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Dans le vocabulaire des arts visuels, en particulier du dessin en perspective, le point de fuite désigne un ou plusieurs points à l’horizon vers lequel les lignes parallèles fuyantes semblent converger. Point théorique situé à l’infini, il crée l’illusion de la profondeur grâce à des lignes parallèles provenant d’un seul point et il rappelle ce qu’on perçoit en regardant au loin. Il s’agit là d’un phénomène optique. Dans la réalité, toutefois, les deux droites parallèles ne se rejoignent jamais. Le point de fuite crée un point de vue. Or, il arrive au théâtre qu’un personnage joue un rôle semblable, qu’il agisse comme un point de fuite vers lequel tout paraît converger, bien qu’il n’apparaisse pas toujours en scène, soit qu’il représente le point de référence du discours, soit qu’il émerge d’une mémoire antérieure. Au centre d’une constellation de problèmes, ce personnage est donc celui par lequel s’établit la cohérence du propos.

Par définition, un fantôme est l’esprit d’un mort. La croyance aux fantômes infère la conviction que l’âme survit au corps et peut communiquer avec les vivants tant qu’elle n’a pas trouvé le repos. Cette croyance est ancienne : c’est l’image, l’apparence du défunt, ce qu’on appelait l’âme, le souffle vital, le ka égyptien, qui sort du corps au moment de la mort. Le mort serait resté prisonnier sur Terre ou il reviendrait de l’au-delà pour accomplir une vengeance, aider ses proches ou errer éternellement en punition de fautes passées. Morts sont donc ces points de fuite, qui créent l’unité des pièces dont il est question ici. À travers eux, la mémoire surgit, soudainement, comme une anamnèse, à répétition, comme un rêve récurrent.

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Pièce dédiée « Aux soldats américains et canadiens, morts ici et là./À toi qui, venu de ta Georgia natale, rêvas d’aller mourir ailleurs./À toi aussi, ma fleur de Savannah », Omaha Beach [1], première incursion de Catherine Mavrikakis dans l’univers du théâtre, est présentée comme un oratorio. L’avertissement de l’auteure précise que « [c]et oratorio ne se veut en rien réaliste. Tout peut y frôler le ridicule. L’effet d’étrangeté y permettra le tragique. » (9) La scène se passe dans le cimetière américain de Colleville-sur-Mer en Normandie : des croix blanches à perte de vue, le bruit de l’océan omniprésent. Un après-midi d’août, comme tous les après-midi d’août, arrivent les cars de touristes. Cette journée-là en descendent les membres de la famille Weaver-Forcier, tous vêtus de noir : Phyllis, son mari Paul, sa mère Eunice (un peu perdue), ses filles Pénélope (douce et absente) et Angélica (gothique). Ils sont venus rendre hommage aux oncles Paul et Victor, les frères d’Eunice, « parce que nous disparaissons les uns après les autres et puis tout s’efface » (21). Il y a donc là une oeuvre de mémoire comme un devoir de retrouver ces oncles morts trop jeunes et qui ont hanté l’esprit des vivants depuis.

Au deuxième tableau, six soldats américains sortent d’entre les morts pour faire la fête au cimetière, au grand dam du gardien, qui réprouve ce genre de comportement. Il semble bien que ce soit là leur occupation de nuit, que cette fois-ci la présence des vivants vient troubler. Parmi eux, Anthony, un Noir de Savannah, « mort dans un lieu que [sa mère] n’avait jamais même imaginé » (33), Dan, un Blanc de New York, qui appelle les autres à un comportement cérémonial (« Nous devons crier devant notre destin tragique et implorer le ciel de nous prendre en pitié » [38]), et les frères d’Eunice, qui ne la reconnaissent pas puisqu’elle a vieilli, alors qu’eux sont restés éternellement jeunes.

