Corps de l’article

Introduction

L’économie expérimentale, outil innovant apparu dans les années soixante et démocratisé dans les années quatre-vingt-dix, consiste à produire in vitro une situation dont les variables sont contrôlées par l’expérimentateur. Elle se différencie des autres techniques de laboratoire, en particulier des expériences de psychologie en trois points (Hertwig et Ortmann, 2001; Ohana, 2004). Tout d’abord, les expérimentalistes économistes n’utilisent pas la tromperie dans le déroulement de leurs expériences. Aussi, les sujets sont placés dans une situation « réelle », dans la mesure où les décisions prises engendrent des gains monétaires réels. Enfin, de manière générale, les expériences en psychologie proposent aux sujets des contrefactuels : les sujets doivent faire comme s’ils se trouvaient dans la situation proposée. Dans les expériences d’économie, la situation proposée aux sujets est abstraite et générique et ne fait pas référence à des situations familières aux sujets.

Cet outil rencontre un véritable succès comme en témoigne le nombre croissant de publications dans ce domaine et l’attribution d’un prix Nobel en 2002 à l’un de ses pionniers Vernon Smith. Pour autant, cet enthousiasme pour le laboratoire ne doit pas faire oublier les critiques émises à son encontre (une des critiques les plus abouties étant sans aucun doute celle de List et Levitt, 2007). Dans un article récent, Etchart-Vincent (2007) recense les critiques méthodologiques usuelles faites à l’encontre de l’économie expérimentale. Elle les conteste ou du moins atténue la portée de chacune d’entre elles. Toutefois, une de ces critiques discutée dans son article et qui aborde la non-contextualisation des expériences semble être plus problématique et a le potentiel pour remettre en cause l’utilité même de cet outil. En effet, les expérimentalistes peuvent être accusés de produire des résultats qui ne sont pas transférables au monde extérieur (par exemple Nelson, 1998; Binmore, 1999; Loewenstein, 1999; Levitt et List, 2007). Les critiques soutiennent que la différence entre la situation présente dans le laboratoire et celle du phénomène sous investigation ne permet pas d’obtenir des résultats valides. L’expérience, qualifiée de ce fait d’irréaliste et d’artificielle, aurait un déficit en représentativité.

Cette problématique autour de la « transposabilité » des résultats du laboratoire au monde sauvage, connue sous le nom de parallélisme ou encore de validité externe, reste le talon d’Achille de l’économie expérimentale (Loewenstein, 1999). Et malgré l’importance pour les expérimentalistes de défendre leur discipline au travers de ce concept, ils restent pour la plupart silencieux (Guala , 2002 : 261).

Le but de cet article est de discuter dans quelle mesure l’utilité de l’économie expérimentale peut être remise en cause compte tenu de la non-contextualisation des expériences. Pour cela, nous nous appuierons sur les expériences explorant le problème d’incomplétude des contrats.

Le problème des contrats incomplets a été exploré expérimentalement à travers le jeu d’échange de dons représentant une relation principal-agent. La réciprocité s’y présente comme une source de coopération volontaire : les employés sensibles à la réciprocité et qui obtiennent de forts salaires répondent par des niveaux d’efforts élevés; les firmes qui anticipent ces comportements n’hésitent pas à offrir des salaires élevés. La situation résultante peut donc être efficiente grâce à la réciprocité.

Ce thème est retenu pour trois raisons. Tout d’abord, le jeu d’échange de dons est un des jeux les plus traités expérimentalement qu’il s’agisse d’expériences de laboratoire ou de terrain. Ceci nous permettra d’avoir suffisamment de matériaux pour traiter de notre problématique. Ensuite, la réplication des expériences a permis de considérer qu’il s’agit d’un des grands succès de l’économie expérimentale compte tenu de son intégration dans de nombreuses théories (Fehr et Schmidt, 1999; Bolton et Ockenfels, 2000; Dufwenberg et Kirchsteiger, 2004). Enfin, les relations de travail sont socialement complexes et font particulièrement ressortir les problèmes de généralisation de situations simples.

Le plan de l’article est le suivant. La section 1 présente le jeu d’échange de dons et ses principaux tests expérimentaux. La section 2 expose la fragilité des résultats obtenus en revenant sur les expériences critiques d’échange de dons. La troisième section propose une discussion méthodologique de la validité des résultats expérimentaux de cette technique au regard de la littérature développée.

1. Le jeu d’échange de dons

Les relations sur le marché du travail contemporain sont caractérisées par des contrats incomplets dans la mesure où l’effort des agents n’est pas exécutoire. L’incomplétude des contrats est donc à l’origine d’un problème relatif à la motivation des salariés car le choix de l’effort à fournir est à l’entière discrétion de ceux-ci. Pour pallier l’impossibilité de contractualiser l’effort, les firmes sont obligées de trouver une incitation visant à stimuler le travail de leurs salariés. De nombreuses études expérimentales sur ce sujet ont montré que la réciprocité est un outil permettant une mise en vigueur efficiente des contrats.

