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Jean-Pierre Astolfi est décédé juste avant Noël 2009, trois mois après sa retraite universitaire. Professeur, il l’a toujours été. D’origine corse, vivant en région parisienne, après un baccalauréat de sciences expérimentales passé dans le cadre de l’École normale, il s’oriente vers une licence de biologie. Ce qui l’amène à commencer sa carrière d’enseignant comme maître-auxiliaire à l’École Alsacienne à Paris. Il obtiendra le Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement secondaire (CAPES) de biologie et, ayant appris la création d’un collège audiovisuel expérimental à Marly-le-Roy en région parisienne, il postule et obtient le poste de professeur titulaire de biologie-géologie. De 1974 à 1978, il sera responsable pédagogique de ce collège expérimental centré sur l’audio-visuel et l’auto-documentation des élèves. Ce collège Louis-Lumière étant lié au réseau des collèges expérimentaux de l’Institut national de la recherche pédagogique (INRP), Jean-Pierre Astolfi va s’insérer dans la dynamique de la recherche didactique. À tel point que, de 1978 à 1991, il sera responsable de l’équipe de recherche en didactique des sciences expérimentales à l’Institut national de la recherche pédagogique. Il soutient sa thèse et son Habilitation à diriger les recherches (HDR) la même journée, sous la direction de Philippe Meirieu, et devient alors professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Rouen en 1991. Il y restera jusqu’en 2009.

Il n’est pas question de reprendre ici toute sa production scientifique. On peut cependant y repérer trois facettes. La première, la plus connue, tient à trois ouvrages majeurs qui l’ont fait connaître plus particulièrement comme formateur : L’école pour apprendre (1992), L’erreur, un outil pour enseigner (1997) et La saveur des savoirs (2008). La deuxième est proprement centrée sur la didactique des sciences : Quelle éducation scientifique pour quelle société ? (1978), L’élève et/ou les connaissances scientifiques (1983), La didactique des sciences (1989), Didactique des sciences de la vie et de la terre, fondements et références (1996), Pratiques de formation en didactique des sciences (1997) et Comment les enfants apprennent les sciences (1998). La troisième facette est liée plus directement à la question de la formation des enseignants, et elle se présente sous la forme de direction d’ouvrages : Éducation et formation : nouvelles questions, nouveaux métiers (2003), Savoirs en action et acteurs de la formation (2006) et Savoirs de l’éducation et pratiques de la formation (2007).

1. Des caractéristiques humaines

Jean-Pierre Astolfi se présentait comme un encyclopédiste. Il aimait tous les savoirs. Il s’inscrit fortement dans ces tentatives de tenir / recenser / approfondir / diffuser les savoirs et leurs saveurs. Ne raconte-t-on pas, dans sa famille, que, enfant, il avait décidé d’apprendre le dictionnaire par coeur et que cela lui tenait parfois de jeu ? Il aurait certainement aimé participer à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Mais, depuis la fin du 18e siècle, l’encyclopédie encyclopédique est irréalisable. Les savoirs se révèlent désormais morcelés et impossibles à circonscrire dans un même tout, dans un livre des livres. Les encyclopédies, parce qu’elles sont approfondies, deviennent méthodiques et spécialisées. Cependant, le prix à payer a été significatif : ce qui a surgi, c’est l’antinomie des cultures, d’un côté, scientifique, de l’autre, littéraire.

Astolfi, homme de cultures, sacrifiait-il l’une à l’autre ? Non, parce qu’il se disait bachelardien, parce qu’il avait à coeur de tenir les deux fils, les deux faces des savoirs, les deux postures du connaisseur. Quand on le connaissait, on était avant tout frappé par la richesse de ses deux faces, de ce que Bachelard a appelé la face diurne et la face nocturne, en même temps que par sa manière différente de vivre dans ces deux registres.

