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Quand, en 1879, Louis-Philippe Turcotte publie son « Histoire de la Société littéraire et historique de Québec [1] », celle-ci fête déjà ses cinquante-cinq ans d’existence. Fondée en 1824, cette société savante avait été précédée, en 1809, par l’éphémère Société littéraire de Québec dont les fondateurs, autour de Louis Plamondon, avaient dû rapidement interrompre leurs activités. Bien qu’ardents loyalistes, ces derniers (essentiellement francophones) avaient alors été soupçonnés par la presse anglophone de menées politiques hostiles au régime. Seize ans plus tard, la Société littéraire et historique de Québec (SLHQ) prend la relève sous l’égide du gouverneur, sir George Ramsay, comte de Dalhousie. Bien qu’officiellement bilingue, la Société recrutera surtout des anglophones et sera plutôt connue comme la Literary and Historical Society of Quebec (LHSQ [2]). Ginette Bernatchez souligne l’impact des tensions interculturelles et politiques sur le développement de la SLHQ et la présence minoritaire des Canadiens français en son sein [3]. Cette donnée sera par la suite principalement retenue par l’historiographie littéraire québécoise qui mettra l’accent sur les visées assimilatrices des institutions culturelles d’origine britannique. Pierre Rajotte marque bien que « seules les associations vouées explicitement ou implicitement à ce projet [l’anglicisation] ont droit de cité [4] ». Le spécialiste des pratiques associatives et collaborateur de La vie littéraire au Québec parle à propos des sociétés savantes d’« un travail d’intégration des élites lettrées [5] ». Dans un raccourci saisissant sur la période 1820-1830, Maurice Lemire et son équipe concluent : « À la conquête militaire de 1760 succède donc celle du savoir [6]. » Les volumes suivants de La vie littéraire au Québec délaisseront progressivement la SLHQ, à mesure que s’affirmeront de nouvelles associations culturelles contrôlées par les Canadiens français, notamment les Instituts canadiens de Québec et de Montréal, plus versés dans la défense et l’illustration du fait français (quels que soient leurs clivages idéologiques : libéraux ou ultramontains).

Est-ce à dire que, pour s’être trop soumise aux volontés du pouvoir britannique et de son élite, la SLHQ doit aujourd’hui sombrer dans l’oubli aux yeux des historiens de la littérature ? Cette société majoritairement présidée par des notables anglais n’a-t-elle pas aussi prospéré sous la gouverne des Faribault, Vallières de Saint-Réal, Chauveau, Le Moine, Tessier et Baby Casgrain [7] ? Quelle part prirent ces individus dans l’orientation de la Société et dans la construction d’une mémoire historique au Québec ? Plus précisément, en ce qui concerne le genre littéraire des Mémoires, il convient de se demander quel effet purent avoir les publications de la SLHQ sur les premiers écrivains désireux de s’inscrire dans l’Histoire en narrant leur propre histoire (si cette formule peut assez commodément définir les Mémoires [8]). Qu’il s’agisse de Philippe Aubert de Gaspé père, d’Éliza-Anne Baby, de Henri-Raymond Casgrain, de François-Magloire Derome ou de Pierre de Sales Laterrière, les publications de ces mémorialistes s’échelonnent entre les années 1860 et 1890. C’est justement la période où la SLHQ reprend avec plus de vigueur ses publications historiques et ses Transactions [9], alors qu’elle intègre en 1862 le Morrin College de Québec [10]. Ne pouvant dans les limites de ce travail rendre compte de la contribution de chacun des administrateurs francophones de la Société, ni de l’impact de leurs publications sur chacun des mémorialistes mentionnés plus haut, nous nous contenterons ici de quelques remarques préliminaires sur l’apport de la SLHQ à ce genre particulier d’autobiographie que figurent les Mémoires. Après avoir évoqué les figures de Joseph-Rémi Vallières de Saint-Réal et de Georges-Barthélemi Faribault, ainsi que les mémoires de Ramezay et de Courville, nous aborderons la question d’une émergence parallèle de deux types de mémoires au Québec, ainsi que le rôle de l’abbé Casgrain dans la publication des premiers Mémoires littéraires.

Joseph-Rémi Vallières de Saint-Réal

Le 27 avril 1823, le gouverneur Dalhousie adresse deux plis concernant le projet d’une société savante, l’un à William Smith et l’autre à Joseph-Rémi Vallières de Saint-Réal. À Smith qui l’avait déjà entretenu du projet l’hiver précédent, Dalhousie annonce son intention de fonder « a Society, not entirely “Antiquarian” but Historical rather and Canadian [11] ». Il ne s’agira donc pas d’« antiquaires » au sens ancien d’érudits, amateurs et collectionneurs de vieux livres et documents (on songe à Jacques Viger). La Société sera plutôt « historique » et « canadienne » : on devine qu’il s’agira de se consacrer à l’histoire du Canada. La correspondance destinée à Vallières de Saint-Réal se révèle plus explicite à ce sujet : « We find around us examples of Historical Societies in almost every civilised State. Why should not we attempt something of the same sort — In the first place amusing to ourselves individually, and likely to prove interesting to our Country when our time has passed away [12] ? »

