologique, de l’union hypostatique qui s’y opère entre la réalité donnée et contingente, celle du prénom, et l’idéal rêvé, le patronyme français à connotation romanesque et aristocratique ; au reste, Calonne, qui fut ministre de Louis XVI, a eu un frère qui s’est exilé au Bas-Canada pendant la Révolution. Conservé dans le fonds Dick des archives des pères rédemptoristes de Sainte-Anne-de-Beaupré, le manuscrit de cette oeuvre de jeunesse se présente sous la forme de deux petits cahiers cousus de 16 cm par 19,5 cm, comptant respectivement 62 et 82 pages, soit 154 feuillets au total, répartis en treize chapitres. Une apostille à la fin du premier cahier révèle que celui-ci fut composé en douze jours seulement ; dans le second cahier, une autre datation indique que, deux jours plus tard, l’auteur novice avait encore noirci 19 autres feuillets. Malgré cet irrépressible élan, l’oeuvre s’interrompt subitement et est restée ensuite de toute évidence inachevée.

Tel quel, que raconte ce premier roman ? À une époque non identifiée, dans un village canadien au nom très français de Nanterre, un jeune homme éploré, Vinceslas de Calonne, le personnage éponyme, a vu son amante Eugénie (observons encore une fois le dédoublement iconique du prénom, prolongement féminin du second prénom de l’auteur) enlevée par des Indiens. Le grand chef Coeur-de-Roc, lors d’une de ses incursions en terre civilisée, était tombé amoureux fou de cette jeune beauté et il chargea des guerriers menés par son fils Corbeau-Noir de la lui amener. Vinceslas, avec l’aide de deux compatriotes dont les noms fleurent comme le sien la vieille France, Philippe de Varennes et Frédéric Le Jeune, part aussitôt à la rescousse de celle qu’il aime. Bien vite, le voilà dans le pays des Peaux-Rouges, un Ouest indéfini fait tantôt de prairies, tantôt de montagnes, tantôt de forêts, sorte de no man’s land qui s’oppose nommément au Canada villageois [12] et où se croisent loups, bisons, hérons, hiboux, chacals et tigres. Mis à part un bref épisode galant prend alors place un feu roulant de combats, ponctué de rebondissements variés : enlèvements, fuites, tortures, blessures mortelles, attaque d’une meute de loups, etc. À cet antagonisme incessant entre Blancs et sauvages s’ajoutera une troisième variable : Corbeau-Noir est tombé lui aussi sous le charme d’Eugénie et refuse de la remettre à son père Coeur-de-Roc, qui entre en fureur et le poursuit de sa vengeance. Ici s’arrête le roman.

Huit ans passent. Dick est devenu un auteur relativement connu. Après avoir tenu une chronique dans le journal L’écho du peuple de Québec, de 1867 à 1868, il a commencé en 1871 à publier des textes de fiction dans L’opinion publique de Montréal, un hebdomadaire illustré qui compte des abonnés partout dans la province et jusqu’aux États-Unis. En 1873, il y signe Promenades à travers les illusions d’un jeune homme de lettres [13]. Comme le titre l’indique, ce conte humoristique raconte les déboires d’un écrivain débutant qui se croit destiné à la gloire. Avec enthousiasme, le jeune Claude La Plume s’est lancé dans l’écriture d’un roman, sans écouter les sages avis que cherche à lui donner Dick lui-même, avec qui il déguste un verre de genièvre (c’est-à-dire de gin) au Mountain Hill House, un hôtel de la côte de la Montagne à Québec [14]. Identifié par le patronyme de l’auteur, le narrateur apparaît en effet ici dans le rôle du modérateur ou même du censeur du jeune homme de lettres. La Plume s’enferme donc dans sa chambre, décidé nonobstant à produire le roman qui le rendra célèbre. Au bout d’une semaine, il parvient à grand-peine à esquisser une intrigue ainsi présentée :