La pièce s’organise ainsi en contrepoint, mettant en scène les deux univers, celui des vivants et celui des morts, en alternance. Les premiers expriment leur douloureuse mémoire, le fait d’avoir dû vivre avec la présence obsédante de ceux que la guerre a fauchés. Les seconds demandent qu’on les laisse en paix : « notre mort, malgré tout, a fini par nous appartenir. […] Il faut nous imaginer mourant heureux, loin de vous. » (118-119) D’un tableau à l’autre se danse un étrange ballet qui oppose le choeur des soldats au choeur des mères en colère, qui annonce : « Nous porterons partout le chaos et nous en appellerons à la vengeance. Que la guerre soit partout, puisqu’il nous est impossible de l’arrêter. » (115) À la jonction des deux mondes, pourtant, resurgit le présent, celui de la fille aînée, Dina, enrôlée dans l’armée américaine en poste en Afghanistan et dont on apprend la mort prématurée. Il y a là « répétition d’un passé » (96) familier à Eunice et à Phyllis, mais étranger aux autres membres de la famille.

La pièce est en effet structurée comme un oratorio, c’est-à-dire que les dialogues ne font guère avancer l’action, mais qu’ils forment une sorte de complainte répartie sur deux grands ensembles orchestraux que sont les soldats et les mères, alors que les membres de la famille Weaver-Forcier interprètent les airs et récitatifs. La pièce emprunte aussi les formes chorales de la tragédie antique, où le gardien du cimetière apparaît alors comme un coryphée, comme un lien entre le monde des morts et celui des vivants qu’il côtoie quotidiennement, rappelant les uns et les autres à leurs devoirs et leur existence. Tragédie il y a aussi quand Angélica, à la manière de Cassandre, pressent le malheur à venir, et quand la mort de Dina vient renouveler au présent les douleurs du passé. D’une certaine manière, les choeurs ne sont là que pour commenter la tragédie que s’apprêtent à vivre les vivants. Cette architecture savante reste indifférente aux conditions de sa production scénique. Elle s’entend surtout plus qu’elle ne se voit et c’est sans doute ce qu’il faut pour clamer l’horreur de la guerre.

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La guerre encore, la même guerre, est au coeur de Gens sans aveu [2] que signe André Ricard. Troisième et dernier volet de sa trilogie sur l’histoire du Québec [3], la pièce, pas plus que les autres, n’a été portée à la scène. Comme Musset l’avait compris, l’absence de metteur en scène ou de producteur libère l’écrivain des contraintes institutionnelles de la scène. Ricard tire profit de cette liberté de l’écriture en créant trente-six personnages, sans compter les figurants. Il a néanmoins prévu que tout pouvait être fait avec une douzaine d’acteurs, certains jouant alors plusieurs rôles. La scène se passe donc à la chapelle de l’hôpital des vétérans où des soldats réservistes rendent hommage au brigadier Lanteigne en recréant à la scène certains moments clés de sa vie.

Une femme est assise sur les marches de l’estrade, un jeune homme sur les genoux enveloppé de l’unifolié, comme une pietà moderne. Nous sommes en 1968, le jour du Souvenir. Le brigadier Lanteigne, qui « milite en faveur de l’intégration à la société des anciens combattants » (54), vient de publier un livre dont le succès, paraît-il, rappelle « le succès de Nègres blancs d’Amérique » (57). C’est donc ce livre, intitulé lui-même Gens sans aveu, qui est au coeur de la pièce, laquelle, dans un effet de synchronicités multiples, superpose son propos, les conditions de son écriture et l’effet de scandale qui marque sa réception. Comment tolérer qu’un officier militaire commence à réfléchir à la guerre ? On le voit, ce Lanteigne a quelque chose du général Roméo Dallaire, à la fois convaincu de l’utilité de son rôle mais doutant des décisions de la hiérarchie militaire : « mon livre […] dénonce aussi. Non pas les écarts que vous dites, mais bien plutôt l’hypocrisie qui se scandalise comme d’exceptions de ces gestes et abus. » (44)

