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La mise en place de la dernière réforme québécoise de la santé et des services sociaux a créé de nouvelles conditions de l’exercice professionnel dans pratiquement tous les secteurs de l’intervention sociale. De plus en plus, les programmes institutionnels d’intervention sociale offerts dans toutes les régions du Québec par les Centres de santé et de services sociaux (CSSS) sont orientés par des experts scientifiques s’inspirant de l’approche positiviste des sciences naturelles[1]. Les recherches qui en découlent sont dites fondées sur des données probantes[2], lesquelles induiraient objectivement les « meilleures pratiques ».

À ce courant des meilleures pratiques s’associe un autre courant lui aussi qualifié de « scientifiquement objectif », celui de la Nouvelle gestion publique (NGP) dont les techniques de management auraient fait leurs « preuves » dans le monde de l’entreprise privée (p. ex. Toyota), et pourraient même rendre le système de la santé et des services sociaux plus efficace et plus efficient dans sa productivité (voir le texte de présentation de Jetté et Goyette du dossier thématique de ce numéro). De plus, la NGP promet une plus grande performance organisationnelle par le développement d’une culture entrepreneuriale visant à renforcer la responsabilisation des employés à l’aide du travail d’équipe et de la participation, la loyauté institutionnelle et l’orientation vers les résultats (Boltanski et Chiapello, 1999).

Le gouvernement Charest nous l’avait promis en annonçant la « réingénierie de l’État ». Maintenant, la marchandise est livrée : le système de la santé et des services sociaux a dorénavant le pied droit dans un « marché public-privé » doté principalement d’une idéologie marchande du secteur privé, et avec laquelle les divers établissements sont invités à jouer le jeu de la concurrence territorialisée avec d’autres acteurs telle que la Fondation Chagnon. Cette fois-ci, l’État ne justifie pas son autorité par la protection qu’il procure aux citoyens contre les aléas du marché, comme a pu le faire l’État providence, mais sur l’officialisation de la peur (Foessel, 2005 : 255) engendrée par une panoplie de risques de santé publique qu’il s’agisse de problèmes de santé physique ou de problèmes sociaux souvent indifférenciés dans leur spécificité ontologique (la grippe, l’obésité, les maladies cardiovasculaires, les cancers, les troubles de comportement, le décrochage scolaire, la transmission intergénérationnelle de la pauvreté, les inégalités sociales de santé, l’exclusion, etc.). La façon même de nommer les différentes visées des programmes d’intervention s’est transformée en injonctions prescriptives d’objectifs de résultats (le développement de saines habitudes de vie, la maturité scolaire, la persévérance scolaire, le rétablissement en santé mentale, l’empowerment des groupes ciblés, la revitalisation urbaine intégrée, la participation au développement des communautés, etc.).

D’un point de vue démocratique, les questions d’illégitimité politique entourant une privatisation en douce du système public pourraient ici être soulevées, comme les mouvements syndical et communautaire ont pu le faire lors de l’adoption des deux lois donnant naissance à Québec Enfants et Québec en forme (instituant ainsi un double partenariat public-privé sur une durée de 10 ans). Mais, ce qui semble être encore plus inquiétant sur le plan démocratique, c’est la vision du monde social guidant cette réforme : il s’agit de la trame d’un projet de société dont les conséquences sur les conditions sociales d’existence tendent à produire le contraire de la solidarité sociale et de la prise en compte des situations d’autrui. Cette vision renforcerait une conception médicale d’un certain type d’individu ciblé à risque, et forcé d’adhérer à une forme d’autonomie néolibérale de l’entreprise de soi, à travers l’acquisition de compétences et d’habiletés permettant l’intégration de comportements « sains » (Cauchy, 2009). Foessel (2005 : 250) avance qu’il s’agit là d’une différence idéologique importante entre l’État libéral et néolibéral :

La conception néolibérale de l’État se distingue donc des principes de la démocratie libérale en ce qu’elle prescrit des comportements (même au nom de la liberté) là où le libéralisme classique accordait une certaine confiance à la nature humaine. C’est pourquoi, le néolibéralisme peut bien s’accommoder de ce qui, chez Hobbes, est le plus foncièrement antilibéral, à savoir son pessimisme anthropologique. L’incapacité circonstancielle d’un individu à entrer dans un calcul ou dans un processus contractuel sera donc perçue comme une faute morale et l’on comprend pourquoi l’État « libéral-autoritaire » fait appel à la crainte comme seul ressort efficace de l’obéissance.

