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Le recours à la grève ne peut présentement se réclamer d’une interprétation judiciaire déterminante concluant à son inclusion dans la compréhension de la protection constitutionnelle de la liberté générale d’association selon l’alinéa 2 (d) de la Charte canadienne des droits et libertés[1]. Au contraire, règne toujours en droit positif canadien le refus d’assurer ainsi la garantie constitutionnelle du droit de grève selon des arrêts majoritaires de la Cour suprême du Canada rendus en 1987[2]. Cette dernière instance prenait d’ailleurs récemment bien soin de préciser qu’elle ne traitait pas du droit de grève en acceptant dorénavant que l’alinéa 2 (d) « protège la capacité des syndiqués d’engager des négociations collectives sur des problèmes reliés au milieu de travail[3] ». L’argumentaire de la Cour suprême à l’appui de ce revirement jurisprudentiel inciterait cependant à penser qu’elle pourrait également accepter de revoir sa position en ce qui a trait au droit de grève, si l’occasion lui en était donnée…

Toutefois, dans les faits, la précédente question ne serait-elle pas de plus en plus dépourvue d’actualité, pourrions-nous aussi nous demander avec un certain scepticisme ? La grève serait en déclin dans les sociétés occidentales industrialisées, où la distribution des services, publics et privés, prédomine sur la production industrielle de biens : l’impact négatif de la grève en vient ainsi couramment à atteindre davantage des segments de la société étrangers au conflit de travail que la partie patronale de ce dernier, de là sa défaveur croissante. Les syndicats, posent alors certaines personnes, devraient privilégier d’autres moyens d’action, davantage axés sur la persuasion du public consommateur et moins socialement perturbateurs que la grève. Les milieux syndicaux, qui doivent par ailleurs faire face aux pressions qu’exerce le phénomène de la mondialisation de la production sur le marché du travail, doivent, certes, se montrer sensibles à tout ce contexte ici simplement mentionné[4]. Le droit de grève n’en conserve pas moins son caractère fondamental, sa centralité. Il en est ainsi, comme nous le démontrerons, de son apport nécessaire au fonctionnement des régimes de négociation collective, de l’autonomie collective dans la société, de même que de la contribution du droit de grève à la vitalité démocratique de cette dernière, qu’il s’agisse non seulement des milieux de travail, mais aussi plus largement. De là l’intérêt toujours bien présent de la question soulevée.

Si la protection constitutionnelle du droit de grève se justifie (1), il y aura ensuite lieu d’examiner la portée, les effets d’une telle protection à l’endroit des législateurs et des gouvernements canadiens[5] (2).

1 Justification

La question de savoir si la liberté d’association garantit le droit de grève conduit d’abord à préciser le contenu de ces deux éléments (1.1), puis à examiner le bien-fondé des arguments jusqu’ici retenus au soutien de la solution négative actuelle (1.2) et, enfin, à élaborer un argumentaire positif à l’appui de la protection constitutionnelle du droit de grève (1.3).

1.1 Éléments en présence

L’examen successif de la nature de la liberté d’association (1.1.1) et du droit de grève (1.1.2) permettra subséquemment de déterminer leur connexité.

1.1.1 Liberté d’association

La liberté d’association est cette faculté de toute personne de s’unir à d’autres dans la poursuite d’un but commun[6]. Générale, cette liberté ne distingue pas au départ selon le statut de ses titulaires ou, encore, en fonction du domaine de l’activité ainsi poursuivie en commun ; si générale soit-elle, sa portée précise devra néanmoins se dégager en tenant compte concrètement de son contexte d’application[7]. Fondamentale, elle appartient à l’univers des droits civils et politiques de la personne, dont les libertés d’opinion et d’expression, avec lesquelles elle partage l’affirmation constitutionnelle et qu’elle étaye d’ailleurs en maintes circonstances. Son respect s’impose ainsi à l’État, qui ne peut y déroger « que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique[8] ». Essentielle au fonctionnement et au développement d’une telle société, elle correspond à la nature sociale de l’individu, qu’elle protège « de la vulnérabilité résultant de l’isolement et [à qui elle] assure la possibilité d’avoir une participation efficace dans la société[9] ». Son apologie n’est plus à faire[10].

L’activité poursuivie collectivement dans l’exercice de cette liberté comprend, certes, celle à laquelle l’individu qui en est le titulaire peut lui-même légitimement se livrer[11]. Elle ne se limite toutefois pas à ces seules formes d’action accessibles à un individu envisagé isolément, mais elle peut tout aussi bien correspondre à des agissements d’une nature nécessairement collective auxquels cet individu ne pourrait se livrer sans le concours d’autrui. En effet, « une collectivité peut incarner des objectifs qui n’existent pas au niveau individuel[12] ». Tout comme dans le cas précédent, c’est bien un individu qui participe à une action à laquelle s’associent une pluralité d’individus et qui exerce ainsi sa liberté d’association. Il serait de surcroît paradoxal que le caractère nécessairement collectif de l’activité des personnes regroupées dans sa poursuite exclue leur association… De toute façon, l’énoncé de la liberté d’association est général et ne laisse aucunement entrevoir une volonté d’exclure l’association dans la poursuite d’une activité nécessairement collective ; le caractère fondamental de la liberté dont il s’agit doit conduire à une interprétation libérale de son contenu. La nature proprement collective de l’activité constitutive d’association n’est donc plus un obstacle jurisprudentiel à son inclusion dans le champ naturel de la liberté d’association qu’affirme l’alinéa 2 (d), comme cela a longtemps été le cas[13].

La poursuite d’une fin commune par une pluralité de personnes pourra se réaliser par l’entremise d’un groupement associatif, c’est-à-dire d’une association au sens technique du terme, soit que ces individus, dans la poursuite de leur fin commune, choisissent de structurer ainsi leur action, soit qu’ils adhèrent à un ensemble associatif préexistant. Il s’agira d’une adhésion d’une pluralité de personnes physiques à un groupement minimalement structuré et stable ou encore, mais pas nécessairement, à un groupement constituant lui-même une personne morale, soit une entité distincte des individus qui y adhèrent. L’intermédiation alors d’un tel groupement, par voie de représentation consensuelle ou légale, dans la poursuite de la fin collective à laquelle s’identifient une pluralité d’individus ne fera pas obstacle à l’attribution de l’activité associative à ces personnes qui adhèrent au groupement ainsi formé, et ce, aux fins de la protection constitutionnelle de la liberté d’association[14]. Cependant, il n’a pas du tout à en être toujours ainsi : l’activité associative peut tout aussi bien s’identifier, simplement et directement, à la poursuite informelle d’une fin commune par une pluralité d’individus[15]. Ici encore, la notion de liberté d’association est énoncée généralement à l’alinéa 2 (d) et son interprétation exclut toute restriction artificielle en ce qui a trait à l’existence d’une réalité associative.

