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Dans cet ouvrage, l’auteur adopte et présente une analyse narrative du droit. Cette invitation à penser le droit narrativement force à réévaluer certains aspects majeurs des fondements des décisions judiciaires. Calvo González, à la fois professeur de droit et juge, pose son regard sur l’expérience interprétative de l’interprétation juridique dans une section nommée « Hors-livre », spécialement rédigée aux fins de cet ouvrage. Hormis celle-ci, les textes rassemblés à l’occasion de cette parution sont le fruit de conférences et d’exposés présentés par l’auteur au fil des années.

Calvo González propose d’emblée dans la section « Hors-livre » de comparer la structure de l’interprétation juridique à celle d’une danse immobile. Figure paradoxale certes, cette image sert et circonscrit relativement bien l’expérience tout aussi paradoxale de l’interprétation juridique. Proposée en début de parcours, mais rédigée après toutes les autres, cette section vient assurer la cohérence de l’ensemble. Elle aide le lecteur à saisir les propositions et les réflexions de l’auteur. En fait, elle s’avère essentielle, et il est nécessaire de s’y attarder. Il ne faut pas hésiter à y retourner au besoin, car cette section permet mieux que toutes les autres de saisir l’univers quelque peu aride dans lequel l’auteur nous propose de séjourner. L’ouvrage est par la suite séparé en quatre parties dans lesquelles figurent six textes distincts. Dans la première partie, intitulée « De l’interprétation juridique », l’auteur se questionne sur l’avenir de l’interprétation juridique et fait six propositions pour le prochain millénaire. Puis, dans la deuxième partie, il examine la notion de vérité et ses multiples facettes. Poursuivant ses exercices d’interprétation juridique-narratif, Calvo González se penche, dans la troisième partie, sur les faits et surtout sur la narration de ceux-ci, pour finalement conclure, dans la quatrième et dernière partie, par quelques propos métanarratifs sur la traduction.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, Calvo González propose d’imaginer l’expérience interprétative dans l’interprétation juridique sous la forme d’une danse immobile. Il appuie son besoin d’imager son propos sur les dires d’Aristote, à savoir qu’il n’est loisible à l’être humain de penser quelque chose que par la contemplation simultanée et nécessaire de l’image de ce quelque chose pensé. Puis, le choix de l’auteur s’arrête sur une ancienne liturgie crétoise : il faut se figurer des hommes placés en rond dansant et tournant sur leur axe en entonnant des poèmes lyriques à la louange de Dionysos :

Mais l’axe rotatoire y était libre et l’intarissable mobilité qui se précipitait sur elle-même était self-interférente. Il serait préférable donc d’imaginer la danse gyrostatique du derviche, composée d’une délirante apesanteur ; d’une permanente rotation sans translation ; d’un enveloppant retour sur un axe sans fuite ; d’un parcours perforant l’entourage et le contour et menant vers la profondeur intrinsèque ; d’un voyage intérieur ; d’une focalisation internaliste, auto-consciente, qui ne se distrait pas du remous dessinant un moulinet continu ; d’une sorte de danse de toupie, qui, grâce à sa nature entropique, vainc la tentation du contrepoint, la menace de l’égarement, l’éventuel pèlerinage erratique, qui résiste à toute afonctionnalité spacielle extravagante ; qui, somme toute, est toujours une danse autopoietique et assujettie à l’enroulement circulaire de son contour.

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Dans cette danse se voulant de manière insensée l’accouplement de contraires se dessine une chorégraphie, précise Calvo González. Cette dernière implique à la fois changement et stabilité, adaptation et continuité. Si nous considérons que la chorégraphie est la représentation immobile des processus qui composeront le mouvement (ici la danse, transposée à la scène du Droit), la chorégraphie prend les allures de la théorie de l’interprétation en ce sens qu’elle est la représentation des processus qui deviendra l’interprétation juridique. L’emploi de la métaphore ne peut avoir la prétention de se substituer à la perception, « mais l’imagination sans doute anticipe la perception : la théorie interprétative dans l’interprétation du Droit est conçue comme quelque chose de mobile-immobile, une sorte de Bande de Moebius, où l’emplacement du locus cinétique se caractérise par l’immanente stabilité d’un espace inamovible » (p. 3). La sphère juridique est un espace statique. La stabilité, la fixité et la permanence constituent une base solide. La notion de mobilité, telle qu’elle est exprimée par l’auteur, ne se heurte pas à cette rigidité. Elle ne s’oppose pas non plus à l’aspect statique de l’espace juridique. Au contraire, l’auteur constate que la notion de mobilité stimule l’espace juridique. Plutôt que d’ébranler les bases, la mouvance dynamise cet espace dans le respect des structures rigides de l’ensemble du domaine. L’onde de choc ne se produit pas. L’espace du Droit acquiert de l’élasticité.