Côté diurne, il tenait aux savoirs scientifiques. Biologiste de formation, il savait faire tenir ensemble les savoirs des sciences expérimentales et les savoirs des sciences de l’éducation dans la construction des savoirs didactiques. Côté nocturne, il adorait la musique et la peinture. Par exemple, il ne se déplaçait jamais sans les grandes voix du répertoire de l’opéra. Et il a écumé les expositions de peinture à travers le monde.

Côté diurne, il était très rigoureux dans les références, les citations, les méthodes, les expressions, les prises de position théoriques, que ce soit pour lui-même, ses étudiants ou ses collègues. Côté nocturne, c’était avant tout un bon vivant qui ne pensait qu’à voyager, à apprécier les paysages, les produits, les personnes rencontrées, la bonne chère, l’humour et la gentillesse.

Côté diurne, Jean-Pierre Astolfi était très pointilliste. Il prenait et donnait son temps pour corriger de façon plus que scrupuleuse les documents et les productions qui le concernaient. Lui donner un texte à corriger, c’était être assuré que ce serait parfait. Côté nocturne, il était incapable de prendre en charge un dossier administratif ou institutionnel, au point qu’il pouvait même en être angoissé. On pourrait se demander si ce n’était pas un moyen pour lui de ne pas avoir à en assumer au nom d’un collectif, mais l’impossibilité était bien là, même pour ce qui le concernait directement.

Côté diurne, il se présentait, à juste titre, comme un didacticien de sa discipline : les sciences expérimentales. Il s’ancrait dans cette spécificité et il y tenait en termes de reconnaissance intellectuelle que personne ne pouvait lui dénier, que ce soit en France ou à l’étranger. Côté nocturne, sa spécificité ne l’empêchait nullement de rester ouvert. Il n’a jamais été un ayatollah de la didactique et il critiquait ouvertement ceux qui lui semblaient en être. Il était même tellement ouvert que beaucoup l’ont considéré comme un pédagogue.

Rappelons-le : Astolfi s’est avant tout réclamé intellectuellement comme un bachelardien. C’est à juste raison. Pas seulement dans sa pensée, mais bel et bien dans sa vie. Bien entendu, la reconnaissance dont chacun peut faire preuve se situe sur la face diurne, mais finalement, ce qui reste spontanément à tous ceux qui l’ont connu, c’est sa face nocturne, c’est-à-dire sa présence, son sourire, sa disponibilité, sa gentillesse, sa modestie. Il aura fait preuve de toutes ces qualités pendant ces dix-huit années passées en sciences de l’éducation à Rouen. Jean-Pierre Astolfi nous l’a montré et fait vivre : Sapere aude peut avoir plusieurs sens (*Ose savoir ! Aie le courage de savoir ! Ose te servir de ton propre entendement ! Pense par toi-même, sans préjugés… NDLR.)

2. Évolutions et permanences : la voie exigeante des savoirs

Le dernier ouvrage de Jean-Pierre Astolfi, La saveur des savoirs (2008), reprend le propos développé en 1992 dans un ouvrage qui a connu un grand succès, L’école pour apprendre. Tous deux invitent, à seize ans d’intervalle, à explorer une voie étroite et exigeante : être pour le savoir, sans être pour la restauration de l’école traditionnelle. Astolfi le formulait également autrement en disant qu’enseigner, c’est s’adapter et résister. S’adapter aux élèves bien sûr, mais aussi résister, car les exigences disciplinaires font qu’on ne peut pas tout simplifier. Examinons de plus près les caractéristiques de cette thèse emblématique de la pensée astolfienne.

2.1 Une navigation étroite entre deux écueils

À qui ou à quoi cette voie originale s’oppose-t-elle ? En premier lieu, aux tenants de l’école traditionnelle dont la cible privilégiée est, au moment où Astolfi écrit La saveur des savoirs, les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), temples supposés d’un pédagogisme fossoyeur des savoirs. En 1992, ce n’était pas contre les IUFM, ils venaient de naître, que se concentrait la critique des conservateurs, mais contre l’accès au baccalauréat pour un tout nouveau public qui n’entrait pas jusqu’alors au lycée. La critique des tenants de l’école traditionnelle est un des points communs des deux ouvrages. Elle repose sur le même argumentaire. Pour les tenants de l’école traditionnelle, enseigner consiste à présenter le savoir en classe, l’appropriation de celui-ci étant l’affaire privée de chacun. C’est à la maison, et non en classe, que se jouent les phases essentielles de l’apprentissage. La question Qu’est-ce qu’apprendre ? demeure ici inconnue.