Enfin, la liberté d’association protégée réside dans le fait associatif lui-même et la protection constitutionnelle s’attache à ce dernier : elle ne s’adresse pas à la fin ni à l’objectif que poursuit cette réalité associative. Il y a en effet lieu de distinguer l’aspect collectif d’une activité de l’activité elle-même[16]. Dans cet esprit, avons-nous pu observer, l’interdiction de se livrer collectivement à une activité à laquelle un individu peut se livrer est suspecte, mais non celle qui touche indistinctement un comportement, qu’il soit collectif ou individuel.

1.1.2 Droit de grève

Le fait de grève consiste dans le retrait concerté de la part d’un groupe de salariés de la prestation de travail qu’ils doivent à leur employeur. Il se manifeste ainsi dans la cessation collective du travail ou, en certaines circonstances, dans le refus collectif de reprendre un travail auquel les salariés-grévistes s’étaient, d’une façon ou d’une autre, antérieurement obligés. Dans le présent contexte, la définition de la grève doit être générale et universelle et ne doit pas être restreinte par les exigences particulières d’une loi déterminée. Dans cet esprit, rien ne s’oppose à ce que le fait de grève inclue également une altération concertée de la prestation de travail en cours, comme ce serait notamment le cas d’une grève dite « du zèle » ou de son contraire. En revanche, la grève, même entendue ainsi généralement, se distingue de différents comportements collectifs pendant son cours et à son soutien, comme le serait, par exemple, un piquet de grève, action qui peut d’ailleurs avoir cours indépendamment d’une grève. Cette dernière se réalise donc dans le refus collectif de la prestation de travail due à l’employeur. Ce refus sera tantôt fondé sur l’insuffisance des conditions de travail aux yeux des grévistes, tantôt motivé par des considérations éloignées de leur milieu de travail immédiat. Une volonté de coercition s’attache naturellement à la grève. Quant à l’auteur de la grève, ainsi entendue d’une façon générale et non pas en fonction d’une loi particulière, c’est une collectivité de personnes dont le statut de travail entraîne une obligation de travailler à l’endroit d’un employeur, soit, dit généralement, des « salariés » ou des « employés », ou personnes assimilées, par exemple, des « entrepreneurs dépendants » selon certaines lois régissant les rapports collectifs de travail, sans entendre limiter la notion de « salarié » ou d’« employé » par des considérations particulières propres à de telles lois[17]. En somme, une situation de dépendance ou de subordination sur le plan du travail de la part des grévistes à l’endroit d’une autre personne, leur employeur, se trouve généralement postulée, ce qui exclut la cessation collective d’un travail indépendant, c’est-à-dire dont le produit est proposé généralement au public[18].

Le droit de grève en cause doit s’envisager tout aussi généralement aux fins de la présente préoccupation, c’est-à-dire abstraction faite, ici encore, de tout apport distinctif d’une loi quelconque, notamment une loi établissant un régime de rapports collectifs de travail. Ainsi, la question de savoir si la liberté d’association s’étend, ou non, au « droit de grève » ne concerne pas nécessairement un droit de grève légal, véritablement opposable à l’employeur, en ce qu’il comporte une obligation légale de maintien du statut de salarié pendant la grève, comme le prévoient des lois canadiennes contemporaines[19]. C’est, au contraire, plus généralement, la liberté, la faculté de faire grève sans contrainte de la part de l’État. Une telle liberté de grève a d’ailleurs — nous y reviendrons — des racines historiques beaucoup plus profondes que le précédent droit de grève légal ; elle se trouvait initialement reconnue par voie d’« immunités », c’est-à-dire d’absence de sanctions pénales, par les droits britanniques et canadiens de la fin du xixe siècle. À cette époque, en effet, dans ce dernier cas, le législateur fédéral appréhendait le phénomène syndical dans son ensemble, indistinctement, dans ses manifestations aussi bien ponctuelles, comme la grève, qu’organisées, comme le syndicat. Il traitait alors de l’« association ouvrière », c’est-à-dire « telle combinaison, soit temporaire ou permanente, pour réglementer les rapports entre les ouvriers et les maîtres, ou pour imposer des conditions restrictives à l’égard de l’exploitation de tout métier ou industrie[20] », et il prohibait les poursuites pour conspiration dans le cas de toute « coalition ouvrière[21] ». Le droit de grève légiféré, selon les lois canadiennes contemporaines du travail, se superpose ainsi historiquement à la liberté de grève, et c’est cette dernière, dans toute son amplitude, qui est à la recherche de la protection constitutionnelle : une atteinte au premier joue à l’encontre de la seconde, mais cette dernière liberté — ou « droit », au sens large de grève — peut aussi être restreinte sans que le droit de grève au sens strict des lois actuelles du travail le soit, comme nous le verrons ci-après.

La finalité du droit de grève le lie d’abord au processus de négociation collective : tel est du moins son aspect prédominant en milieu nord-américain. En tant que système, la négociation collective est d’ailleurs impraticable — nous y reviendrons aussi — sans la possibilité pour un ensemble de travailleurs de recourir à cette forme de pression économique. La conception instrumentale du recours à la grève explique d’ailleurs la centralité du droit de grève légiféré dans l’encadrement juridique du processus de négociation collective selon les lois canadiennes contemporaines des rapports collectifs du travail[22]. Envisagé à travers le prisme de la négociation collective, le droit de grève revêt, à l’instar de cette dernière, une dimension socioéconomique prédominante mais non exclusive. Cependant, la finalité du droit de grève ne saurait se réduire ainsi au seul terrain de la négociation collective. Ce pouvoir de coalition se présente en effet plus largement et généralement en tant que moyen d’assurer à des ensembles de travailleurs une voix efficace au sein de l’entreprise à laquelle ils se rattachent pour y manifester leur intérêt à l’égard des différentes politiques et positions de l’employeur, sans qu’il s’agisse nécessairement de sujets ressortissant à la négociation collective. Un tel contrepoids s’impose particulièrement devant la concentration de pouvoir que représente l’entreprise transnationale contemporaine, pourrions-nous observer en passant. Le droit de grève est alors le gage d’une véritable « démocratie industrielle[23] ». Il en est aussi de même de la grève au soutien de l’intérêt d’ensembles de salariés, voire du salariat, dans la société tout entière : le droit de grève est alors un ferment de vie démocratique dans cette société pluraliste[24]. Cette dernière vision de la grève est davantage ancrée dans certains pays européens qu’en milieu nord-américain, où, nous l’avons vu, la grève est d’abord et avant tout liée à la négociation collective et où, en conséquence, l’encadrement légal du recours à la grève en fonction de cette dernière est loin de la favoriser. En France, par exemple, le droit de grève constitutionnellement reconnu depuis 1946 exprime une liberté publique individuelle exercée collectivement[25]. Cette vision plus large de la finalité de la grève la conçoit, en plus de son rôle en matière de négociation collective, tout aussi bien comme un moyen de protester contre des politiques économiques et sociales de l’État touchant aux intérêts du salariat. La légitimité de principe de tels mouvements de grève, à l’exclusion de celle de grèves d’ordre proprement politique, est acquise au regard du droit international du travail en tant qu’exercice de la liberté syndicale[26]. Dans ces derniers aspects, le droit de grève se présente davantage, mais non exclusivement, comme un droit civil et politique, de la nature des droits fondamentaux de la personne qu’affirme la Charte canadienne, dont la liberté générale d’association.

