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Introduction

Fin avril 1945, dans un petit village de l’Italie septentrionale, une colonne de plus de 40 militaires de la Légion Tagliamento, une formation de l’armée de la République Sociale Italienne (RSI), se rendit au Comité de Libération Nationale (CLN) local. Selon les dispositions données, ils auraient dû bénéficier du traitement prévu pour les prisonniers de guerre. Dans des circonstances controversées et pas vraiment encore éclaircies jusqu’à ce jour, les soldats, tous âgés entre 15 et 22 ans, furent fusillés à l’extérieur du cimetière du village par quelques partisans appartenant aux brigades de la région. Le procès, commencé après quelques années, s’arrêta à la phase d’instruction par une déclaration de non-lieu en faveur des accusés, ces faits étant considérés comme des actes de guerre. Or, si l’histoire est écrite, la mémoire s’avère être conflictuelle, tendue vers l’affirmation de la vérité des faits.

Pendant longtemps, on n’a pratiquement pas parlé de cette histoire. Seul un petit groupe de survivants fascistes nostalgiques s’est rendu ponctuellement tous les ans sur les lieux de l’événement pour commémorer d’une manière informelle les soldats morts. Depuis quelques années, toutefois, cet événement est de nouveau un sujet d’actualité grâce au renouvellement du débat à propos de la responsabilité de celui qui ordonna l’exécution. Il y a plusieurs années, un comité informel a été constitué par la claire volonté des anciens combattants de la Legione Tagliamento d’honorer la mémoire des militaires fusillés dans le village. En 2009[1], ce comité a été renouvelé avec la participation, à côté des parents et des vieux militaires, de jeunes qui organisent la manifestation annuelle[2].

Les membres du comité sont des gens qui proviennent des pays proches du lieu de la commémoration ainsi que des personnes originaires d’autres parties d’Italie. Les anciens combattants de la Legione Tagliamento proviennent pour la plupart du centre de l’Italie, vu que les armées de la RSI étaient composées surtout par des soldats de ces régions. La manifestation est ouverte à tous ceux qui le désirent et les participants se retrouvent tous les ans pour célébrer le « rassemblement des survivants de la Tagliamento et la commémoration du massacre ».

Dans les pages qui suivent, nous essayerons de tracer les caractéristiques culturelles de cette commémoration controversée et ambiguë : le rassemblement des survivants de la Tagliamento sur les lieux de l’événement et la célébration de la messe en mémoire des victimes. Avant de procéder à la description de la commémoration, il est toutefois utile de s’arrêter quelque peu sur le contexte politique, civil et culturel dans lequel elle s’insère.

La mémoire de la résistance dans le débat politique italien

En tant que pratique d’institutionnalisation, c’est-à-dire une « concrétisation » de l’horizon de sens symbolique de la mémoire dans un cours d’action (Berger et Luckmann, 1966), un rituel commémoratif n’est jamais fortuit, s’affirmant plutôt comme le produit d’impulsions sociales qui dépendent grandement du contexte des communautés de mémoire qui le produisent. En ce sens, il s’avère indispensable d’aborder brièvement le thème de la mémoire publique du passé récent en Italie. D’autant plus que l’horizon de sens où la commémoration s’insère est étroitement connexe avec l’affirmation et les modifications des significations que la Résistance a prises au sein du débat public et politique italien, de l’après-guerre jusqu’à nos jours.

À partir de la fin de la guerre, la mémoire publique de la Résistance en Italie a mis en évidence au moins deux traits reconnaissables : d’un côté, son usage comme ressource symbolique pour la construction de l’oubli autour du fascisme qui l’a précédée (Cavalli, 1996 ; Focardi, 2005) ; de l’autre côté, sa structure de « mémoire monumentalisée » et monolithique (Dei, 2007) valorisée par la connotation d’avoir joué un rôle fondateur par rapport à la renaissance démocratique du pays après la dictature. Une mémoire, celle-ci, enracinée surtout dans la valeur sociale et civile des témoignages des partisans. Sur la base de ces prémisses, il est possible d’observer les processus de construction et de modification de la mémoire publique des années 1943-1945, à partir du débat politique et public de l’après-guerre. En général, on peut distinguer trois phases de cette mémoire. Une première, qui concerne la décennie allant de la fin de la guerre jusqu’à la moitié des années 1950 et qui correspond à la première formation d’une mémoire du passé récent. Une deuxième, concernant les années 1960 et 1970, où la politisation du débat sur la valeur et les significations de la Résistance passe en premier plan. Une troisième, qui commence pendant les années 1980 et qui persiste encore de nos jours, où la mémoire publique de la Résistance est mise en crise par une revanche révisionniste qui descend des bouleversements politiques arrivés en Italie au début des années 1990.