S’il n’écarte pas encore l’otium (distraction, loisir, amusing) dans l’entreprise du savoir, le gouverneur tient dorénavant à lui conférer un caractère plus sérieux, sur le modèle des regroupements de savants et de la vie associative observables dans les aires « civilisées ». On sait que, déjà, des Canadiens avaient été reçus correspondants d’une société savante anglaise ou avaient été primés par cette dernière. Il s’agit de la Royal Society for Advancement of Arts, Manufactures and Commerce (actuellement RSA). Cet organisme reconnut en 1801 les mérites du colonisateur William Berczy, fondateur de la ville d’York (actuellement Toronto), de l’arpenteur William Vondenvelden peu après, suivi du médecin Pierre de Sales Laterrière en 1807 et, sept ans plus tard, de Joseph Bouchette qui reçut, lui, une médaille d’or de la RSA pour sa Description topographique du Bas-Canada [13]. Alors que la RSA couvrait un vaste champ d’activités culturelles et scientifiques, l’institution dont rêve Dalhousie se révèle plus modeste dans ses objectifs. Parmi les sujets d’étude susceptibles de fédérer les élites canadiennes, l’histoire semble privilégiée. Indice des tensions politiques alors en cours ? L’accent est mis sur le temps passé (« our time has passed away ») ainsi que sur la culture amérindienne. Dans sa lettre à Vallières, Dalhousie le remercie pour l’envoi d’une grammaire micmaque et lui rappelle un entretien qu’ils eurent ensemble sur les tribus indiennes de la province. Il ajoute : « I then suggested, and you agreed with me, that it was very desirable that some plan should be adopted to search for, and preserve, all documents or tracts that related to the early history of the Country and of the Aborigenes in it [14]. » Le gouverneur conclut sur un ton flagorneur en proposant à Vallières de prendre les rênes de la future Société : « I see no one so well qualified to take a lead in it as you are — your pursuits in life, your habit of study, your station in Society, all fix my first proposal of it upon you [15]. » Si Dalhousie n’avait pas eu autant d’égards avec Smith dans son invitation à intégrer la SLHQ, c’est probablement que le jeune Vallières présentait aux yeux des bureaucrates un tout autre intérêt, intellectuellement et politiquement [16]. En 1809, n’avait-il pas déjà participé avec Philippe Aubert de Gaspé et Louis Plamondon à la fondation de l’éphémère Société littéraire de Québec ? Mais surtout, brillant avocat et homme d’affaires au train de vie extravagant, Vallières est aussi une figure montante de la députation canadienne-française qu’il faut alors stratégiquement ménager.

Plus modéré que Papineau (qu’il remplace comme président de l’Assemblée durant son absence, en 1823), Vallières s’oppose tout de même depuis un an au projet d’union des Canadas. Quand il s’agira de baptiser la Société, il refusera de l’associer au Bas-Canada et, au grand dam de Dalhousie et des Montréalais, Vallières fera adopter l’appellation de Société littéraire et historique de Québec (siège du gouvernement et symbole de la province). Par la suite, les relations entre Dalhousie et Vallières se tendront en raison du nationalisme (pourtant modéré) de ce dernier qui s’engagera dans la fondation d’une nouvelle institution moins soumise au pouvoir britannique : la Société pour l’encouragement des sciences et des arts en Canada. En concurrence directe avec la SLHQ, cette société dont le membership inquiétait en haut lieu sera vite contrainte de fusionner avec son aînée qui en sortira renforcée, désormais dotée d’une charte royale et d’une subvention de la Chambre. Si, à l’aube des années 1830, la SLHQ a le vent en poupe, elle n’est point seule à promouvoir les connaissances, comme le rappelle Louis-Philippe Turcotte en 1879 :

Les travaux de la Société Littéraire et Historique eurent pour résultat de répandre le goût des études, non seulement dans notre ville [Québec], mais aussi dans les autres grands centres. À Montréal, les citoyens fondèrent (1827) la Société d’Histoire Naturelle, qui subsiste encore aujourd’hui, et le Mechanic Institute, organisé l’année suivante. Vers la même époque, M. Bibaud commençait la publication de la Bibliothèque Canadienne et des autres revues qui contiennent ses travaux historiques, ceux de Jacques Viger, de Labrie, et autres. La Minerve fut fondée par MM. Morin et Duvernay. Puis on vit le Canadien reparaître avec M. Etienne Parent pour rédacteur-en-chef. Partout on remarquait un mouvement plus accentué pour la littérature et l’histoire [17].

Pour nous en tenir à la SLHQ et à la question des mémoires, tournons-nous à présent vers une autre personnalité canadienne-française fortement engagée dans la recherche historique au sein de cette institution.

Georges-Barthélemi Faribault

L’un des plus actifs Canadiens français de la Société s’avère sans l’ombre d’un doute Georges-Barthélemi Faribault (1789-1866). Non seulement est-il à l’origine du premier document historique imprimé par la SLHQ [18] mais, rappelle Yvan Lamonde, son expérience de greffier des archives parlementaires amène Faribault à concevoir « dès 1830 les projets d’une collection et d’un catalogue d’ouvrages sur l’Amérique et le Canada [19] ». Voici comment Faribault présente la première publication de la SLHQ en 1838 :

Il ne reste au Comité [éditorial] qu’à exprimer l’espoir que l’ouvrage sera favorablement reçu comme un gage du désir qu’a la Société Littéraire et Historique de Québec de faire servir les moyens limités qu’elle possède à encourager les recherches historiques et à compléter l’Histoire de la Province, en donnant au public les documents inédits qui lui seraient communiqués, et que cela pourra engager quelques-uns des Messieurs que l’on sait être en possession de papiers de famille, ou de manuscrits importants qui répandent de la lumière sur les événements antérieurs dans l’Histoire de la Colonie, à suivre l’exemple louable de la personne à la libéralité de laquelle, en communiquant le Document qu’elle avait en sa possession, la Société doit d’avoir pu faire la présente publication [20].

