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Résultat de plusieurs années de recherche des membres du Theatre and Intermediality Research Working Group, cet ouvrage collectif aborde le concept d’intermédialité du point de vue des études théâtrales et de la performance et s’intéresse tout particulièrement aux oeuvres médiatiques produites à l’aide des technologies numériques de même qu’aux oeuvres scéniques intégrant les nouvelles technologies. Les textes examinent des oeuvres produites au xxe siècle qui intègrent de nouvelles stratégies dramatiques, de nouvelles manières de structurer et de mettre en scène les mots, les images et les sons et de nouvelles façons de placer les corps dans l’espace intermédial. Cet ouvrage s’avère particulièrement pertinent pour l’étude de la problématique de l’adaptation et des effets de l’intégration des nouvelles technologies au théâtre.

En introduction, Freda Chapple et Chiel Kattenbelt proposent différents points de vue théoriques pour amorcer l’exploration du concept d’intermédialité et définissent les termes pertinents à son étude. Selon ces auteurs, l’espace intermédial se situe à l’intersection d’un métissage d’espaces, de médias et de réalités (p. 12). Agent de changements, l’intermédialité s’inscrit comme un processus de transformation d’idées et de procédés qui s’active lors d’une performance et produit une différence (p. 12). Les spectateurs peuvent notamment percevoir cette différence en prenant conscience des changements introduits dans les pratiques théâtrales et dans l’écriture scénique récentes. Des diagrammes illustrent comment l’intermédialité apparaît « à l’intersection[1]  » de différentes pratiques médiatiques et incite un échange entre les performeurs, les spectateurs et l’oeuvre intermédiale. Illustrant la collaboration étroite entre les différents systèmes de signes, les différents types de média, l’analogique et le numérique, le direct et le médiatisé, ces diagrammes servent ultimement à démontrer que le théâtre est devenu un hypermédium. Même si Chapple et Kattenbelt reproduisent ces diagrammes au début de chacune des trois sections de l’ouvrage, leur utilité demeure cependant limitée puisque les auteurs inclus dans ces sections ne s’y réfèrent que peu ou pas du tout.

L’idée selon laquelle le théâtre serait un hypermédium qui incorpore les autres arts et les autres médias est l’un des concepts clés de cet ouvrage. Suivant Kattenbelt, le dicton selon lequel le monde est une scène n’est pas seulement une métaphore : notre culture de plus en plus médiatisée s’envisage comme une scène de théâtre. Entourés de journaux, de films et d’images télévisuelles, nous habitons un monde intermédial. Si le théâtre est la scène de l’intermédialité, et donc de la rencontre de différents médias, il reflète aussi notre expérience quotidienne de la réalité, soit un monde intermédial dans lequel nous performons nos vies et tentons de donner du sens à cette réalité (p. 24).

Approfondissant l’idée que le théâtre est un hypermédium, Peter Boenisch affirme, pour sa part, que le théâtre transcode les autres médias en combinant avec aisance textes, sons et corps[2]. Cette habileté du théâtre à combiner les médias s’apparente à celle de l’ordinateur, qui transcode et traduit toutes les formes de média afin de produire un mélange de différents types d’informations audiovisuelles. Toutefois, tandis que l’ordinateur absorbe les autres médias et les transforme numériquement lors du processus de transcodage, le théâtre incorpore les autres médias en les gardant intacts. Malgré cet effet de transparence du théâtre, l’acteur, la photographie ou la vidéo deviennent sur scène des signes représentant un personnage ou un monde fictionnel (p. 114). L’opération de transcodage, comme l’intermédialité, ne dépend pas d’un média ou d’une machine, mais procède plutôt du travail de perception des spectateurs (p. 113).

Les structures modulaires et hypermédiales, des caractéristiques que l’on retrouve fréquemment dans les oeuvres intermédiales, encouragent également la participation des spectateurs dans le processus de création de sens. À cet égard, quelques articles de Intermediality in Theatre and Performance s’inspirent des théories sur la structure et le langage des médias numériques développées par Lev Manovich dans The Language of New Media, théories qui approfondissent le concept d’hypermédia, soit une structure permettant de connecter les éléments multimédias à l’aide d’hyperliens, comme dans les sites Web. Ainsi, Brigit Wiens analyse Hamlet-X, une oeuvre théâtrale réalisée par Herbert Fritsch pour le Web, qui permet aux participants de créer leur propre récit à partir des options offertes et leur donne la possibilité de clavarder avec les autres participants sous l’apparence d’un avatar. Dans son analyse de Me-Dea-Ex (Neora, 2003), Hadassa Shani examine la contribution des technologies interactives au théâtre. Elle souligne que la structure modulaire de Me-Dea-Ex suggère la réalité d’un quotidien où se multiplient les médias et permet aux spectateurs d’étendre les limites de l’oeuvre par l’activation d’hyperliens. Dans un même ordre d’idées, Robin Nelson s’intéresse aux émissions de télévision qui mettent au défi la passivité des spectateurs en incorporant de plus en plus l’interactivité et la connectivité, des caractéristiques habituellement réservées à l’ordinateur et aux jeux vidéo. Les questions abordées dans ces textes confirment l’importance de la participation des spectateurs dans le processus de création de sens, un argument central à cet ouvrage. Toutefois, les questions relatives à l’interactivité auraient pu être approfondies en tenant compte, notamment, des oeuvres qui intègrent des systèmes interactifs en temps réel aux performances en direct[3].