Cependant, entre 1992 et 2008, un nouveau front s’est ouvert et il ne s’agit plus seulement de s’opposer aux conservateurs, mais aussi à une autre conception de l’enseignement défendue par ce que l’auteur appelle les novateurs. Contrairement aux conservateurs, ces derniers cherchent à s’adapter aux élèves, mais d’une façon telle que les savoirs pourraient être mis en péril. Manifestement, Astolfi éprouve plus de sympathie pour les novateurs que pour les conservateurs, et le lecteur peut avoir facilement l’impression que c’est presque à regret qu’il en vient à les critiquer, certes de façon feutrée sur la forme mais sévèrement sur le fond. Il constate l’afflux de missions nouvelles dans l’école française. À côté des disciplines sont apparues tout un ensemble d’éducations à… (la citoyenneté, la santé, le développement durable…), ainsi que des objectifs méthodologiques (apprendre à apprendre). Le risque est que les savoirs soient noyés dans un ensemble d’objectifs éducatifs éclatés et de moins en moins déchiffrables. En fait, ces nouveaux objectifs illustrent un glissement du savoir vers la compétence, et là est le véritable objet de la critique astolfienne : la compétence est une réponse discutable à un problème véritable, celui de la difficulté à mobiliser des savoirs dans les situations de résolution de problèmes. Il serait dangereux que la compétence vienne se substituer aux savoirs. La critique du concept de compétence est entrevue dans Astolfi (2004), mais ce n’est que dans cet ultime texte, La saveur des savoirs (2008), que l’auteur explicite sa pensée sur ce point. Elle tient en deux mots clés : la compétence est à la fois instable et introuvable. Instable, car le sens qui lui est conféré ne cesse de varier selon que l’on se situe dans une perspective de sociologie du travail, de psychologie ou de sciences de l’éducation. Tantôt la compétence s’oppose à la performance, tantôt à la capacité, aux qualifications ou aux savoirs. Elle est introuvable dès que l’on cherche à l’identifier. Une compétence générale ne s’incarne pas dans les mêmes pratiques d’un domaine à l’autre et, surtout, […] cela n’aide pas vraiment à définir les actions à réaliser (Astolfi, 2008, p. 105). Argumente-t-on de la même façon en physique qu’en histoire ?, poursuit l’auteur. Imaginer se traduit-il de la même manière en arts plastiques et en mathématiques ?

En somme, pour Astolfi, il convient de se garder d’un double danger : prendre le parti des savoirs en oubliant les élèves (la position conservatrice), prendre le parti des élèves en oubliant les savoirs (la position novatrice). Comment est-il possible d’ouvrir cette troisième voie où l’enseignant s’adapte et résiste tout à la fois ? L’argumentation est en deux temps, se lisant comme une réponse qu’il adresserait aux deux camps auxquels il s’oppose. À ceux tentés par une logique des compétences, il va rappeler pourquoi il est essentiel de prendre le parti des savoirs. Aux tenants de l’école traditionnelle, il va montrer en quoi la didactique est une dimension indispensable de l’enseignement.