Le marché du travail a été étudié expérimentalement grâce au jeu d’échange de dons. Il s’agit d’un jeu de dilemme séquentiel à deux joueurs. Un jeu de dilemme est un jeu caractérisé par le fait que les joueurs ont une stratégie dominante mais des déviations par rapport à ces stratégies peuvent entraîner une situation pareto-dominante (les deux joueurs peuvent obtenir des gains supérieurs à ceux correspondant à la stratégie dominante). Le jeu est séquentiel car les joueurs, chacun à leur tour, ont la possibilité d’offrir un don à leur contrepartie.

Pour développer le jeu d’échange de dons dans sa version bilatérale, nous nous référons à l’expérience de Gächter et Falk (2002).

Lors de cette version du jeu, 20 étudiants (10 prenant le rôle de travailleurs et 10 le rôle d’entreprises) interagissent durant 10 périodes. Il est connu de tous que chaque travailleur joue successivement avec chaque entreprise et que les joueurs ne se rencontrent qu’une seule fois. La non-réitération des interactions permet d’éviter aux sujets la tentation de développer une réputation.

Chaque période comprend trois étapes. Lors de la première étape, les firmes proposent un salaire w au travailleur avec qui elles sont associées. Ensuite, le travailleur est face à une alternative. Il peut tout d’abord rejeter le contrat. Dans ce cas, les gains des deux parties pour cette période sont nuls. L’interaction se termine alors et les joueurs passent à la période suivante. Le travailleur peut aussi accepter le contrat. Dans ce cas, lors d’une troisième étape, il détermine le niveau d’effort e qu’il va fournir. Le choix de l’effort consiste à un choix de coefficient. L’effort a un coût, noté c(e). Plus le salarié fournit un niveau d’effort élevé, plus il sera coûteux. Le coût de l’effort est donné par la figure suivante.

Figure 1

Niveau d’effort et coût de l’effort

Niveau d’effort et coût de l’effort

-> Voir la liste des figures

Aussi, le gain de l’employeur est croissant avec le niveau d’effort. En effet, les gains des entreprises sont donnés par la fonction de paiement suivante :

πf = (vw)e

v représente la valeur de rachat de la firme, c’est-à-dire le profit maximal brut lorsque le travailleur fournit un niveau d’effort maximal. De manière plus intuitive, cette constante représente également la productivité de l’agent. Une expression plus naturelle de la fonction de paiement de la firme aurait été ve – w. Cette expression ne permet pas cependant de garantir des gains positifs à l’entreprise. Or, en cas de possibilité de gains négatifs, les comportements peuvent être complètement modifiés (Kahneman et Tversky, 1979; Tversky et Kahneman, 1991). La possibilité de gains négatifs a tout de même été examinée; elle ne produit dans ce type de jeu aucun changement notoire (Fehr et al., 1998).

Le gain des travailleurs est représenté par la différence entre leur salaire et le coût de leur effort auquel on ajoute un coût fixe c0 représentant le coût d’opportunité de l’acceptation de l’offre. Dans cette expérience, comme dans la plupart de celles mettant en scène le jeu d’échange de dons, les paramètres sont les suivants :

  • v = 120,

  • c0 = 20,

  • e ϵ [0,1;1]

  • et c0wv c’est-à-dire w ϵ [20;120].

L’ensemble des sujets connaît les règles du jeu ainsi que tous les paramètres.

La théorie des jeux avec agents égoïstes et rationnels prédit que les entreprises offrent le salaire minimum w*; en contrepartie, les travailleurs acceptent et répondent par un effort minimum e*. La situation résultante (21; 0,1) est inefficiente et pareto-dominée. En effet, s’ils sont uniquement des maximisateurs de gains, les salariés acceptent toute proposition leur garantissant plus[1] que l’option extérieure (c’est-à-dire le gain nul en cas de refus). Une fois leur offre connue, ils n’ont aucun intérêt à fournir un effort élevé car ce dernier est coûteux. Ainsi, ils choisiront l’effort gratuit : l’effort minimum. L’entreprise n’a donc aucune incitation à offrir un salaire supérieur au niveau minimum.

Ce simple modèle du marché de travail a été maintes fois testé en laboratoire avec des paramètres similaires ou équivalents. Nous présentons donc les résultats de ce protocole en faisant référence à plusieurs de ces expériences.