Bibliothécaire honoraire de la SLHQ, Faribault la présidera six fois de 1844 à 1859. Ses fonctions et sa passion pour les documents historiques le placent au coeur d’un important réseau intellectuel nord-américain et européen. Proche du collectionneur montréalais Jacques Viger, Faribault conseillait aussi Étienne Parent, bibliothécaire de l’Assemblée. Il entretenait des contacts avec Louis-Hippolyte La Fontaine, John Neilson et avec l’historien américain George Bancroft. Faribault correspondait aussi avec la France au moment du tricentenaire de l’arrivée de Jacques Cartier, sans oublier ses échanges avec Nicolas-Marie-Alexandre Vattemare, Adolphe de Puibusque et Pierre Margry. Après l’incendie de 1849 qui détruisit la Bibliothèque du Parlement, Faribault reconstitua sa collection au terme d’un séjour en Europe ; il y fit copier vingt-quatre volumes de correspondances officielles des gouverneurs français. À propos de Faribault, « dont le nom est resté célèbre et vénéré dans les annales de la Société Historique », Louis-Philippe Turcotte a les mots suivants :

Pénétré des idées des fondateurs, ce Canadien érudit ne recula devant aucun sacrifice pour les mettre à exécution. Ce fut lui qui dirigea l’impression des premiers volumes des mémoires ; il traduisit le troisième voyage de Jacques Cartier d’après la relation d’Hackluyt, et fournit plusieurs manuscrits. Enfin il n’épargna rien pour réunir les manuscrits et les ouvrages relatifs à notre histoire, sachant que ces documents sont difficiles à rassembler et qu’ils peuvent être perdus d’un moment à l’autre. M. Faribault est certainement le membre qui a le plus contribué à l’avancement de la Société Littéraire et Historique  [21].

En publiant ces témoignages du passé, Faribault pratique une forme de devoir de mémoire. Il s’agit pour lui, comme pour Jacques Viger, de fournir des matériaux pour une histoire des Canadiens français en vue de nourrir et de renouveler une historiographie aussi embryonnaire que partiale. En effet, avant que ne s’impose la magistrale Histoire de François-Xavier Garneau (1845), celles de William Smith fils (1815), de Robert Christie (1818), de Jacques Labrie (1827) ou de Michel Bibaud (1837) ne rendaient point justice aux Canadiens. Fournir de nouvelles sources devient donc pour Faribault comme pour d’autres francophones de la SLHQ une tâche « patriotique ». Demandons-nous à présent quel type d’écrit se trouve ainsi rapatrié. Attachons-nous ici aux « mémoires ». Si le Littré donne à ce terme le sens de « relations de faits particuliers pour servir à l’histoire », il mentionne aussi des « récits où sont racontés les événements de vie d’un particulier ». Aux confins du public (le fait historique) et du privé (le biographème), les mémoires édités par la SLHQ ne sont-ils pas de nature à créer chez le lecteur une attente pour ce genre littéraire illustré à partir des années 1860 par les Aubert de Gaspé père, Casgrain, Baby et Laterrière ? Examinons le cas d’un auteur « révélé » en 1861 par ladite Société. Le personnage était, certes, connu historiquement, mais c’est son écriture que divulgue la dernière livraison de la première série des « Documents historiques » de la SLHQ.

Le(s) mémoire(s) de Ramezay

Ce texte rapatrié et édité par Faribault mérite une attention particulière. Il s’agit du Mémoire du Sieur de Ramezay [22]. J’ai exposé ailleurs l’importance de ce mémoire et des nombreuses annexes que Faribault publiait à la SLHQ en 1861 [23]. Devenu responsable de la défense de Québec après la défaite des Plaines, Jean-Baptiste de Ramezay, Montréalais de naissance, doit signer la capitulation. L’Histoire en fera l’un des boucs émissaires du triste épisode. L’homme ne manquera pas de se justifier dans ses écrits, mais aussi de relater avec compassion le sort de ses compatriotes. D’abord simple plaidoyer pro domo, ce copieux mémoire (au sens d’« exposé administratif ») confine aux Mémoires quand le narrateur entreprend avec émotion de relater sa carrière et ses faits d’armes (à 11 ans, le fils cadet du gouverneur de Montréal était déjà enseigne dans la Marine, puis lieutenant à 18 ans et croix de Saint-Louis à 40 ans). De 1720 à 1759, il participe à la plupart des engagements militaires de la Nouvelle-France. Il guerroie vaillamment du fort Niagara aux Illinois, du Wisconsin à l’Acadie. Si la reddition de Québec met un terme à sa carrière d’officier, elle pousse Ramezay à troquer l’épée pour la plume. De stratégie de défense, l’écriture du moi se mue dès lors en remémoration ou, pour paraphraser Georges Gusdorf, en commémoration [24]. Commémoration de soi et des siens : l’ascendance des Ramezay (ancienne famille canadienne liée aux Godefroy de Tonnancour), mais aussi la population canadienne qu’il fait sienne et dont il prend la défense en lui épargnant une ultime offensive britannique alors que les troupes françaises ont déjà retraité :

