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Ce volume, qui rassemble quinze contributions, est une émanation directe de la 3e Journée québécoise des dictionnaires tenue le 4 avril 2008 à Québec sur le même thème. Six de ces contributions ont fait l’objet de communications à cette occasion alors que neuf autres ont été ajoutées pour le présent ouvrage.

Le lecteur trouvera ici une grande abondance d’informations et une variété d’approches liée sans doute à la diversité des auteurs : diversité de fonctions et d’objectifs ([méta]lexicographes et/ou universitaires) et diversité d’origine géographique (québécois et européens). On peut distinguer les contributions qui, fidèles au titre général, sont directement consacrées aux dictionnaires de la langue française au Québec de celles qui concernent aussi la langue française mais dans un cadre différent, éventuellement élargi. Le premier ensemble est naturellement et largement le plus nombreux et il peut être lui-même subdivisé : quatre articles s’intéressent à un dictionnaire spécifiquement, six articles sont consacrés à la comparaison, le plus souvent avec des aspects diachroniques. La ligne directrice de tout cet ensemble est tracée d’emblée par le titre de la contribution introductive et synthétique due à Monique Cormier. La responsable de la Journée québécoise des dictionnaires, en traitant de fidélité et d’autonomie, présente la tension caractéristique de la lexicographie québécoise et annonce, sans les mentionner alors, les luttes entre endogénistes et exogénistes.

C’est à Claude Poirier qu’on doit la première longue contribution (47 p.). On parle cette fois de dépendance et d’affirmation pour présenter le parcours historique des lexicographes québécois. Pour l’auteur, les conceptions qui ont orienté les productions lexicographiques sont mieux comprises si on les observe à la lumière des relations entre Québécois et Français. La période 1760-1840 est marquée par l’émergence du français canadien mais à partir de 1860, avec la campagne puriste de Jules Fabien Gingras, la vague idéologique est en faveur du français de France, qui est l’idéal à atteindre. Les lexicographes d’alors sont puristes, ou pédagogues ou glossairistes. Le projet de dictionnaire du français à l’usage des Canadiens, évoqué dès le début du xxe siècle, sera reporté à diverses reprises jusqu’aux années 1950. C’est après la Révolution tranquille que la lexicographie, favorisée par la prise de distance des Québécois vis-à-vis des Français dans le domaine des arts, pourra s’affranchir en dépit de quelques poches de résistance. Selon Claude Poirier, la réalisation d’un dictionnaire de français québécois demeure un défi, qui ne pourra être relevé que lorsque les Québécois « auront fait la lumière sur l’origine de chacun de [leurs] mots » (p. 52).

C’est encore la visée historique et comparative qui caractérise la contribution de Louis Mercier qui s’intéresse aux particularismes canadiens et à leur origine en étudiant la lexicographie québécoise à l’époque des glossaires (1880-1930). Après le mouvement de rectification langagière de la première moitié du xixe siècle qui cherchait l’alignement sur le français de France, les glossairistes tels que Oscar Dunn, Sylva Clapin, ou Narcisse-Eutrope Dionne se proposent d’inventorier, et non plus seulement de corriger, les particularismes canadiens. Ils démontreront, en favorisant les recherches historiques avec l’appui des glossaires patois français, qu’un grand nombre d’entre eux sont d’origine française. Après un examen détaillé du Glossaire du parler français au Canada l’auteur conclut en relevant, parmi les bienfaits des glossairistes, la revalorisation du français canadien par l’explication historique, la mise en place d’une approche descriptive et la rupture avec l’amateurisme lexicographique.

Gabrielle Saint-Yves nous maintient dans l’univers glossairiste et l’approche demeure comparatiste. Elle s’applique à la question de l’identité féminine par l’analyse des stéréotypes féminins dans les glossaires parus entre 1880 et 1957. Il s’agit de construire une mémoire féminine et on voit bien que les glossaires canadiens sont fidèles à des représentations de la femme bien en phase avec « les moeurs conservatrices et religieuses des années 1890-1900 » (p. 115). Ce n’est qu’après la Révolution tranquille que les dictionnaires du français québécois présenteront des modèles de vraies citadines modernes et sportives.