2.2 Le parti des savoirs

Dans les ouvrages de 2004 et de 2008, Astolfi introduit une distinction capitale entre la cognition et la conceptualisation, qu’il éclaire en prenant l’exemple des grands esprits de l’Antiquité. Aristote, Archimède ou Galien disposaient déjà des principaux outils de la logique et d’un appareil cognitif les rendant aptes aux formes de raisonnement les plus sophistiquées. Le quotient intellectuel de ces hommes devait dépasser largement celui du commun des mortels. Cela n’a pas empêché que leurs systèmes explicatifs aient été réfutés et sanctionnés par l’histoire des sciences. Ils ne disposaient pas des bons concepts, ceux que les disciplines scientifiques ont lentement et coûteusement dû construire entre-temps (Astolfi, 2004 ; 2008). Penser le monde nécessite à la fois des ressources conceptuelles et cognitives, indissolublement liées comme le recto et le verso de la feuille. Astolfi critique la tentation permanente de privilégier le développement cognitif au détriment du développement conceptuel. La déception engendrée par les apports du courant de l’éducabilité cognitive (l’apprendre à apprendre) est, pour lui, la meilleure preuve des limites d’une approche purement cognitive.

Il ne suffit pas d’être convaincu de la force des savoirs ; il faut aussi, second temps de l’argumentation, que cette force soit mise en relief dans les programmes scolaires. Ce point est aussi un autre fil rouge qui unit L’école pour apprendre et La saveur des savoirs. Dans les deux ouvrages est rappelée la nécessité d’organiser et de hiérarchiser les savoirs plutôt que de les empiler, et ceci passe par un double travail :

  1. retrouver les questions auxquelles les savoirs sont des réponses provisoires. On observe trop souvent une perte du questionnement initial qui a conduit à l’élaboration du savoir, ce qui mène à des activités routinières sans enjeu ni défi intellectuel pour l’élève. Réintroduire le questionnement initial conduit aussi à montrer combien le savoir construit est dépendant de la façon dont on a structuré la question. En cela, la pensée d’Astolfi est proche de celle de Michel Fabre, qui a particulièrement développé en France la question de la problématisation des savoirs : […] si donc la recherche est possible, c’est d’abord parce que la manière de construire le problème oriente la recherche et lui fournit sa normativité propre (Fabre, 2008) ;

  2. définir la trame conceptuelle de la discipline. Les savoirs ne sont pas isolés, leur force provient du fait qu’ils sont organisés en un réseau qui fournit un système d’intelligibilité du monde. Une discipline ne saurait se réduire à une liste de concepts. À un triple niveau, celui des programmes, de la rédaction des manuels et du cours de l’enseignant, l’objectif est de faire surgir ce qui est au coeur de la discipline.

Astolfi fait le pari de la force intrinsèque des savoirs. Le sous-titre de son dernier ouvrage Disciplines et plaisir d’apprendre (2008), le laisse clairement entendre. Il est possible de s’intéresser aux savoirs non pas seulement parce qu’ils sont utiles, mais aussi, et surtout, parce qu’ils transforment la façon dont l’individu se perçoit et perçoit le monde. Derrière un élève en difficulté ou en opposition à l’école, il y a aussi un être humain désireux de se construire et de se poser des questions sur le monde qui l’entoure. Nul n’est entièrement déterminé par la satisfaction de besoins immédiats, écrit-il dans L’erreur, un outil pour enseigner (Astolfi, 1997). Si la critique de l’utilitarisme et de l’instrumentalisation des savoirs reste implicite dans la plupart de ses textes, elle n’en constitue pas moins une caractéristique essentielle de la position qu’il développe. On note à cet égard une convergence avec les travaux menés en sociologie de l’éducation sur le rapport au savoir. Ceux-ci ont montré combien réussir à l’école impliquait de ne pas réduire les contenus scolaires à leur seule valeur instrumentale (Charlot, Bautier et Rochex, 1992).