Avois-je d’autre parti à prendre dans un moment aussi critique ? pouvois-je raisonnablement obliger ces citoyens à soutenir un assaut ? leurs plaintes contre l’armée n’étoient-elles pas justes et leurs raisons solides ? Etoit-il d’aileurs en mon pouvoir de forcer ces gens là à combattre ? dans de pareilles circonstances, la subordination ne règne plus, même dans des trouppes réglées. Que pouvois-je faire seul vis-à-vis d’une milice uniquement composée de citoyens et de bourgeois qui, comme on sçait, ne servoit que par zèle et volontairement [25] ?

Mémoires, oui, que ce mémoire, au sens où le témoignage autobiographique l’emporte volontiers sur le froid mémorandum. Une sourde colère anime Ramezay dont la plume tremble en évoquant la disgrâce dont il se sent victime. Parlant de lui à la troisième personne, le mémorialiste amorce ainsi son récit :

La plus légère apparence de mécontentement de la part du Prince ou des Ministres qui le représentent, allarme un sujet fidel. Son premier mouvement est un retour sur lui-même ; il jette un coup d’oeil sur toute sa conduite passée ; il examine avec soin, si son zèle ne se serait pas démenti en quelque occasion ; et lorsqu’après une discution scrupuleuse de toutes ses démarches, il trouve qu’il n’a aucun reproche à se faire, il conclu avec raison qu’on l’a desservy [26].

Tout indique en effet qu’à son retour en France où il dut rendre des comptes, Ramezay tenta en vain de publier son mémoire. Mais les supérieurs du Canadien « oublièrent » le factum sur les tablettes du bureau de la Marine, comme ils oublièrent l’auteur exilé dans une lointaine province où il finit ses jours, chichement pensionné, en compagnie de son épouse. N’eût été de Faribault qui retrouva le texte en 1852 pour le divulguer en 1861, les Canadiens du temps n’auraient rien su des infortunes de leur compatriote [27], ni goûté au ton si particulier de ce(s) mémoire(s). Ils n’auraient pas non plus saisi les dessous de cette reddition, ni les tensions qui existaient alors entre les principaux protagonistes français et canadiens au terme de la guerre de Sept Ans.

Le sieur de Courville et la mémoire de la conquête

Ce climat un peu trouble qui minait l’administration de la colonie, Faribault l’avait déjà fait connaître aux lecteurs de la SLHQ dans le tout premier recueil de documents historiques publié en 1838 : Mémoires sur le Canada depuis 1749 jusqu’à 1760. Outre une Relation du siège de Québec par une religieuse hospitalière, un Jugement impartial sur les opérations militaires de la campagne en Canada, en 1759 et des Réflexions sur le commerce de l’eau de vie, ce recueil inaugural comportait un long texte anonyme de 211 pages. Initialement attribué à un certain Vauclain, ce récit sera identifié par Aegidius Fauteux comme l’oeuvre de Louis-Léonard Aumasson de Courville (alors secrétaire du gouverneur) ; le texte est connu sous le titre Mémoires du s… de C… contenant l’histoire du Canada durant la guerre, et sous le gouvernement anglois [28]. On y découvre par le menu la façon dont l’intendant Bigot et ses complices disséminés sur tout le territoire détournaient des fonds et pillaient la colonie au terme du Régime français. Plus proche du mémoire dénonciateur, voire pamphlétaire, le texte de Courville épargne peu de monde. Le secrétaire manifeste toutefois son estime pour Ramezay qui, en revanche, « n’étoit pas aimé de M. de Vaudreuil », affirme-t-il. Courville s’explique mal la disgrâce de Ramezay qui, pourtant, « avoit servi avec distinction ». Si le témoignage de Courville fut longtemps sujet à caution dans l’historiographie cléricale et nationaliste, c’est qu’outre son anticléricalisme affiché, il permettait en 1838 une lecture pro-anglaise de la Conquête, dans la mesure où il dénigrait ouvertement la fin du Régime français. William Smith fils ne s’était-il pas largement « inspiré » de Courville dans son Histoire anti-papiste [29] ?

N’oublions pas, comme le rappelle Fauteux, les circonstances de la première parution de la SLHQ, « au moment même où lord Durham s’apprêtait à prononcer sur les nôtres dans son célèbre rapport ce jugement sévère : “Les Français du Bas-Canada sont un peuple sans histoire ni littérature” [30]. » Jusque-là, seule une tradition orale subsistait de la Conquête, « époque voilée de légende », selon Fauteux [31]. Ajoutons que la plupart des premiers manuscrits divulgués par la SLHQ furent rapportés au Bas-Canada par nul autre que lord Durham. On lit en effet dans l’introduction au deuxième volume des publications de la Société, recueil comprenant « huit différents Mémoires ou Relations » :

Les trois premiers Mémoires sont publiés d’après des Manuscrits que le Comte Durham avoit obtenus des Archives du Bureau de la Marine à Paris, au moment où Sa Seigneurie étoit sur le point de laisser l’Europe, en 1838, pour venir se charger de l’Administration du Gouvernement des Canadas. Le Comte Durham, peu de jours après son arrivée à Québec, voulut bien communiquer ces manuscrits […] à la Société, laissant à sa discrétion de publier ceux qu’elle jugeroit dignes d’être rendus publics [32].