De manière générale, les résultats montrent la présence de réciprocité positive : plus les salaires sont importants, plus les efforts seront élevés. Les entreprises offrent un don aux employés en leur donnant un salaire supérieur au salaire d’équilibre compétitif. Les travailleurs répondent de manière réciproque et fournissent un effort supérieur à ce qu’impose leur intérêt pécuniaire. La réciprocité peut donc être un substitut efficace aux contrats complets dans la résolution du problème de motivation des employés. Cette constatation se fait tant au niveau agrégé qu’au niveau individuel.

Par exemple, dans le jeu bilatéral en un coup de Falk et al. (1999), le salaire moyen et l’effort moyen sont respectivement de 60,6 et de 0,53. Les constatations sont identiques pour la plupart des autres expériences en un coup.

Pour une période, les gains prédits sous les hypothèses standards sont de 9,9 pour les firmes [(120 - 21) x 0,1] et de 1 pour les salariés (21-0-20). Gächter et Falk (2002) observent un gain de 19,4 pour les firmes (soit quasiment le double de ce qui est prédit) et un gain de 35,3 pour les employés qui obtiennent donc des gains conséquents. Ainsi, les firmes n’hésitent pas à verser des forts salaires en anticipant le retour positif des employés.

Ce retour des salariés est une fonction positive des salaires. Les régressions montrent que les salaires et les niveaux d’efforts sont corrélés positivement, c’est-à-dire corr (w, e) > 0. Une régression de la forme e = a + bw + ε, avec l’effort comme variable dépendante et le salaire comme variable indépendante, montre l’existence de cette relation. Dans Fehr et al. (1998) et dans Gächter et Falk (2002), le paramètre b est positif et significatif à un seuil de 1 %. Il représente la motivation intrinsèque due à la réciprocité. Cette relation est la raison pour laquelle les firmes paient des salaires au-delà du prix du marché : les travailleurs répondent favorablement à des salaires élevés. La réciprocité se présente ainsi comme une source de coopération qui assure des bénéfices à tous les joueurs. Il existe donc des stratégies haut salaire - haut effort, qui conduisent à des gains supérieurs à la stratégie bas salaire - faible effort.

Ces résultats sont confirmés par une multitude d’expériences où l’institution et les règles d’interaction sont modifiées. Lorsque les interactions sont répétées (Kirchler et al., 1996), qu’il existe une pression compétitive entre employés avec enchères simples des employeurs (Fehr, Kirchsteiger et Riedl, 1993) ou double des employeurs et employés (Fehr et Falk, 1999), qu’il existe une pression compétitive entre employeurs (Brandts et Charness, 2004), la réciprocité est toujours présente et permet de résoudre les problèmes d’incomplétude des contrats.

Dans toutes les expériences décrites précédemment, la réciprocité se présente comme un dispositif permettant d’induire des efforts au-delà des seuils minima. Cependant, même si les efforts observés sont en moyenne supérieurs aux efforts minimums, il reste encore une proportion non négligeable de travailleurs qui jouent conformément aux prédictions théoriques. Si les firmes ont la possibilité de récompenser ou de punir les employés après avoir observé leurs efforts, cette proportion d’effort minimum diminue encore (récompense ou sanction des entreprises, Fehr et Gächter, 1998a; punition ex ante, Fehr, Kirchsteiger et Riedl, 1996; punition ex ante et ex post, Fehr, Gächter et Kirchsteiger, 1997).

2. Des résultats fragiles

Le principal résultat généré par cette série d’expérimentations, à savoir la stratégie efficiente et pareto-optimale haut salaire et haut effort, représente-t-il une connaissance valide pour tester des théories et opérationnelle pour être directement transposée sur le terrain? Selon nous cette affirmation peut être légitimement contestée car les résultats générés par ces expériences sont trop sensibles à certaines dimensions du protocole. La non-contextualisation des expériences peut donc sévèrement limiter leur utilité.

L’objection provenant de l’abstraction des protocoles a une triple origine. Des changements dans la population testée, une autre formulation ou structure du jeu, et sa transposition au monde réel provoquent des résultats opposés, laissant le chercheur dans l’impossibilité de statuer sur les relations causales sous-jacentes.

2.1 Population

La plupart des expériences sur le jeu d’échange de dons a été réalisée par l’équipe du professeur Ernst Fehr implantée à Zürich. De ce fait, les données concernent principalement des sujets suisses ou autrichiens. Il reste à vérifier que les comportements réciproques observés dans cette partie du monde sont généralisables à d’autres nationalités (voire à toutes selon la volonté de certains auteurs).

Lensberg et van der Heijden (1998) observent des échanges de dons dans d’autres pays ouest-européens, en l’occurrence la Hollande et la Norvège.