Dans cette pièce comme dans les deux autres volets de la trilogie, André Ricard donne la parole aux « gens sans aveu », à ceux et celles qui ne signent guère les faits d’armes, mais qui les vivent au quotidien, les mères en deuil de leur fils, les soldats hantés par des visions apocalyptiques, les civils dont la vie fut bouleversée. Ce faisant, ce n’est pas tant la guerre que Ricard dénonce que l’hypocrisie de la société civile et la mémoire collective qui oblitère les crimes commis en son nom et nie les traumatismes vécus au nom d’un héroïsme de pacotille. « L’une après l’autre les guerres donnent naissance à une société nouvelle. » (141) C’est donc aussi à une généalogie des guerres et de leur incidence sur les transformations historiques que nous convie Ricard. Le Québec moderne serait ainsi né de la Seconde Guerre mondiale, et la figure du brigadier Lanteigne devient du même coup l’icône d’un Québec transformé par les événements qui le mèneront vers les revendications politiques qu’on connaît. En effet, la trilogie de Ricard, dans chacun de ses volets, porte en elle une lecture politique qui n’échappe pas au didactisme.

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Pièce créée le 13 mai 2008 au Théâtre national de Bordeaux, mise en scène par Dominique Pitoiset, production du Théâtre national de Bordeaux et du Théâtre de la Ville de Paris, Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face [4] de Wajdi Mouawad repose sur l’idée de raconter l’histoire de la ville de Thèbes à partir d’un montage des pièces de grands auteurs tragiques grecs (Eschyle, Sophocle et Euripide). Toutefois, devant la difficulté engendrée par la relation différente que chacun de ces auteurs entretient à la divinité, le projet initial a dévié vers le récit de l’enlèvement d’Europe, à Sidon, en Phénicie, et raconte plutôt les circonstances de la fondation de la ville de Thèbes. L’auteur retrouve ainsi sa liberté de créateur puisque aucune pièce ne nous est parvenue qui raconte l’aventure de Cadmos, parti à la recherche de sa soeur. Tel qu’il a été mené à terme, le projet n’est pas sans rappeler le travail d’adaptation qu’Alexis Martin a réalisé sur les deux grandes épopées d’Homère, L’Iliade et L’Odyssée, et peut-être encore plus celui de Denyse Noreau sur Les Atrides, où elle reconstituait l’ensemble de la tragédie familiale [5].

Mouawad part donc de cette histoire déjà connue à travers les fragments qui nous en sont parvenus et il lui restitue son unité. À la demande de leur père, trois frères — Cadmos est le plus jeune — partent à la recherche de leur soeur, là « [o]ù des hommes à tête de taureau ont surgi/Pour enlever ma soeur Europe/Et précipiter la chute de mon monde » (24). Les deux aînés laissent leur vie dans l’aventure, le père se suicide. Contre tous les avis, Cadmos reprend seul sa quête, comme un rite de passage à l’âge adulte. Il rencontre Pallas qui prédit qu’il construira une ville et ce qui va s’ensuivre : le crime de Laïos, héritier de Cadmos, la mort de Chrysippe, dont il avait fait son amant, la chute de Thèbes, la malédiction de Pélops et sa réalisation dans la tragédie d’Oedipe.

Cette histoire maintes fois racontée, Mouawad la met à sa main. On connaît l’importance symbolique des mots et des paroles dans la dramaturgie de l’auteur. Or, fondant Thèbes, Cadmos donne l’alphabet à ses habitants : « Voici les trente lettres de l’alphabet./Lumière des lumières […] Nous sèmerons sur la terre de vos ancêtres/Ces lettres mystérieuses/Pour inscrire notre mémoire/Sur la stèle du temps. » (45) L’alphabet et l’écriture rendent l’avenir et la mémoire possibles. En conséquence, les civilisations peuvent être détruites, mais elles ne disparaissent pas. De sorte que Thèbes détruite reste une civilisation influente en ce qu’elle inspire les civilisations qui ont suivi. Ainsi, « la grande catastrophe […] qui arracha les hommes à leur aveuglement » les a du même coup précipités « contre le mur éblouissant de la révélation » (117). En guise de chute, l’auteur annonce, comme une nouvelle prophétie : « À ceux qui veulent encore/Lancer cette histoire au feu/Nous vous en empêcherons […]. » (117) La phrase est répétée douze fois.