Y aurait-il là de quoi ternir la mémoire de ces mémoires ? Leur publication aurait-elle été instrumentalisée par les autorités britanniques qui « subventionnaient » la société via les dons récurrents des gouverneurs ou les subsides de la législation ? Si l’on ne s’est pas privé d’en faire une telle lecture [33], il semble improbable que Faribault se fût livré à de telles pratiques. Son intérêt comme son dévouement pour l’histoire canadienne n’ont rien de partisan. Faribault prend même nettement ses distances avec l’historien pro-anglais William Smith dont il dénonce la méthode et qu’il soupçonne fortement de plagiat [34]. Yvan Lamonde rappelle aussi que Faribault (dont on sait l’estime que lui témoignait Louis-Joseph Papineau) qualifiait l’incendie du parlement à Montréal, en avril 1849, « d’outrage et d’infamie [35] ». Gilles Gallichan, enfin, dresse la liste de tous les historiens du xixe siècle (dont François-Xavier Garneau) que Faribault a inspirés ou aidés de ses innombrables sources archivistiques [36].

Dans son cas comme dans celui des autres animateurs de la SLHQ, il s’agissait avant tout de documenter un passé dont la seule mémoire des individus ne pouvait garantir la survie. Les traces écrites du passé devaient désormais suppléer les traces mémorielles transmises oralement par les descendants des acteurs et témoins de l’histoire récente (celle, précisément, qui courait de l’époque de Charlevoix à la fin du Régime français). D’où cette recherche effrénée d’archives de toutes provenances dans un pays ne disposant pas encore d’institutions idoines [37]. D’où, également, l’importance des mémoires historiques et littéraires dans cette collecte systématique de pièces canadiennes. Reste que le statut de ces « mémoires » n’est pas toujours clair, au moment même où, avec Michelet, l’Histoire se donne de nouveaux critères « scientifiques ». Un nouveau seuil épistémologique est alors revendiqué par Garneau qui, s’inspirant de Michelet, rejette la fable et les créations imaginaires au nom du « progrès », du « tribunal de la raison » et du « flambeau de la critique [38] ». En 1845, dans l’incipit de son Histoire, Garneau ne déplore-t-il pas que le Canada soit si « pauvre » en histoires (au sens de « traités historiques ») ? C’est, dit-il, qu’« on ne doit pas prendre pour [des histoires] plusieurs ouvrages qui en portent le nom, et qui ne sont autre chose que des mémoires ou des narrations de voyageurs, comme, par exemple, l’Histoire de l’Amérique septentrionale par la Potherie ».

Histoires et mémoires semblent ici s’opposer sur la base d’une narrativisation du passé : l’Histoire aurait non plus à raconter, mais à analyser. Pourtant, le même Garneau n’hésite pas dans son Histoire à convoquer moult Mémoires. Il fait même son miel des Mémoires de Saint-Simon pour brosser le portrait de la comtesse de Frontenac, devenue dame d’honneur de la duchesse de Montpensier, nièce du roi. Comment résister au plaisir — et à la nécessité — de narrer l’histoire pour « faire de l’histoire [39] » ? Nous avons abordé ailleurs la question en montrant comment l’Histoire de Garneau se fait volontiers récit, voire épopée, ou, plus tard, comment les historiens des Annales eux-mêmes recourront au récit biographique dans leurs savants travaux [40]. Le fait est qu’au mitan du xixe siècle, l’histoire et la littérature émergent de concert pour, comme on l’a dit mille fois, « faire mentir le Rapport de Durham ». C’est sous l’Union des Canadas (1840-1867) que les Canadiens se donnent une histoire et une littérature en puisant abondamment dans les mémoires historiques glanés par des sociétés comme la SLHQ. Les décennies suivantes verront alors paraître les premiers Mémoires littéraires de notre corpus. Que dire de cette émergence parallèle des deux types de mémoires ?

Les mémoires de la SLHQ et les premiers mémoires littéraires

Sans minimiser la contribution des périodiques, des recueils et de l’édition littéraire naissante à la constitution d’un corpus de référence, il convient de souligner le caractère particulier des publications de la SLHQ. Certes, La Revue canadienne, Les Soirées canadiennes et les divers albums littéraires et musicaux de l’époque jouent un rôle appréciable dans la diffusion des lettres, l’émulation des premiers écrivains et l’autonomisation du champ littéraire [41]. Il en est de même du Répertoire national de James Huston qui réunit en 1848 « les meilleures productions des écrivains canadiens et des étrangers qui ont écrit en Canada [42] ». Mais, pour la plupart, ces publications évitent au lendemain de l’Union de se référer à l’histoire récente (de la Conquête aux Rébellions). Cette histoire est trop « politique », apparemment. Dans sa compilation, Huston écarte précautionneusement « tous les écrits politiques en prose » et se place « au-dessus des frivolités et des passions politiques [43] _ ». À l’inverse, même si la SLHQ revendique une forme de neutralité en matière politique [44], le seul fait de privilégier la réédition de mémoires historiques récents engage la société sur un terrain controversé : l’interprétation de l’histoire. Il n’est pas indifférent que, parallèlement aux publications de la SLHQ sur les mémoires de la fin du Régime français et du début de l’anglais, la Nouvelle-France des origines fasse l’objet d’une entreprise de « récupération [45] » par des prêtres du Séminaire de Québec, autour des abbés Plante, Bois et Laverdière. Des Relations des Jésuites aux Oeuvres de Champlain, ce corpus « d’avant les Anglais » permet à l’historiographie cléricale de magnifier l’époque d’un Canada français et catholique où s’illustrent fondateurs, explorateurs, religieux, religieuses et saints martyrs canadiens. Opter soit pour les mémoires de Courville et de Ramezay, soit pour les témoignages de Dollier de Casson ou de Marie de l’Incarnation conduit à une Légende noire de la Conquête ou à une Légende dorée de la France en Amérique. Le choix des corpus et des périodes, le type de mémoires historiques ou littéraires qu’on retient ou qu’on écarte déterminent la mémoire qu’on se donne, comme les « grands récits » qu’on se forge.