À propos de la variété et de la multiplicité des mémoires que l’expérience de la Deuxième Guerre a produites en Italie et chez les Italiens, F. Focardi a utilisé la notion de « mémoire brisée », « qui exprime très bien la pluralité et la différence des souvenirs des Italiens impliqués sous différentes formes dans la guerre » (Focardi, 2005 : 3, je traduis). Il ne s’agit pas seulement de l’opposition classique entre mémoire fasciste et mémoire antifasciste, mais aussi des mémoires liées aux guerres fascistes en Afrique, en Grèce, en Albanie, en Russie et en Yougoslavie, des mémoires des prisonniers en Allemagne, des déportations, des lois raciales, des représailles nazi-fascistes et de la période du fascisme républicain[3]. Toutefois, le sujet le plus intéressant pour ce qui concerne ce travail réside dans l’opposition entre une mémoire génériquement antifasciste et une mémoire fasciste et néofasciste.

La mémoire antifasciste s’impose sous la forme d’un « récit hégémonique » mis en place pour mettre en évidence les différences entre l’Allemagne nazie, impitoyable et atroce, et l’Italie fasciste qui, tout compte fait, n’avait pas commis de crimes aussi graves que ceux des Allemands pendant la guerre. Il s’agit d’une mémoire autoabsolutoire et réticente qui minimise, en effet, les événements des guerres fascistes (1940-1943) en valorisant, au contraire, les années de la Guerre de Libération « au cours de laquelle le peuple italien a pu montrer son authentique volonté dans l’effort contre les fascistes et les Allemands, autant détestés les uns que les autres » (idem, p. 13, je traduis).

Contre cette mémoire se distingue, à partir de la fin de la guerre, une mémoire antagoniste d’origine néofasciste selon laquelle la Résistance, loin d’être le moment de la renaissance démocratique qu’on avait voulu présenter, avait été au contraire une impitoyable guerre fratricide : une guerre civile. Ce processus révisionniste avait pour but de « viser à la substitution de l’antifascisme par l’anticommunisme en tant que source de légitimation de la République, dans la perspective d’être pleinement reconnu comme force de gouvernement pour la croisade anticommuniste » (idem, p. 31, je traduis).

L’effort unitaire des institutions et des partis du gouvernement a assuré, toutefois, que la mémoire des valeurs antifascistes soit sauvegardée et que la Résistance reste légitimée en tant que mythe de fondation de l’Italie républicaine.

C’est à partir des années 1970 qu’émergent clairement les conséquences de l’usage politique de la mémoire de la Résistance. Ce sont les années des contestations syndicales et estudiantines, qui débouchent dans l’« automne chaud » de 1969, mais ce sont aussi les années de la « stratégie de la tension » et du terrorisme. Des événements qui ont mis en danger les institutions républicaines, en produisant un renforcement de l’affrontement entre les instances fascistes et antifascistes. C’est en ces termes qu’il faut lire la convergence entre catholiques et communistes — précédemment interrompue au début de la Guerre froide en 1947 — sur la mémoire de la Résistance en tant qu’élément de fondation de la démocratie à opposer au terrorisme. Il s’agit là de la célèbre politique de « solidarité nationale » qui culmine, en 1978, dans la réponse unitaire de l’État au défi lancé par les Brigate Rosse à l’occasion de l’enlèvement et du meurtre d’Aldo Moro, président de la Démocratie chrétienne.

Au cours des années 1990 la mémoire de la Résistance est de nouveau mise en cause par l’avancée des forces politiques de la droite postfasciste qui, après la disparition des partis traditionnels (Parti socialiste, Démocratie chrétienne, Parti communiste) balayés par les enquêtes judiciaires sur la corruption dans la politique, bien connues comme « Tangentopoli », et après la chute du mur de Berlin, ont atteint le gouvernement du pays dans une coalition de centre-droite dirigée par le magnat des médias Silvio Berlusconi.

C’est dans ce contexte qu’on assiste à la multiplication des tentatives d’imposer une autre mémoire de la Résistance et du fascisme, à côté de, où — pour mieux dire — contre la mémoire institutionnalisée antifasciste. Une mémoire qui réhabilite ceux qui ont combattu du côté du fascisme et, en particulier, du fascisme de la RSI, ainsi qu’une mémoire qui passe à travers la culture : on ne doit pas oublier que le parti postfasciste Alleanza Nazionale a proposé, en 2000, de réviser et de récrire l’histoire récente de l’Italie dans les livres d’écoles. Une partie des attaques contre la Résistance concerne l’emploi instrumental des atrocités accomplies par les partisans à la fin de la guerre contre les vaincus[4]. Il s’agit d’une tentative finalisée à discréditer la valeur politique de la Résistance dans le but de soutenir des narrations mémorielles et des légitimations politiques différentes.