En fait, ce discours portant sur la responsabilisation de soi et le développement de l’autonomie contribuerait à systématiser l’injonction paradoxale de l’individualisme contemporain prescrivant le devoir d’autonomie et d’implication sociale, que ce soit à travers l’appel à l’empowerment, à la prévention, ou à la mobilisation des collectivités locales. Dans l’article de Dufresne et Goupil (2010 : 130-144), publié dans la rubrique « perspectives étatiques » du présent numéro, on illustre cette idéologie en donnant l’exemple de l’intervention pénale où les approches cognitivistes (positivistes) dominent :

[…] l’intervention cherche à montrer au bénéficiaire qu’il ne pense pas, qu’il n’interprète pas de la bonne manière. Le premier pas de ce type de thérapie consiste à faire de son bénéficiaire une personne dotée d’une autonomie/capacité de choix et de responsabilité […] Il en résulte que le sujet du cognitivisme est appelé à participer à sa propre régulation par l’introspection et un autoexamen de ses pensées.

p. 136-137

Sans le pouvoir des promoteurs positivistes de la recherche sociale, donc des militants d’un certain courant scientifique, cette vision néolibérale du monde affectant le travail social notamment ne pourrait recueillir l’adhésion ou le consentement d’autant de personnes. C’est pourquoi il importe d’ouvrir une parenthèse sur cette approche positiviste de la science qui guide les programmes d’intervention sociale actuels.

Le positivisme comme vecteur d’autorité

L’approche positiviste en science n’a rien à voir avec l’idée de « pensée positive », mais plutôt avec son origine étymologique : positivus, « qui repose sur quelque chose », qui a du relief (qui relève du concret en opposition avec l’abstrait associé au négatif). Concept élaboré au xixe siècle, le positivisme tire sa légitimité des sciences naturelles. Cette approche a obtenu l’adhésion des sociétés modernes étant donné qu’elle représentait un rempart politique important contre l’obscurantisme religieux qui, pendant des siècles, a imposé sa vision du monde en recourant au mysticisme autour d’un monde construit par des êtres surnaturels et abstraits (histoire du ciel et de l’enfer, les saints, les anges, etc.). C’est pourquoi dans la perspective positiviste, seuls les objets observables, les faits concrets, sont dignes d’être considérés rationnellement par la science à l’aide de méthodes soumettant ces objets à l’expérience pouvant être reproduites dans d’autres milieux. Il s’agit de découvrir des lois régissant les phénomènes et, dans un des cas qui nous occupent, ceux associés aux problèmes de développement humain et d’adaptation sociale. On comprendra alors pourquoi les dimensions humaines non observables physiquement telles que l’imaginaire, les valeurs, la symbolique, l’affect ou l’autorité ne sont pas dignes d’intérêt, ni d’être prises en compte par le regard scientifique positiviste puisqu’elles sont reléguées dans le champ des fantaisies, d’égarements perceptifs à la limite, bref elles n’ont pas le statut de réel (à moins de les chosifier).

Plus important encore, le point de vue positiviste ne prend pas en compte le sens que les personnes donnent à leurs comportements (sinon pour en corriger la perception potentiellement erronée). Inutile de dire ici que le développement humain ne relève pas seulement des faits observables ou de principes naturels, mais aussi de l’expérience subjective qui est sociosymbolique (l’historicité de la filiation, l’imaginaire associé aux rôles sociaux, le système de valeurs et de croyances, les spécificités culturelles, les désirs, l’inconscient, les rapports de pouvoirs et les idéologies, la diversité des paradigmes en science et des visions culturelles du monde, etc.). C’est pourquoi cette vision du monde réduit considérablement la complexité des dynamiques humaines et sociales en en simplifiant la réalité. Il est alors plus facile d’imaginer avoir trouvé des causes de phénomènes quand on réduit ces derniers à un nombre de variables observables limitées pouvant être soumises à des expériences et à des tests de corrélations statistiques notamment.