2.3 Le rôle clé de la didactique

La didactique a une double fonction d’organisation des savoirs à enseigner et d’analyse de l’activité des élèves. Elle permet de faire surgir la matrice conceptuelle de la discipline et de la donner à voir aux élèves. Reprenant une distinction qui a fait débat à l’époque des Lumières, Astolfi insiste sur le fait qu’il s’agit d’opérer un travail d’élémentation du savoir – réorganiser le savoir à partir de questions vives – et non d’abréviation de celui-ci, qui aboutirait à une liste de concepts dont on aurait perdu les liens qui les unissent et les questions qui les ont mis en mouvement (Astolfi, 2008). De ces deux façons de concevoir le savoir découlent deux conceptions différentes de l’enseignement. L’objectif de l’enseignement n’est pas seulement de faire acquérir des connaissances, mais, plus fondamentalement, de transformer des représentations et des interprétations du monde. L’entrée dans le réseau conceptuel construit par une discipline exige en effet un important travail de reconstruction mentale, ce que pointe le concept d’objectif-obstacle (Martinand, 1986), auquel Astolfi accorde une place centrale pour renouveler les dispositifs d’enseignement et les faire sortir d’une logique de transmission. Comme dans L’école pour apprendre (1992), il réaffirme la nécessité de mettre au point des dispositifs didactiques qui ouvrent effectivement l’accès au savoir.

La didactique a aussi pour fonction d’éviter de psychologiser les erreurs. Elle permet aux enseignants de comprendre que les élèves n’apprennent pas uniquement à cause de problèmes de raisonnement ou de motivation, ce qui serait encore une fois développer une interprétation cognitive de la difficulté. Une plus grande professionnalisation des enseignants passe par un traitement plus pertinent de l’erreur. Une typologie des erreurs en huit catégories distinctes a été proposée dans L’erreur, un outil pour enseigner. Si la plupart des causes d’erreurs sont de nature didactique, Astolfi intègre également des causes cognitives liées, par exemple, à la nature des opérations intellectuelles impliquées ou à une surcharge cognitive. Didacticien, il l’était incontestablement, sans pour autant nier les apports de la psychologie ni s’opposer systématiquement à elle.

Le regard didactique nécessaire à l’enseignement implique un certain nombre de conséquences au plan de la formation. Il est crucial que les enseignants maîtrisent l’histoire et l’épistémologie de leur discipline pour être en mesure de procéder à l’élémentation du savoir. Ils ont besoin également d’acquérir un regard professionnel sur l’activité des élèves grâce aux concepts issus de la didactique. Mutatis mutandis, ce qui vaut pour les élèves vaut également pour les enseignants : leur regard sur l’enseignement et l’apprentissage est transformé par un nouveau système d’intelligibilité qui leur permet d’échapper aux concepts du sens commun. N’ayons pas peur, écrit-il, de recourir à ce que certains nomment le jargon, et qui n’est autre que la manifestation d’une parole experte sur les processus d’enseignement et d’apprentissage. En ce sens, on peut voir dans le dernier ouvrage d’Astolfi (2008), un ouvrage de résistance pour les sciences de l’éducation qui, en France particulièrement, sont régulièrement malmenées. Il nous invite à porter haut et fort l’étendard de ce champ de recherches, en faisant valoir des concepts spécifiques en rupture avec le sens commun et en diffusant plus activement, en dehors des cercles restreints des chercheurs, les acquis de la recherche. De cela, nous lui sommes également redevables.

3. La voie du milieu

Toute recherche est un positionnement provisoire dans un champ donné, destiné à avancer, à proposer et à tenir une argumentation élaborée, elle-même destinée à faire apprendre, à faire comprendre et à faire savoir, si possible en permettant d’éprouver le plaisir intellectuel que le savoir se doit de procurer. De ce point de vue, Jean-Pierre Astolfi est peut-être une étoile, mais c’est une étoile inscrite dans une constellation. Ce qu’il avance, prône et défend s’inscrit dans une histoire. Il n’est pas question de tenter de faire scintiller tous les éléments de cette ligne historique. On peut déjà se contenter de deux autres étoiles au firmament de cette quête de la saveur des savoirs en éducation. Voilà d’abord ce qu’Astolfi aurait certainement écrit s’il avait vécu au début du 19e siècle : Je pense aussi que la meilleure économie de temps qu’on puisse faire consiste à porter, à son plus haut degré d’intensité, l’intérêt suscité par l’enseignement, de telle sorte que les choses apprises avec plaisir soient très vite retenues et profondément saisies ; enfin j’estime qu’il importe d’examiner avec le plus grand soin les points où les différentes parties du savoir humain se rattachent les unes aux autres, afin que le maître soit toujours en état, une fois qu’un certain intérêt a été excité, de continuer immédiatement à le faire agir dans tous les sens, de le faire fructifier comme un capital acquis, et enfin d’éviter le plus possible toutes les influences fâcheuses qui pourraient amoindrir ce capital. N’est-ce pas le programme de Jean-Pierre Astolfi ? Il se serait alors appelé Jean-Frédéric Herbart (1806) et il aurait été l’auteur de Pédagogie générale déduite du but de l’éducation (Pinloche, 1894, p. 155-156).