C’est dans cet ordre d’idées que peuvent être appréhendés les premiers Mémoires littéraires du corpus québécois. J’ai exposé ailleurs la position ambiguë de Philippe Aubert de Gaspé père dans ses Mémoires, selon qu’il évoque les « Anciens Canadiens » de Nouvelle-France ou les Canadiens français du Régime anglais [46]. Le mémorialiste le plus célèbre de son temps a connu trois générations de Canadiens. Si, en matière de vie associative, il est moins identifié à la SLHQ qu’à la première Société littéraire de Québec (dont il fut vice-président en 1809), Aubert de Gaspé père ne fréquentait pas moins Faribault (de la SLHQ), ainsi que d’autres amateurs d’histoire qui se réunissaient chez Charles Hamel, au Club des Anciens. Aussi bien lié aux vieilles familles canadiennes qu’aux membres de l’élite anglaise, le mémorialiste compose habilement avec les deux mémoires évoquées plus haut. Ainsi en est-il d’un autre « antiquaire » et mémorialiste dont on attend encore la traduction française de l’oeuvre : James MacPherson Le Moine (1825-1912) [47]. Louis-Philippe Turcotte rend hommage au travail de ce président de la SLHQ qui en fut aussi le conservateur du musée :

[…] il a surveillé la publication de presque tous les documents qui forment la deuxième, la troisième et la quatrième série des Mémoires, pièces de la plus haute importance, surtout pour l’histoire des guerres de la conquête et de l’Indépendance Américaine. Si je ne craignais de blesser sa modestie je vous dirais combien M. LeMoine a travaillé à mettre plus d’union entre les deux populations, combien il a réussi à faire connaître notre histoire à la race anglaise [48].

Plus que d’autres lettrés canadiens de l’époque, MacPherson Le Moine et Aubert de Gaspé père partagent cette ambivalence culturelle entre deux communautés et deux mémoires historiques, ambivalence qui s’observe aussi dans l’écriture de leurs Mémoires. Riches de souvenirs intimes et familiaux, d’une longue tradition orale, d’une foule d’anecdotes et d’observations personnelles sur leur environnement social et géographique, mais aussi fondés sur une solide documentation historique, leurs Mémoires ont l’allure désinvolte de la causerie et le savant décousu des collections d’« antiquaires ». L’un et l’autre sont familiers du verbe et de l’archive ; ils combinent avec bonheur la recherche et l’art de dire, le petit détail qui fait vrai et le bon mot qui fait mouche. À qui s’adressent-ils ?

Récit de soi et récit des autres (ceux qu’ils ont croisés tout au long de leur existence), leurs Mémoires sont des tableaux d’époque destinés originellement à l’intimité des proches ou du cercle d’amis. « To my many friends », écrit Le Moine en préface à un ouvrage dédié « to the Citizens of Quebec [49] ». « Un grand nombre de mes amis […] ont eu l’obligeance de me reprocher de n’avoir pas commencé à écrire », raconte Aubert de Gaspé en tête de ses Mémoires [50]. « Édition essentiellement privée [51] », lit-on dans les Mémoires de famille d’Éliza-Anne Baby. « [Mes] chers enfans me demandent que je leur laisse des mémoires [52] », avertit Pierre de Sales Laterrière. Mais, alors qu’il rédige cet incipit, vers 1812-1815, ne songe-t-il pas déjà à la publication (qui ne verra le jour que de façon posthume en 1873) ? Le vieil homme ajoute en effet : « Il me parait vraisemblable de diviser par chapitres les numeros de mes notes aux fins que si aucun de mes fils veut les commenter en aura deja pour gagner la presse et puisse plus aisement les remettre par ordre […]. » Puis, dans le même élan, le voici qui conclut : « Mes chers enfans m’excusent d’avance ; il ne me reste qu’à prier le lecteur étranger de vouloir porter la générosité jusque là que d’en faire autant. »