Avec le positivisme scientifique, plus besoin d’interactions et de négociations entre les usagers, les membres, les intervenants et les gestionnaires pour définir des programmes ou des pratiques d’intervention adaptées aux personnes. Finis les conflits d’interprétation sur les causes des problèmes sociaux. Des experts ont déjà étudié les besoins de manière objective et sans appel (sauf entre chercheurs positivistes) et identifié les modèles d’intervention les plus performants dans l’atteinte de résultats ciblés à l’avance. La question n’est plus de savoir comment intervenir et auprès de qui, mais d’appliquer les programmes déjà formatés par les experts et les gestionnaires en fonction de cibles précises, et selon les moyens les plus efficients possible. Déjà sur le terrain, les intervenants savent que l’heure n’est plus aux bavardages sur le pourquoi de l’intervention, ni sur les repères théoriques, éthiques et politiques de construction des problèmes sociaux, et encore moins sur l’importance d’être attentifs aux réalités sociales émergentes non prévues par les programmes ; mais sur le combien et le quand dans l’atteinte des cibles visées par les divers programmes qu’il s’agisse du domaine des dépendances, de la périnatalité, de l’itinérance, de la pauvreté, etc. Il en va d’ailleurs de la survie financière des établissements qui doivent atteindre des quotas de cibles en retour d’un financement proportionnel.

Insistons sur un point : il ne suffit pas de diffuser la bonne nouvelle quant aux solutions « mises à l’épreuve par les meilleures pratiques », encore faut-il que celles-ci fassent autorité pour qu’elles emportent l’adhésion ou qu’il soit risqué de s’y opposer (Parazelli et Dessureault, 2010). Il importe de préciser le sens que nous donnons à ce mot ambigu d’autorité. Disons avec Cléro (2007), Zaoui (2005) et Mendel (2002) que l’autorité est une force symbolique (et non un fait de nature) qui structure une situation d’asymétrie des rôles en mettant en scène une fiction relationnelle. Cette force symbolique implique certes une personne qui l’incarne, mais aussi un certain discours mettant en scène un ordre des choses et des êtres (Mendel, 2002 : 64). En ce sens, pour différencier l’autorité de ce qui relèverait du pouvoir et comprendre le principe de sa légitimation, la question des croyances et des dogmes devrait être mise en discussion à chaque fois que nous étudions les phénomènes d’autorité. Avançons l’hypothèse qu’une personne n’abandonne pas son pouvoir de décision si elle n’anticipe pas certains bienfaits attendus de cette procuration. En effet, obéir à une personne ou à une institution sans y être contraint ressort bien d’une logique de croyance. Reconnaître la légitimité d’une autorité implique une croyance dans la supériorité ou les bienfaits de certaines des propriétés de cette autorité (un discours, un projet, une fonction, un modèle, une protection, de la sécurité, etc.).

L’un des fondements du « faire autorité » consisterait à faire croire. Plusieurs positions sont possibles du côté des adhérents potentiels. Ainsi, une personne qui ne reconnaît pas une autorité donnée ressentira l’injonction d’obéissance comme la force brute d’un pouvoir n’ayant pas de légitimité. D’autres feront semblant d’y croire en jouant le jeu de l’obéissance préférant cette voie à celle de la marginalisation ou de l’isolement et, enfin, plusieurs y croiront véritablement. Pour que certaines formes de pouvoir de l’autorité soient perçues comme crédibles, il importe que l’individu soit convaincu, qu’il y croie ou fasse comme si « son existence politique [était] indissociable de l’obéissance aux lois » (Foessel, 2005 : 248). Rappelons que croire en une instance médiatrice qui transcenderait les individus quant à la détermination de l’orientation de leur conduite a pour effet de rassurer, de calmer les incertitudes, de faire disparaître les ambivalences, allant même jusqu’à instaurer un ordre par une idéologie anesthésiante tout en procurant des bénéfices à ceux qui détiendraient une parcelle d’autorité (Mendel, 2002 : 98). Tentons de comprendre ce qui se joue sur le plan du pouvoir en ce qui regarde cette vision prescriptive et positiviste de la prévention qui traverse les programmes actuels d’intervention sociale.

