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À 68 ans, Henri-Raymond Casgrain, après une carrière bien remplie comme « père de la littérature nationale [1] », amorce la rédaction de ses Souvenances canadiennes en pleine fin de siècle, soit le 24 septembre 1899 [2]. La date précise et la signature manuscrites à la fin de l’« Avertissement » ouvrant le tapuscrit assurent le pacte autobiographique du récit [3]. Toutefois, le statut de ce dernier n’est pas clair d’emblée. Appelé par l’auteur lui-même tantôt souvenances, tantôt réminiscences, mais le plus souvent Mémoires, suivant la tradition romantique du genre des confessions revisité par Chateaubriand avec ses Mémoires d’outre-tombe, il se heurte dès son seuil paratextuel à une limite imposée arbitrairement au genre mémorial auquel il prétend souscrire : « […] [J]e défends absolument que ces Mémoires soient publiés, en aucun temps et sous aucun prétexte [4]. »

Avant même que le lecteur curieux ne s’enfouisse dans les 1 122 pages des cinq volumes que constitueront les Souvenances jusqu’au 5 octobre 1902 [5], cette défense étonne. L’étonnement vient surtout de la justification ambiguë fournie par rapport à cette restriction qui convient beaucoup plus normalement au genre autobiographique où, comme le dit Lejeune, l’individu « met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité [6] ». D’une part, Casgrain assure que « certains faits […] ne peuvent sans inconvénient être rendus publics » (S, I, page liminaire). Serait-ce à cause de leur nature ou de jugements trop personnels y étant exprimés ? D’autre part, il souhaite que ces faits « soient consignés pour l’information des esprits éclairés, particulièrement de ceux qui s’occupent d’histoire » (S, I, page liminaire), ce qui nous ramène au statut mémorial de ces Souvenances, dans la mesure où c’est la posture du mémorialiste qui s’impose quand il s’agit d’être « témoin de l’histoire [7] ». À ce titre, la diffusion des Mémoires serait tout à fait souhaitable. Retenons néanmoins, comme Georges Gusdorf le précise, que « les écritures du moi ne forment pas des filières indépendantes les unes des autres […] ; témoignages d’une même anthropologie culturelle [8] ».

Nous voulons montrer que la problématique soulevée par ce récit va au-delà des appellations génériques actuelles. À l’époque de Casgrain, on ne distingue certes pas encore aisément les Mémoires de l’autobiographie, terme qui n’apparaît dans les dictionnaires que dans le deuxième tiers du xixe siècle [9]. Il reste que la lecture épistémologique de « ces Mémoires ou Souvenances canadiennes » (S, I, page liminaire) nous amène à interroger les véritables intentions du mémorialiste. En oubliant, pour l’heure, ce pourquoi Casgrain n’a pas voulu publier ses mémoires, toujours inédits [10], il importe d’abord de savoir, après plus de cent dix ans, pourquoi il a voulu les écrire. Que veut-il faire connaître à « ceux qui s’occupent d’histoire » ? Quelles stratégies scripturales emprunte-t-il pour raviver ses souvenirs ? Il semble que ces stratégies diffèrent selon le type de connaissances que Casgrain désire soit transférer, soit transmettre à la postérité. La distinction de ces fonctions épistémologiques permet de cerner les visées du discours et, par conséquent, de mieux circonscrire l’espace public (transfert) et l’espace privé (transmission) couverts par ce qui s’apparente tantôt aux Mémoires, tantôt à l’autobiographie. Le transfert culturel relèverait davantage de la mémoire morte, historique, tandis que la transmission des impressions (leitmotiv dans les Souvenances) serait la façon de communiquer la mémoire encore vive des événements, des gens et des choses. Le mémorialiste jouerait avec les deux mémoires, qui font appel à son objectivité et à sa subjectivité. L’observation du jeu de ces mémoires se fera en relation avec deux espaces-temps culturels aisément repérables dans le récit quand il est associé au passé mémorial : celui des souvenances canadiennes (vol. I, II, 1831-1858) et celui des souvenances non canadiennes (vol. III, IV, V, 1859-1895). Une troisième strate d’espace-temps, celle du narrateur omniscient qui se regarde écrire, retiendra notre attention. Elle est essentielle pour comprendre le rapport que l’auteur entretient avec son projet d’écriture pendant trois ans (1899-1902), expression de sa conscience du présent, de l’acte mémorial et de sa conscience du futur, suspendu au-dessus de sa désormais mince ligne de vie.