1.2 Justification négative

Les motifs de l’exclusion du droit de grève de l’aire de la protection constitutionnelle rattachée à la liberté générale d’association, motifs à la base des positions majoritaires des arrêts de 1987 de la Cour suprême, toujours actuelles en droit positif canadien, sont-ils toujours valables ?

L’argumentaire mis en avant dans ces arrêts de 1987 comporte des considérations tenant à la fois à la nature de la grève elle-même, à celle du droit de grève et, d’une façon plus externe par rapport à ces premiers éléments, au rôle approprié du judiciaire s’agissant de déterminer la portée de la Charte canadienne dans le contexte des relations collectives du travail.

En premier lieu, le phénomène de grève lui-même ne pouvait satisfaire à la conception prédominante d’alors de la liberté d’association, soit celle qui consiste à exercer collectivement une activité à laquelle un individu peut légitimement se livrer[27]. À cet égard, il était tout à fait exact d’insister sur le caractère nécessairement collectif de la grève, en raison de l’élément de concertation qui lui est inhérent et d’affirmer qu’« [i]l n’y a pas d’équivalent individuel à une grève[28] ». Toutefois, cela n’importe plus, puisque la Cour suprême reconnaît désormais avec raison, avons-nous vu, que l’application de l’alinéa 2 (d) peut s’étendre à différents actes ou comportements d’une nature nécessairement collective, ce qui rend ainsi « désuète » la position antérieure[29].

De même, reconnaître le caractère nécessairement collectif de la grève, partant, la différence « qualitative » essentielle entre cette dernière et la cessation de travail individuelle rend illogique de refuser la protection constitutionnelle en raison de l’illégitimité de la cessation individuelle de travail qui résulterait, prétendraient certains, d’une violation de l’obligation contractuelle de travailler de chaque salarié-gréviste envers son employeur[30]. L’élément en cause, en effet, est l’affirmation juridique d’un phénomène collectif qui a une valeur sociale propre et qui doit être envisagé en tant que tel, pour ce qu’il est essentiellement, c’est-à-dire une action d’une nature collective. Quant à la détermination des conséquences contractuelles de la participation à la grève, elle ne pourra d’ailleurs elle-même s’accomplir en faisant abstraction de cette dernière perspective, verrons-nous dans la seconde partie de notre texte.

Cependant, selon des opposants à cette position, le retrait collectif de la prestation de travail se veut nocif à l’endroit de l’employeur ; de plus, avons-nous noté, il a aussi tendance à incommoder de plus en plus de tiers étrangers à la situation de travail en cause : ces conséquences de l’exercice de la grève devraient-elles l’exclure du domaine de la liberté d’association ? Pour ce qui est des effets recherchés de la part des grévistes sur l’employeur, répondre affirmativement reviendrait en définitive à tenir compte de la finalité du comportement collectif, plutôt que de rechercher uniquement s’il représente en lui-même un comportement associatif. La grève ne se singularise d’ailleurs pas à cet égard ; l’exercice de la liberté d’association sur bien des plans a naturellement pour objet d’orienter le comportement d’autrui en faisant, directement ou indirectement, pression sur lui. Tel est, par exemple, l’impact recherché d’une action collective de la part d’un groupe de consommateurs. Relativement aux inconvénients de la grève sur différents segments du public, c’est plutôt là une considération dont le judiciaire doit tenir compte dans l’application de la disposition de sauvegarde possible de l’action législative (ou gouvernementale) que constitue l’article premier de la Charte canadienne, mais non un facteur d’exclusion initial de la liberté de grève de la compréhension de la liberté d’association[31].

Refuser la protection constitutionnelle au droit de grève en raison de son origine « récente » et législative[32] est d’abord historiquement inexact. Inextricable, nous l’avons vu, du droit à la négociation collective durant tout le cheminement historique de ces droits vers leur reconnaissance, puis leur protection, le droit de grève, entendu généralement au sens de liberté ou de faculté de recourir à ce procédé, se distingue, avons-nous observé, du droit légiféré et syndical des lois contemporaines du travail dans les différentes juridictions canadiennes, lequel semble avoir obnubilé le banc majoritaire de 1987 dans l’affaire Re Alberta. Les lois contemporaines du travail, comme le démontre l’histoire des relations du travail au Canada, n’ont pas créé ces droits, mais elles les protègent techniquement et les « amplifient », du moins à certains égards[33]. L’arrêt B.C. Health Services, vingt ans après la trilogie de 1987, devait apporter une démonstration détaillée à ce sujet à l’occasion du revirement jurisprudentiel qu’il effectuait en reconnaissant que l’alinéa 2 (d) de la Charte canadienne protège le « droit » à la négociation collective[34]. Réitérant cette démonstration et l’appliquant plus précisément à l’historique de l’émergence du droit de grève au Canada, puisqu’il s’agit bien globalement d’un seul et même parcours historique[35], il n’est donc pas justifié de refuser de reconnaître au droit de grève ce caractère « fondamental », ainsi que le voulaient les arrêts de 1987.

Par ailleurs, la Cour suprême, dans l’arrêt B.C. Health Services, écarte aussi l’argument voulant que la protection constitutionnelle ne s’étende pas au droit de négocier collectivement parce qu’elle ne protège pas le but ou les objectifs d’une association : elle le fait en distinguant le « processus » de négociation d’avec l’« issue » de celle-ci[36]. Il serait possible d’en dire autant de l’acte de grève tenu lui-même pour associatif, comme nous allons le préconiser. Si nous prétendions au contraire rattacher la présente difficulté au droit de grève légiféré et syndical de la loi contemporaine des rapports collectifs de travail — le droit de grève se présente alors comme un moyen de réaliser un droit tout autant légiféré et syndical, celui de négocier collectivement, et qui est tenu pour la fin du syndicat, représentant collectif des salariés —, il y aurait d’abord lieu de contester le bien-fondé d’une telle perspective compte tenu du redressement historique de l’émergence des droits de grève et de négociation collective précédemment mentionné et exposé dans l’arrêt B.C. Health Services. De toute façon, la distinction entre le processus de négociation, envisagé dans son ensemble, et l’issue de celle-ci, mise en avant dans ce même arrêt, serait également pertinente dans cette dernière perspective[37].