Clara, belle et blonde jeune fille de dix-huit ans, demeurait, avec sa famille, sur les confins du far west, vers l’an de grâce dix-huit cent… quelque chose. […] Tous les voyageurs de ces lointaines contrées connaissaient de vue ou de réputation la petite Reine des Prairies : l’admiration publique la nommait ainsi. […] Or, le malheur voulut qu’un valeureux chef d’Apaches appelé Coeur-de-Roc, ayant un jour vu la Reine des Prairies, dans le cours d’une expédition, en devint éperdument amoureux et la fit enlever par son scélérat de fils, Corbeau-Noir. Ce forfait s’accomplit pendant que les deux frères et l’amant de la jeune fille étaient absents et chassaient au loin. Corbeau-Noir fit les choses consciencieusement et suivit de point en point les instructions que lui avait données le vieux chef… quant à ce qui a trait à l’enlèvement. Mais, cela fait, il s’en écarta quelque peu, en déclarant son intention de garder pour lui la séduisante visage pâle. On conçoit la fureur du vieux Coeur-de-Roc, en apprenant à la fois la rébellion de son fils et la perte de la femme qu’il convoitait. Il rassembla tous ses loyaux guerriers et se lança, comme un vautour altéré de sang, sur les traces du traître. […] À peine deux jours s’étaient-ils écoulés depuis l’odieux rapt commis par Corbeau-Noir, que les frères de la jeune fille, ainsi que son amant, revenaient de leur longue expédition et apprenaient ce qui s’était passé. […] Ils s’adjoignirent cinq ou six jeunes gens, chasseurs comme eux ; et, dès la nuit suivante, le galop furieux de leurs chevaux retentissait dans la plaine où était disparu le ravisseur [15].

Comme on voit, ce résumé rend compte exactement, à la petite mais significative exception du prénom de l’héroïne, du roman de jeunesse de l’auteur. Avec le recul, celui-ci a pris le parti de l’autodérision face à son grandiose coup d’essai. Mais les Promenades à travers les illusions d’un jeune homme de lettres nous fournissent en outre de précieuses informations sur la genèse littéraire de Vinceslas de Calonne. Car une fois l’esquisse tracée, le jeune La Plume s’est trouvé à nouveau en panne, ne sachant comment camper le décor et portraiturer ses personnages ; sans scrupule, il a eu recours au pastiche, ou disons plus nettement au plagiat, pour mener son oeuvre à terme (et sans doute même pour la mettre en train, dès l’esquisse, mais le conte ne le dit pas). À quatre reprises, les sources d’inspiration seront ainsi explicitement mentionnées, soit les noms des auteurs, ainsi que le titre des oeuvres appelées à contribution. On peut présumer à bon droit que ce furent les mêmes qui inspirèrent le jeune Dick, étant donné la portée autobiographique du conte. Les auteurs sont tous français. Dans le dénombrement de ces mentions, Henri-Émile Chevalier [16] et Gabriel Ferry [17] arrivent en tête avec chacun quatre occurrences (soit chaque fois où sont identifiées les sources), suivies de Chateaubriand [18] et Amédée Achard [19], nommés trois fois, de Xavier Eyma [20], qui apparaît deux fois, et d’Alfred de Bréhat [21], une fois évoqué. Les oeuvres démarquées nommément sont Atala et Les Natchez de Chateaubriand, ainsi que Peaux-rouges et peaux blanches, Les Pieds-noirs, Poignet-d’acier ou Les Chippiouais et La Tête-Plate d’Henri-Émile Chevalier.

Ce que ces auteurs ont en commun, c’est, bien sûr, d’inscrire leurs oeuvres dans le contexte du Nouveau Monde. De façon plus précise, mis à part Chateaubriand qui précède chronologiquement le reste de la phalange et inaugure un tout autre courant littéraire, ces maîtres et modèles ont tous produit des romans d’aventures qui célèbrent l’ouest du continent américain comme théâtre d’affrontements épiques entre les Blancs et les peuplades aborigènes. Un tel corpus trouve son origine dans la grande popularité que connut en France, à partir de 1830, le cycle du Roman de Bas de cuir (Leather-Stockings Tales) de James Fenimore Cooper [22]. En effet, les premiers romanciers d’aventures en France à la fin des années 1840 et au début des années 1850, ceux que je viens de nommer, mais aussi d’autres comme Paul Duplessis [23] ou Gustave Aimard [24], se réclamaient explicitement de Cooper et furent identifiés à l’école du romancier américain [25]. L’épanouissement de cet imaginaire semble avoir traduit une volonté de s’approprier par le mythe un continent dont la France s’était trouvée exclue après la Conquête [26]. Sous ce vecteur ou dénominateur commun, quelle est, plus spécifiquement, la représentation du Canada qui se donne à lire dans cette cohorte romanesque ? Si l’on compare entre eux, comme échantillon, les deux parangons les plus souvent convoqués dans le conte de Dick, Chevalier et Ferry, on remarque tout de suite des différences importantes dans la géographie (et par conséquent dans l’ethnographie) référentielle. Alors que Chevalier situe ses romans dans le nord-ouest canadien, notamment en Colombie-Britannique, au Manitoba, dans la baie d’Hudson, peuplés de tribus pieds-noirs et têtes-plates, Ferry, dans Le coureur des bois ou les chercheurs d’or, sillonne plutôt, tout au sud, la Californie et le Mexique, hantés par les Apaches.