L’expérience de Falk, Gächter et Kovacs (1999) réalisée dans un pays de l’ex-bloc communiste montre les mêmes résultats que les expériences du groupe zurichois. Dans leur revue de la littérature sur les expériences en rapport avec le marché du travail, Fehr et Gächter (2001) comparent directement les résultats obtenus par Falk et al. (1999) en Hongrie avec les résultats de l’expérience de Gächter et Falk (2002) menée en Autriche. La relation positive entre effort et salaire se retrouve dans les deux pays, même si elle est un peu plus intense en Hongrie.

Koford (2001) teste également les comportements réciproques dans un jeu d’échange de dons dans un ancien pays communiste, la Bulgarie. Il réplique l’expérience de Fehr et Falk (1999) mais contrairement à ces derniers, son protocole expérimental ne montre pas la présence de réciprocité. La relation entre salaire et effort est très faible et la moitié des niveaux d’effort est égale à l’effort minimum. La situation conduit à des profits très faibles[2].

Dans cette lignée, Henrich et al. (2001) ont réalisé des expériences sur le jeu de l’ultimatum auprès de 15 tribus du monde entier. Alors que les résultats standard montrent la présence de réciprocité négative dans un jeu de l’ultimatum, les membres des tribus jouent de manières très différentes, balayant ainsi toutes les possibilités d’action offertes par le jeu : ils intègrent leur différence culturelle dans leur comportement. Ces expériences montrent bien la difficulté d’obtenir des comportements généralisables.

Un deuxième axe de modification des résultats entraîné par un changement de population provient des comportements de groupes. En effet, certaines des négociations salariales ne se font pas entre personnes individuelles mais entre des équipes d’employeurs et d’employés. A l’exception du comportement des groupes dans le jeu du dictateur de Cason et Mui (1997), les résultats obtenus montrent habituellement que les groupes jouent plus en accord avec l’équilibre standard. Est-ce encore le cas avec le jeu d’échange de dons?

Dans cette optique, Kocher et Sutter (2002) testent le jeu d’échange de dons sur des groupes. Leur protocole expérimental est celui du jeu bilatéral standard d’échange de dons. Ils observent que les groupes sont plus rationnels que les individuels. Les montants transférés sont, de manière significative, moins importants pour le traitement avec groupe. Les efforts sont également inférieurs pour le traitement avec les groupes.

L’argument consistant à tester le jeu d’échange de dons sur d’autres populations (comme des professionnels et non des étudiants (voir Fehr et List, 2004 pour le jeu d’échange de dons et Etchart-Vincent, 2007 pour la défense de cet argument) n’est pas suffisant pour garantir une validité externe. En effet, la simple nationalité ou le nombre de joueur peuvent modifier complètement les résultats. Toute extrapolation doit se faire avec de grandes précautions comme le souligne d’ailleurs Etchart-Vincent (2007). Même si elle rajoute une forte complexité dans la pratique, cette objection au sujet de la population n’est toutefois pas rédhibitoire dans l’absolu quant à l’utilité de l’expérimentation. En effet, l’effet des populations peut lui-même être testé dans le laboratoire. La deuxième objection est plus problématique.

2.2 Formulation et structure du jeu

Une modification de la présentation de l’expérience peut conduire à une forte diminution de la réciprocité. Dans leur expérience, Charness, Frechette et Kagel (2004) donnent à chaque joueur une table présentant les paiements des deux joueurs suivant les salaires et efforts possibles pour toute la durée du jeu.

Selon toute vraisemblance, la présence de ce tableau ne devrait avoir aucune incidence sur les comportements des joueurs car ces derniers sont tous capables de calculer leur propre paiement ainsi que celui de leur contrepartie et sont tous au courant qu’une augmentation de l’effort est coûteuse pour les travailleurs.

Pourtant, cette légère modification dans le déroulement de l’expérience a de fortes conséquences sur les comportements des joueurs. Alors que les résultats obtenus sans tableau sont comparables aux autres études standard, les salaires sont de 19 % supérieurs lorsque les joueurs ne disposent pas d’un tableau des paiements. De plus, les efforts sont de 69 % supérieurs sans le tableau (si l’on tient compte du montant supérieur au minimum de 0,1). Enfin, avec tableau des paiements, les travailleurs jouent plus régulièrement l’effort minimum (36,7 % contre 22,2 %). Les échanges de dons diminuent donc considérablement en présence du tableau. La relation positive entre salaire et effort disparaît même pour les forts salaires.

Comment expliquer qu’un changement aussi anodin dans la présentation de l’expérience modifie autant les comportements? Les auteurs proposent deux possibilités. Tout d’abord, il est possible que les travailleurs se focalisent sur le tableau et oublient le choix et l’intention de la firme. Il est également possible que, grâce au tableau, les travailleurs prennent conscience que les bénéfices de la firme croissent avec les efforts à taux décroissant, ce qui diminuerait les retours relatifs aux hauts salaires.