Enfin, la Cour suprême préconisait en 1987 une attitude de retenue judiciaire devant la « constitutionnalisation » des droits de grève et de négociation collective, de manière à laisser les coudées franches au législateur en ce contexte hautement évolutif et politique que sont les relations collectives du travail, de même que, par ricochet, aux instances spécialisées du travail[38]. Quelle qu’ait été la sagesse « politique » de cette position, elle a été jugée, comme il se devait, inappropriée compte tenu du caractère fondamental de l’enjeu constitutionnel lié au droit de négociation collective dans l’arrêt B.C. Health Services[39]. Or, le droit de grève soulève un enjeu de même ordre.

D’une façon particulière, pour ce qui est de l’opportunité d’un contrôle judiciaire de constitutionnalité de la législation du travail, marquée par une recherche d’équilibre entre le pouvoir patronal et le pouvoir syndical, l’argument voulant que n’accorder la protection constitutionnelle qu’à l’un des deux protagonistes en matière de négociation collective et ne protéger que la liberté de grève en ignorant celle de lock-out entraînerait un « déséquilibre » des forces en présence[40] paraît discutable compte tenu du caractère subordonné du salarié individuel devant l’employeur, à plus forte raison dans le cas de plus en plus fréquent de la concentration de pouvoir caractéristique des entreprises transnationales majoritairement présentes dans l’économie nationale. De toute façon, la présence d’un enjeu fondamental fait toujours obstacle à l’abstentionnisme judiciaire…

1.3 Justification positive

La nature même du droit de grève porte à l’inclure dans la portée de la protection constitutionnelle de la liberté d’association. À ce regard sur la réalité intrinsèque du droit de grève (1.3.1) s’ajoute l’effet extrinsèque de différents instruments juridiques, en particulier d’ordre international (1.3.2).

1.3.1 Réalité intrinsèque

La faculté de faire grève peut s’envisager comme un instrument de négociation collective ; elle peut aussi se concevoir plus largement en tant que liberté de coalition.

L’ensemble du processus de négociation collective se trouve inclus dans l’aire de la liberté constitutionnelle d’association depuis l’arrêt B.C. Health Services. Si le droit de grève (dont n’entendait pas traiter, une fois encore, ce dernier arrêt) était partie de ce processus de négociation, il jouirait donc lui-même de cette protection à ce titre. Or, diverses considérations militent en ce sens. En premier lieu, le droit à la négociation collective trouve son fondement historique dans la reconnaissance progressive de la liberté ou du droit de grève au Canada. Cela se vérifie à partir de chacune des trois grandes périodes de l’évolution du droit des rapports collectifs du travail dans ce pays selon l’arrêt B.C. Health Services[41]. La répression judiciaire et législative initiale des organisations de travailleurs, tant en Angleterre qu’au Canada, s’est manifestée principalement à l’occasion de grèves en vue d’une amélioration des conditions de travail des salariés ; l’action syndicale a ensuite été tolérée et alors « [l]es employeurs pouvaient refuser de reconnaître les syndicats et de négocier avec eux, mais les employés disposaient d’une arme économique puissante : la capacité de déclencher une grève pour forcer un employeur à reconnaître leur syndicat et à négocier collectivement avec lui[42] ». Des lois, tant provinciales que fédérales, dont, dans ce dernier cas, la Loi des enquêtes en matière de différends industriels de 1907[43], prévoyaient diverses formes de tierce intervention à l’occasion de différends de négociation collective de manière à favoriser le compromis aux dépens des grèves et de contre-grèves ; les lois provinciales et fédérales de l’après-guerre ont par la suite retenu, d’une manière ou d’une autre, une forme de moratoire avant de recourir à ces mesures dans l’exercice d’un droit à la négociation collective qu’elles établissaient. Et la Cour suprême de résumer ainsi ce parcours historique : « Ces dispositions législatives ont confirmé la validité de l’objectif central des luttes syndicales depuis des siècles, que le mouvement syndical a atteint pendant la période de laissez-faire en déclenchant des grèves : le droit de négocier collectivement avec les employeurs[44]. »

Il ne pouvait qu’en être ainsi, car, dans les faits, un système général de négociation collective requiert la présence d’une faculté de recourir à la grève. La possibilité d’utiliser la forme de pression économique et psychologique que représente le retrait collectif de la force de travail d’un groupe de salariés favorise un certain équilibre dans le pouvoir de négociation. Il tend à générer des propositions de négociation réalistes et est aussi de nature à assurer la progression du dialogue collectif entre les parties à la négociation. De plus, advenant une impasse véritable, le recours à la grève (comme d’ailleurs le lock-out dans le cas de l’employeur) est de nature à la résoudre positivement dans une société qui aura généralement préféré le libéralisme collectif à l’intervention étatique à cet effet. En définitive, « accepter un régime de négociation collective, c’est implicitement reconnaître le droit de recours aux sanctions économiques [que sont la grève et le lock-out][45] ».

La connexité entre le recours à la grève et la négociation collective est d’ordre général et ne s’attache pas à un aménagement juridique particulier des relations collectives de travail ; elle se manifeste également dans les lois contemporaines canadiennes de portée générale, comme la partie I du Code canadien du travail, ou encore, de façon représentative des lois provinciales, dans le Code du travail du Québec. Selon l’aménagement de la négociation collective que ces lois formulent, le recours à la grève s’insère dans le processus de négociation collective en tant que dernière étape[46]. L’obligation générale et bilatérale de négociation de bonne foi qui sous-tend l’ensemble de ce processus continue d’ailleurs de prévaloir en principe durant la grève[47].

Cependant, le lien entre la négociation collective et le droit de grève n’est pas exclusif : la faculté de grève, considérée en elle-même, s’envisage plus largement au regard de la liberté d’association. Cela peut conduire, avons-nous vu, à la poursuite d’objectifs liés à des politiques de l’employeur qui ne ressortissent pas à la négociation collective et même, plus largement, à des politiques publiques touchant, dans l’un et l’autre cas, aux intérêts collectifs des salariés grévistes. Il peut en être ainsi puisque la grève, comportement concerté d’une pluralité d’individus, se présente elle-même comme un phénomène associatif « primaire » ou de première ligne : l’aspect en cause est simplement le droit d’une pluralité de personnes de poursuivre ensemble une fin commune. La grève, malgré l’apport des lois contemporaines du travail qui établissent un droit syndical de grève à des fins de négociation collective, n’a donc pas perdu sa nature originelle de « coalition[48] ». Et c’est cette réalité foncièrement associative de la grève qui fonde la liberté constitutionnelle d’y recourir.