Dans les derniers temps, donc, à côté de la mémoire antifasciste de la Résistance ont fleuri d’autres mémoires, politiquement opposées, en compétition et en conflit avec la première. Il s’agit d’une dynamique culturelle qui ouvre un profond conflit de mémoire. On peut le voir dans les célébrations de la fête du 25 avril qui, loin d’être une occasion de recomposition des contrastes grâce à un moment rituel partagé, est devenue la fête de l’opposition de centre-gauche, qui célèbre ainsi des pratiques sociales de plus en plus « fatiguées » et privées de significations partagées.

Dans ce cadre politique et culturel s’insère la commémoration dont nous allons parler. Elle représente un conflit politique qui utilise la mémoire de la violence en tant que ressource symbolique pour, d’un côté, discréditer la narration hégémonique antifasciste de la Résistance et délégitimer l’adversaire politique ; de l’autre côté, elle accrédite et légitime, au contraire, une reconstruction du passé à partir d’une lecture ouvertement néofasciste, exclue auparavant et jusqu’à ces jours de l’espace politique et public.

Une telle vision génère cependant le risque de perdre le vrai sens des fondements de la mémoire de la Résistance, qui cesse d’être une occasion pour la construction d’une identité nationale à travers un processus de reconnaissance réciproque, pour se retrouver inversée dans l’articulation d’un conflit entre « amis » et « ennemis » sur la base de simplifications historiques soulignées aussi par les pratiques sociales de la mémoire dont la commémoration que nous allons analyser représente un exemple.

La performance de la mémoire[5]

Le « rassemblement des survivants de la Tagliamento et la commémoration du massacre » constituent l’étape la plus importante et la plus partagée de l’ensemble commémoratif dont ils font partie. La rencontre a lieu tous les ans au printemps, sans une date fixe, au cimetière du village, à l’endroit où les légionnaires furent fusillés. Les promoteurs de l’événement diffusent la communication de la date choisie à travers des invitations personnalisées pour les membres importants du Comité, par Internet et par le bouche-à-oreille informel[6]. À certaines occasions, on a même accroché sur un pont un drap blanc avec l’indication du jour de la commémoration et l’épigraphe : « Les camarades n’oublient pas », le long de la route qui amène de la ville au lieu de la commémoration.

La commémoration se déroule selon un ordre structurel bien établi qui est fixé par des multiples répétitions annuelles. Il faut toutefois dire que, malgré le fait que l’ordre rituel de la cérémonie se soit essentiellement stabilisé, l’ensemble commémoratif reste tout de même ouvert à l’introduction de nouveautés et de modifications possibles proposées parfois par les promoteurs[7] : parmi les plus récentes, on compte une marche nocturne aux flambeaux en direction du cimetière et un défilé dans les rues du village comprenant le même nombre de jeunes hommes que les militaires fusillés en 1945. Toutefois, les organisateurs ont préféré remettre à une date ultérieure la réalisation de cette dernière idée parce que « beaucoup étaient d’accord mais beaucoup ne l’étaient pas. Cela avait créé une grande confusion et à la fin on n’a plus rien fait. Et puis, il est même difficile de trouver autant de jeunes. Après tout, tant que la commémoration se fait là-bas d’une certaine façon, c’est faisable, mais après si on dépasse certaines limites, il pourrait y avoir des représailles[8] ».

Pendant le rassemblement annuel, le comité organise plusieurs activités : on commence par des interventions sur des thèmes relatifs à la mémoire de l’exécution des jeunes militaires de la RSI, puis on passe à l’attribution du prix annuel « à la personne qui, pendant l’année, s’est le plus distinguée dans l’activité en faveur de ces victimes[9] ». Enfin, c’est le repas dominical des participants.

La phase essentielle de la commémoration réside toutefois dans la cérémonie du dimanche matin qui commence avec l’arrivée des participants. Le rite se déroule en deux temps : un premier temps à l’extérieur du cimetière pour la commémoration civile, et un deuxième moment à l’intérieur pour la célébration de la messe en souvenir des morts. Le cérémoniaire de ces deux parties est le père Gianni, un prêtre lefebvrien bien connu dans le milieu de la droite extrême pour son idéologie ouvertement fasciste et pour ses nombreuses participations à différentes activités promues par diverses associations politiques ou non, d’inspiration fasciste et néofasciste[10]. C’est lui qui, invité pour la célébration de la messe, se charge aussi d’animer la cérémonie laïque. Il commence en donnant des dispositions sur la formation du cortège et sur l’ordre dans lequel doivent défiler les participants, en partant de la place à côté de l’entrée du cimetière pour aller vers un des murs extérieurs contre lequel les militaires furent fusillés et où on a posé quelques pierres tombales[11].