Un trait commun, outre l’action même et l’esprit d’aventure, demeure cependant, comme chez les autres auteurs du groupe, le personnage du voyageur ou coureur des bois canadien ; c’est aussi par lui que les péripéties variées de la narration trouvent leur unité. Contemporaine ou d’un passé récent, l’image du Canada que suggèrent ces romans n’est pas celle d’une société agricole paisible, repliée sur elle-même, mais, au contraire, d’une lignée héroïque d’exilés solitaires, souvent métissés, qui parcourent sans trêve le continent d’une extrémité à l’autre. Ferry ne présente pas autrement Bois-Rosé, le personnage principal de ses aventures : « À son accoutrement, ainsi qu’à sa taille gigantesque, on pouvait reconnaître en lui un de ces hardis chasseurs, descendants des premiers Normands du Canada, qu’il est plus rare de jour en jour de rencontrer sur ces frontières [27]. »

De ces épopées de l’Ouest, la pochade juvénile de Dick reprend servilement tous les traits, les travers et les tics : le modèle actantiel, les topoï et les morceaux de bravoure, jusqu’aux embrayeurs autoritaires de la narration qui promènent le lecteur d’un temps ou d’un espace à l’autre. L’engouement qu’accuse pareil mimétisme ne constitue cependant pas un cas isolé et de nombreux lecteurs québécois contemporains de Dick s’entichèrent de cette littérature d’outremer qui leur révélait les attraits insoupçonnés de leur propre continent et de leur histoire même [28]. Dans la deuxième moitié du xixe siècle, les librairies canadiennes offraient à répétition et débitaient en abondance les chefs-d’oeuvre du genre, comme l’attestent les publicités des journaux de l’époque [29], ainsi que les estampilles des exemplaires qui sont parvenus jusqu’à nous [30]. Illustre représentant de cette tendance à succès, l’auteur Henri-Émile Chevalier publia même ses récits dans des périodiques ou chez des éditeurs d’ici [31].

Deux ans après avoir transposé dans ses Promenades à travers les illusions d’un jeune homme de lettres le souvenir de son écriture sous influence, Dick revient à nouveau sur cet épisode de sa vie personnelle, mais s’attache cette fois, dans un roman intitulé Une horrible aventure, à faire voir, justement, l’enthousiasme ou plutôt, en ce cas-ci, le délire que de telles lectures pouvaient ultimement provoquer. Paru dans le journal L’événement de Québec du 13 au 30 décembre 1875, ce feuilleton met en scène un jeune homme de vingt ans, nommé Georges Labrosse, qui part pour Paris afin d’y connaître une aventure semblable à celles des romans qui font ses délices. Le narrateur ne précise pas de quel type de romans il s’agit, mais, aussi bien que la destination du voyageur, les éléments d’action qui les résument — « un coup de pistolet », « d’horribles cliquetis d’épées [32] » — conviennent plutôt, a priori, aux romans de cape et d’épée à la manière d’Alexandre Dumas ou de Paul Féval. Une fois établi dans une pension du quartier latin, Labrosse, pour susciter l’admiration de ses commensaux et à défaut de connaître enfin une aventure personnelle, se met en frais de raconter ses exploits quotidiens dans sa ville natale. À l’entendre, Québec est entouré d’aborigènes cruels et ses habitants, jamais en repos, « sont égorgés, massacrés, torturés, mangés même aux portes de la capitale » : « Que voulez-vous ! c’est dans les moeurs américaines. La vie d’un homme n’est rien dans ces vastes régions où la mort plane en permanence, où le danger se cache derrière chaque touffe d’herbe, chaque rocher fait trébucher sa victime à chaque pas qu’elle hasarde [33]. »