Les souvenances canadiennes

Le 14 janvier 1903, Casgrain annonce à son amie depuis 1897, Thérèse Blanc-Bentzon [11], qu’il vient « d’achever la composition de [s]es Mémoires ou Souvenances canadiennes [12] », ce qui est bien le cas depuis octobre 1902. « Ces Mémoires ne sont pas destinés à la publicité, car j’y parle trop librement des hommes et des choses », s’empresse-t-il d’ajouter. Il résume ce qu’il considère en être le contenu essentiel : « Mes Mémoires ont une senteur de terroir bien caractérisée. » Cette lettre, qui prend pour objet intertextuel les Souvenances, est importante, car elle confirme ce que Casgrain révèle de la genèse de ses Mémoires dès leurs premières pages : « vous en avez été la première inspiratrice. » La lettre dit aussi à qui s’adressent au présent ces Mémoires « inédits » : « Quelques amis intimes à qui je les ai fait lire, jugent que c’est le meilleur de mes écrits […]. » Casgrain y reprend le passage de ses Mémoires où il nous apprend qu’en 1898, se trouvant dans le salon de Mme Bentzon à Ferté-sous-Jouarre, il a « un trait de lumière » (S, I, 8). Il découvre alors que son hôtesse s’est donné la peine de lire l’exemplaire des Mémoires de famille [13] écrits par sa mère qu’il lui avait offert : « À ma grande surprise, elle y a trouvé des peintures de moeurs […] qui l’ont singulièrement frappée et dont je ne soupçonnais pas toute l’originalité » (S, I, 9). Les Souvenances du fils deviennent alors un prolongement des Mémoires biographiques sur son père auxquels Henri-Raymond avait contribué, bien qu’elles n’aient pas leur visée panégyrique.

Les Souvenances ont donc comme objectif de montrer, selon Casgrain, « le côté de notre littérature qui peut-être a été le moins étudié et qui pourtant est le plus original aux yeux des étrangers » (S, I, 7). La justification de l’originalité de cette mission nationale dont s’investit le mémorialiste apparaît d’abord anachronique en cette fin de siècle, lequel fut abondamment consacré à « nos essais de littérature indigène [14] ». Ensuite, pourquoi Casgrain se mettrait-il, « à l’exemple des frères Grimm, […à] parcourir nos campagnes le bâton à la main […] pour saisir […] les légendes, les contes du pays » (S, I, 210), alors que, dans l’incipit de l’« Avertissement » de ses Mémoires, il critique le mauvais goût de ses anciens lecteurs ? : « Voilà quarante ans que je me fatigue à publier des livres. Ceux qui ont été le plus goûtés sont ceux qui méritent le moins d’être lus, mes Légendes » (S, I, page liminaire). Ce contresens se comprend par cette précision apportée par Casgrain : « pourquoi parler de fictions quand on a tout autour de soi […] ? » (S, I, 211). En réalité, dans ses Mémoires, Casgrain veut mettre sa plume au service de l’ethnologie et non à celui de la littérature proprement dite. L’observation directe des gens, des lieux, l’écoute in vivo des bavardages, plutôt que leur translittération qui déformerait la réalité ambiante, devient son intention première :

Y a-t-il rien de plus beau […] que l’abondance du linge partout, de la cuisine au grenier ? […] j’ai passé des matinées et des après-midi […] à faire déployer devant moi, à admirer, à palper […] à me faire expliquer les procédés de fabrication […] de la bouche même des ouvrières. […] j’ai une vraie jouissance à remémorer.

S, I, 201-202

Même jouissance ressentie à se souvenir du massacre de la pêche aux bélugas auquel il a participé en 1879 :

Je m’arrêtai un moment à portée de la main de quelques-uns des marsouins, pour examiner leur physionomie, pendant qu’ils étaient encore pleins de vie. […] ils fixaient sur moi leurs yeux ronds, sans paupières […] je pris ma part du massacre […] la mare était toute rouge devant nous.

S, I, 191-192

Ces passages, verbatim des moeurs, sont de véritables commémorations. Ils abondent dans le volume I, consacré à l’enfance. Les plus ethnologiques sont les plus littéraires, les plus stylisés, malgré l’intention d’en faire de simples récits de vie. Derrière le mémorialiste de terrain se cache toujours l’écrivain. Il est alors à son meilleur : il transmet les détails d’une pratique culturelle, en même temps qu’il nous livre ses impressions les plus vives. Ainsi, le mémorialiste du peuple se double de l’autobiographe ; l’écriture littéraire établit la liaison. Le « je » rythme les énumérations, les gradations des gestes ; le souffle de la phrase communique toutes les émotions. Ce style atteint ses meilleurs effets dans l’épisode narré du meurtre d’Achille Taché à l’hiver 1839, à Kamouraska, village voisin de Rivière-Ouelle. L’autobiographie l’emporte ici sur la mémoire des faits qui échappe à l’enfant de huit ans qu’était alors Casgrain. L’évocation du fantastique accentue la touche littéraire. Le mémorialiste laisse « la folle à Larie » relater l’événement le soir où, en revenant de patiner pour mieux profiter de la vue de l’aurore boréale, présage de mauvaises nouvelles, Casgrain la croise sur son chemin :

Malheur, malheur à toi, Achille. Ton ami, le docteur Holmes est passé par ici. Du sang, […] des gouttes de sang. Lâche ! il tire sur son ami. Cherchez-le dans la neige où il l’a jeté au bord du chemin. Il s’enfuit maintenant, courez après lui, va-t-il vous échapper ? Une corde pour le pendre.