1.3.2 Apport extrinsèque

Différentes affirmations du droit de grève distinctes de celle qui peut se réclamer de l’énoncé de la liberté d’association de l’alinéa 2 (d) de la Charte canadienne viennent conforter l’inclusion de ce droit dans la compréhension de ce dernier énoncé. Elles émanent à la fois du droit international et des droits canadiens.

Le contenu pertinent du droit international porte à y distinguer les instruments auxquels le Canada a adhéré des autres qui, comme eux, participent à l’affirmation des droits fondamentaux de la personne sur le plan international. Pour ce qui est de leur influence sur l’interprétation du droit interne, y compris celui de portée prééminente, les tribunaux canadiens en viennent, certes, à reconnaître de plus en plus une portée « persuasive » à l’ensemble de ce droit international des droits fondamentaux de la personne et à ses valeurs[49] ; il devrait néanmoins être indiqué de faire découler plus strictement une présomption de conformité du droit national lorsqu’il s’agit d’engagements internationaux souscrits par le Canada[50]. Dans ce dernier cas, en ratifiant en 1976 le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, le Canada a expressément pris l’engagement d’« assurer […] [l]e droit de grève, exercé conformément [à ses lois][51] ». Cette dernière réserve ne saurait justifier le déni pur et simple du droit en cause[52]. Par ailleurs, l’assurance donnée de garantir « le droit de s’associer librement avec d’autres, y compris le droit de constituer des syndicats et d’y adhérer pour la protection de ses intérêts », selon l’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, également ratifié par le Canada en 1976, soulevait par la généralité relative de son objet un questionnement semblable à celui qui se rattache à l’alinéa 2 (d) de la Charte canadienne quant à l’inclusion du droit de grève[53] : une réponse affirmative s’impose maintenant aux yeux du Comité des droits de l’homme[54]. Sur le plan régional, en adhérant à l’Organisation des États américains (OEA) en 1990, le Canada a convenu de « consacrer tous [ses] efforts à l’application [du droit des travailleurs] de s’associer librement pour la défense et la promotion de leurs intérêts, notamment le droit de négociation collective et le droit de grève […], conformément à la législation pertinente[55] ». Enfin, il est acquis au sein des instances de l’Organisation internationale du travail (OIT) que la Convention (no 87) concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical, ratifiée par le Canada en 1972, inclut le droit de grève dans son affirmation de la liberté syndicale, et ce, même si cet instrument ne l’énonce pas expressément[56]. Ainsi, la Commission d’experts pour l’application tient le droit de grève pour « un corollaire indissociable du droit d’association protégé par la convention no 87[57] ». De même, le Comité de la liberté syndicale, qui fait sienne cette dernière affirmation, voit dans le droit de grève l’« un des droits fondamentaux des travailleurs et de leurs organisations[58] ».

D’une façon uniquement persuasive cette fois, un État qui adhère au Protocole additionnel à la Convention américaine relative aux droits de l’homme traitant des droits économiques, sociaux et culturels, garantit de ce fait « le droit de grève[59] ». Cette dernière convention, à laquelle le Canada n’a pas encore adhéré, se contente d’affirmer la liberté générale d’association[60].

Toujours à ce niveau « persuasif », mais en Europe cette fois, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, proclamée le 7 décembre 2000, voit, en vertu du traité de Lisbonne du 13 décembre 2007, son contenu normatif acquérir la même valeur que les traités communautaires. Après avoir proclamé la « liberté d’association à tous les niveaux, notamment dans les domaines politique, syndical et civique[61] », elle assure par une disposition subséquente le droit des travailleurs et des employeurs à la négociation collective et celui « de recourir, en cas de conflits d’intérêts, à des actions collectives pour la défense de leurs intérêts, y compris la grève[62] ». La Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux faisait essentiellement de même depuis 1989[63]. La Cour de justice des communautés européennes a reconnu que les droits fondamentaux de la cette charte ont le rang de principes généraux du droit communautaire. Elle a ainsi confirmé que « [le précédent] droit de mener une action collective, y compris le droit de grève, doit donc être reconnu en tant que droit fondamental faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire dont la Cour assure le respect [même si] son exercice peut être soumis à certaines restrictions[64] ». Dans cette mesure, il s’impose aux États membres, même si le droit de grève ne relève pas de la compétence de la Communauté. Dans le contexte cette fois du Conseil de l’Europe, l’article 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales proclame, à l’instar de la Charte canadienne, la liberté générale d’association et ne fait pas mention du droit de grève[65]. La Cour européenne des droits de l’homme a énoncé avec constance que la disposition « protège la liberté de défendre les intérêts professionnels des adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci, action dont les États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la conduite et le développement[66] ». La disposition « laisse cependant à chaque État le choix des moyens à employer à cette fin ; l’octroi du droit de grève représente sans doute l’un des plus importants d’entre eux, mais il y en a d’autres. Un tel droit, que l’article 11 (art. 11) ne consacre pas expressément, peut être soumis par le droit interne à une réglementation de nature à en limiter dans certains cas l’exercice[67]. » La Charte sociale européenne, signée à Turin en 1961 et révisée en 1996, énonce « [e]n vue d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective […] le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits d’intérêts, y compris le droit de grève, sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en vigueur[68] ».

De son côté, la Cour suprême avait bien reconnu l’apport du droit international pertinent à l’interprétation de l’alinéa 2 (d) de la Charte canadienne en dégageant de cet énoncé l’existence d’un droit constitutionnel à la négociation collective[69]. Le procédé est évidemment à réitérer à l’occasion de la présente recherche d’une protection constitutionnelle du droit de grève.

Enfin, la liberté de grève est en synergie avec le droit interne canadien, abstraction faite ici de tout rattachement à l’alinéa 2 (d) de la Charte canadienne qui garantit la liberté d’association. En effet, elle favorise les valeurs inhérentes véhiculées par cet instrument prééminent : dignité humaine, égalité, respect de l’autonomie de la personne et mise en valeur de la démocratie[70]. En premier lieu, il ne peut qu’en être ainsi dans la mesure où le droit de grève se rattache au processus de négociation collective. Cependant, la faculté de recourir à la grève conçue à des fins plus large d’affirmation des intérêts des salariés, sans lien nécessaire avec la négociation collective, que ce soit à des fins liées, elles aussi, au milieu de travail ou, plus largement encore, à la société dans son ensemble, favorise tout aussi bien ces valeurs constitutionnelles. En particulier en est-il ainsi de la recherche d’égalité en raison de l’inégalité caractéristique du statut de salarié devant le pouvoir patronal. Toujours dans une perspective systémique, la contribution de grève, action collective, à la vitalité de l’expérience démocratique participative de l’action collective, tant dans les milieux de travail que dans la société, a déjà été signalée[71].

Ainsi assurée en raison de son appartenance à la liberté d’association, quels sont les effets de cette affirmation constitutionnelle du droit de grève ?