Le cortège est donc ouvert par le père Gianni qui porte une tunique noire où il a accroché une des médailles de la Légion Tagliamento et une étole mauve. Ensuite défile une couronne de laurier offerte par les survivants et portée par deux jeunes gens du mouvement Forza Nuova ; elle sera déposée sur la tombe dans le cimetière. Suivent des gonfalons et des fanions de plusieurs formations armées de l’époque fasciste (des combattants et survivants de la RSI, de la Légion « M » Tagliamento, des Arditi d’Italie, d’un étendard noir encadré par les drapeaux de la RSI et du troisième Reich, et d’autres trophées encore). Viennent ensuite tous les participants. De nombreuses personnes exhibent des symboles et des emblèmes fascistes : broches accrochées aux vestes ou aux chapeaux militaires, béret fasciste, chemises noires, chemises avec des inscriptions élogieuses pour la période fasciste. Certains portent même un uniforme militaire complet : bottes militaires, pantalon à la zouave, chemise noire et fez ; certains se couvrent les épaules d’un drapeau de combat des forces armées de la RSI (le drapeau tricolore avec l’effigie de l’aigle noir qui serre entre ses griffes un faisceau républicain). Il y a aussi quelqu’un qui exhibe un béret des SS italiennes.

Le cortège, formé généralement de 150 personnes, anciens combattants, parents, sympathisants de la RSI, jeunes des mouvements sociaux de la droite extrême et simples participants, se regroupe à côté des pierres tombales. Près de ces dernières, « à l’endroit où ils ont été massacrés par ces criminels[12] », madame Antonia a planté un rosier. Quand elle m’en a parlé, elle m’a avoué que beaucoup de membres du comité lui sont reconnaissants pour ce geste. Elle m’a dit qu’elle y tenait vraiment : « Imaginez-vous que la première année où je l’ai planté, il a fleuri et il y a eu 43 roses. Dites-moi si ce n’est pas une chose extraordinaire ? » Elle tient beaucoup à souligner la curieuse coïncidence entre le nombre de soldats morts et celui des roses qui ont fleuri.

À côté des pierres tombales, après un court moment de silence et après quelques brefs discours de circonstance, on assiste à un des moments les plus importants de la cérémonie : l’appel nominal des morts. C’est toujours le père Gianni qui s’en charge et il invite les participants à répondre à chaque nom, scandé d’une voix tonitruante et rythmée, par un vigoureux « Présent ! ». De nombreux participants accompagnent chaque cri d’un bras tendu, geste du salut romain. L’appel se termine par la mention « Pour Benito Mussolini » et « Pour les combattants de la République Sociale Italienne » suivi par le cri « Présent ! » le plus convaincu de la part de l’assistance. Il s’agit d’actes interdits par la loi, mais il est bien clair que ce détail semble négligeable aux participants. La lecture de la liste prend peu de temps, cinq minutes environ, mais c’est un moment central : on entend le choeur unanime des « Présent ! » dans la rue piétonne voisine où certains passants s’arrêtent pour regarder de loin la scène tandis que des journalistes de quelques télévisions locales filment l’événement qui sera diffusé dans les éditions des journaux télévisés sur Internet.

Après l’appel, le père Gianni enlève ses habits symboliques de militaire et remet ceux du ministre du culte pour bénir les pierres tombales qu’il asperge d’eau bénite, avant de donner le signe de départ au trompettiste pour qu’il commence à jouer le Silenzio. C’est à ce moment que, dans une des commémorations que j’ai observées, quelque chose d’imprévu a eu lieu. Sans être invité par le maître de cérémonie, un des participants qui jusque-là était à l’écart, debout derrière le père Gianni, prend la parole. Il attire l’attention des présents et entame un discours. Il s’agit de Riccardo, un survivant de la Légion Tagliamento qui a échappé à l’exécution qu’il est en train de commémorer grâce à un heureux hasard. Il commence avec un accent du Latium bien marqué : « Je devais dire que messieurs les partisans, ceux qui nous ont fait ce qu’ils nous ont fait devaient nous remercier pour avoir rendu les armes sans combattre, parce que nous, nous étions tous voués à la mort. [...] À la différence de ces messieurs, moi ici, quand j’ai célébré ma première commémoration, il y a bien longtemps [...] j’ai dit que cette pierre tombale-là est un point de référence, outre que constituer une mémoire pour nos morts pour la patrie. C’est un point de référence pour tous les Italiens de bonne foi, même ceux qui sont de l’autre côté, même s’ils sont une minorité infime, qui ont combattu en croyant eux aussi, disons, à un idéal... en croyant servir la patrie comme nous. Même si c’est une minorité, comme je le répète... Mais nous, nous les avons respectés, je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire ! J’ai cité [il cite le nom d’un partisan local bien connu], je ne sais pas si vous vous rappelez la commémoration... »