Ce mouvement centrifuge de l’intime au public n’est pas propre à Laterrière. Quelque privé que soit le dessein premier de nos premiers mémorialistes, eux-mêmes ou leurs proches finissent par « gagner la presse ». Bien vite, les cercles s’élargissent et l’on glisse d’un lectorat restreint à la publication en bonne et due forme, ne fût-ce qu’en édition « intime ». Ce passage du privé au public s’effectue selon une logique nommée par Yvan Lamonde « la spirale de la sociabilité, sorte de cercles concentriques qui illustrent les formes d’insertion de l’individu dans la société, les modalités de la socialisation [53] ». Ce que Lamonde observe à propos du réseau de Dessaulles s’applique aisément aux réseaux des Aubert de Gaspé, Viger, Faribault, Casgrain-Baby, Le Moine, etc. [54]. Souvent liés les uns aux autres généalogiquement ou professionnellement, ces notables férus d’histoire ne rêvent que de s’inscrire dans l’histoire de leur communauté. Ils y parviennent en oeuvrant dans des sociétés savantes, comme on l’a vu pour certains administrateurs de la SLHQ. Mais l’édition de mémoires historiques n’est pas le seul vecteur de leur reconnaissance. Certains s’inscrivent aussi dans le nouveau champ littéraire qui émerge au lendemain de l’Union. Les Mémoires littéraires y figurent plus tardivement que les premiers poèmes, romans, nouvelles et légendes consacrés par le Répertoire national et les périodiques littéraires évoqués plus haut. Néanmoins, ces Mémoires qui éclosent à partir des années 1860 ont parfois connu une longue gestation [55]. Leur publication fait date dans l’histoire de ces familles bien en vue qui, comme chez les Le Moine et Casgrain-Baby [56], fraient dans le milieu culturel aussi bien francophone qu’anglophone. Le plus connu des Casgrain, Henri-Raymond, joue un rôle déterminant dans l’émergence des Mémoires littéraires. Nous évoquerons pour finir sa contribution à l’édition de deux de ces ouvrages, les Mémoires d’Aubert de Gaspé père et ceux de Sales Laterrière.

La geste éditoriale de Henri-Raymond Casgrain

Si je m’arrête à ces deux oeuvres, c’est qu’elles m’apparaissent bien répondre aux critères génériques des Mémoires, mais aussi qu’elles témoignent d’un parcours éditorial fort similaire. Commençons par les critères. Dans l’un comme dans l’autre cas, ces Mémoires sont fermement assumés par un auteur (et non relayés par plusieurs locuteurs, comme pour les Mémoires de famille d’Éliza-Anne Baby, ou ceux de Robert Shore Milnes Bouchette). En outre, pour reprendre la terminologie de Philippe Lejeune, les Mémoires d’Aubert de Gaspé et de Sales Laterrière répondent au fameux « pacte autobiographique » : identité de l’auteur, du narrateur et du personnage. L’auteur en est « le sujet principal et délibéré » mais, caractéristique des Mémoires, il y est aussi question « d’événements historiques auxquels, en tant qu’acteur ou témoin, l’auteur avait participé [57] ». Ajoutons que les Mémoires de nos deux auteurs sont un genre hybride croisant le récit autobiographique, les confessions, le plaidoyer et le témoignage historique. Pour Laterrière, ils tiennent aussi du roman (comme on le lui a reproché [58]). Les Mémoires sont un pont entre le moi et le monde. Le mémorialiste se distingue de l’autobiographe en ceci que sa vie croise celle de personnages et d’événements historiquement marquants (le personnel politique et culturel de l’après-Conquête, chez Laterrière ; les bourgeoisies canadienne-française et anglaise de Québec chez Aubert de Gaspé). À la limite, ce qui arrive au mémorialiste apparaît moins important que ce qui advient autour de lui (et qui, parfois, bouleverse sa propre vie). Le mémorialiste nous touche précisément par ce contact étroit entre les soubresauts de sa frêle existence et le maelström des événements historiques. Comme le note Gusdorf, « [l]es choses vues ont le pas sur la consultation des sources, sur les témoignages indirects ; la première personne prend la direction du récit, organisé selon la perspective propre d’un individu particulier [59] ». Une fois rappelées ces caractéristiques des Mémoires littéraires, examinons leur venue à l’édition.

Compte tenu du caractère intime des Mémoires, tous les souvenirs de famille, mémoriaux, livres de raison et autres « récits de soi » n’aboutissent pas à l’édition. Pour s’engager dans « la spirale de la sociabilité » dont parle Lamonde, encore faut-il qu’un geste éditorial transforme le manuscrit en publication. Quand il ne concerne pas un seul livre, une seule maison d’édition, mais touche à tout un milieu, quand cette activité dynamise plusieurs réseaux socioculturels et politiques [60], le geste tourne à l’exploit. Nous faisons allusion à la « geste » éditoriale de Henri-Raymond Casgrain qui, outre la diffusion de ses propres oeuvres, s’engage sa vie durant dans celle de ses contemporains. Peu importe l’aspect calculé de certaines de ses activités [61]: l’homme a objectivement stimulé la création comme la diffusion des lettres canadiennes. Ce que doit le « Mouvement littéraire » des années 1860 à l’abbé Casgrain, tout comme son action auprès du département de l’Instruction publique et des imprimeurs Léger Brousseau et Augustin Côté, mais aussi son travail d’historien et d’éditeur des manuscrits de Lévis font de lui une autorité que l’on consulte et à qui l’on ne peut rien refuser. Réjean Robidoux a montré l’aisance avec laquelle « le père de la littérature canadienne » obtient auprès des auteurs les droits d’éditer leurs oeuvres pour les prix scolaires [62]. On sait aussi comment, sitôt en possession du manuscrit des Anciens Canadiens, en janvier 1863, Casgrain le fait publier en avril chez Georges-Pascal Desbarats après en avoir lui-même corrigé les épreuves. Trois ans plus tard, c’est le tour des Mémoires d’Aubert de Gaspé, que Casgrain a aussi travaillés avec le mémorialiste [63].