D’autres changements dans le protocole expérimental peuvent amener à une situation proche de l’équilibre standard. Dans les expériences sur le jeu basique d’échange de dons, Rigdon (2002) remarque que les coûts des efforts sont faibles et que les expérimentateurs ont un accès direct aux choix des efforts des travailleurs. Elle réalise donc une expérience avec des coûts d’effort plus élevés et une plus grande distance sociale entre expérimentateurs et expérimentés. Ces modifications dans le protocole conduisent à des niveaux d’efforts plus faibles que ceux escomptés.

Dans une autre expérience réalisée par Engelmann et Ortmann (2002), des changements dans le protocole expérimental causent la disparition de la réciprocité positive. Dans la littérature, l’équilibre standard du jeu d’échange de don est un équilibre en coin (toutes les déviations par rapport à l’équilibre sont une évidence en faveur de la réciprocité positive[3]). De plus, cet équilibre en coin n’est absolument pas attirant car il mène à des paiements très faibles. Les joueurs ont donc une forte incitation à se détacher de cet équilibre et atteindre des gains plus efficients de 1100 % par rapport à l’équilibre standard de Fehr et al. (1993). Les firmes ont donc intérêt à initier la coopération et compte tenu des faibles coûts des efforts, il est réellement intéressant pour les travailleurs d’offrir leur réciprocité.

Dans l’expérience de Engelmann et Ortmann (2002), la solution d’équilibre est intérieure, permettant des déviations au-dessus (réciprocité positive) comme en deçà de l’équilibre (réciprocité négative). Les auteurs apportent deux autres modifications au jeu standard. Ils varient les gains d’efficience, en proposant un traitement avec des gains d’efficience faibles et un autre avec des gains d’efficience forts. De plus, alors que la plupart des expériences proposent des instructions en des termes abstraits, certains traitements présentent la situation comme une interaction entre employeurs et employés[4].

De manière générale, dans l’expérience de Engelmann et Ortmann (2002), les résultats montrent que les joueurs ne s’engagent pas dans des interactions réciproques. La majeure partie des travailleurs (60 %) joue l’effort de meilleure réponse qui maximise leur gain, sans se soucier des offres faites par les firmes. Ils n’offrent que très rarement leur réciprocité de manière positive (seulement 10 %) et plus souvent leur réciprocité de manière négative (22 % d’efforts en dessous de celui de meilleure réponse et 8 % de refus). Les firmes n’offrent que de très faibles salaires qui ne permettent pas d’initier la coopération. Toutefois, ces faibles offres sont rationnelles dans la mesure où elles sont juste suffisantes pour éviter les refus et dans la mesure où des offres plus conséquentes n’aboutiraient pas à des retours plus importants. L’équilibre en coin incite davantage à initier des échanges de dons que l’équilibre intérieur, sans toutefois que les comportements des travailleurs n’en soient affectés. Enfin, l’efficience des gains interagit avec la formulation de manière importante. Alors qu’individuellement le niveau d’efficience des gains et la formulation des instructions n’ont pas d’effets significatifs, lorsque les instructions sont données en termes employeurs-employés et que les gains d’efficience sont élevés, les offres sont plus élevées. Dans tous les cas, la réciprocité reste très faible.

De simples modifications de protocole engendrent donc des résultats différents, rendant encore plus complexe l’interprétation des résultats du laboratoire. Pouvons-nous pour autant comme le suggère Etchart-Vincent (2007) contrôler tous ces effets et mesurer leur incidence sur les résultats? Au-delà de la complexité d’être exhaustif sur tous les biais liés à l’environnement de la tâche, notre réponse est négative en ce qui concerne le jeu d’échange de dons. En effet, les modèles et expériences sont par définition plus simples que les phénomènes qu’ils veulent tester. Cette simplification entraîne nécessairement l’introduction d’effets de contexte aussi simple que l’effet de la présentation d’un tableau des gains qui bouleverse les résultats. Ces effets de contexte peuvent être à l’origine de décalage entre comportements de laboratoire et comportements sur le terrain comme le présente la section suivante.

2.3 Confrontation à la réalité du terrain

Plusieurs expériences de terrain ont cherché à savoir si les résultats obtenus en laboratoire se retrouvaient dans les expériences réalisées sur de véritables terrains sans que les sujets ne sachent qu’ils sont observés à des fins scientifiques. Les résultats sont contrastés. La question de la validité externe concernant la réciprocité sur le marché du travail est loin d’être réglée et d’autres expériences sont nécessaires pour pouvoir statuer sur la question.