S, I, 114

Si on doute de l’exactitude des paroles rapportées par Casgrain soixante ans plus tard, le style direct authentifie leur incohérence. Autant qu’Anne Hébert saura le faire dans son Kamouraska [15]. De même, l’hébergement pendant un mois des troupes anglaises chez les Casgrain à Rivière-Ouelle, en décembre 1838, ne passe pas inaperçu dans les Mémoires. Soixante et un ans plus tard, l’homme de 68 ans prend ouvertement parti pour la répression, car « [a]urait-elle été épargnée à notre pays, si M. Papineau et ses partisans n’avaient pas été aussi violents […] ? Il y avait sans nul doute des abus criants, dont on devait demander la réforme ; mais, en faisant de l’agitation, pour l’obtenir […], c’était fournir des armes à l’ennemi, compromettre le pays » (S, I, 99). Le mémorialiste arrive toutefois à transmettre les émotions de l’enfant qu’il était alors, ce qui donne à ce chapitre consacré à cette « tache de sang dans nos annales » (S, I, 99) une crédibilité à la fois autobiographique et mémoriale, que Casgrain appelle la « plaque photographique » (S, I, 104) : « quand ils [soldats] nous eurent permis de jouer avec leurs armes, de faire miroiter leurs baïonnettes en les sortant du fourreau, de tirer la gâchette de leurs fusils, nous ne voulions plus partir » (S, I, 104). Les Souvenances demeurent ainsi des souvenirs personnels et évitent une posture historique trop canonique.

De cette façon, Casgrain, dans ses Mémoires, se métamorphose en historien du peuple. Il cesse d’être l’historien, le mémorialiste des grandes institutions, des grands hommes et des grandes femmes, comme il l’avait été sa vie durant pour l’Hôtel-Dieu de Québec ou l’Asile du Bon-Pasteur, par exemple, ou dans ses biographies [16]. C’est pourquoi il évite, malgré la part très importante de sa contribution, de consacrer également ses Mémoires à une histoire (de l’institution) littéraire. Les souvenirs réservés au « mouvement littéraire de 1860 » (S, III, 42), qui comptent seulement 55 pages (S, III, chapitres 23-24) sur le millier des Mémoires, sont constitués de portraits de Taché, Crémazie, Chauveau, La Rue, Gérin-Lajoie, Ferland — la palme revenant à Aubert de Gaspé père [17], le « chantre des Anciens Canadiens » (S, III, 79) —, tous déjà connus par les biographies de Casgrain ou les silhouettes littéraires critiques de l’époque [18]. Casgrain n’y précise pas le rôle qu’il a joué, ni même ses idées sur la littérature nationale, ni ce qui l’a amené à être reconnu comme père de la littérature nationale, à son époque, si l’on s’en remet à l’opinion de ses nombreux correspondants [19]. Le mémorialiste note seulement que « la critique véritable n’existait pas » (S, III, 25) et qu’« il ne peut être question de gloire littéraire. On ne peut prétendre tout au plus qu’à la notoriété » (S, III, 39). Il se permet toutefois de suggérer qu’il serait « curieux de suivre le mouvement de la pensée canadienne depuis son origine jusqu’à nos jours » (S, II, 85). La seule autre allusion au mouvement littéraire est insérée négligemment dans le volume IV : le mémorialiste ne fait qu’effleurer le branle-bas de combat littéraire auquel avaient donné lieu les fameuses « Silhouettes littéraires » en 1872 [20] (S, IV, 79). En revanche, l’exposé des causes politiques depuis 1840 ayant mené à la création du mouvement intellectuel de 1860 est beaucoup plus instructif : « Sir Louis Lafontaine […] finit par […] obtenir l’établissement du gouvernement responsable […]. L’attention se tourna vers tous les genres de progrès […]. Les hommes de lettres rêvaient la création d’une littérature nationale » (S, III, 43). La critique très sévère formulée par l’abbé envers le clergé qui se mêle trop de politique en appuyant un écrivain ou un journal en particulier est aussi éloquente : « c’est un besoin pour notre bon clergé de se créer des fétiches […] cette étroitesse d’idées qui vient d’un manque d’horizon […] c’est la politique qui a été la cause première […]. Quand donc notre clergé s’en désintéressera-t-il, ou du moins ne la suivra-t-il que de loin et sans passion ? » (S, III, 55).

La part autobiographique des Mémoires prend la relève pour montrer l’importance que la littérature a eue dans la vie de Casgrain. Durant l’enfance, la lecture des petits Schmid, « qui [le] ravissai[en]t par-dessus tout » (S, I, 125), mais surtout « les rêveries et les songes d’une belle nuit d’été » (S, I, 53) à la Shakespeare, le contact avec la nature environnante de la Côte-du-Sud lors des promenades champêtres, en « barouche » ou en yacht, décident de sa vocation littéraire au nom de la doctrine de l’Ut pictura poesis : « […] si j’ai eu quelque vocation littéraire, […] je le dois à ces méditations nocturnes. […] Ce qui fait l’écrivain, c’est la couleur ; ce qui fait la couleur, c’est l’imagination. Or, l’éducateur par excellence de l’imagination, c’est la nature. Elle est la première des muses […]. Ut pictura poesis. » (S, I, 55) La formation littéraire classique de Casgrain est complètement passée sous silence, tandis que le mémorialiste s’épanche sur celle faite en parallèle, voire à l’encontre du programme institutionnel. Le récit de la rencontre au Collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière de l’abbé français Pierre-Henri Bouchy [21], « l’homme qui a eu le plus d’influence sur [s]a vie d’étudiant » (S, II, 35) entre 1846 et 1852, sert pendant plus de deux chapitres dans le volume II à nous convaincre de l’importance des « auteurs qui ont semé sur [s]a vie des jouissances innommées. Chateaubriand et Lamartine ont été dans [s]a jeunesse et sont restés [s]es dieux littéraires » (S, I, 126). Le moment qui détermine la carrière littéraire ou, devrions-nous dire plutôt, d’historien (titre préféré par le mémorialiste) de Casgrain est évoqué seulement au volume IV, alors que l’abbé explique que la maladie des yeux dont il souffre depuis plusieurs années, la photophobie, l’oblige à se retirer définitivement du ministère [22] :

L’infirmité dont je souffrais était déclarée incurable. J’étais dans toute la force de l’âge […]. Allais-je être condamné à passer le reste de mes jours dans l’inaction ? […] La Providence avait […] ses vues […]. Les années de retraite qu’elle me préparait devaient me donner plus de loisir pour faire les travaux historiques auxquels j’étais préparé que si j’avais été employé dans le ministère pastoral.