Mais n’allons pas si loin. Plus près de nous, Astolfi s’est bel et bien retrouvé dans ces phrases : Je voudrais faire de ma réflexion sur la joie à l’école le centre de ma recherche… Je voudrais montrer que la rénovation de l’école et son espoir d’amener les élèves vers la joie présente, passent fondamentalement par une action de rénovation de tous les contenus. De nombreux pédagogues, et souvent de grande valeur, ont visé essentiellement un changement dans les méthodes, sans s’attaquer résolument à la transformation des contenus. Les avancées ainsi obtenues sont importantes, nous devons les prendre en compte. Mais je crois que leurs efforts de rénovation ne sont pas allés jusqu’au bout ; car les innovations dans les méthodes ne sont pas jointes à des innovations dans les contenus… J’espère montrer que l’essentiel est le potentiel de joie inclus dans les contenus inculqués. N’était-ce pas le programme de Jean-Pierre Astolfi ? Il serait alors philosophe de l’éducation et s’appellerait Georges Snyders ; il aurait été l’auteur de La joie à l’école (1986, p. 211).

Tout en étant bien un chercheur de la fin du 20e siècle et du début du 21e siècle, Astolfi s’inscrit ainsi dans une tradition éducative que l’on pouvait déjà trouver chez Herbart (1806) au début du 19e siècle ou chez Snyders (1986) dans la deuxième moitié du 20e siècle. Comment caractériser cette tradition éducative spécifique qui semble traverser l’histoire des savoirs en éducation ? Qu’est-ce qui définit cette tradition pédagogique ? Quelle est son essence ? On peut avancer qu’elle tente de conjuguer la source instructionniste et la source éducationniste des savoirs et des pratiques en éducation (Trouvé, 2008).

Voyons d’abord ce qu’il en est chez Herbart. La tentative d’Herbart, c’est de faire tenir ensemble Condorcet d’un côté, Froebel et Pestalozzi de l’autre. Dit schématiquement, Condorcet avance que l’instruction est auto-suffisante et qu’elle consiste à exposer et à articuler les savoirs. Il va donc contribuer au développement d’une science de l’enseignant et de l’enseignement. Pour Froebel et Pestalozzi, au contraire, il n’y a pas d’instruction sans éducation. Ils vont ainsi contribuer au développement d’une science de l’apprenant et de l’apprentissage. Herbart, lui, essayant de tenir les deux bouts de la chaîne, avance qu’il n’y a pas d’éducation sans instruction, ce qui lui permet d’opposer l’un à l’autre. Tout le 19e siècle pédagogique occidental est marqué par Herbart. Sa doctrine pédagogique, orientée par les savoirs au service de l’éducation, servira de référence. Mais, en fait, la pratique de formation qui en découlera va favoriser Condorcet et l’instructionnisme : Herbart permettra de définir et d’offrir des modèles à suivre qui faciliteront le travail des enseignants et qui déboucheront sur un formalisme et un dogmatisme de l’enseignement. La question de l’apprentissage aura été oubliée.