Entendant le nom du partisan, le père Gianni se trouble, regarde autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose qu’il ne trouvait pas, puis il adresse quelques mots à Luigi qui est à côté de lui. Riccardo, entre-temps, continue : « Il y a un chef partisan qui s’est offert, vous comprenez bien, de venir à un éventuel... disant que ses collègues ont fait une saloperie. Il a quitté l’association et tout cela... Et là moi j’ai senti que je devais le faire, vu qu’il m’avait tendu la perche... c’est lui qui est venu sinon... » À ce point-là, le ton de Riccardo devient véhément, il agite vigoureusement l’index, en alternant avec des coups sur la poitrine quand il parle de lui : « Je tiens à préciser une chose : ces idiots qui sont également parmi nous se sont même permis de critiquer mon comportement comme quoi j’étais un de... ceux qui sont de l’autre côté... Les idées des autres aussi doivent être respectées quand elles sont avancées de la même façon que nous l’avons fait... ! » Pour le père Gianni, c’en est vraiment trop : il secoue la tête en signe de désapprobation à l’adresse de Riccardo en accompagnant son geste de laconiques « non, non ». On entend des « non, non » chuchotés s’élever de l’assemblée tandis qu’une autre partie des participants applaudit timidement. Le célébrant résout cette situation qui est en train de devenir une impasse en adressant un geste péremptoire et théâtral au trompettiste pour qu’il reprenne la musique, ce que le musicien fait en couvrant petit à petit la voix de Riccardo qui se tait, après avoir glosé, faisant allusion à un livre dont il a précédemment parlé et qu’il va publier : « Vous retrouverez ces vérités sur notre mouvement ! J’ai fini ! »

Avec les notes de la trompette qui joue le Silenzio fuori ordinanza pendant que les drapeaux et les gonfalons sont hissés, tout rentre dans l’ordre. Après la musique, le cortège se remet en marche en parcourant à rebours le chemin d’où il est venu et se dirige dans le cimetière pour la célébration de la messe. La première partie de la commémoration est terminée. Parmi les valeurs traditionnelles de la période fasciste, « Dieu, patrie et famille qui sont comme des commandements[13] », l’une d’elles — la patrie — a été honorée. Cette partie de la commémoration a concerné expressément la commémoration civile et « laïque » des militaires. Maintenant c’est au tour de la partie religieuse de la cérémonie.

En entrant dans le cimetière, le plus frappant est le nombre de drapeaux de la RSI. Il y en a partout : le long de l’allée d’accès, sur les piliers qui soutiennent le prothyron devant l’entrée, sur les épaules de quelques participants, sur la tombe des militaires. Il y en a autour des pierres tombales, de différentes formes et dimensions (en papier, enroulés autour de bâtons enfoncés dans le terrain, d’autres couvrant les pierres tombales et bien sûr d’autres portés dans le cortège). La redondance de l’élément symbolique du drapeau est obsédante.

La messe est célébrée, naturellement, par le père Gianni et chose moins naturelle, en latin, le rite précédant la réforme liturgique du Concile Vatican II. Plusieurs participants, surtout les plus âgés, répondent en latin aux formules rituelles de la célébration, tandis que ceux qui ne les connaissent pas se recueillent en silence respectant ainsi les consignes explicites formulées par le père Gianni avant de commencer la cérémonie. La petite chapelle où se trouve le célébrant est surmontée d’un énorme drapeau de la RSI, on l’aperçoit également depuis la rue qui longe le cimetière. Sur les côtés de la chapelle, par contre, se trouve un piquet formé de deux personnes. Le premier tient un le drapeau de la Légion « M » Tagliamento et le deuxième, le drapeau de la RSI bordé des effigies de la Légion. À côté de l’autel se trouvent tous les porte-drapeaux qui ont ouvert le cortège auparavant. Les fidèles, par contre, se disposent parmi les tombes, le long des allées du cimetière. Devant la chapelle, un peu plus loin à droite, se trouve la tombe, aujourd’hui vide, des militaires. Il s’agit d’une pierre tombale noire surmontée d’une croix en métal sur laquelle sont gravés les noms des militaires fusillés et où sont reproduites les photos de Benito Mussolini, celles du drapeau de combat de la RSI, et le « M » rouge, symbole de la Légion Tagliamento avec un faisceau. À part les quelques allusions rapides et plutôt génériques de la part du père Gianni, la tombe ne fait l’objet d’aucun geste ou rite durant la cérémonie. Quelqu’un y a déposé un drapeau de la RSI et la couronne de laurier, mais d’une manière très informelle.

Pendant la célébration, le père Gianni prononce un sermon, en italien, adressé à la foule de fidèles. Il s’agit d’une invective féroce contre le « laïcisme des libéraux » « qui sont faibles ; ce sont des marchands ; ils cherchent seulement leurs intérêts jusqu’au bout et ils ne sont pas capables de défendre notre civilisation. Et Mussolini les avait vus, il les avait jugés[14] », contre l’« athéisme marxiste » qui « est vieux et démodé ». Mais le leitmotiv du sermon est une attaque directe aux islamistes qui « nous envahissent grâce à nos lois et nous soumettent à cause des leurs[15] ».