S, IV, 4

Au hasard, les Mémoires renseignent sur la genèse ou la fortune de quelques-unes des oeuvres de Casgrain. Par exemple, ses promenades sur la terrasse Dufferin à Québec durant ses années de vicariat, en 1859-1860, l’éveillent à l’urgence de recueillir les « légendes du pays […] Elles flottaient dans l’imagination du peuple […] [il] commenç[a] à crayonner sur le champ dans [son] carnet […] celle qui a pour titre Le Tableau de la Rivière-Ouelle » (S, III, 22). Pour autant, les Mémoires n’atteindront pas leur objectif premier, d’être une grande fresque des moeurs canadiennes. Loin de là. Les passages au contenu canadien extraits ici ne trouveront pas d’équivalent, sauf rare exception, dans les volumes III, IV, V.

Les souvenances non canadiennes

Rappelant curieusement le côté original et progressiste du premier mentor intellectuel Bouchy, l’autre maître à penser du mémorialiste après les frères Grimm est John Ruskin. L’affinité élective avec John Ruskin s’explique par le lien fort que Casgrain entretient avec la nature depuis son enfance. En s’y référant souvent [23], Casgrain montre que sa passion pour la nature n’est pas seulement exprimable d’un point de vue romantique. Elle se veut une forme d’engagement social, dont les observations faites au cours de ses nombreux voyages à l’étranger et transmises dans les Mémoires témoignent :

Le progrès moderne n’a pas de pire adversaire [Ruskin] […]. Les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les manufactures qui réduisent l’homme à la servitude, lui enlèvent toute initiative, font de l’individu une machine inintelligente […]. La nature est son temple.

S, I, 206-207

Cette philosophie écologique avant la lettre se situe, comme le souligne Alain Kerlan, « à la croisée du romantisme et du socialisme utopique », car « Ruskin, critique d’art et réformateur social, défend une esthétique intuitive. La capacité d’admirer est à ses yeux la plus haute et la plus parfaite expression de l’humanité [24] ». Cette esthétique explique en bonne partie le type de commentaires que Casgrain émet quand il relate ses nombreux voyages, même si sa prise de position ne doit, en aucun cas, nous faire croire qu’il s’oppose à tout progrès. C’est la partie la plus importante de ses Mémoires que nous appelons ici les souvenances non canadiennes.

Casgrain est un de nos intellectuels qui ont le plus voyagé et le plus fait de longs séjours à l’étranger (souvent de six mois chaque hiver, devant fuir l’éclat de la neige, à cause de sa photophobie). Voici le résumé qu’il livre de ses voyages réalisés de 1858 à 1899, « soit par motif de santé, soit pour des recherches historiques » :

[…] dix-sept voyages en Europe et jusqu’en Orient, un voyage dans le golfe du Mexique, deux en Floride [dont un jusqu’à Cuba en 1885], deux en Louisiane, sans parler de je ne sais combien d’autres excursions dans les États-Unis, au cours desquelles j’ai visité l’un après l’autre tous les États situés à l’est du Mississipi, outre plusieurs à l’ouest.

S, II, 133

Le mémorialiste est persuadé que ses voyages lui ont servi à faire progresser sa conscience du monde : « On s’y dépouille de bien des préjugés […] On voit les objets non pas […] en imagination et dans les livres, mais tels qu’ils sont en réalité […]. » (S, II, 133) Casgrain reproche à ses compatriotes de ne s’être pas assez intéressés au sort du monde en dehors du Canada : « L’homme d’étude a besoin pour achever son développement de sortir de sa coquille, autrement dit […] de vivre avec le monde intellectuel mêlé aux événements. » (S, II, 28) Ce réquisitoire en faveur des voyages est un leitmotiv dans les Souvenances. Casgrain ne craint pas dans ses Mémoires de critiquer sévèrement l’attitude rigoriste d’une partie du clergé fermée au progrès : « Cette théologie gallicane, mesquine, rigide, intolérante a été longtemps la seule suivie au Canada et Dieu sait si nous en avons souffert, si elle nous a fait passer par des ornières d’où nous avons eu bien du mal à sortir. » (S, III, 161) Les récits de voyage, qui comptent pour l’essentiel des Mémoires, sont donc l’occasion, pour lui, de faire le procès des idéologies ultramontaines. Ces passages pourraient expliquer la ferme opposition de Casgrain à la publication des Mémoires ; le mémorialiste ne pouvait imaginer les changements profonds dans les mentalités que provoquerait la Révolution tranquille.