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Loin du registre de la tragédie et de la réflexion sur la guerre, Abraham Lincoln va au théâtre [6] de Larry Tremblay, pièce créée en avril 2008 à l’Espace Go, dans une mise en scène de Claude Poissant, n’en pose pas moins une question de nature historique. Car, lorsqu’Abraham Lincoln va au théâtre, c’est bien sûr pour y être assassiné. L’événement est connu : « C’était le 14 avril 1865. […] Le Président des États-Unis assistait à une pièce de théâtre au Ford’s Theatre de Washington […] quand il a été assassiné par John Wilkes Booth. » (17) Ce qui est moins connu est que l’assassin était un acteur « qui prenait son plaisir en jouant Brutus dans Jules César » (17), et ce qui l’est encore moins est le titre de la pièce qu’on jouait ce soir-là :

La pièce s’appelait Our American Cousin, écrite par Tom Taylor. Qui se souviendrait de cet auteur britannique si Abraham Lincoln n’avait pas été assassiné alors qu’il regardait sa pièce Our American Cousin ? Je souhaite à tous les auteurs dramatiques une pareille chance.

17

Dès lors, la question n’est plus celle de savoir pourquoi le président des États-Unis fut assassiné, mais bien « [p]ourquoi un acteur de 26 ans, qui passait pour être le plus bel homme de son temps, assassine […] le Président des États-Unis » (38). Est-ce par dépit amoureux ? Car, après tout, il venait de rompre avec la vedette de la représentation, l’actrice Laura Kane. Peut-être voulait-il tout simplement « kidnapp[er] la réalité pour en faire du théâtre » et « écrire une page d’histoire. Devenir immortel » (56).

On se doute cependant que cette structure simple n’est pas l’essentiel de la pièce. Larry Tremblay présente ici encore une pièce structurée comme une poupée gigogne. Abraham Lincoln, présent d’abord comme une statue de cire qui surplombe la scène, se met soudainement à parler : « Je me présente. Sébastien Johnson. J’ai été engagé par Léonard et Christian pour jouer la statue de cire d’Abraham Lincoln. […] Jouer un personnage de cire, c’est… c’est plutôt inhabituel. Comment l’incarner ? » (17) Léonard et Christian, eux-mêmes des acteurs assez médiocres, ont été embauchés par un metteur en scène, Mark Killman, pour jouer Laurel et Hardy. Ce même Mark Killman venait alors tout juste de publier un essai, très mal reçu, où il soutenait « avec une certaine prétention, que l’Amérique n’était plus un pays, un continent, mais une façon de faire le mal » (22). Aussi avait-il prévu transformer son essai en théâtre et il répétait avec ses acteurs une pièce intitulée John Wilkes Booth va au théâtre. Cependant, Killman est mort entre-temps et les acteurs continuent de répéter le spectacle en son hommage, que la statue de Lincoln propose d’intituler Mark Killman va au théâtre. Mais voilà que, au cours de la première, la balle destinée à Lincoln atteint Léonard et le tue. La question devient alors : « Pourquoi Christian Larochelle avait-il assassiné Léonard Brisebois ? » (60), et Sébastien entreprend de monter un nouveau spectacle intitulé Laurel et Hardy vont au théâtre, joué par de nouveaux acteurs : « Je voulais que cet assassinat devienne de l’art et non une pénible et, au fond, une banale histoire de coeur. » (62) Faut-il continuer ? Car, dans ses notes, Mark Killman avait aussi laissé l’idée suivante : « Faire de la statue une geisha » (67), qui engage les acteurs à relire Madame Butterfly