En effet, la réciprocité a été montrée dans des expériences d’échanges de dons. Falk (1997) observe des échanges de dons dans une expérience concernant des dons caritatifs. Sur le marché du travail, la récente expérience de terrain de Bellemare et Shearer (à paraître) arrive à des résultats similaires. Les auteurs réalisent une expérience dans une entreprise de plantation d’arbres en augmentant le salaire des travailleurs durant un jour. Après avoir contrôlé différents effets possibles, ils observent une augmentation de productivité des employés qui est attribuée à de la réciprocité en réaction au « don » salarial.

Mais dans d’autres expériences de terrain, la réciprocité n’est pas présente ou du moins n’est pas suffisamment forte pour stimuler les efforts et se montrer une solution pérenne sur le marché du travail à l’incomplétude des contrats.

Gneezy et List (2006) proposent à leur sujet deux tâches différentes. La première tâche consiste à entrer des références bibliographiques dans un logiciel pour une bibliothèque. Les sujets sont des volontaires à qui il a été promis 12 $ par heure pour chacune des 6 heures de travail. Alors que dans un groupe de contrôle, les sujets se voient réellement offrir les 12 $ par heure, il est donné 20 $ par heure à un second groupe. Les résultats ne permettent pas de généraliser les découvertes expérimentales. Durant les 90 premières minutes, les sujets sont plus productifs lorsqu’ils sont mieux payés. Mais une fois ce cap franchi, les résultats sont identiques indifféremment du salaire proposé.

En ce qui concerne la deuxième tâche où les sujets sont chargés de collecter des dons pour un centre de recherche, les résultats sont identiques : la stratégie haut salaire n’entraîne pas des efforts élevés sur le moyen et long terme.

Kube et al. (2006) confirment ces résultats dans une expérience similaire où les sujets doivent informatiser des références bibliographiques. Les auteurs ajoutent un traitement supplémentaire où le salaire réel est inférieur au salaire annoncé. Alors que la réciprocité positive disparaît assez rapidement comme dans l’expérience de Gneezy et List (2006), la réciprocité négative a des effets plus résistants, ce qui ajoute à la complexité de l’exploitation des résultats.

Hennig-Schmidt et al. (2005) observent également qu’une augmentation de salaire ne conduit pas à une augmentation des efforts. Leur expérience consiste à demander à des sujets qui ont une rémunération variable d’entrer des résumés d’articles de recherche dans une base de données. Et une fois de plus, les résultats de laboratoire considérés comme robustes ne se retrouvent pas hors du contexte laborantin.

Il existe donc une véritable difficulté pour transposer les résultats des expériences en dehors du laboratoire. La section suivante discute de ces problèmes de transposition du fait de la non-contextualisation des expériences.

3. Discussion méthodologique

Avant d’aller plus loin, il est important de comprendre ce qui a conduit les expérimentalistes à adopter cette pratique. Le raisonnement se fait en deux étapes : privilégier la validité interne au détriment de l’externe et écarter tout contexte pour garantir la meilleure validité interne.

Premièrement, le raisonnement des expérimentalistes a écarté toute réflexion vis-à-vis de la validité externe des expériences pour se focaliser sur leur validité interne. En effet, selon les pionniers de l’économie expérimentale, les théories sont générales et doivent de ce fait s’appliquer aux cas simples du laboratoire (Plott, 1982). Cette simplicité en comparaison au monde sauvage n’enlève aucune valeur aux expériences. Même si les expériences sont simples en comparaison aux phénomènes qui se produisent dans la nature, ils sont autant réels. Dans le laboratoire, de vrais individus gagnent de l’argent réel dans une situation réelle (Smith, 1976 : 275[5]; Plott, 1982 : 1520[6], 1991: 905[7]). Les phénomènes de laboratoire sont donc des situations réelles, l’expérience étant simplement un cas spécial avec la particularité de se produire dans un univers réel et contrôlé.

Ensuite, pour obtenir une meilleure validité interne, les expériences sont non contextualisés. En effet, pour ce type de scientifique, la situation proposée au sujet à travers le scénario de l’expérience est neutre et ne fait aucune référence à une situation familière au sujet, tous les stimuli extérieurs au sujet créant une utilité non pécuniaire qui minimise le contrôle des variables. Les chercheurs en blouse blanche essaient de présenter une situation la plus neutre possible. Le but est de n’engendrer aucune autre considération extérieure à la situation abstraite proposée qui viendrait influencer les choix des sujets. Ils placent donc les sujets dans une situation réelle mais décontextualisée, où le sujet ne se préoccupe que de la structure de jeu d’où découlent les gains des joueurs. L’expérimentateur doit donc proposer une situation abstraite et générique de manière à minimiser les biais relatifs aux « impressions et souvenirs des expériences passées » des sujets (Friedman et Sunder, 1994). Ainsi, pour les expériences sur le jeu d’échange de dons, les sujets ne se voient pas attribuer le rôle de firme et d’employés mais sont des joueurs A et B. Les instructions ne parlent pas de salaire mais de somme d’argent, etc. (cf. Hansen, 2007).