2 Effets

La protection constitutionnelle du droit de grève conduit à invalider l’action de l’État, gouvernementale et législative, dans l’ordre tant central que provincial, dont l’objet serait de le restreindre ou encore qui aurait un tel effet[72] (2.1). Il y a aussi lieu d’examiner dans quelle mesure elle emporte une obligation de la part de l’État d’intervenir positivement pour l’assurer (2.2).

2.1 Invalidation de l’action restrictive du droit de grève de la part de l’État

Les restrictions étatiques du droit de grève sont, dans les faits, l’oeuvre du législateur au Canada. Elles résultent à la fois de lois régissant couramment les rapports collectifs du travail dans les différentes juridictions de l’État fédéral (2.1.1) et de lois interdisant ponctuellement le déclenchement ou la poursuite de la grève dans certaines situations particulières où l’arrêt de travail met en cause l’intérêt public d’une façon aiguë, du moins selon l’appréciation du législateur (2.1.2).

Dans tous ces cas, le premier critère de constitutionnalité porte sur l’objet de la loi, à savoir si le but recherché est, ou non, de porter atteinte à une liberté fondamentale : un constat affirmatif sera déterminant ; dans la négative, la considération des effets de la loi sur l’exercice de la liberté fondamentale, dont, ici, celle d’association, s’imposera[73].

2.1.1 Restrictions légales courantes

Le régime de la grève, qu’établissent typiquement les différentes lois canadiennes régissant couramment les rapports collectifs du travail, restreint non seulement l’exercice du droit de grève s’attachant à la poursuite de la négociation collective dont traite cette législation (2.1.1.1), mais aussi celui qui est orienté à des fins étrangères à cette négociation collective dont traite la loi (2.1.1.2).

2.1.1.1 Grève se situant dans le cours du régime de négociation établi par la loi

Les restrictions légales générales du droit de grève, que nous devons d’abord préciser, s’insèrent dans un régime légal dont la teneur d’ensemble contribue à en préciser l’orientation et la portée.

Dans ses aspects essentiels, la loi régissant les rapports collectifs du travail accorde au syndicat jugé représentatif d’un groupe de salariés selon ses termes le droit de grève qu’elle établit elle-même en faveur d’une telle association de salariés en vue de négocier une convention collective, qu’il s’agisse d’une première entente entre les parties ou d’une entente subséquente[74]. Ce droit de grève est acquis, selon des modalités propres à chacune des lois de ce modèle canadien, à un stade donné de la négociation, ce qui suppose en particulier l’écoulement d’une période de temps à la suite de l’envoi d’un avis de négociation par une partie à l’autre[75]. La convention conclue, la grève est interdite pendant sa durée[76].

Ainsi circonscrit, ce droit de grève s’insère dans une loi qui a pour objet de favoriser la pratique de la négociation collective dans les différentes entreprises ; à cette fin, cette loi protège l’exercice de la liberté syndicale comme elle la conçoit, comporte des recours particuliers et adaptés, prévoit un mécanisme de détermination de la représentativité de groupements syndicaux et établit même un droit à la négociation collective périodique en faveur à la fois du syndicat tenu pour représentatif d’un groupe de salariés et de l’employeur de ces derniers. Globalement, ce régime légal de rapports collectifs de travail mise sur l’autonomie collective en tant que mode de détermination des conditions de travail dans différents milieux de la société et cherche en définitive, par ce moyen, à y favoriser la « paix industrielle[77] ». Il est possible de voir dans ce régime légal de rapports collectifs du travail l’expression d’un certain « compromis social », l’élément syndical s’imposant, à certaines conditions, en tant qu’interlocuteur obligé de l’employeur, lequel, en contrepartie de cette sécurité relative dont jouit le représentant collectif des salariés, se voit en particulier assuré de la stabilité des rapports de travail pendant la durée de la convention collective[78].

Par rapport à la liberté générale de grève qui existait généralement avant la mise en place du précédent régime légal contemporain — mais sans faire pour autant abstraction des précédents aspects positifs de ce dernier en ce qui a trait à l’exercice de la liberté syndicale —, les restrictions suivantes sont marquantes dans le cas des « salariés » ou des « employés » que concerne cette législation[79] : illégalité de toute grève qui ne se déroule pas sous l’égide du syndicat reconnu en tant que représentant collectif des salariés en cause, donc de toute grève « spontanée » de la part d’un ensemble de salariés et de toute grève à l’instigation d’un syndicat autre que ce syndicat dont la représentativité a été établie selon la loi, en particulier illégalité de toute grève de reconnaissance syndicale ; dans le cas du syndicat officiellement reconnu, illégalité de toute grève qui ne se situe pas à l’intérieur de la période prévue à ce sujet, laquelle correspond à un stade du déroulement de la négociation collective que précise la loi, en particulier illégalité, en principe, réitérons-le, de toute grève pendant la convention collective[80]. C’est dans ce dernier cas une obligation absolue, l’interdiction de grève valant généralement et non seulement en ce qui a trait à des conditions de travail mentionnées dans la convention collective en cours. Un substitut juridictionnel à la grève s’impose alors dans le cas des conflits de droit auxquels cette convention peut donner lieu : l’arbitrage de grief[81].

S’agissant de personnes qui ne sont pas tenues pour « salariées » ou « employées » au sens de la loi, le régime de représentation et de négociation collectives ne s’adresse pas à elles ; les restrictions précédentes du droit de grève établi par cette même loi ne leur sont donc pas applicables et ces catégories de personnes — en particulier les cadres exerçant des fonctions de direction dans l’entreprise — peuvent toujours se réclamer de la liberté préexistante de grève antérieure à la loi.

Ces différentes restrictions apportées au recours à la grève sont, il va de soi, ouvertement recherchées par le législateur qui poursuit en les édictant les objectifs d’ensemble de son aménagement des relations collectives de travail. Elles atteignent la liberté d’association à double titre : la grève représente en elle-même une manifestation « primaire » d’association — avenue que nous préconisons ; d’autre part, elle est inhérente au processus de négociation collective, dont le rattachement à la liberté d’association est maintenant acquis.

Les précédentes restrictions légales au droit de grève, partant à la liberté d’association, ne peuvent alors être sauvegardées que par une démonstration de leur caractère « raisonnable » et de leur justification dans le « cadre d’une société libre et démocratique » selon la disposition de sauvegarde de l’article premier de la Charte : il y alors considération, selon les critères jurisprudentiels dégagés, de l’importance de l’objectif poursuivi en imposant la restriction au regard de la nature et de la portée de la suppression de la liberté fondamentale en cause et application d’« une sorte de critère de proportionnalité [entre le moyen utilisé et l’objectif recherché][82] ». Une telle analyse, si elle devait être entreprise, conduirait inévitablement à jauger chacune des précédentes restrictions du droit de grève en fonction de l’ensemble de la loi dans laquelle elles s’insèrent, c’est-à-dire à tenir compte à la fois des objectifs qu’elle poursuit et de l’ensemble des techniques de représentation et de négociation collectives qu’elle met en avant à ces fins. Ce sera alors à bon escient, à ce stade second de la détermination de la constitutionnalité de la disposition restrictive, que le judiciaire sera naturellement enclin à tenir compte notamment du poids traditionnel du mode d’aménagement légal des rapports collectifs du travail dans les différentes juridictions canadiennes, de même que de l’importance du pouvoir d’appréciation du législateur en cette matière[83].