Elmar Schafroth travaille aussi sur la comparaison d’ouvrages. Il s’intéresse à la norme langagière et aux systèmes de marquage dans quatre dictionnaires du français québécois : le Dictionnaire du français Plus à l’usage des francophones d’Amérique, le Multidictionnaire de la langue française, le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui et le Dictionnaire québécois-français. Force est de constater qu’une telle comparaison est difficile : même si l’on admet que tout dictionnaire est normatif, il est vrai aussi que la diversité des idéologies et des conceptions sous-jacentes et des techniques lexicographiques doit être prise en compte. Cette contribution montre clairement que la question du marquage est d’importance lorsqu’on entend se lancer dans un projet de dictionnaire au Québec.

Jacques Maurais, en s’appuyant sur des enquêtes effectuées dans les agglomérations de Montréal et de Québec, apporte un éclairage sociolinguistique à cette question du marquage lexicographique. Il constate que, dans ces régions métropolitaines au moins, la capacité du public à repérer les québécismes dans des textes courts s’est accrue dans les deux dernières décennies. Il n’est donc guère surprenant que les Québécois consultés, qui disposent d’un répertoire lexical permettant dans plusieurs cas de choisir entre le mot du français de référence et son équivalent québécois, aient une opinion tranchée sur la présence de marques dans les dictionnaires (p. 384).

La contribution de Pascale Lefrançois se place elle aussi dans la perspective comparatiste en proposant une étude de cinq dictionnaires scolaires québécois destinés aux élèves du primaire. Ces dictionnaires pédagogiques (Dictionnaire CEC Jeunesse, Dictionnaire CEC intermédiaire, Mon premier dictionnaire français illustré, Multi des jeunes et Dictionnaire HRW et thésaurus) ont un défi à relever : ils doivent réunir les qualités d’un dictionnaire pour adultes et être adaptés à un jeune public. Pour l’auteure, le but est atteint même si quelques améliorations peuvent être apportées à la gestion de la nomenclature, l’identification des québécismes, l’organisation des dérivés morphologiques et sémantiques et la mise en évidence des règles de combinatoire pour les lexies qui le demandent (p. 337-338).

Quatre contributeurs ont travaillé selon un autre mode, chacun se consacrant à un seul dictionnaire. En traitant du Multidictionnaire de la langue française, Monique Cormier nous présente un ouvrage qui fête son vingtième anniversaire et sa prochaine cinquième édition. Destiné dès ses origines à « constituer un mode d’emploi complet et actuel de la langue française sous toutes ses facettes » (Villers 2003, p. xiii, cité p. 291), cet outil dont on signale ici le côté pédagogique et convivial a été accueilli très favorablement. L’ouvrage est manifestement normatif mais on y adopte une position nuancée afin de guider le lecteur vers la norme la plus valorisée au Québec. Au fil des éditions, on a procédé à des ajouts (chaque entrée a sa définition), on a enrichi la nomenclature et traité les locutions et les formes fautives. Selon Monique Cormier, le succès du Multidictionnaire est dû à une demande réelle émanant de candidates et candidats à l’écriture qui s’adressaient naguère aux services de l’Office de la langue française.