Cette justification, qui associe Québec à un destin continental, est significative et la topographie de l’affabulation littéraire évoque très nettement celle de l’Ouest. Tout se passe en effet comme si le jeune homme, dans l’attente exacerbée de connaître en France les aventures censées s’y passer, offrait à son auditoire, par manière de réciprocité, en compensation et en contrepoids, les aventures équivalentes de son propre pays, accréditées par le même esprit romanesque français. Médiateur de cette mythologie, il la retourne à son lieu d’origine en se l’appropriant, c’est-à-dire en l’incarnant. À l’instar du héros canadien Bois-Brûlé de Gabriel Ferry, qui marque une entaille sur la crosse de sa carabine pour chaque Indien occis et se plaît ensuite à faire de longues additions [34], Labrosse affirme être « rendu à [son] vingtième [Peau-Rouge tué] », car « la chasse aux sauvages […] est toute naturelle chez nous [35] », prend-il soin de préciser. Et de même qu’Henri-Émile Chevalier peignant avec lenteur, dans son roman Tête-Plate, une scène de torture où un des bourreaux enlevait à la victime « une large portion de la cuisse et la dévorait sanglante [36] », le jeune Québécois raconte comment un de ses cousins fut « dévoré vif » par les sauvages, « les brigands rouges enlev[ant] au prisonnier, ci et là sur les parties charnues, des morceaux de chair saignante, qu’ils firent cuire dans la chaudière [37] ».

Ainsi, Dick, après avoir dénoncé dans les Promenades à travers les illusions d’un jeune homme de lettres ce qu’il appelait nommément « les exagérations de Gabriel Ferry et d’Émile Chevalier [38]», poursuit son règlement de comptes dans le roman humoristique Une horrible aventure en versant dans la parodie ou la caricature des romans de l’Ouest. En une surenchère débridée répondant à l’hyperbole des archétypes, l’épisode de torture précédemment rapporté se complète alors grotesquement par une absurde autophagie, le cousin affamé humant « avec d’étranges délices les chaudes émanations de sa propre viande », puis se dévorant « fiévreusement » et « de grand appétit [39] ».

Sans référer explicitement à la Nouvelle-France, ce roman de Dick traduit cependant, jusqu’à la caricature, une vision européenne de notre histoire relayée par des romanciers français, mais inaugurée avec les textes fondateurs de notre littérature, en particulier les Relations des Jésuites dont se donnent ici à lire avec outrance, en filigrane, tout à la fois les portraits manichéens (ceux de l’autochtone cruel et barbare) et les descriptions hagiographiques (celle des supplices subis par les missionnaires).

Nicolas Perrot ou les Coureurs des bois sous la domination française de Georges Boucher de Boucherville

Georges Boucher de Boucherville naquit à Québec en octobre 1814. Après des études au Petit Séminaire de Montréal, il entreprend un stage en droit et, parallèlement, s’adonne à la littérature. Deux contes, La tour de Trafalgar et Louise Chawinikisique, paraissent en 1835 [40]. Admis au barreau, Boucher de Boucherville s’intéresse aussi à la politique et joint les rangs des Fils de la Liberté, adhésion qui lui attire des difficultés telles qu’il doit fuir aux États-Unis entre 1839 et 1846. À son retour, il reprend la pratique du droit et devient fonctionnaire, d’abord comme secrétaire du lieutenant-gouverneur Narcisse-Fortunat Belleau, puis, en 1867, comme greffier du Conseil législatif à Québec, poste qu’il va occuper jusqu’à sa retraite en 1889. Au cours de cette période, il publie des études disparates : Les sophismes de M. Bastiat (1848-1849), qui portent sur l’économie ; un Projet d’étude pour la formation d’une banque agricole nationale pour le Bas-Canada (1862) ; Le crédit foncier (1863) ; même un Code du whist (1877) et un Dictionnaire du langage des nombres (1889), ouvrage invraisemblable d’un millier de pages, où s’étalent les équivalences, en français et en anglais, d’une langue codée. Le 6 septembre 1894, Boucher de Boucherville meurt à Saint-Laurent, à l’île d’Orléans.

Le nom de Georges Boucher de Boucherville reste indissociablement lié à Une de perdue, deux de trouvées, ce roman d’aventures hardi et enlevant, dont la publication s’étendit sur seize années, de 1849 à 1865, et qui connut ensuite plusieurs éditions. On ignore cependant souvent que l’auteur fit paraître à la fin de sa carrière, soit en 1889, un deuxième roman, Nicolas Perrot ou les Coureurs des bois sous la domination française, dans les pages d’un périodique éphémère et peu connu, La revue de Québec.