Avec une grande habilité oratoire qui, à des questions rhétoriques, répond avec des banalités de pédagogie fasciste, le père Gianni attaque :

Qui étaient ces légionnaires ? Ce n’étaient pas des mercenaires. C’étaient des hommes, de jeunes hommes qui avaient librement choisi de rester avec Benito Mussolini et avec tous les Italiens qui voulaient défendre la civilisation, les fondements Dieu, Patrie et Famille. Et pourquoi ces Italiens se sont levés pour suivre Mussolini en 1922 ? Qu’est-ce qui se passait en 1922 ? Les communistes, désormais gagnants en Russie, étaient en train de prendre le pouvoir en Italie. Ils enlevaient les croix dans les écoles comme le font aujourd’hui les libéraux parce qu’il y a un musulman[16].

Après la référence au régime fasciste, l’orateur se concentre sur le présent :

Et aujourd’hui, qu’est-ce qui est en train d’arriver ? La même chose ! Au lieu des communistes, on a les musulmans. Dans 5, 10, 20 ans... Le futur s’assombrit, les gens n’y pensent pas, ils continuent à regarder la télévision [...] Et qu’est-ce qu’il se passe aujourd’hui en Italie, en Europe ? Face à l’invasion musulmane, ils sont en train de nous faire perdre ! Les libéraux sont en train de nous faire perdre militairement. Regardez en Iraq : maintenant ils doivent s’enfuir. » C’est un monde sombre celui que le père Gianni décrit, mais « peut-être le pire, dans un certain sens est passé. Maintenant la guerre arrive.

L’appel à la croisade anti-islamique marque le sabbat du sermon :

Dans 5, 10 ou 20 ans de toute façon, la situation nous tombera dessus. Nous n’avons pas d’alternatives : ou la trahison et aller sous les bottes islamiques, et quand ils prendront le dessus, vous n’imaginez pas ce qu’ils vous feront, ou combattre ! Ô esclaves, o militants ! [...] Nous voulons défendre l’Italie, nous voulons défendre la civilisation. Et alors, s’il y a des hommes, comme les camarades, comme les légionnaires de la Tagliamento, alors le soleil continuera à se lever[17].

Il poursuit en expliquant aux fidèles pourquoi ils doivent puiser leur force des soldats morts pour qu’ils puissent combattre cette guerre, et en disant que cette messe est offerte à la Madone « pour qu’elle nous concède la grâce pour les années à venir de faire partie de cette croisade ». Sur ce, il conclut.

La célébration poursuit selon le rite traditionnel et, au moment de la consécration du pain et du vin, les drapeaux et les gonfalons sont de nouveau hissés comme tout à l’heure, quand on jouait le Silenzio.

Le rite arrive presque à sa conclusion. Les derniers détails dignes d’intérêt sont le chant de la prière du légionnaire[18], une chanson fasciste célébrant le Duce, la patrie et la « belle mort », qui est entonnée par le père Gianni et que beaucoup connaissent et chantent, et la distribution des couronnes de chapelet à ceux qui le désirent. De nombreuses personnes s’attroupent autour du prêtre pour retirer le petit objet, et après cela, petit à petit, l’assemblée se dissout et la cérémonie finit. Durant une des commémorations, en sortant du cimetière, je suis passé à côté d’un groupe qui discutait d’une manière plutôt animée. Parmi eux, il y a un prêtre que j’ai découvert être le curé du village où nous nous trouvions. Un monsieur, s’adressant au prêtre, commente les mots du sermon du père Gianni : « D’ailleurs, les gens qui viennent veulent entendre ces choses-là... » « C’est faux, ce n’est pas une bonne chose ! », répond le curé. Et l’autre d’ajouter : « Il ne doit pas le faire ici, il doit le faire... » Le curé l’interrompt et sur un ton irrité répond : « Et alors ! L’homélie, l’homélie est le commentaire de l’Évangile sur la parole de Dieu. Ceci doit être clair ! Eh ben oui... Laissons tomber. » Il s’en va, et je fais de même. Une partie des commémorants se retrouveront tout à l’heure pour le déjeuner, puis ils rendront visite à un village qui n’est pas très loin. Là-bas aura lieu une brève commémoration d’un autre événement douloureux de la guerre : l’exécution de deux militaires de la Tagliamento par certains ex-partisans après les avoir sortis de l’hôpital où ils soignaient leurs blessures de guerre.

Forme et contenu de la mémoire collective : significations des pratiques commémoratives

La célèbre constatation de M. Halbwachs selon laquelle « on n’est pas encore habitué à parler de la mémoire d’un groupe, même par métaphore » (Halbwachs, 1997 : 97) a accompagné l’entrée du thème de la mémoire[19] dans le domaine de la sociologie. Le même Halbwachs a été très clair en ce qui concerne l’objet de sa recherche déjà dans cette phrase : « Il semble qu’une telle faculté ne puisse exister et durer que dans la mesure où elle est liée à un corps ou à un cerveau individuel » (Halbwachs, idem). La mémoire n’est pas seulement un dépôt de notions et d’informations prises du passé et proposées dans le présent, c’est plutôt un processus de reconstruction dans le présent des événements passés, selon la possibilité de sélection et de communication du passé que les cadres sociaux de signification permettent aux individus de partager. Tout souvenir, même le plus personnel, est filtré par des catégories de valeur et normatives qui le rendent plausiblement compatible avec les structures du souvenir collectif (Jedlowski, 2002). Selon Halbwachs, héritier direct de la tradition durkheimienne, la mémoire collective est donc une fonction de la société qui, rapprochant les individus autour des mêmes souvenirs partageables de leur passé, permet de produire et de reproduire la cohésion sociale.