La première question que nous pouvons nous poser est de savoir si les expériences abstraites et génériques sont réellement utiles pour comprendre les phénomènes réels comme une relation d’emploi. La réponse, qui a été montrée au travers de la revue de la littérature sur le jeu d’échange de dons, est selon nous négative : les résultats des expériences sont très sensibles au protocole expérimental et ne correspondent pas toujours aux observations obtenues sur le terrain. De plus, nous pouvons remettre en cause l’argument consistant à affirmer que les biais relatifs à l’hétérogénéité des sujets vis-à-vis de la perception de la situation rencontrée sont moindres dans un laboratoire avec une situation abstraite. Supprimer tout contexte est impossible car le simple fait d’être dans un laboratoire est une situation contextuelle qui génère ses propres stimuli indépendamment du contrôle de la situation par l’expérimentateur (Bardsley, 2005; List, 2005).

Si les expériences non contextualisées ne peuvent directement nous aider à comprendre les phénomènes réels, peuvent-elles comme le soutiennent les expérimentalistes tester des théories? Autrement dit, pour reprendre l’argument d’Etchart-Vincent (2007), comme « qui ne peut le moins, ne peut pas le plus », si une théorie ne peut expliquer un phénomène qui se produit dans la situation simple du laboratoire, échouera-t-elle forcément pour expliquer la situation plus complexe qui se produit hors laboratoire?

Cet argument avancé par Etchart-Vincent (2007) ne nous semble pas convaincant. Au niveau de tâches cognitives, ajouter la complexité du réel peut aider les sujets à trouver des solutions et ainsi modifie les comportements (Hogarth, 2005). C’est l’exemple classique de la tâche de Wason (1968) que les individus solutionnent beaucoup plus facilement au niveau qualitatif et quantitatif quand elle est présentée dans un contexte réel plutôt qu’abstrait. La tâche de Wason (1968) consiste à présenter quatre cartes aux sujets : D, E, 3 et 4. Le sujet doit trouver les cartes qu’il faut retourner pour deviner si la proposition « s’il y a un D d’un côté, il y a un 3 de l’autre » est violée. Concrètement, la proposition est de la forme « si P alors Q » et la réponse logique est « P et non-Q ». Dans l’exemple en question, il faut choisir les cartes D et 4. Lorsque la tâche est présentée avec ces termes génériques, environ 10 % des sujets trouvent la bonne réponse. Par contre, lorsqu’elle est présentée à l’aide d’un contexte plus familier aux sujets, le nombre de bonnes réponses est beaucoup plus important. Par exemple, Gigerenzer et Hug (1992) ont proposé aux sujets la tâche en utilisant les termes suivants : « si un employé travaille le week-end, alors il a un jour de congé durant la semaine » et ont obtenu 75 % de bonnes réponses. Ainsi, ajouter la complexité au travers de contexte peut aider à trouver les bonnes solutions et façonne différemment les comportements : contrairement à ce qu’avance Etchart-Vincent (2007), une théorie peut échouer à expliquer ce qui se passe dans l’univers simple et neutre du laboratoire et être performante pour une situation plus complexe qui se rapproche du « réel ».

Par ailleurs, les individus utilisent souvent des heuristiques pour prendre des décisions (Gigerenzer et al., 1999). Ainsi, ils adaptent leur comportement au contexte rencontré. Le simple fait de changer un nom dans le jeu de l’investissement (dont la structure est similaire à celle du jeu d’échange de dons) modifie considérablement les comportements. Lorsque l’opposant dans un jeu de l’investissement est appelé « adversaire », les comportements de confiance sont moins présents que lorsque il est appelé « partenaire » (Burnham et al., 2000)[8]. Le décalage des résultats observés entre le laboratoire et les expériences de terrain au sujet de la réciprocité sur le marché du travail peut ainsi être expliqué par le fait que les individus adaptent leur comportement vis-à-vis de la situation qu’ils rencontrent : le don contre don peut être présent dans le laboratoire mais les individus peuvent ne pas y être sensibles sur le marché du travail et ainsi ne pas augmenter leurs efforts lors d’une augmentation salariale.

Certes, les expérimentalistes peuvent se réfugier derrière cet argument purement logique consistant à affirmer que les théories générales doivent forcément s’appliquer au cas particulier du laboratoire. Ils balayent ainsi les questions de généralisation des expériences de laboratoire en se réfugiant derrière les missions ambitieuses assignées aux modèles et théories.