Nous nous intéresserons à l’essentiel de ces voyages. L’ensemble des pérégrinations relatées force d’abord notre admiration pour le voyageur invétéré et avisé que Casgrain dit avoir été. Beaucoup de descriptions de lieux aujourd’hui si connus de la France et de l’Italie, où Casgrain retourne si souvent, ennuient le lecteur. On y apprend peu sur le travail de recherche dans les archives françaises et anglaises que Casgrain doit accomplir pour ses nombreux ouvrages historiques, tel Un pèlerinage au pays d’Évangéline [25], contrairement à l’accent mis sur les itinéraires favorisant des pèlerinages dans des lieux évocateurs pour l’historien canadien-français, tels Brouage pour Champlain, Tours pour Marie de l’Incarnation. Ceux-ci éveillent de « douces émotions » (S, III, 171) jusqu’à être une « source de jouissances si suaves » (S, III, 152). En fait, Casgrain retient le côté humain des voyages qui lui a procuré le plus de jouissances (leitmotiv des Mémoires), soit la beauté des hommes, des paysages et des choses au naturel.

Les sources de ses plus douces jouissances, la solitude et les livres (S, III, 17), alternent tout au long de sa vie avec la conversation, « le grand charme, celui [qu’il a] toujours préféré à tout autre » (S, III, 12), et la promenade, qui procure des « épanchements intimes, [d]es muets ravissements, [une] union exquise de deux âmes qui se comprennent » (S, III, 98). Ainsi, le voyage est la manière de profiter au plus et au mieux de la conversation et de la promenade [26], en vue du ressourcement intellectuel attendu : « La fréquentation de ces hommes d’élite m’a initié mieux qu’aucune lecture au mouvement intellectuel européen. Elle m’a ouvert des horizons inconnus et procuré des jouissances les plus intenses et les plus durables que j’aie rapportées de mes voyages. » (S, III, 113) Le voyage autorise aussi une plongée dans l’imaginaire et le savoir populaires à l’égard desquels Casgrain a déjà démontré sa sensibilité, dans ses souvenances plus canadiennes : « En conversant ainsi avec les gens du peuple, on s’éclaire souvent plus et mieux qu’avec des personnes instruites. Tout ce qu’ils disent est vécu ; c’est le fruit de l’observation, de la pratique » (S, III, 181), affirme Casgrain en se remémorant un excellent pigeon rôti dégusté en 1867 avec une aubergiste isolée de la campagne de Vouzailles. Le mémorialiste privilégie des rencontres instructives : « J’avais vu le Français chez lui, le paysan dans sa chaumière, le bourgeois dans son logis, le curé dans son presbytère. J’avais conversé tout à mon aise avec eux, étudié leur langage et leurs habitudes. » (S, III, 209) Le voyage de 1867 est celui qui lui a « laissé l’impression la plus réjouissante, qui [lui] a donné l’idée la plus juste de notre ancienne mère-patrie » (S, III, 95). Dans les Souvenances, l’espace privé et l’espace public de l’imaginaire passé et présent de Casgrain trouvent là leur lieu combiné idéal d’expression. Le plaisir de la remémoration crée cette « euphorie nostalgique » attestée par Jacques Lecarme [27], parce que celui qui se souvient connaît les valeurs que les faits symbolisent, ce que Gusdorf appelle la « métamémoire [28] ».

Des promenades avec l’ancien mentor Bouchy, qu’il revoit à Paris en 1858, à Chalaines en 1867 et, une dernière fois, à Nîmes en 1874, lui laissent des « souvenances inoubliables » (S, IV, 125). De même, des conversations dans les salons privés des membres de l’Académie française, qu’il doit soudoyer en 1888 pour obtenir un prix pour son Pèlerinage au pays d’Évangéline [29], l’éblouissent et lui donnent l’occasion de se livrer au portrait physique et moral de Camille Doucet, Jules Simon, Victorien Sardou et de Léon Say (S, V, 128). Le « festin intime » (S, III, 117) chez Mgr Gaume [30] en 1867 figure cependant au sommet des jouissances intellectuelles : « En écoutant les discussions qui se croisaient durant le repas […] je promenais des regards curieux et ravis sur les deux hommes éminents [Gaume et Augustin Bonnetty] […] qui me remettaient en mémoire les heures que j’avais passées à lire leurs écrits […] qui m’avaient procuré des jouissances innommées » (S, III, 117). À Boston, en 1871, Casgrain rencontre pour la première fois l’historien avec qui il entretiendra une correspondance pendant plus de vingt-cinq ans, Francis Parkman [31] (S, IV, 66), lequel lui permet de frayer avec la société de la capitale intellectuelle américaine, dont Longfellow, le naturaliste Louis Agassiz, le poète Oliver Wendell Holmes, le romancier William Dean Howells et Charles William Elliott, président de l’Université de Harvard : « C’est une des joies de la vie que la rencontre des célébrités contemporaines. À leur contact on sent grandir l’horizon autour de soi » (S, IV, 67). Nous n’avons cependant aucune idée de la teneur des conversations échangées.