D’autres dictionnaires, loin de bénéficier d’emblée d’un succès unanime, ont suscité la controverse. On s’intéresse ici à deux d’entre eux : le Dictionnaire québécois-français et le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui. C’est Henri Béjoint, métalexicographe français, vivant et enseignant en France, qui examine le Dictionnaire québécois-français de Lionel Meney, lexicographe français vivant et enseignant au Québec, clairement rangé parmi les exogénistes. Le dictionnaire est bilingue unidirectionnel dont la nomenclature va du français québécois au français de France, hiérarchisant ainsi, indirectement, les deux variétés. Pour Henri Béjoint, qui trouve l’ensemble macrostructurel assez hétéroclite et la structuration des articles parfois étonnante, « ce qui marque l’ensemble du DQF [Dictionnaire québécois-français] c’est la difficulté de déterminer les limites des deux ensembles linguistiques, l’un québécois et l’autre français de France » (p. 243). Le lecteur retrouvera bien là un des éléments récurrents du présent volume et, s’il est français, il sera probablement d’accord avec l’auteur de cette contribution pour laisser aux Québécois le soin de trancher dans le débat sur le choix d’un standard.

Le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui de Jean-Claude Boulanger (1992), examiné ici par Esther Poisson, peut être vu comme une adaptation d’un dictionnaire Robert pour le public québécois. Il se situe entre l’ouvrage pour enfants et l’ouvrage pour adultes et sa rédaction a été supervisée par Alain Rey. Il s’agit d’un dictionnaire complet (vs différentiel) et descriptif (vs normatif) qui va dans le sens de la reconnaissance des variétés de français dans la francophonie. L’accueil de l’ouvrage a été problématique et le débat a parfois quitté le domaine de la lexicographie pour rejoindre celui de l’idéologie. Le monde de l’éducation a été très critique. On a vu, à cette occasion aussi, l’importance des balises dans la description d’une langue et le rôle des marques. C’est parce que le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui a soulevé tant de questions que l’auteure de cette contribution le considère comme un jalon dans l’évolution de la lexicographie québécoise (p. 289).

La nécessité d’un dictionnaire qui tienne compte dans son ensemble des spécificités québécoises est apparue lorsqu’il fut constaté que les dictionnaires usuels les plus utilisés au Québec sont élaborés en France et que les mots et expressions courants au Québec sont absents ou insuffisamment décrits. C’est à l’Université de Sherbrooke que le groupe de recherche FRANQUS (Français Québécois : Usage Standard) a commencé en 2001 à élaborer le Dictionnaire du français standard du Québec, ouvrage original puisqu’il est le premier à ne pas être une adaptation d’un dictionnaire français existant. Le projet, dans sa globalité, a pour but de décrire le français standard en usage au Québec, ce qui correspond au niveau neutre, non marqué dans les dictionnaires, et pour compléter la description de l’usage du français au Québec, un système de marques a été mis en place. La présente contribution de Hélène Cajolet-Laganière et de Pierre Martel se concentre sur les marques d’usage et les marques et remarques normatives.

Deux contributions conduisent le lecteur hors du cadre tracé par le titre général du volume et nous éloignent des dictionnaires de la langue française au Québec. Dans l’une, Jean Pruvost s’intéresse à la présence de trois mots-clés, Nouvelle France, Canada et Québec dans les dictionnaires français des xviie et xviiie ainsi que dans l’Encyclopédie. Il constate que les dictionnaires monolingues du xviie mentionnent chichement la Nouvelle-France mais que ceux du xviiie, dès le début, lui réservent une part grandissante. Quant aux encyclopédistes, qui lui accordent une bonne place, ils s’intéressent davantage aux caractères climatiques et ethnographiques qu’aux aléas politiques. C’est dans l’article consacré au Canada dans un ouvrage assez peu connu (Dictionnaire de la conversation, à l’usage des dames et des jeunes personnes, complément nécessaire de toute bonne éducation paru chez Langlois et Leclercq à Paris en 1841 sous la direction de W. Duckett) que Jean Pruvost (p. 196-198) trouvera que le propos concernant la Nouvelle-France et le Canada est devenu politique et que se manifeste le désir de montrer la filiation entre les Français et les francophones d’Amérique du Nord.