Trois figures d’autorité

Pour réaliser cette conversion idéologique du service public, il aura fallu mettre en valeur trois figures d’autorité pour obtenir l’obéissance de plusieurs personnes dans ce travail de persuasion et de mobilisation vers le Vrai (positivisme), le Bien (prévention) et le Meilleur (participation). En m’inspirant des figures déjà évoquées par Kojève (2004), la première qui tend à légitimer les deux autres est celle du « Maître », celui qui détient un savoir scientifique se présentant comme objectif et neutre, donc vrai. Face au maître, point de remise en question, point d’interrogation, que du respect et de l’admiration. Très souvent, l’ignorance du profane tient lieu d’argumentaire pour écarter toutes formes de critiques provenant des intervenants.

Le Maître s’allie ici avec la deuxième figure d’autorité, le Père (ou la Mère), représentée par le responsable politique (élu par les citoyens), dont la fonction n’est pas de produire du vrai, mais du bien pour les citoyens-clients. C’est à partir du vrai, produit par le Maître, que le Père peut offrir sans ciller le bien à ses citoyens ayant le plus besoin de sa prévoyance, ceux désignés par l’épidémiologie sociale de « groupes à risque ».

La troisième figure d’autorité, toujours selon Kojève, renvoie au Chef (et sous-Chefs) qui, bénéficiant du vrai et du bien, peut à son tour faire pour le Mieux en ce qui regarde le mode de gestion organisationnelle de l’exécution des programmes auprès des intervenants et des clients. Comme ce mode de gestion a aussi été éprouvé par le Maître et approuvé par le Père, il reste à en faire désirer les bienfaits incontestables aux employés pour l’intérêt de l’entreprise en les faisant librement participer à l’exécution du programme tout en prenant bien soin de leur rappeler les objectifs de résultats à atteindre. Bien sûr, suivant les degrés d’adhésion ou de résistance des intervenants, cette chaîne d’autorité tout aussi rassurante qu’elle puisse être, peut plus ou moins être efficace symboliquement. Mais, selon Le Goff (2005), des stratégies paradoxales sont à l’oeuvre pour en consolider la mise en scène.

Dans un article traitant des nouveaux modes de subordination dans le travail, Le Goff (2005) fait référence à la réactualisation de principes tayloriens comme stratégie d’escamotage des rapports d’autorité dans le cadre du contrat de travail lui-même, à travers des mécanismes sociotechniques de gestion : « L’autorité n’a plus sa source dans une délégation de pouvoir contestable du patron, mais dans la connaissance des principes scientifiques. » Le patron lui-même n’existe plus comme personne, mais comme rouage de l’immense mécanique scientifiquement réglée, comme « petite pièce de ce grand vaisseau des temps modernes qu’il contribue à faire rouler sur la route dégagée du Progrès et de la Science » (Le Goff, 2005 : 154-155). Cet auteur nous met en garde contre ce qu’il appelle « l’euphémisation de l’autorité » ayant des conséquences importantes sur les conditions de travail des employés :