Maintenant, posée en ces termes, la question concerne essentiellement la structure de la mémoire collective, mais fait abstraction, en quelque sorte, de celle des contenus. C’est M. Bloch, collègue de Halbwachs à Strasbourg, le premier à promouvoir la critique : « [...] pour qu’un groupe social dont la durée dépasse une vie d’homme se souvienne, il ne suffit pas que les divers membres qui le composent à un moment donné conservent dans leurs esprits les représentations qui concernent le passé du groupe ; il faut aussi que les membres les plus âgés ne négligent pas de transmettre ces représentations aux plus jeunes » (Bloch, 1925 : 79). C’est comme si on disait que jusqu’à ce qu’on prête attention à la dimension formelle de la mémoire collective, la médiation des cadres semble escomptée et fonctionnelle, mais la question de connaître quel est ce passé dont on construit les représentations à transmettre la mémoire collective ouvre de sérieux problèmes de focalisation. Et ces problèmes passent nécessairement à travers les pratiques sociales. Comme le remarque Paolo Jedlowski, « si la mémoire d’une société ne s’identifie plus par le “cadre” qui soutient les mémoires des individus, et est comprise comme un ensemble de représentations qui se transmettent, sont conservées ou niées et qui entrent en conflit entre elles, il s’agit alors de pratiques sociales » (Jedlowski, 2002 : 50, je traduis).

Sur cet aspect, la tradition durkheimienne a mis en relief comment les rituels commémoratifs reproduisent dans le « théâtre d’une cérémonie » les croyances communes à un groupe et ravivent les éléments essentiels de la conscience collective. La commémoration n’a d’autre finalité que la commémoration même de la mythologie du groupe et dans ce sens permet de mettre en relation l’individu à la communauté et le présent au passé, produisant et reproduisant, à la fin, la cohésion sociale du groupe même.

Toutefois, si nous concentrons l’analyse sur les contenus des mémoires communes[20], sur ce que Bloch définissait « l’histoire vivante » opposée à « l’histoire écrite », il est facile de remarquer comment, non seulement les représentations du passé fournies par les différents groupes sociaux sont souvent divisées — quand elles ne sont pas carrément conflictuelles — mais aussi comment l’espace et le récit public de la mémoire deviennent souvent des arènes où l’ambivalence de la mémoire et le conflit entre des narrations différentes du passé prennent forme. Et c’est précisément dans les pratiques sociales, comme les rituels commémoratifs, qu’une telle ambiguïté se manifeste.

Le cas de la commémoration fasciste que nous avons essayé de décrire dans les pages précédentes nous semble représenter un exemple utile de cette ambiguïté, pour nous aider à comprendre comment les processus de construction de la mémoire collective du passé, surtout s’il s’agit d’un passé controversé et clairement exclu des exigences démocratiques de la société italienne contemporaine[21], passent souvent à travers des dimensions représentatives profondément ambivalentes et ouvertement conflictuelles. Comme l’a puissamment souligné P. Jedlowski, une commémoration, étant un procès d’institutionnalisation d’un souvenir, consiste essentiellement dans la volonté d’un groupe social qui commémore le fait, de ne pas oublier, de “donner un nom au passé” : « Le choix de qui commémorer, quand, avec quels mots, est un choix contenant beaucoup d’implications : il exprime une évaluation » (Jedlowski, 2002 : 99, je traduis). Dans ce processus, des aspects de conflit sont implicites et impliqués puisque « qui veut se rappeler d’un mort, d’habitude, entre en conflit avec la volonté de celui qui a tué. Ce dernier essayera de faire oublier son crime ou, s’il s’en rappelle, il s’en rappellera en lui donnant un nom différent » (ibid. : 100).

Comment se déploie, donc, la signification ambivalente de la commémoration fasciste de cet événement dramatique de la Résistance italienne ? Quel message ses promoteurs ont-ils l’intention de transmettre dans l’espace public ?

C’est bien notre intention d’essayer de répondre, au moins en partie, à ces questions à travers la description et l’analyse de certains traits culturels sous-jacents aux cérémonies célébrées dans le contexte du rituel.