Aussi, dans les Mémoires, le choix des voyages, des personnages rencontrés, des lieux visités est remarquablement déterminé par les lectures antérieures du voyageur d’abord, du mémorialiste ensuite. C’est une observation des plus intéressantes que ce transfert culturel inversé, dans la mesure où les lectures ont conditionné à ce point l’itinéraire de tous les voyages de Casgrain hors du Canada (sauf celui à Cuba dont nous parlerons plus loin) qu’on se demande comment ceux-ci ont pu contribuer à élargir davantage ses horizons, comme Casgrain ne cesse d’en répéter le principe. La ligne de vie telle qu’elle est tracée par Casgrain dans ses Mémoires ne nous donne pas accès au contenu de ces changements d’horizons, si tant est qu’ils ont été vécus. À ce titre, les Mémoires perdent de leur potentiel autobiographique (et de leur intérêt), se présentant plutôt comme les Mémoires d’un voyageur qui décrit ses déplacements extérieurs plutôt que ceux intérieurs convoqués par la rencontre de l’Autre. Ainsi, les marques intertextuelles sont une stratégie d’écriture dont abuse Casgrain dans ses Mémoires. Il serait trop facile d’expliquer cette prolifération par l’usage courant qu’en font les écrivains formés à la rhétorique classique. Les souvenances non canadiennes attestent aisément des influences humanistes de leur auteur, mais surtout de ses influences romantiques. Si en 1858 la baie de Baia en Italie rappelle à Casgrain Cicéron, Hortensius, César, Lucullus, Sénèque, Tibère, Néron, et même Octavie, et si Casgrain avale avec déception les huîtres du lac Lucrin en souvenir d’Horace, car elles « sont loin de valoir […] les succulentes huîtres de Malpec et de Caraquette » (S, II, 189), bien d’autres lieux ressuscitent en lui les effluves poétiques d’un auteur qui, lui, ne le déçoit jamais, Lamartine. Casgrain en avait, du temps du collège, appris « par coeur plusieurs milliers de vers » (S, II, 61). En 1886, l’abbé suit à la trace son « dieu littéraire » (S, I, 126), de telle sorte que le 26 février, en Savoie, le voyageur peut enfin déclamer « Le lac » de Lamartine au bord du lac du Bourget d’Aix-les-Bains, qui a inspiré à Lamartine son poème si célèbre (S, V, 73). Chateaubriand, de son côté, sert davantage à interpréter les paysages (S, II, 164). Hugo est partout oublié. Et Musset n’émerge qu’à Venise (S, V, 70). Casgrain avoue ainsi qu’il a « un culte pour certains auteurs qui ont semé sur [s]a vie des jouissances innommées » (S, I, 126). Pierre Rajotte a démontré que ce fétichisme est courant dans les récits de voyage au xixe siècle et qu’il donne lieu à une pratique stylistique de la substitution qui « consiste […] à suppléer la représentation du référent par une représentation déjà existante [32] ».

Quand la charge émotive est trop grande, le mémorialiste s’interrompt, freinant la part autobiographique de ses Mémoires. Casgrain en profite alors pour souligner en plusieurs pages ses deux grands coups d’éclat dans le domaine public : l’obtention en 1886 du premier cardinalat québécois, soit celui de Mgr Elzéar-Alexandre Taschereau, évêque de Québec, grâce aux démarches de couloir effectuées à Rome pendant son séjour à l’hiver 1886 ; la publication sous l’égide du gouvernement du Québec des Manuscrits du maréchal de Lévis [33] dont il avait réussi à trouver les archives chez le comte de Nicolay en 1888 [34]. Le récit de ces deux faits d’armes nationaux ne nous apprend rien de nouveau. Finalement, dans ses souvenances non canadiennes, le mémorialiste prend bien garde d’émettre des idées politiques sur les pays où il cultive encore de nombreuses amitiés, la France et l’Italie. Ses lecteurs intimes pourraient le lui reprocher. En revanche, la Louisiane (1880, 1881) et Cuba (1885) sont l’objet d’opinions claires qui mettent en cause l’attitude impérialiste américaine. Par exemple, Casgrain est choqué de l’indifférence des Louisianais quant à l’avenir de la langue française : « Aux États-Unis, me dirent-ils, il faut être américain. […] Je demeurai interdit devant un pareil langage exprimé de sang-froid […] sans le moindre remords de l’abdication qu’il impliquait. » (S, IV, 205) Il ne passe que quelques jours à Cuba en 1885, mais il saisit vite la situation politique en conversant avec le consul américain White. Le mémorialiste redoute que Cuba, qui obtint finalement son indépendance après la guerre de 1895-1898, ne la doive trop aux États-Unis ; l’avenir lui a donné raison : « Les capitalistes américains […] deviendront maîtres de l’île. C’est aux Cubains de se garer contre ce danger ; ils y parviendront, s’ils le veulent. Ce sont les peuples qui font leurs propres destinées. » (S, V, 16)

Les non-souvenances

Les Souvenances canadiennes, comme n’importe quels Mémoires ou autobiographie, ne disent pas tout, tout ce que d’autres matériaux historiques nous apprennent, et qui peut être momentanément élagué par le mémorialiste lui-même afin que nous le découvrions plus tard, en codicille aux Mémoires. C’est le cas du rôle important que Casgrain a joué, en tant qu’éditeur, dans la constitution d’une collection nationale de livres de récompense offerts par le Département de l’Instruction publique à partir de 1876 [35]. Sauf exception, Casgrain ne met pas en évidence dans ses Mémoires son rôle de mentor ni son très vaste réseau intellectuel, dont témoigne sa correspondance avec 850 personnes.