Dans le cas de Laterrière, le cheminement est plus complexe, mais Casgrain finit par y jouer le même rôle. Longtemps oublié dans les archives familiales de la seigneurie des Éboulements, le manuscrit est découvert par Casgrain cinquante-cinq ans après la mort de l’auteur. Lors d’une visite à son « vieil ami » Marc-Pascal de Sales Laterrière, fils cadet de Pierre, l’abbé se voit confier l’original des Mémoires en vue d’une édition possible. Casgrain commence par y puiser l’information qui lui permettra de publier l’année même son opuscule intitulé La famille de Sales Laterrière. On y trouve les notices biographiques de Pierre-Jean de Sales Laterrière (le fils aîné) et de Marc-Pascal (le cadet), ainsi que l’histoire du manoir des Éboulements. Casgrain a également consulté les papiers familiaux des Laterrière, mais aussi les Mémoires de Philippe Aubert de Gaspé qu’il cite dans l’opuscule. Puis, toujours en quête d’écrivains et de gloires nationales, l’abbé fera transcrire, corriger et amender le texte de Laterrière (qui sentait un peu le soufre). Si l’ancêtre était libre-penseur, sa descendance est devenue bien-pensante et l’on supprimera les « passages scabreux », histoire de ne pas indisposer le notable Marc-Pascal, ancien député, membre du Conseil législatif, seigneur lié à la famille Dénéchau et portraituré par Théophile Hamel. Casgrain confie la tâche éditoriale à Alfred Garneau, fils de l’historien François-Xavier Garneau, mais aussi à l’abbé Laverdière.

C’est alors que ces Mémoires littéraires (initialement intitulés « mémoires historiques ») rejoignent en quelque sorte l’institution historienne. La correspondance d’Alfred Garneau avec son beau-frère le romancier Joseph Marmette (qui révisera lui aussi ces mêmes Mémoires) est assez révélatrice. Elle nous apprend que, « pour le prix de (son) travail de scribe », il était entendu avec l’abbé Laverdière que Garneau obtiendrait un exemplaire des Oeuvres de Champlain que ledit abbé préparait alors sous le patronage de l’Université Laval. Pour sa part, le même Alfred Garneau travaillait, parallèlement à l’édition de Laterrière, la quatrième édition de l’Histoire du Canada de son défunt père. Je renvoie à la préface de ma propre réédition pour le détail et les suites de ces tractations éditoriales. Retenons que l’édition « intime » des Mémoires de Laterrière (entre cinquante et cent exemplaires) paraît à Québec en 1873 sur les presses de L’Événement. Ce texte « de l’intérêt le plus piquant » était ainsi caractérisé par Casgrain : « Écrit d’un style clair et ferme, il ressuscite une foule d’anecdotes, ouvre des aperçus nouveaux sur la politique, les hommes et les moeurs de cette époque trop peu connue de notre histoire [64]. »

À l’horizon de l’histoire

Cette époque des lendemains de Conquête ne devait pas manquer d’intéresser le public canadien (français comme anglais). Dès 1838, on l’a vu, Faribault n’avait-il pas fait découvrir aux lecteurs de la SLHQ les Mémoires sur le Canada depuis 1749 jusqu’à 1760 ? Nous ne pouvons énumérer ici tous les mémoires historiques révélés par cette société depuis ses premières publications. Qu’il suffise d’en rappeler quelques titres des séries 1866 à 1871 pour indiquer la forme d’« horizon d’attente » suscitée par la SLHQ auprès des lettrés canadiens également amateurs de Mémoires littéraires [65]. Nous ne prétendons pas établir de lien logique entre cette liste de publications historiques et l’émergence éditoriale de Mémoires littéraires. Il s’agit là d’une simple corrélation entre deux séries éditoriales dont les acteurs (auteurs, éditeurs, animateurs, lecteurs) se révèlent intimement liés, soit idéologiquement, soit professionnellement, comme on l’a vu. Tout un réseau et un mode de sociabilité fondés sur les liens de famille, d’amitié ou de concurrence animent le champ culturel où évoluent les Vallières, Faribault, Le Moine, Baby-Casgrain, Garneau, Marmette, Viger, Laterrière et Laverdière (pour ne nommer que ceux-ci). Comme nous l’exprimions d’entrée de jeu, seule une étude plus approfondie du fonctionnement de la SLHQ pourrait déterminer l’impact réel de ses animateurs francophones sur la politique éditoriale de l’institution et sur l’historiographie canadienne des années 1760-1790. Quant à savoir si les mémoires historiques de la SLHQ peuvent figurer comme le « dossier génétique » de nos premiers Mémoires littéraires (mais aussi de nos premiers romans historiques), seul l’examen des brouillons et avant-textes de nos écrivains, comme de leurs correspondances ou de leurs bibliothèques, pourra retracer l’hypotexte historique de ce corpus littéraire. Tout un chantier ouvert à la recherche de nos/notre mémoire(s).