Larry Tremblay signe certainement là sa pièce la plus complexe en termes de composition et l’une des plus intéressantes. Dans cette superposition de rôles, de personnages, d’époques, dans cette série de mises en abyme, se tisse une réflexion serrée sur ce qu’est le théâtre et ce qu’est le travail de l’acteur. À cette réflexion sur le théâtre, la présence obsédante d’Abraham Lincoln ajoute néanmoins un aspect plus général sur les relations étranges que l’Amérique entretient avec le théâtre et, pourrait-on dire en prolongeant le propos, avec une sphère publique structurée par la publicité, elle-même fondée sur la représentation. La dernière didascalie de la pièce donne en effet à lire ce type d’interprétation : « La statue de cire d’Abraham Lincoln se relève, danse, danse, danse la mort de l’Amérique. » (70)

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Peut-on éviter la pièce didactique si l’on veut célébrer la mémoire de Charles Darwin ? Sans doute pas, et sans doute aussi n’était-ce pas l’objectif poursuivi par Évelyne de la Chenelière dans cette pièce au titre intentionnellement explicite, L’héritage de Darwin [7], créée à la compagnie de théâtre Le Clou, connue pour sa programmation destinée aux adolescents, en 2006, dans une mise en scène de Sylvain Scott. Aussi ne s’étonne-t-on pas que le Narrateur ouvre la pièce en demandant : « Pourquoi les girafes ont-elles un long cou ? » (7) Est-ce pour manger les feuilles du haut des arbres, ou bien l’inverse, parce que seules les girafes au plus long cou, qui pouvaient manger les feuilles d’en haut, auraient survécu à la famine, le gène résultant alors de la sélection naturelle ? Plus intéressante est la reformulation de la thèse de Darwin que donne le personnage de Jacques : « La sélection naturelle pour les êtres humains, ça se passe avec le cash. » (10) Il y a là passage de l’histoire naturelle à la sociologie, en même temps que passage de l’énoncé théorique, vaguement scolaire, à l’annonce d’une situation dramatique.

La pièce est ainsi construite en plusieurs plans emboîtés : a) la Narration, qui expose la théorie de Darwin ; b) la voix intérieure de Julien, adulte, qui s’adresse au public sous la forme du monologue ; c) le dialogue entre Julien et Jacques, deux amis d’enfance qui se sont revus par hasard ; d) les quelques scènes reconstituées de leur adolescence. À l’adolescence se situe l’anecdote : les deux garçons, de classes sociales différentes, ont contracté une dette auprès du caïd local en mettant sur pied une « affaire » pyramidale, qui a évidemment échoué. Julien aurait pu emprunter l’argent à ses parents, mais a refusé cette option par orgueil. Jacques, qui voit disparaître les cent dollars péniblement économisés en ramassant des cannettes à cinq cents, n’en prend pas moins sa défense et menace de dénoncer le caïd comme revendeur de drogue à la polyvalente. Par la suite, la vie a séparé les deux garçons, quand Julien est parti vers l’école privée. Ils se sont revus par hasard, mais ne sachant que se dire, se sont séparés de nouveau. Julien conclut : « On pense qu’on vit quelque chose d’extrême avec quelqu’un, quelque chose qui va tisser des liens à tout jamais, et pourtant un jour ça passe. Tout passe. » (42) En effet, contrairement aux girafes, l’homme a « autour de [lui] de l’humanité avec qui [il] peu[t] défier les théories de Darwin » (43). Le propos du narrateur reprend une idée énoncée dans la préface qui affirme elle aussi « l’espoir de nous transformer, comme espèce, en quelque chose de plus harmonieux » (5). Néanmoins, paradoxalement peut-être, la pièce elle-même ne dispose pas de la théorie de Darwin telle que reformulée par Jacques : « La sélection naturelle pour les êtres humains, ça se passe avec le cash. »