Mais le problème le plus sérieux, parce que d’emblée le plus répandu, résulte de l’euphémisation de l’autorité par transfert au salarié lui-même de la responsabilité du contrôle de sa propre activité de plus en plus autonome, libérée de la surveillance des petits chefs, et soumise à des obligations de résultats en termes de quantité et de qualité. Disons-le tout net : une telle évolution est en elle-même positive dès lors qu’elle correspond à un enrichissement des tâches et à un surcroît de responsabilités, en théorie mieux accordée au principe de dignité dans le travail. Elle devient néanmoins discutable lorsqu’elle dérive vers le faux-semblant d’une autonomie factice, d’un pouvoir prétendument négocié et exclusivement légitimé par les contraintes de l’organisation sur un mode d’objectivité censée incontestable. De nombreuses études démontrent que la mise en oeuvre de ce pouvoir soft sous contrainte de productivité accrue génère de manière évidente des perturbations d’autant plus graves pour les intéressés que l’échec professionnel se double d’un sentiment d’incapacité et d’indignité pouvant préluder l’exclusion. De surcroît, l’effet puissamment individualisant de ces pratiques est de nature à amplifier le phénomène de déstructuration du collectif et à priver les individus réduits au face-à-face singulier avec leur direction, des recours aménagés par le droit au travail.

Le Goff, 2005 : 155-156

Le client est-il bien le client ?

Dans ce contexte d’alliance entre l’autorité positiviste et marchande, serait-il exagéré de considérer le client, non pas comme un client, mais comme une matière première, une ressource dont le produit correspondrait plus aux visées transformatrices de cette matière première : des comportements modifiés ou en train d’être modifiés. Les produits que ce « marché public-privé » vendrait ne seraient donc pas des services en tant que tels, mais des prescriptions sociales de compétences se voulant préventives, et ce, dans une logique s’apparentant à une « réparation du social déviant » ou à une « guérison d’une pathologie sociale ». D’ailleurs, en suivant la logique entrepreneuriale qui est à l’oeuvre, le profit de l’entreprise publique ne résiderait-il pas dans sa performance statistique de cibles atteintes ? Dans cette perspective, le client ne serait donc pas vraiment l’individu à risque, mais l’État qui paie (achète) d’ailleurs les établissements en fonction de ce type de résultats. Si l’individu à risque était vraiment considéré comme un client, il serait l’objet d’offres diversifiées de services adaptés à son profil de consommateurs, et l’on se préoccuperait de sa satisfaction… En quoi cette logique commerciale et gestionnaire se distinguerait-elle des opérations médiatiques de « placement de comportements » dans les émissions de télévision commanditées par des entreprises et institutions publiques (Dumas, 2010) ?

Imposés par des figures d’autorité, légitimées à la source par un regard positiviste de la science, les programmes qui « descendent », clés en main, dans les établissements de services sociaux ont davantage comme objectif de réduire les coûts de système (Fortin et al., 2007 : 2-3) en exigeant des personnes qu’elles participent à travailler sur elles-mêmes pour se responsabiliser face à des comportements non désirés socialement. C’est dire que, même au nom de l’empowerment, de la concertation et de l’implication communautaire, on peut enfermer l’individu avec son problème.

On comprendra que ce travail de normalisation comportementale ne change rien aux conditions socioéconomiques à l’origine des problèmes sociaux, et aurait davantage comme effet de renforcer le contrôle social en diffusant une représentation apolitique des problèmes sociaux, une représentation de la société fondée sur un idéal d’harmonie exigeant l’autonomie sociale (adaptation sans conflit) et une morale de l’opérationnalité (sans dysfonctionnement) qui nourrissent bien l’imaginaire politique néolibéral actuel. Contrairement à ce que l’on pense habituellement, l’approche positiviste ne représente pas « La Science », mais bien un point de vue scientifique parmi d’autres en sciences sociales et humaines. Le problème est que le regard positiviste, aussi utile qu’il puisse être dans certains de ses apports à la connaissance, est celui du dogme qui ne reconnaît pas la valeur démocratique de la pluralité des interprétations sur le devenir humain, et de leur confrontation dans les lieux de conception des programmes et de pratiques.

C’est pourquoi je ne peux qu’être d’accord avec Mazouz et Rochet (2005 : 83) lorsqu’ils nous mettent en garde contre les politiques globalisées de gestion des services sociaux fondées sur une vision positiviste de la gouvernance et des pratiques d’intervention. Devant ce contexte pour le moins inquiétant d’un point de vue démocratique, la revue NPS a décidé de consacrer un dossier thématique sur les pratiques managériales dans l’univers de l’intervention sociale. L’idée est d’en amorcer la compréhension face aux transformations qui en découlent, avec l’intention ferme de relancer les réflexions, dans un dossier thématique ultérieur, pour aborder les façons d’intervenir sur les contextes organisationnels du travail social.