Toutefois, cette vision extrême d’un point de vue ontologique est vite rattrapée par la pratique elle même de la science comme en témoigne les tests laborantins du jeu d’échange de dons. Les modèles sont dans l’impossibilité d’introduire tous les paramètres présents dans le monde réel et mis à jour dans le laboratoire (les modèles visant à expliquer ces résultats ont vite montré leurs limites d’un point de vue technique; par exemple Fehr et Schmidt, 1999; Bolton et Ockenfels, 2000; Dufwenberg et Kirchsteiger, 2004 comme modèles et Charness et Haruvy, 2002; Charness et Levine, 2003 pour des tests expérimentaux de ces modèles). Avec notamment l’avènement de la neuroéconomie (Glimchler et al., 2008) et de la compréhension de la complexité des comportements qui en découle, seul un changement de paradigme pourrait permettre cette intégration de tous les paramètres « réalistes ». De plus, les modèles se doivent de traiter d’un monde simplifié et stylisé. Ils ne peuvent intégrer tous les paramètres réalistes dans leurs hypothèses sous peine de perdre toute leur utilité via notamment une trop forte complexité lors de leur utilisation (Guala, 2005). Ils doivent être un compromis entre un objet d’augmentation du pouvoir explicatif servant à faire progresser la connaissance et un objet compréhensible et utilisable. Ainsi, nous pouvons penser que même si les théories sont générales, elles ne doivent pas forcément inclure leur domaine d’application dans leurs hypothèses (Guala, 2005). Si l’on adhère à cette conception, prétendre que les théories sont générales et doivent s’appliquer à l’expérience de laboratoire qui intègre fidèlement les hypothèses présentes dans la théorie perd de son sens. Même s’il ne fait pas partie intégrante des hypothèses inclues dans la théorie, le « contexte » a donc toute légitimité à intégrer les expériences de laboratoire.

Le propos n’est pas ici de réfuter toute utilité des expériences en économie. Pour reprendre le triptyque de Roth (1988), les expériences mêmes abstraites peuvent servir à mettre à jour de nouvelles hypothèses. Ainsi, les expériences d’échanges de dons ont considérablement incité les économistes à tenir compte de la réciprocité dans les relations de travail dans la lignée des travaux d’Akerlof (1982). Aussi, les expériences mêmes génériques peuvent servir lors de prises de décisions « politiques » (au sens appliqué) (cf. Normann et Ricciuti, 2009) comme par exemple pour les ventes aux enchères sur les marchés de la communication (Plott, 1997). Enfin, même si nous pensons qu’il est possible de contester le fait que toute expérience abstraite puisse tester des théories, tout test de théorie n’est pas à écarter à partir d’expérimentations. Mais pour cela, il est nécessaire de renoncer à une abstraction générale dans le laboratoire. Une stratégie alternative qui commence à être observée consiste à introduire plus de contexte dans les expériences quitte à en faire des expériences de terrain[9],[10]. Si nous considérons que les théories ont pour but d’expliquer les comportements précisément sur le marché du travail, cela implique de se rapprocher des conditions pertinentes présentes dans le monde réel lorsque nous sommes dans le laboratoire (Cubitt, 2005, développe un argument similaire en référence à la théorie des choix). Pour évaluer la pertinence des conditions, il est indispensable de se référer à des expériences de terrain qui sont certes moins contrôlées mais qui peuvent nous indiquer les facteurs qui affectent les comportements. Ce va-et-vient entre laboratoire et terrain impliquera une intégration croissante de facteurs « réalistes » (tels que la nature des sujets participants à l’expérience, la nature de l’information que les sujets utilisent pour effectuer leur tâche, la nature des biens, la nature de la tâche ou des règles d’échanges, la nature des gains, et l’environnement dans lequel les sujets évoluent (cf. Harrison et List, 2004)). Ainsi, sans mimer le réel, les expériences devront intégrer un minimum d’aspects réalistes pour pouvoir tester des théories dans un domaine d’application précis.

Conclusion

L’utilité de l’économie expérimentale peut être remise en cause du fait de la non-contextualisation des expériences. En effet, la stratégie qui consiste à occulter toute considération de validité externe en laissant le laboratoire dans une abstraction la plus grande possible (au point de ne jamais faire aucune référence au marché du travail dans le jeu d’échange de dons) ne semble pas la plus pertinente pour tester des théories.

Pour autant, l’économie expérimentale n’est pas à rejeter catégoriquement. Comme tout outil récent, il lui faut sans aucun doute un peu plus de temps pour faire ses preuves. Il y a quelques années, à ses débuts, l’économétrie était vivement critiquée. Elle est maintenant devenue incontournable dans le paysage de la science économique. Aux vues du développement exceptionnel de l’économie expérimentale, il est fort à parier que cette dernière connaisse le même sort. Les discussions méthodologiques sur son utilité, malheureusement trop rares à l’heure actuelle, ne peuvent être que des catalyseurs de son développement en fixant des repères et en permettant son acceptation par la communauté.