2.1.1.2 Grève dépassant le contexte de la négociation collective envisagé par la loi

Les précédentes restrictions du droit de grève édictées par la loi qui aménage généralement la représentation et la négociation collectives dans l’entreprise ont un effet négatif sur ce droit beaucoup plus large que ce contexte de négociation collective. Sont ainsi en cause, d’abord, dans l’entreprise elle-même, la grève à l’encontre de politiques de l’employeur qui se situent en marge de la négociation collective d’entreprise traditionnelle, la grève de solidarité, soit qu’elle concerne — situation la plus fréquente — des salariés d’une même entreprise, en particulier des salariés de différentes entités composantes d’une même entreprise transnationale, soit qu’elle se manifeste encore plus largement à l’intérieur du salariat, sur la scène nationale ou internationale et, enfin, la grève à connotation politique, c’est-à-dire à l’appui des intérêts du salariat devant l’État. En effet, dans tous ces cas, une première position pourrait vouloir que l’objet des restrictions de la grève soit d’assurer à l’employeur des grévistes une stabilité des relations de travail absolue dans l’entreprise, hormis les périodes du déroulement de la négociation collective où la loi laisse cours à la grève. Les différentes restrictions de la grève atteindraient alors absolument toutes les précédentes formes atypiques de grève mentionnées. Sans attribuer une telle portée à la loi et tout en reconnaissant que le législateur n’a alors traité expressément que de la grève dans le cours de la négociation collective d’entreprise, nous devrions néanmoins tenir compte des effets pratiques des restrictions ainsi apportées au recours à la grève : elle ne serait légale que lorsque son déroulement se situerait, plutôt fortuitement, à l’intérieur des périodes de licéité de la grève établies en fonction de la négociation d’entreprise, tout autre arrêt collectif de travail se trouvant juridiquement exclu. Tels seraient alors les effets des restrictions au droit de grève se rattachant au régime de négociation collective qu’encadre la loi et dont la portée serait tout à fait dysfonctionnelle dès lors que la grève se situerait sur des plans étrangers à cette négociation[84].

Cependant, ces situations de grèves atypiques par rapport à la grève envisagée par la loi régissant couramment la négociation collective au Canada peuvent-elles vraiment se réclamer de la liberté d’association ? Assurément, pour qui accepte de voir en la grève une coalition, une forme « primaire » d’association, sans égard à son envergure ou encore à la nature des intérêts des salariés qui y ont recours. Par contre, si l’inclusion du droit de grève dans la compréhension de la liberté d’association ne devait se fonder que sur son lien avec le processus de négociation collective, l’affirmative serait loin de s’imposer. Certaines des précédentes situations sont, en effet, étrangères à la négociation collective, par exemple, la grève à connotation politique. Quant à celles qui ne le sont pas, comme certaines situations de grèves de solidarité au sein d’entreprises transnationales, tout dépendra alors de la nature du processus de négociation collective inclus dans la compréhension de la liberté générale d’association. Ces grèves ne pourraient ainsi se réclamer de cette liberté si la négociation collective retenue n’était que celle qui correspond à la négociation collective d’entreprise encadrée par la législation contemporaine régissant généralement les rapports collectifs du travail au Canada, c’est-à-dire celle qui représente l’exercice du droit à la négociation collective de bonne foi selon ce système ; il en serait autrement si la négociation collective devait s’envisager plus souplement, c’est-à-dire en tant que manifestation d’autonomie collective sans référence obligée à un système particulier de négociation. À ce sujet, l’arrêt B.C. Health Services portait, certes, sur une loi provinciale reproduisant le modèle courant de négociation collective basé sur le droit à la négociation collective de bonne foi légiféré ; il comportait aussi un large exposé relatif à ce droit[85]. Toutefois, dans son argumentaire à l’appui de la constitutionnalisation des processus de négociation collective, la Cour suprême s’appuyait tout aussi bien sur l’ensemble du déroulement historique de la négociation collective au pays, y compris des phases plus larges et plus souples de négociation pratiquées antérieurement à la mise en place des lois courantes de l’après-guerre en la matière[86]. Elle se réclamait également du droit international du travail, lequel est tout à fait perméable à différents types de négociation collective, sans égard à leur envergure[87]. D’ailleurs, ainsi assuré, de préciser la Cour suprême elle-même, ce droit à la négociation collective « confère le droit de participer à un processus général de négociation collective et non le droit de revendiquer un modèle particulier de relations du travail ou une méthode particulière de négociation[88] ». Ces dernières considérations paraissent de nature à dissiper l’ambiguïté autrement présente de l’arrêt à ce sujet et inclinent à poser que c’est dans sa généralité que le processus de négociation a été jugé inhérent à la liberté d’association. En conséquence, le droit de grève protégé par l’alinéa 2 (d) de la Charte canadienne pourrait inclure celui de se livrer à des types de grèves qui, tout en se situant dans le cours de la négociation collective génériquement entendue, ne mettent pas en cause le régime de négociation collective couramment établi par les lois contemporaines du travail.

Ici encore, assurer la protection constitutionnelle à ces expressions relativement atypiques du droit de grève conduit à la nécessité de justifier la loi selon les critères découlant de l’article premier de la Charte canadienne. Aux considérations précédemment mentionnées à l’occasion de la grève se rattachant au processus courant de négociation collective, et qui valent ici également, s’ajouteraient les facteurs suivants : en défaveur de la loi restrictive de la grève dans le cas de la grève de solidarité se rattachant à l’entreprise transnationale, la nécessité d’un contrepoids à la concentration de la force économique du pouvoir patronal dans cette dernière et, dans le cas de la grève à connotation politique concernant l’État, mais cette fois en faveur de la loi restrictive du droit de grève, l’existence de la démocratie parlementaire, qui permet également de faire valoir les positions des collectivités de salariés.