Cependant, ce qui étonne surtout dans ces 1 122 pages, c’est de découvrir qu’en grande partie, elles ne sont pas originales. Au milieu du volume IV, le mémorialiste désespère : « je suis tenté d’interrompre ces Mémoires pour ne m’occuper plus que de mon éternité. […] j’ai accompli mes soixante-dix ans. […] que dire quand à l’âge vient s’ajouter la cécité et que les yeux qui ne voient plus continuent à faire souffrir ! La vie n’est plus qu’une immolation. » (S, IV, 135) Casgrain s’accroche tout de même à l’écriture, « pour ne pas retomber sur [lui]-même aux heures de solitude et d’abandon » (S, IV, 136). Écrivant la suite de ces Mémoires par dépit, l’auteur avoue qu’il y « mettr[a] moins d’ordre que jamais, les notes seront jetées au courant de la plume, sans transition la plupart du temps » (S, IV, 136). Ainsi, les quatorze derniers chapitres (37-51) sont la transcription, intégrale et littérale le plus souvent, d’une multitude de documents antérieurs aux Mémoires, de Casgrain ou d’autres, déjà publiés ou non : 32 lettres entre Parkman et Casgrain (document que Casgrain avait déjà préparé pour une publication, Vingt-huit ans de correspondance avec M. Parkman [36]) ; des lettres à sa mère rédigées durant ses voyages en Louisiane de 1880 et 1881 [37] ; un « carnet » (S, V, 2) de son voyage en Floride et à Cuba en 1885 [38] ; les 85 pages de son rapport intitulé Notes de mon voyage à Rome en 1886, qui avait été « [o]ffert le 22 juillet 1892 à l’Archevêché de Québec [39] ». Casgrain reprend aussi en totalité ses cinq longues lettres à Alfred Garneau (non nommé dans les Mémoires [40]) pour constituer le chapitre de son voyage lamartinien de 1886. Il cite en très grande partie le journal de voyage du cardinal Taschereau qu’il accompagnait durant son séjour en Europe de 1887 [41] (S, V, 97). Pour 1887-1888, il transcrit pêle-mêle des lettres d’académiciens, ses notes de voyage de pêche à la truite à Tadoussac, plusieurs lettres des Lévis et, pour son voyage en Terre sainte de 1892, il cite intégralement (rarement que des extraits) toutes ses lettres déjà parues dans La Semaine religieuse de Québec de février à juin 1892, bien qu’il prenne la peine de dire qu’il ne fera que les « effleurer [42] ». De même, il copie ses lettres, tirées de la même source, pour parler de ses excursions à Tivoli et Frascati (lac de Nemi).

L’ampleur des passages copiés exige un travail de collation important, les guillemets n’étant pas toujours là au surplus. Elle amène surtout à constater que ces Mémoires sont une compilation d’impressions antérieures plutôt que le récit d’une mémoire actualisée. D’autres traces intertextuelles, tout aussi nombreuses dans les trois premiers volumes (lettres [43], notes, journal de voyage, carnet d’écolier, oeuvres publiées de Casgrain), viennent encore confirmer la forme particulière que Casgrain a donnée à ses Mémoires et, par conséquent, leurs limites interprétatives en tant que Mémoires. Il serait abusif de les énumérer toutes, mais si, en définitive, plus de la moitié des Mémoires de Casgrain sont en ce sens de fausses souvenances, il convient de se demander pourquoi le mémorialiste a tant cité, autant avant qu’après s’être lassé d’écrire ses Souvenances. Gusdorf dit qu’« il ne peut […] y avoir de procès-verbal de la conscience [44] ». Or, il semble que Casgrain, perdu dans le labyrinthe de ses souvenirs, ait du mal, dès le début, à mettre « de l’ordre dans le passé [45] », à « négocier le sens [46] » de sa vie à travers ses écritures passées : « En les lisant après tant d’années d’oubli, j’y trouve une fraîcheur et une intensité d’impressions que je n’ai plus ressenties depuis. […] Je n’en veux user que comme de canevas pour coudre ensemble ce que j’aime davantage à me rappeler […] ce qui me paraît […] ne pas trop sentir le lieu commun » (S, II, 134). Malgré son désir de transparence, il reste que le mémorialiste du xixe siècle aurait pu participer davantage à l’élaboration de sa conscience mémoriale. Ses Mémoires n’arrivent donc pas à être une véritable autobiographie qui nous permettrait de saisir, comme s’y attend Gusdorf, « des moments qui changent la vie, qui changent l’homme, qui le transforment en lui-même », autrement dit le « rythme d’une destinée, point d’inflexion de la ligne de vie [47] », car ils sont une suite de tableaux, sans épaisseur critique la plupart du temps. La part autobiographique est plus présente quand Casgrain parle de son enfance, de ses années de collège, de ses observations des moeurs canadiennes et de ses voyages, quand ceux-ci sont des pèlerinages liés à des lectures littéraires, même lorsque les impressions sont livrées en vrac et copiées. Nous avons alors au moins accès à son « imagination » (leitmotiv dans les Mémoires), à la part de sa vie qu’il est difficile pour un biographe à la fois d’inventer et d’inventorier. Pour le reste, les Souvenances sont plus près du genre des Mémoires, où une distance est palpable entre ce qui est relaté et le témoin-écrivain. En se contentant trop souvent de ne retranscrire littéralement que les premières impressions de ses expériences, le mémorialiste néglige de faire un examen utile de sa vie, demeurant ainsi un froid témoin distancié de son vécu.