Calvo González poursuit dans le même ordre d’idées quand il affirme que l’immobilisme juridique n’exclut pas la possibilité d’avancer. Ainsi, lorsqu’elle est prise sous l’angle juridique, l’immobilité ne renvoie pas à la fixation ni à la paralysie. Elle se caractérise plutôt par son autoréférence, comme une affirmation continue d’elle-même. La jurisprudence, avec la notion de précédent qui l’accompagne, constitue le meilleur exemple de la progression de l’immobile : « Il faut répéter constamment une même solution fixe » (p. 4). L’envers d’une Bande de Moebius sera toujours identique à son endroit.

L’immobilisme autoréférencé dans la danse dont parle Calvo González est perceptible dans la pratique du danseur. Ce dernier est le reflet de l’ensemble dont il fait lui-même partie. En effet, les mouvements du danseur ne sont pas exécutés dans le but d’avancer vers un autre lieu ou un ailleurs. Au contraire, ses mouvements font partie de la danse, ils sont intransitifs, dit Calvo González. Le danseur dans l’interprétation, c’est l’interprète. Il est le système et il en fait partie de manière à créer un équilibre réflexif : « la danse (l’interprétation) constitue le danseur (l’interprète), de même que le danseur (l’interprète) constitue la danse (l’interprétation) » (p. 7). Comme il n’y a rien qui se trouve au-dessus du système, mais plutôt que tout y est inclusif, la maîtrise du sens ne sera jamais absolue. Il n’y a pas un seul propriétaire du sens. Tous ont la capacité de s’approprier un sens. Il ne peut y avoir qu’une série de malentendus de sens : « l’interprétation juridictionnelle se situe entre la logique du malentendu – se demandant s’il y a vraiment un degré zéro dans la construction du sens – et la dialectique du sous-entendu – essayant de savoir s’il y a eu ou pas égarement pendant la construction du sens » (p. 8). Interpréter, c’est en quelque sorte répondre historiquement au sens, en regardant en arrière et en avant, « en délibérant la reconstruction du monde pré-textuel en même temps que l’on invente l’horizon post-textuel » (p. 11). C’est dans cet univers et sous cet angle particulier que Calvo González propose quelques exercices d’interprétation juridique-narratif pour la suite de son ouvrage. Il offre en d’autres mots sa propre danse immobile sur l’octroi de sens.

Dans la première partie, l’auteur se questionne sur l’avenir de l’interprétation juridique à l’aube du troisième millénaire. Il relève une série d’éléments qui seront, selon lui, au coeur des réflexions sur la théorie de l’interprétation. À ce jour, l’interprétation juridique tend à se développer sur une toile de fond auto-inductive qui, continuellement, ne se penche que sur elle-même. Selon l’auteur, les textes ne sont plus que des réécritures, des reprises et des nouvelles versions (remakes). Les textes, même les originaux, ne sont pas originaux, affirme-t-il. Ainsi, il ne peut découler de la lecture d’un texte que la lecture de tout un système de textes. Il faut poursuivre le changement de mentalité et voir à distinguer la réalité de ses systèmes de représentation. Le récit des expériences de la réalité semble avoir pris le dessus sur les réalités elles-mêmes. Autrement dit, les réalités ne peuvent être appréhendées que lorsqu’elles sont médiatisées et mises en forme, et c’est justement là que se trouve la nécessité de l’interprétation. Calvo González constate que, de tout temps, l’exécution de l’interprétation juridique est demeurée un mystère agissant comme par magie disciplinée. En passant de la réalité à l’expérience de la réalité, « la nouvelle interprétation devrait devenir un crochet narratif pour pratiquer et partager l’indisponible enceinte de la conscience de ceux (les juges) qui agissent comme des gardiens d’un secret ou un trésor (la justice) » (p. 23-24). L’auteur conclut que les textes ne sont que des réécritures et des représentations qui permettent néanmoins de rendre compte et de raconter. Ils sont concrets et ils offrent la possibilité de sortir de la pensée mystérieuse de l’exécution de l’interprétation.