2.1.2 Restrictions ponctuelles

Il arrive, dans l’ordre tant fédéral que provincial, que le législateur en vienne à restreindre ponctuellement l’exercice du droit de grève, qu’il s’agisse d’une manifestation conflictuelle appréhendée ou d’un arrêt de travail en cours. Légales jusque-là, ces grèves se situent typiquement dans le cours d’une négociation collective régie par la loi du travail d’application générale, ou encore dans des secteurs particuliers d’activité, par une loi y régissant précisément la négociation collective. Le législateur excipe de l’intérêt public pour justifier son intervention négative contre le droit de grève — intervention souvent assortie de lourdes pénalités, à l’égard tant de l’instance syndicale que des grévistes récalcitrants. L’intérêt public alors invoqué comprend, bien sûr, selon les espèces, l’atteinte à la santé ou à la sécurité publique, ce qu’admet le droit international du travail, mais, dans certains cas, déborde ces frontières, pour inclure des atteintes au fonctionnement de l’économie, en totalité ou en partie, ou encore des inconvénients sérieux pour le public, comme une grève dans le secteur de l’éducation, ce que n’accepte pas, en principe, le droit international du travail au regard de la liberté syndicale[89].

Envisagées ici en fonction de la liberté constitutionnelle d’association, ces lois qui viennent ainsi ponctuellement faire obstacle à l’exercice du droit de grève portent atteinte à cette liberté constitutionnelle fondamentale. Il en est alors ainsi soit que l’inclusion du droit de grève dans le champ de cette liberté ait pour fondement la perception de la grève en tant qu’« association primaire », soit qu’elle se base sur son rattachement, au processus de négociation collective, ce que justifient les présentes circonstances[90]. Le débat se transporte ailleurs alors, ici encore, au stade de l’application des critères d’application de la disposition de sauvegarde qu’est l’article premier de la Charte canadienne. L’appréciation concrète par le judiciaire des intérêts en jeu ne va pas alors sans difficulté dans certaines situations[91].

2.2 Une action positive de la part du législateur ?

Il résulte de ce qui précède que la Constitution protège la faculté de recourir à la grève à l’encontre des législateurs et des gouvernements. Ce droit de grève, au sens large — ou liberté de grève — ne véhicule pas nécessairement, avons-nous vu, tout le contenu du droit de grève établi par les règles contemporaines du travail au pays, en particulier en ce qui a trait à la protection légale du travail des grévistes à l’encontre de l’action de leur employeur. En particulier, ces dernières lois font en sorte que les grévistes ne voient pas leur lien de travail rompu du seul fait qu’ils ont participé à la grève[92] ; même, certaines de ces lois interdisent, d’une façon plus ou moins large selon le cas, le recours à des remplaçants pendant le conflit[93]. Se pose donc la question de savoir si une protection similaire s’attache à la protection constitutionnelle du droit de grève.

À cet égard, le droit international du travail, après avoir noté avec une certaine défaveur que des systèmes nationaux permettent de remplacer des grévistes durant une grève légale, considère que « porte gravement atteinte au droit de grève et affecte le libre exercice des droits syndicaux[94] » le fait que les grévistes ne retrouvent pas leur emploi à la fin d’une telle grève légale. À titre comparatif, la Cour européenne des droits de l’homme, rappelons-le, a posé que l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme[95], qui assure généralement la liberté d’association, s’il ne consacre pas expressément le droit de grève, représente « l’un des plus importants [droits syndicaux même s’il] y en a d’autres[96] ». Or, elle a aussi posé, du moins au regard du droit à la négociation collective, qu’elle envisage semblablement que, « si l’article 11 a pour objectif essentiel de protéger l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice des droits qu’il consacre, il peut impliquer en outre l’obligation positive [pour l’État] d’assurer la jouissance effective de ces droits[97] ».

Sous réserve de l’influence que pourrait exercer un jour les positions du droit international du travail, voire celles, plus ténues, qui sont relatives à l’interprétation de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qui a trait à l’existence d’une obligation de l’État de protéger positivement et généralement l’exercice du droit de grève, il paraît loin d’être assuré que la reconnaissance d’une protection constitutionnelle du droit de grève à partir de l’alinéa 2 (d) de la Charte canadienne entraîne une telle obligation pour les législateurs canadiens. En effet, jusqu’à présent du moins, ce n’est que relativement à une situation exceptionnelle d’exclusion d’une catégorie de salariés des bénéfices d’un ensemble législatif, situation de « non-inclusion » portant atteinte à la liberté fondamentale d’association dans l’espèce, que la Cour suprême « a conclu à l’existence d’une […] exception à la règle générale selon laquelle l’art. 2 ne requiert pas de mesure gouvernementale positive[98] » et qu’elle a imposé au législateur d’adopter certaines mesures minimales de nature à assurer à la catégorie de travailleurs en cause l’exercice de leur liberté d’association. Alors, ne reviendrait-il pas de toute façon au judiciaire de constater que la participation à la grève, qu’elle soit, ou non, le fait d’un « salarié » au sens de la loi régissant généralement les rapports collectifs de travail, s’identifie à l’exercice de la liberté fondamentale d’association et que cette dernière légitimise ce qui pourrait autrement être vu comme un manquement à l’obligation contractuelle de travailler ? L’exercice de cette liberté s’opposerait ainsi notamment à la rupture du rapport salarial que l’employeur prétendrait fonder sur cette dernière prétention, ou encore sur l’occupation du poste du gréviste par un remplaçant, dans la mesure du moins où elle aurait été permise.

Conclusion

Le précédent bilan de la protection constitutionnelle du droit de grève, s’il est exact, paraît somme toute positif eu égard à la conjoncture syndicale contemporaine. Au départ, en effet, la liberté générale d’association affirmée par l’alinéa 2 (d) de la Charte canadienne est celle de tout travailleur et ne se limite pas à un segment plus ou moins large du travail salarié comme le veulent les lois du travail actuelles. Ensuite, compte tenu de l’argumentaire, tant négatif que positif à ce sujet, elle protège tout aussi généralement le droit de grève, c’est-à-dire la faculté de recourir à ce procédé collectif d’affirmation des intérêts du travail contre toute atteinte de l’action des gouvernements et des législateurs qui ne serait pas justifiée au regard de la disposition de sauvegarde de l’article premier de la Charte canadienne. Cela pourrait à l’avenir comprendre certaines lois restrictives particulières jugées en cela abusives, mais aussi, au besoin, permettre de mettre à l’épreuve certaines restrictions apportées par les lois contemporaines du travail d’application courante. Ainsi, en particulier, les effets restrictifs qu’elles peuvent apporter à des grèves de solidarité dépassant le contexte des rapports collectifs d’entreprise, auxquels s’adressent trop exclusivement ces lois contemporaines, pourraient bien sembler démesurés par rapport aux avantages de « paix du travail » sur lesquels elles prétendent se fonder, et ce, compte tenu de la concentration du pouvoir au sein des entreprises transnationales d’importance grandissante dans l’économie canadienne. Bref, la question de la protection constitutionnelle du droit de grève interpelle non seulement le judiciaire, mais elle pourrait bien, si elle est résolue positivement par ce dernier, mettre au défi le dynamisme syndical.