Finalement, si Casgrain, dans son « Avertissement » en 1899, insiste tant pour défendre « absolument que ces Mémoires soient publiés, en aucun temps et sous aucun prétexte » (S, I, « Avertissement »), ce n’est qu’une précaution oratoire ou complètement surannée à la fin, en 1902. Casgrain a fait lire ses Mémoires à des personnes influentes de son époque. Par exemple, trois mois avant de les avoir terminés, il en reçoit une critique favorable du consul général de France, Alfred Vinceslas Kleczkowski : « j’envie d’avance les privilégiés qui les liront [48] ». Quant à l’ex-recteur de l’Université Laval, Joseph-Clovis-Kemner Laflamme, le 22 février 1903, il « achève de dévorer [les] Mémoires ». Les trouvant intéressants, il a tout de même des reproches à faire à Casgrain : « […] vous sautez à pieds joints par-dessus quantité de choses que vous pourriez dire et que vous passez sous silence, […] l’angle sous lequel on observe les événements change […] d’un esprit à l’autre. […] Vous comprenez par cela combien tous ces points de suspension font de peine à vos lecteurs [49]. » Cette critique, à elle seule, résume nos observations précédentes quant à la limite épistémologique de l’oeuvre de Casgrain. D’une part, ces Mémoires n’ont pas d’angle de vie autre que celui que Casgrain leur avait confié au point de départ, et qui est délaissé dès la fin du premier volume, soit d’être un portrait ruskinien des moeurs canadiennes, d’où le titre de Souvenances canadiennes qui ne convient plus quand l’abbé commence à voyager. D’autre part, pour l’autoportrait de Casgrain, cet angle est obtus. Il ne sert ni au tracé clair d’une ligne de vie autobiographique ni à l’expression d’une mémoire vive, car compiler et copier littéralement d’anciennes notes sur soi ne produit aucune nouvelle connaissance, atrophie la mémoire, laisse une vie en points de suspension.

Avant d’avoir terminé la rédaction de ses Mémoires, Casgrain avait entrepris des démarches à l’étranger pour les publier, comme l’atteste sa lettre à l’éditeur lyonnais Emmanuel Vitte du 25 octobre 1902 : « Quant à l’impression de mes Mémoires, elle ne pourra être commencée qu’après une révision complète de mon manuscrit, ce qui prendra encore quelque temps. Je vous en écrirai alors [50]. » Exactement deux mois après la date signée de fin des Mémoires, l’imprimeur de Québec Dussault et Proulx, quant à lui, confirme que Casgrain a décidé de lui confier la tâche de publier son inédit : « Nous imprimerons vos “Mémoires” […] format grand in-4to, tirés à 100 exemplaires, brochés, à raison de $ 500.00 [51]. » Trois jours plus tard, Casgrain « accepte les propositions [52] ». Le lendemain de Noël, en 1902, Casgrain confirme : « Je suis prêt à vous remettre le manuscrit de mes Mémoires [53]. » Le 29 décembre, l’imprimeur est prêt à procéder : « nous acceptons vos conditions de n’imprimer que les 22 premiers chapitres de vos “Mémoires” tout d’abord, et de ne reprendre la suite que lorsque vous le jugerez à propos. […] Nous espérons, d’ailleurs, que vous n’apporterez aucun retard volontaire à l’impression de cet ouvrage [54]. » Puis, plus aucune nouvelle de ce projet de publication bien engagé. Suivent alors la lettre de Casgrain du 14 janvier 1903 à Mme Bentzon [55], l’inspiratrice des Mémoires, celle de Laflamme du 22 février 1903 [56], mais aussi entre les deux une réponse de Casgrain du 19 février 1903 à une lettre sûrement antérieure de Laflamme (disparue), qui résume tous les référents culturels que Casgrain avait en mémoire lors de la rédaction de son oeuvre (humaniste, romantique, chrétien, ruskinien, canadien, patriotique) et qui donne enfin le ton critique que nous attendions de ses Mémoires :

[…] je ne me fais pas illusion sur mes Mémoires. Ils n’ont qu’un intérêt tout à fait local et ne peuvent être goûtés que par les esprits d’élite comme vous qui se passionnent pour les choses canadiennes. […] Depuis trente ou quarante ans nous avons évolué d’une façon désastreuse. Qu’est devenu l’enthousiasme patriotique, littéraire, historique qui faisait tressaillir la génération de Garneau, de Parent, de Crémazie ? Alors l’apparition d’un livre nouveau de quelque valeur faisait époque. On le commentait dans les journaux, dans les revues, dans les salons. Aujourd’hui, le public reste indifférent devant les meilleurs écrits. Il dit tout bas : There is no money in it. Nous devenons américains : nous le serons jusqu’aux moëlles avant d’être absorbés par les États-Unis. Du livre ou du mighty dollar, qui l’emportera ? N’est-ce pas l’heure de redire après Victor Hugo : Ceci tuera cela. Vale et memento mei ad altare [Au revoir et souvenez-vous de moi à l’autel] [57].

Somme toute, Casgrain craignait peut-être trop l’indifférence de ses compatriotes vis-à-vis de leur propre culture.