C’est d’ailleurs en réaction contre cette dérive que l’Éducation Nouvelle placera victorieusement, au moins sur le plan des idées, l’enfant au centre de l’école et de l’éducation. Elle rappellera qu’il est nécessaire de concevoir l’enseignement comme conditionné et défini essentiellement par l’enfant. L’Éducation Nouvelle s’inscrit fermement du côté des éducationnistes, de la science de l’apprenant et de l’apprentissage. C’est aussi sur cette base que se situera la naissance de la science de l’éducation, puis des sciences de l’éducation. Base que les tenants des disciplines contesteront d’emblée au nom, justement, de cet éducationnisme.

Selon la même logique, Georges Snyders (1986), qui a été un personnage phare des sciences de l’éducation depuis leur origine en France, a développé une philosophie de l’éducation à la fois spécifiée et ouverte. Mais lui aussi tente avant tout de faire tenir ensemble l’instructionnisme et l’éducationnisme. Chez lui, cela se traduira par une volonté de synthèse entre Alain et Freinet. Freinet est là pour redonner de la joie à Alain, et Alain est là pour redonner des contenus à Freinet. Et Snyders, en esprit pacificateur hégélien au beau milieu de la guerre qui fait rage entre les deux parties, défend la joie intellectuelle à offrir à chaque élève découvrant des contenus scolaires adaptés, c’est-à-dire en lien avec le vécu de ces mêmes élèves. Pour autant, Snyders n’est pas totalement naïf quand il déplore que l’école au quotidien soit loin d’une telle aspiration. Bref, il ne cesse de constater l’échec d’une telle synthèse entre les deux sources des savoirs pour l’éducation. Cependant, il s’entête à proposer qu’elle se fasse pour réconcilier les élèves, les savoirs, les enseignants et l’institution scolaire.

On peut aisément inscrire Astolfi dans cette tradition. Son positionnement se veut à la conjonction de la source instructionniste et de la source éducationniste. Chacun peut tenter de mettre des noms sur les références antinomiques qu’il cherche à concilier. Quand il s’adresse à une source, c’est pour lui rappeler la nécessité de prendre en compte l’autre source, et vice versa. Son souci permanent de définir théoriquement et de dessiner pratiquement une voie en spirale qui tienne compte des deux aspects est évident. Il assure que le lien entre le statut épistémologique des savoirs de la source instructionniste et la dimension éducative primordiale de la source éducationniste. Astolfi veut faire tenir ensemble le savoir et l’enfant, quand la source instructionniste privilégie le savoir sur l’enfant et la source éducationniste, l’enfant sur le savoir. Il veut faire tenir ensemble l’ordre logique des savoirs rationnels que développe la source instructionniste, et l’ordre psychologique de l’acquisition des connaissances que développe la source éducationniste. Il veut faire tenir ensemble l’ordre des savoirs sur lequel se fonde la source instructionniste et l’ordre de l’apprentissage chez celui qui apprend sur lequel se fonde la source éducationniste.

Il se pourrait alors que l’ordre des savoirs et l’ordre de l’apprentissage chez celui qui apprend débouchent sur l’affirmation d’un ordre de l’acquisition des savoirs, dont on peut alors dire qu’il doit tenir compte et d’une source et de l’autre. Sachant que l’acquisition des savoirs n’est pas la production des savoirs, sachant que l’acquisition des savoirs n’est pas la reproduction des savoirs. Sachant que, pour utiliser un terme de la biologie où Astolfi s’enracine, l’acquisition des savoirs est une réplication des savoirs.

Enfin, l’évolution des titres constituera une preuve supplémentaire de l’inscription d’Astolfi dans cette tradition en éducation, La saveur des savoirs (2008) renvoyant à la source instructionniste ; L’école pour apprendre (1992) renvoyant à la source éducationniste, et Jean-Pierre Astolfi naviguant de l’une à l’autre. On lui saura particulièrement gré de nous y avoir entraînés et de nous avoir fait apprécier ce parcours si délicat. Il reste à chacun d’entre nous à faire en sorte que se joignent la saveur des savoirs et la saveur de l’apprendre.