Il est question de beaucoup de choses dans un procès, mais, suivant l’auteur, il est notamment et surtout question de faits. Ces derniers sont passés et ils le resteront. Un procès s’occupe toujours d’une réalité déjà vécue. Pour servir les fins du procès, les faits de la réalité passée doivent être relatés. Il faut les raconter, « on doit les reconstruire comme une narration lors du procès » (p. 29). Les faits ne sont pas ce qui s’est réellement passé, mais ils sont le récit du jugement de ce qui s’est réellement passé, de ce dont les narrateurs se souviennent, et de la manière dont ils s’en souviennent. De même, la décision d’un juge ne peut être rien d’autre que le récit de son jugement de ce qui s’est réellement dit dans l’enceinte du tribunal, de ce dont il se souvient et de la façon dont il s’en souvient. Le récit du juge sera celui de la vérité judiciaire. Selon l’auteur, c’est par un ajustement narratif que le juge raconte la vérité judiciaire comme récit concluant : « toutes les versions sont en compétition pour obtenir l’immortalité narrative » (p. 40) ; « [c’est] l’aspiration de tout récit à devenir “le récit d’un autre récit” » (p. 40, note 26). Le juge est donc également un narrateur, d’après Calvo González. Cependant, il précise que, à l’instar de l’historien et du critique littéraire, le narrateur judiciaire (le juge) aura le dernier mot. C’est lui qui arrête et qui décide la vérité de la vérité judiciaire. Sa pratique correspond à l’exercice d’un pouvoir public. L’obligation du juge d’émettre un jugement, de fixer un sens et d’en décider, et donc d’arrêter la chaîne des récits, peut créer des différences entre les vérités. La vérité judiciaire ne correspond pas nécessairement à la vérité historique. En somme, la vérité de la vérité judiciaire nous appelle à « [a]voir conscience, en effet, qu’il y aura toujours à raconter deux histoires de la vérité » (p. 51). Les distinctions entre les différentes formes de vérités constituent les thèmes abordés par Calvo González dans la deuxième partie de son ouvrage.

Le juge ne constate habituellement pas les faits dans la réalité, défend Calvo González, car « [l]a réalité concrète du fait est l’organisation discursive qui la développe et l’égrenage qui l’explique à travers une entrée en matière, un noeud et dénouement, qui l’explique et la rend compréhensible, qui la justifie au moment de la conter » (p. 95-96). L’avocat d’abord et le juge par la suite élaborent une histoire de l’événement. C’est ainsi que l’auteur peut affirmer que, à partir du récit des faits jusqu’à la détermination du récit concluant, le juge opère un ajustement narratif. L’histoire narrée par le juge est accompagnée d’une promesse de sens. En d’autres termes, indique Calvo González, bien qu’elle soit récit, l’histoire ne peut pas être une fiction puisqu’il faut trouver la vraisemblance et le caractère raisonnable de l’occurrence des faits. Le jugement juridique n’est pas un conte mais un ajustement de contes : c’est un ajustement narratif. Calvo González décortique la notion de fait et l’ajustement narratif qui s’y rattache dans la troisième partie de son ouvrage.

Enfin, dans la quatrième partie, plutôt succincte, l’auteur se penche sur la traduction. Selon lui, un traducteur supplante l’identité de l’auteur original pendant son mandat de traduction. Le traducteur et l’auteur original partagent le désir d’écrire les mêmes choses dans des langues différentes : « La fidélité d’une traduction n’est pas quelque chose de mécanique, elle exige de l’invention et de la créativité. La fidélité de la traduction est un art » (p. 134), mentionne Calvo González reprenant ainsi Milan Kundera. Si l’idée de la copie traduite est fidèle à l’idée de l’original, l’une ne sera pas pour autant l’autre. La traduction n’est pas une simple répétition ni une juxtaposition symétrique. Elle est interprétation. Pour l’auteur, se pencher sur la discipline de la traduction permet donc de mieux saisir certains aspects de la théorie de l’interprétation juridique.

Somme toute, cet ouvrage original bénéficie d’une cohérence narrative remarquée. Cette dernière permet au lecteur de cheminer sans s’égarer au fil des textes proposés. Rassemblés pour l’occasion, ces derniers ne sont pas présentés chronologiquement. Nous dénotons un sincère travail d’organisation qui contribue à une meilleure compréhension de la réflexion exposée. Calvo González s’aventure dans un univers aride et tient des propos parfois relativement lourds et complexes. Néanmoins, la lecture de son ouvrage est très enrichissante, apporte un regard différent sur l’interprétation juridique et prouve une fois encore le flagrant besoin d’« inter-trans-multi-disciplinarité[1] » dans l’étude juridique.