Plusieurs des articles de ce collectif s’inspirent également de l’ouvrage de Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation: Understanding New Media. Parmi les formes de remédiation qu’intéressent Bolter et Grusin, on retrouve la numérisation d’anciens médias, tels les photographies, les peintures et les textes littéraires, de même que l’absorption complète d’anciennes formes de médias. Puisque le théâtre ne fait pas partie des remédiations étudiées par Bolter et Grusin, la contribution d’Intermediality in Theatre and Performance au débat sur la remédiation s’avère particulièrement pertinente. Des concepts clés de Bolter et Grusin, tels que l’immédiateté, la transparence et l’hypermédiateté, sont en outre convoqués par plusieurs des auteurs du collectif[4]. Cependant, si ces derniers se réfèrent aux concepts élaborés dans Remdiation: Understanding New Media et explorent judicieusement leur signification dans le contexte du théâtre, ils n’approfondissent pas suffisamment les différences et les similarités entre le concept de remédiation et ceux d’intermédialité et d’adaptation.

Le collectif poursuit également le travail amorcé par Gabriella Giannachi dans Virtual Theatres qui examine elle aussi les concepts de remédiation, d’hypermédia et d’interactivité, des notions essentielles à l’analyse des oeuvres intermédiales. Toutefois, l’ouvrage à l’étude ne raffine pas ses affinités avec le théâtre virtuel, sinon brièvement dans la contribution de Hadassa Shani. Intermediality in Theatre and Performance se distingue cependant par son approfondissement de l’historicité de la remédiation. Par exemple, l’excellent article de Ralf Remshardt examine les différences entre le jeu de l’acteur de théâtre et celui de l’acteur de cinéma au temps du cinéma muet. La crise de la performance que suscite l’arrivée du cinéma au début du xxe siècle est mise en relation avec la crise de la performance amorcée lors de l’apparition récente des synthespians (acteurs créés par ordinateur).

Cet ouvrage suggère que les oeuvres intermédiales, par leurs structures modulaires et hypermédiales, proposent une reconfiguration du savoir et encouragent une démocratisation de l’accès aux connaissances. Chapple explore le potentiel éducatif des opéras intermédiaux et affirme que le langage des nouveaux médias est le média approprié à l’exploration de concepts comme l’interculturalisme et la globalisation (p. 89). Chapple affirme que les oeuvres utilisant les nouveaux médias peuvent potentiellement encourager les citoyens à participer activement aux débats globaux (p. 89). Même si ces hypothèses de Chapple ne sont pas suffisamment appuyées par son analyse de The Forest Murmurs: Adventures in the German Romantic Imagination (Opera North, 2001), Shani apporte des arguments supplémentaires à la proposition de Chapple dans son analyse de Me-Dea-Ex, une oeuvre interculturelle invitant les spectateurs à participer de manière interactive au débat proposé.

Les seize textes de ce collectif explorent la problématique de l’intermédialité à partir d’études de cas portant sur différents types d’oeuvres médiatiques, dont la danse, les pratiques théâtrales dans le Web, la télévision, le cinéma, l’opéra et le théâtre de marionnettes. Ce collectif permet d’apprécier la variété des approches intermédiales d’artistes en provenance de plusieurs pays, dont la France, le Japon, les États-Unis, l’Allemagne, l’Argentine et Israël. Cet ouvrage se concentre surtout sur les performances en direct, mais la plupart de celles-ci incluent des vidéoprojections ou des enregistrements audio. Les textes explorent les effets de l’intégration du médiatisé[5] à la performance en direct des corps vivants. S’inspirant de l’ouvrage de Philip Auslander, Liveness: Performance in a Mediatized Culture, les textes de ce collectif n’opposent donc pas le direct au médiatisé, suggérant plutôt que ces deux aspects contribuent conjointement au paysage médiatique actuel.

Offrant une variété de perspectives et stimulant sur le plan théorique, ce collectif contribue avantageusement à l’étude de la remédiation et convainc de l’utilité d’analyser les oeuvres intermédiales. Toutefois, une conclusion pour résumer la contribution des analyses à la compréhension de l’intermédialité aurait mieux appuyé l’argumentation globale suggérant que les structures modulaires encouragent une démocratisation de l’accès aux connaissances. De même, il aurait été souhaitable d’ajouter une synthèse sur les effets de l’interactivité et d’élaborer en conclusion sur le modèle théorique de l’adaptation proposé, soit un modèle qui s’appuie sur la modularisation, l’hypermédialité et l’interactivité (p. 167). Si ce collectif introduit les lecteurs aux théories sur l’intermédialité selon la perspective des théoriciens allemands, poststructuralistes et des nouveaux médias, il néglige l’apport des chercheurs francophones[6]. Également, en plus d’introduire les étudiants de théâtre, de littérature ou de cinéma aux concepts et termes spécifiques à l’étude des médias, il aurait été judicieux d’ajouter quelques précisions terminologiques et des mises en contexte de ces concepts. De même, l’ajout de références à des ouvrages récents sur l’adaptation filmique d’oeuvres théâtrales et l’historique des rapports entre le théâtre et le cinéma aurait aidé les étudiants débutants à parfaire leurs connaissances dans ces domaines[7]. Autre réserve, Intermediality in Theatre and Performance aurait eu avantage à inclure des extraits d’oeuvres sur support numérique ou de meilleures reproductions des oeuvres. Enfin, cet ouvrage n’examine pas l’intermédialité selon les perspectives féministes ou les études gaies et lesbiennes, des perspectives souvent négligées par les analyses d’oeuvres intermédiales[8]. Malgré ces quelques réserves, cet ouvrage demeure une importante contribution aux recherches sur l’intermédialité au théâtre.