Dans la seconde contribution de cette paire hors cadre, Monica Barsi et Cristina Brancaglion examinent un ensemble où sont regroupées des bases de données lexicographiques représentatives du français de chacun des pays et de chacune des régions de la francophonie. On va de la Nouvelle-Calédonie à la Suisse ou à la Belgique en passant par plusieurs pays d’Afrique même si la part du Québec est de loin la plus importante avec près d’un quart du total des entrées. Les préoccupations des auteures sont d’ordre didactique. La variété géographique du français dans les pays francophones doit être prise en compte dans l’enseignement de cette langue et la Base de données lexicographiques panfrancophone est leur outil désigné. La structure de la Base de données lexicographiques panfrancophone et ses modes d’interrogation leur permettent de proposer, pour les apprenants, des activités qui autorisent aussi bien l’observation des différences et des ressemblances entre variétés de français que la prise de conscience de la complexité de la question de la norme. On espère ainsi « éviter le risque de la réduction, de la simplification et de la généralisation qui mine souvent l’enseignement / apprentissage des contenus panfrancophones » (p. 360).

Un tel ouvrage ne pouvait se passer d’une composante bibliographique solide. Deux contributions s’attachent à ce secteur mais avec des dimensions historiques légèrement différentes. Marcel Lajeunesse s’intéresse aux dictionnaires qu’on pouvait trouver dans les bibliothèques de la Nouvelle-France (1608 à 1760). Pendant la colonisation française, le livre est rare et cher. On trouve néanmoins des bibliothèques. Elles sont collectives dans les établissements religieux, les institutions de santé ou les organismes administratifs mais elles sont aussi privées et personnelles, notamment chez les administrateurs coloniaux, et peu différentes de celle du Français lettré du xviiie siècle. On y trouve des dictionnaires de langue nombreux et variés, surtout ceux de la fin du xviie et du début du xviiie, des dictionnaires de spécialité (droit, médecine, pharmacie, commerce). Il semble qu’au palmarès, le Dictionnaire de Trévoux, le Grand dictionnaire historique de Moreri et le Dictionnaire historique et critique de Bayle aient été les mieux placés (p. 151-154).

Le travail de Myriam Côté et Geneviève Joncas couvre une bien plus vaste période, allant de 1743 à 2006. On y recense « les dictionnaires de la langue française au Canada français et au Québec du xviiie siècle à aujourd’hui » (p. 411), et les auteures nous mettent en garde dès l’intitulé de leur contribution ; leurs éléments de bibliographie ne sauraient prétendre à l’exhaustivité. Elles ont certes laissé de côté, entre autres, les petits lexiques ou glossaires publiés dans des périodiques, les dictionnaires bilingues, les dictionnaires visuels. Ce faisant elles ont rassemblé plus de 130 titres et proposent, en complément d’une présentation alphabétique classique, une présentation chronologique fort bien venue compte tenu des aspects historiques largement présents dans l’ensemble de cet ouvrage.

En refermant le volume, le lecteur ne pourra s’empêcher de constater que si l’effervescence lexicographique évoquée par Esther Poisson (p. 269) ne fut pas immédiate en Nouvelle-France (et qui s’en étonnerait alors que « [le] mode de vie de nos ancêtres, occupés par les travaux de la terre ou la traite des fourrures, ne favorisait guère la vocation de lexicographe » [Poirier p. 32] ?), la recherche du temps perdu mobilisa plus tard bien des énergies. Les travaux présentés ici ne manqueront pas d’intéresser tous ceux que concernent les dictionnaires de la langue française au Québec. Mais on peut aussi placer les problématiques traitées dans un cadre plus large où se trouveront associées les questions liées à la colonisation et à ses conséquences. Nous avons vu ici la sphère francophone mais d’autres lecteurs, sans qu’il soit besoin de changer de continent, songeront aux sphères lusophone ou hispanophone et tous penseront à la question de la norme. Il y a dans les présentes contributions matière à nourrir copieusement leur réflexion.