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Abraham Lincoln et Charles Darwin sont des personnages emblématiques de la modernité politique et scientifique du monde occidental. Que leur mémoire continue d’agir, d’être discutée, de signifier, jusques y compris dans les situations les plus absurdes, est normal. La mémoire de Barbe Bleue était moins prévisible bien que, au théâtre, elle ne réapparaisse pas pour la première fois, Maurice Maeterlinck ayant offert autrefois une Ariane et Barbe-Bleue, comme un conte musical mis en musique par Paul Dukas. Bien que le personnage d’Henri s’en défende — « Il n’y a pas de conte » (57) —, Carole Fréchette y revient à son tour dans La petite pièce en haut de l’escalier [8], créée au Théâtre du Nouveau Monde le 4 mars 2008, dans une mise en scène de Lorraine Pintal, mais écrite dans le cadre d’une commande du comité de lecteurs du Théâtre CAF National de Bretagne-Rennes. Le spectateur et le lecteur ne s’y trompent guère, alertés par un incipit dont ils reconnaissent la syntaxe : « Dans une maison immense, il y a, quelque part, un escalier dérobé./En haut de cet escalier, il y a un couloir étroit./Au bout du couloir étroit, il y a une porte close./Devant la porte close, il y a une jeune femme, Grâce, qui regarde, comme hypnotisée. » (5) Or, Henri a interdit la petite pièce à sa femme « [p]arce que… c’est plein de cadavres » (15). L’analogie se confirme quand le personnage principal, Grâce, appelle sa soeur : « Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? » (61)

Grâce mène la vie de princesse dont sa mère avait toujours rêvé. Que va-t-elle faire maintenant de son temps ? « Je vais m’occuper, je vais créer. — Anne : Créer quoi ? — Grâce : Je ne sais pas. De la beauté en tout cas. Tout le monde rêve de ça, avoir du temps pour créer. » (10) Toutefois, dans ce mariage idyllique, un certain nombre de choses clochent. Anne prétend que Grâce pleure tous les soirs avant de dormir. Personne ne connaît le passé d’Henri, qui en est pourtant à son troisième mariage. Celui-ci tente toujours de joindre Grâce au téléphone. Même la bonne commence à inquiéter quand elle offre une hache à Henri qui vient de découvrir que Grâce s’est enfermée dans la petite pièce où elle a découvert le corps d’un « homme qui saigne » (30). Dès lors, le lecteur, le spectateur et les personnages, en particulier Grâce et sa mère Jocelyne, s’attendent à tout. Or, rien n’arrive. Ou plutôt presque rien : l’homme a disparu, mais Henri est furieux. Fin non satisfaisante que Grâce s’empresse de corriger. Elle va reprendre la scène : elle sera dans son bain au retour d’Henri qui n’y verra alors que du feu. Cette fin n’est guère plus satisfaisante que la précédente, puisqu’elle est la négation de l’homme et de sa douleur. Le bain attend et Grâce retourne dans la petite pièce. Elle met l’homme sur son dos, sort et s’arrête devant Henri : « Je sais pas qui il est, d’où il vient, de l’autre bout du monde, des entrailles de cette maison […] Je sais seulement qu’il est là, et il a besoin de mes larmes, de tes larmes peut-être, de vraies larmes. » (72-73) Car que représente cet homme sinon les terreurs d’Henri, les peurs de Grâce, voire les malheurs du monde ? Grâce sait désormais ce qu’il lui reste à faire. Reste la question fondamentale : « qu’est-ce que c’est des vraies larmes ? » (74)

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Depuis ses grands succès scéniques obtenus dans les années 1980 et 1990, René-Daniel Dubois s’était fait discret comme auteur dramatique, préférant intervenir dans le champ politique où, faut-il le rappeler, il n’a pas rencontré que des succès. Le voici de retour, avec Bob [9], pièce créée au Théâtre d’Aujourd’hui en octobre 2008 et lauréate du prix Michel-Tremblay en 2009. Dans les nombreuses entrevues qu’il a accordées aux médias entre ces deux dates, Dubois raconte avoir mis dix-sept ans à écrire ce texte, une pièce-fleuve de quinze scènes, découpées en plus de cent dix fragments, vingt-et-un personnages sans compter les figurants, que la mise en scène de René Richard Cyr au Théâtre d’Aujourd’hui avait présentée en un petit peu moins de quatre heures. Texte monstrueux, à la limite de la logorrhée verbale, la pièce de Dubois a, depuis sa création, soulevé des débats passionnés, mais certainement pas l’unanimité, tant l’opinion est divisée entre les amateurs inconditionnels, qui y voient à la fois la répétition du succès de Being at home with Claude, l’oeuvre maîtresse de Dubois, et les réfractaires, qui croient que Dubois n’est qu’un indécrottable romantique qui aurait pu prendre une année de plus pour fignoler une pièce plus concise et d’autant plus puissante. Si j’avoue me situer plutôt du côté des seconds, résistant depuis toujours au caractère romantique de l’écriture de Dubois qui n’en finit plus de beurrer de sublime des situations banales (ici un coup de foudre) ou sordides (c’était le cas du meurtre de Being at home with Claude), je reconnais néanmoins avoir été séduite par la puissance évocatrice de certaines scènes.