Le dossier thématique

Observant depuis quelques années des transformations importantes des pratiques de gestion des institutions publiques, ainsi que des conséquences sur les travailleurs sociaux et communautaires, NPS a choisi de faire le point sur le sujet et d’en faire un dossier intitulé « Pratiques sociales et pratiques managériales : des convergences possibles ? ». Ce dossier, coordonné par Christian Jetté, professeur en service social à l’Université de Montréal, et Martin Goyette, professeur à l’École nationale d’administration publique (l’ÉNAP), rassemble six articles, dont deux offrant un point de vue français. Dans ce dossier seront abordés des enjeux entourant la participation des usagers, la gestion démocratique des services et les problèmes associés au management de la Nouvelle gestion publique (NGP). Les coresponsables de ce dossier nous proposent une présentation des textes tout en situant préalablement le contexte de ce nouveau management traversant l’organisation actuelle des pratiques d’intervention sociale.

L’entrevue

Réalisée par Christian Jetté, professeur en service social à l’Université de Montréal, l’entrevue de ce numéro donne la parole à Renaud Beaudry, coordonnateur de la TROC Mauricie–Centre-du-Québec. La restructuration des services sociaux et de santé, dont la configuration fait du territoire local le lieu de prédilection pour négocier les budgets des acteurs du système dont les organismes communautaires, exige qu’on y jette un coup d’oeil pour mieux en saisir les enjeux. En se fondant sur son expérience dans le milieu communautaire, et en prenant en compte l’évolution des relations partenariales avec les établissements publics, R. Beaudry partage avec nous ses perceptions sur l’état de ces relations et nous fait part des perspectives qu’il entrevoit pour l’action communautaire.

Articles en perspectives

Trois articles ont été retenus et intégrés dans la rubrique des perspectives étatiques. Le premier texte est un article de Martin Dufresne et Jennifer Goupil intitulé : « Le gouvernement des jeunes par la prévention des risques : l’exemple de la mesure de renvoi de la LSJPA ». Ils nous offrent une critique judicieuse du recours à la catégorie de risque dans le domaine de la délinquance des mineurs, plus précisément en ce qui regarde les mesures de renvoi. En adoptant la notion foucaldienne de gouvernement, les auteurs examinent l’orientation des pratiques d’interventions infrajudiciaires préventives par le truchement de la mesure de renvoi à un organisme communautaire dans le cadre de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. On y relève une pratique dominante fondée sur la gestion du risque visant l’autocontrôle comportemental du jeune, et balisée théoriquement par les psychologies humanistes et cognitivistes. Ils concluent leur article en affirmant qu’au-delà des bonnes intentions il importe de ne pas concevoir les pratiques pénales auprès des mineurs comme étant neutres et de nous méfier de la « soif de normalisation » en nous appuyant sur la pseudo-objectivité de la notion de risque. À travers l’analyse des techniques du risque et des technologies du soi, ils nous invitent aussi à voir comment les individus se constituent en sujets tout en étant complices de leur assujettissement.

Le deuxième texte est signé par un collectif de sept auteurs provenant essentiellement de l’Université de Sherbrooke, Couturier et al. Il s’intitule « Modélisation d’un métier du lien social dans le cadre d’un programme d’intervention nutritionnelle en contexte scolaire défavorisé ». À partir de résultats d’une recherche qualitative auprès d’agents de développement social, les auteurs ont élaboré une cartographie des diverses logiques d’intervention au sein du programme montréalais Petits cuistots-parents en réseau. Visant le développement de saines habitudes de vie en lien avec la réussite scolaire, ce programme consistait à dispenser des ateliers favorisant l’acquisition en classe de notions saines de nutrition et de compétences culinaires auprès de jeunes élèves issus de milieux socioéconomiques défavorisés. Il s’agissait aussi de mobiliser les parents à constituer des réseaux informels et formels dans la perspective de renforcer les liens sociaux ayant un impact sur la réussite scolaire. L’objet de cette recherche n’était pas d’analyser en soi les visées de ce projet, mais de modéliser la pratique d’agent de développement social en considérant les écarts entre la tâche prescrite et l’activité réalisée. Il en résulte un tableau assez éclaté de la pratique étant donné les aléas des conditions pragmatiques de réalisation de ce métier. Cela démontre jusqu’à quel point la réalité dépasse largement les présupposés théoriques censés structurer toutes nouvelles pratiques.