Propriété de Joseph Turcotte et d’Adjutor Ménard, cette revue s’était donné pour mission de « contribuer, en dehors des passions religieuses et politiques, à former, entre les hommes d’affaires et les hommes de littérature, une alliance basée sur des intérêts identiques et des aspirations communes [41] ». Pour ce faire étaient proposés, côte à côte, des chroniques musicales, des renseignements légaux, des billets, des poèmes, un roman-feuilleton, ainsi que des articles sur des sujets aussi divers que les chambres de commerce, les assurances, la mendicité ou les cours du soir aux adultes. La formule, toutefois, ne semble pas avoir attiré un nombre suffisant de lecteurs : même après une baisse considérable du prix de l’abonnement (qui passa de deux dollars et demi à un dollar par année), cet hebdomadaire ne fut publié que huit fois entre le 10 octobre et le 5 décembre 1889 et s’interrompit brusquement, sans un adieu [42]. Introduit avec éclat au premier numéro [43], le roman Nicolas Perrot de Boucher de Boucherville resta ainsi inachevé.

En tout parurent, outre un court prologue, dix chapitres et le début d’un onzième. Tel quel, le roman raconte une expédition de Nicolas Perrot — ici surnommé Colas — dans les « Pays-d’en haut » au cours des mois de décembre 1669 et janvier 1670. Même si un passage du véritable Mémoire de Perrot est longuement cité et même si certains personnages sont historiques, toute l’aventure est fictive : Nicolas Perrot, qui avait d’abord projeté de se rendre jusqu’à Michillimakinac, se décide plutôt, à la demande des marchands de Montréal, à récupérer des canots de marchandises volés par des Iroquois campés à la Grande Manitouline. Il parviendra à réaliser cet exploit grâce à une savante stratégie militaire, mais aussi à la faveur d’artifices peu communs : canots à voiles, poudre à cartouches surpuissante, projectiles jumelés par des chaînettes, ventriloquie, etc.

L’exposition de ces procédés jalonne les premiers chapitres avec une telle insistance que l’affabulation paraît ensuite un peu étriquée, conçue à seule fin de mettre en valeur des éléments désormais connus du lecteur. Nicolas Perrot ne soutient pas la comparaison avec Une de perdue, deux de trouvées, dont l’envergure, du reste, est tout autre.

Outre Nicolas Perrot même, ce coureur des bois, qui joua un rôle important comme interprète et négociateur dans les relations entre les colonisateurs français au cours des années 1670 et 1680, figurent dans ce roman quelques personnages historiques, notamment : Simon Pieskaret, dit le Borgne, chef algonquin de la tribu des Tesouat ; le Bâtard flamand, chef agnier ; Guillaume Hébert, fils de Louis Hébert ; Kondiaronk, dit le Rat, chef huron pétun de Michillimakinac. On trouve également çà et là des allusions aux gouverneurs Montmagny et Tracy, à l’intendant Boutroue d’Aubigny ou à certains membres du régiment de Carignan. L’intention historique de Boucher de Boucherville apparaît donc aussi évidente qu’elle l’était dans la seconde partie d’Une de perdue, deux de trouvées. Cependant, dans cette oeuvre tardive, on sent l’auteur incertain de ses moyens littéraires et le fait que le récit soit assumé par un narrateur âgé s’adressant à un enfant, soit un grand-père à son petit-fils, est révélateur : Boucher de Boucherville s’en remet à l’enfant en lui (le petit-fils porte son prénom) pour donner quelque entrain et plus d’assurance à son récit.

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La présence de la Nouvelle-France dans les trois romans dont il vient d’être question suggère son importance dans l’imaginaire des auteurs du xixe siècle, non seulement parce qu’ils en étaient plus près que nous, chronologiquement, ce qui est un truisme, mais surtout parce que ce passé était louangé comme un âge d’or dans le discours officiel collectif. Néanmoins, la personnalité des auteurs s’affirme dans la façon dont chacun s’approprie cet espace mythique et improvise à partir de celui-ci, thème obligé, ses variations. Édouard Duquet chante Champlain, Montcalm et Lévis, tandis que Georges Boucher de Boucherville célèbre les exploits de Nicolas Perrot et des coureurs des bois ; Vinceslas-Eugène Dick trace la caricature des supplices amérindiens, mais son hyperbole irrévérencieuse n’en atteste pas moins l’influence puissante exercée sur lui par une représentation normative et livresque. Pour tous trois, la Nouvelle-France se dessine comme une terre propice à l’héroïsation.