Il faut dire que la pièce s’ouvre sur une scène percutante par la collision brutale entre deux messagers en vélo. Une longue litanie de phrases substantives, très descriptives, à la manière des stichomythies classiques, reproduit la vitesse des deux courriers. Puis, à la collision, l’action « se suspend » (18). Les deux hommes se relèvent, se regardent, paraissent se reconnaître, engagent la conversation jusqu’à ce que l’un d’eux, Andy, s’enfuie. Coup de foudre il y eut, mais aucun des deux hommes, Bob et Andy, ne semble prêt à assumer la relation qui devrait normalement s’ensuivre. Au cours des six premières journées que couvre l’action dramatique, ils se cherchent, se retrouvent parfois, mais toujours l’un des deux fuit. Parallèlement, quand il est seul, Bob retrouve dans sa mémoire ou dans ses rêves (à la représentation, elle apparaissait sur écran) la figure de Madame Fryers, une actrice qui connut en son temps une grande carrière mais qui depuis vit cloîtrée, loin du monde. Bob l’a un jour croisée au cours d’une livraison. Celle-ci, ayant reconnu chez lui le talent d’un acteur immense, a entrepris de lui léguer son savoir et son expérience.

D’une journée à l’autre, d’une scène à l’autre, d’un fragment à l’autre se tisse donc une double trame. Dubois raconte minutieusement les étapes douloureuses de la rencontre entre Bob et Andy, comme s’il avait voulu restituer en temps réel la valse-hésitation qui va finalement aboutir à la vérité de leur rencontre, qui est celle d’un acteur en rupture avec son milieu, décrocheur du Conservatoire, fuyant l’hôpital ou la clinique où il était en traitement, et un musicien doté d’une formation supérieure en composition, lui aussi décrocheur de son art, effrayé qu’il est d’avoir à vivre de la musique alors qu’il rêve de vivre avec elle. En contrepoint, il raconte ce que fut la relation de Bob et Agnès Fryers, entre le jeune acteur et la vieille dame du théâtre qui, d’abord méfiante de la présence d’Andy puis, se rappelant ce que fut son grand amour pour un certain Hans, finit par admettre la puissance créatrice du rapport amoureux. Bob accepte donc le rôle de Lorenzaccio.

Avec le personnage d’Agnès Fryers, Dubois crée une remarquable figure d’actrice qui, par certains aspects, rappelle les meilleurs moments de 26 bis, impasse du colonel Foisy et les approfondit en instaurant cette relation pédagogique avec Bob. Bob et Andy sont eux-mêmes de fort intéressantes figures de jeunes artistes idéalistes aux prises avec la réalité d’un métier qui les rebute. Il n’y a rien là de bien nouveau, pas même dans l’oeuvre de Dubois qui ressasse des thématiques déjà abordées, mais en leur donnant néanmoins une vigueur nouvelle. Mais avions-nous vraiment besoin du cadavre de Benoit, l’autre acteur qui s’est laissé mourir et que Bob remplacera au pied levé, des trois raisons de l’existence de Dieu, de la crise de nerfs du metteur en scène, du compte rendu de la première de Lorenzaccio, et même de l’épilogue qui nous enseigne que « [l]a mort et la beauté sont deux soeurs jumelles » (185) ? Le plus difficile, pour un écrivain, un orateur et même un chroniqueur, est toujours de savoir conclure.