Intitulé « Ça se sépare-tu ça, la femme pis la mère ? Services reçus par des femmes vivant un contexte de concomitance de la violence conjugale et des mauvais traitements envers les enfants », ce troisième article qui s’inscrit aussi dans la rubrique des perspectives étatiques pose un regard réflexif sur les services destinés aux femmes victimes de violence conjugale. Rédigé par un collectif d’auteures, Damant et al., ce texte expose des résultats de recherche d’une étude dont le cadre théorique tend à s’inscrire dans une perspective intersectionnelle. Cette étude, dont la collecte de données s’est déroulée entre 2006 et 2007, visait à documenter l’expérience de 27 femmes âgées entre 26 et 50 ans, et victimes de violence conjugale. Après avoir décrit les modalités méthodologiques de leur enquête, les auteures nous présentent leur analyse des résultats mettant en lumière le point de vue de ces femmes sur les services de santé et les services sociaux qu’elles ont consultés tout au long de leur parcours. Parmi ces résultats, mentionnons une difficulté des intervenantes des services à reconnaître l’existence des deux problématiques à la fois, préférant distinguer la mère de la femme ; des craintes de certaines répondantes face à la possibilité de signalement de la part des services si elles abordent la question de la maltraitance ; la difficulté pour les services de considérer la situation globale des femmes dans une perspective de collectivisation de la violence conjugale.

Échos et débats

Débat

Dans ce numéro, deux spécialistes des questions politiques entourant l’itinérance s’engagent dans un dialogue sur l’orientation de ces politiques en France et au Québec. Il s’agit de Stéphane Rullac, Éducateur spécialisé et sociologue en France et auteur de L’urgence de la misère. SDF et Samu social ; et de René Charest, organisateur communautaire au CSSS Jeanne-Mance et ex-coordonnateur du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM). Le premier texte rédigé par S. Rullac est intitulé : « Le misérabilisme dans l’action sociale : un racisme d’État contemporain ? L’exemple de la prise en charge des SDF depuis 1992 ». L’auteur y fait état de son analyse critique des politiques organisées autour de l’urgence sociale en France. Le deuxième texte de René Charest intitulé, Misérabilisme, médicalisation du social et biopouvoir, met en question l’idée avancée par Rullac, selon laquelle le misérabilisme serait dorénavant intégré par tout un chacun. C’est en développant une analyse du concept foucaldien de biopouvoir que Charest tente de mettre en lumière les possibilités de résistance dans ce domaine complexe d’intervention. Finalement, Rullac réagit à son tour sur les propos de Charest de façon à dynamiser le débat par un véritable dialogue écrit dans un dernier texte intitulé Les SDF et itinérance : une question sociale très politique.

Échos

Nous avons reçu un texte de Lise Mingasson, intervenante à Paris dans une maison de quartier appelée la Maison ouverte, et dont le contenu fait écho à des pratiques associées à la transmission. Son texte intitulé « Au coeur d’un quartier parisien, une action créative sur le thème de la transmission» nous invite à entrer dans son univers d’intervention auprès de personnes retraitées principalement, et dont l’auteure nous décrit les fondements théoriques, ainsi que les effets et les dynamiques qui se sont produits à la suite de la réalisation d’un projet intitulé « Un album à transmettre à ses petits-enfants, à ses petits-neveux… ». En ce qui regarde la perspective historique de la transmission, elle insiste sur l’importance de la dimension narrative des récits au coeur des échanges entre les personnes impliquées dans le groupe et de l’accompagnement.