Considérations analytiques : ambiguïtés commémoratives

S. Tambiah a écrit que « le rituel est un système de communication symbolique construit culturellement [...] ce qui équivaut à dire que son contenu culturel est enraciné dans des constructions cosmologiques ou idéologiques particulières [et qu’il] représente certaines caractéristiques de formes et de structures » (Tambiah, 1995 : 130-131, je traduis). L’idée est que « les constructions cosmologiques sont insérées [...] dans les rites et que les rites eux-mêmes mettent en scène et incarnent les conceptions cosmologiques » (ibid. : 133). Entre la structure du rituel et son contenu, il y a, donc, une telle réciprocité qui fait que le rituel, dans ce cas-là la commémoration, met en évidence des constructions idéologiques spécifiques sous-jacentes aux actes produits lors de la commémoration. Vice-versa. Dans cette réciprocité, on trouve la capacité performative du rituel, c’est-à-dire sa capacité de produire et de communiquer des significations dans l’espace public, à travers l’expression de pratiques rituelles. Selon Tambiah, le rituel compris dans ce sens codifie des « simulations d’intentions[22] » (ibid. : 137), c’est-à-dire des actions, d’une certaine façon, métaphoriques, qui signifient plus et autre chose que ce qu’elles montrent. Quelles intentions sont, donc, simulées — et communiquées — dans la commémoration que j’ai décrite ci-dessus ?

Il nous semble que dans cette commémoration fasciste, on peut définir deux plans communicationnels principaux : un plan privé qui exprime un ensemble de significations qu’on peut réduire à la transmission du souvenir des soldats tués dans le contexte d’un groupe social partageant un traumatisme subi ou la nostalgie du fascisme ; et un plan public qui concerne, au contraire, un récit précis du passé mis en scène publiquement et qui a des objectifs précis.

Sur le plan « privé », je crois que cette commémoration se configure comme une « pratique d’engagement » (practices of commitment) selon la définition qu’en a donnée Robert Bellah, c’est-à-dire comme un ensemble de « pratiques — rituelles, esthétiques, éthiques — qui définissent la communauté comme un modèle de vie » (Bellah, 1996 : 154, je traduis). Dans ce sens, la commémoration représente une espèce de « recherche thérapeutique de la communauté » qui trouve une clé d’interprétation dans ce que les participants considèrent être une mémoire blessée curable seulement à travers sa propre présence, son propre témoignage et son propre engagement. La commémoration permet aux participants de revendiquer leur propre appartenance idéologique fasciste qui, exclue de l’espace public, a quand même la possibilité d’être mise en scène, et donc d’exister, à travers son propre engagement et son témoignage personnel dans la représentation de la mort idéalisée des soldats. La mémoire des soldats tués représente, dans ce sens, le modèle idéal vers lequel tendre. Tout comme ceux qui ont témoigné leur propre attachement à l’« Idée » en mourant pour elle, ainsi les participants font la même chose en participant au rite. L’ambivalence entre la mémoire des soldats et la mémoire — qui signifie représentation-reproduction — de la cause pour laquelle ils moururent est bien exemplifiée par les mots de Luigi :

Mussolini a tellement enthousiasmé ces jeunes qu’il les a aveuglés à tel point qu’ils ont donné leur vie pour un idéal qui, au fond, était un idéal qui aurait pu s’accomplir même sans perdre sa visée. [...] Cet énorme enthousiasme, pendant le régime fasciste, a été peut-être la joie de ces jeunes qui ont vécu un moment épique jusqu’à la mort mais en même temps ça a été aussi leur ruine. Beaucoup de vies gâchées qui peut-être auraient pu d’une façon beaucoup plus fructueuse travailler pour la mémoire des morts et pour la conservation, la continuation, en restant vivants, d’une idée qui, au contraire, quand ils sont morts est devenue de plus en plus stérile et qui grâce aux vétérans et à beaucoup de personnes [...] qui sont en train de reconstruire, ne s’interrompt pas[23].

D’un autre côté, dans l’espace et le temps mis en scène par les participants à la cérémonie, la cérémonie représente bien le type de rituels commémoratifs décrits par Durkheim : cet « ensemble de cérémonies qui se proposent uniquement de réveiller certaines idées et certains sentiments, de rattacher le présent au passé, l’individu à la collectivité » (Durkheim, 1912 : 541) en produisant et en reproduisant le lien social à l’intérieur du groupe. Dans ce sens, l’événement historique fournit le prétexte pour célébrer des commémorations qui « font oublier aux hommes le monde réel, pour les transporter dans un autre où leur imagination se trouve plus à l’aise ; elles distraient » (Durkheim, ibid. : 543). La performance théâtrale de l’appel, accompagné des bras tendus comme pour le geste du salut romain, de la réponse criée « Présent ! » et des mentions finales « Pour Benito Mussolini » et « Pour les morts de la RSI » le témoignent clairement. De ce point de vue, on retrouve également le thème de la nostalgie que la recherche de M. Chauliac à propos de la RDA avait mis en évidence et qui, même en relation avec cette commémoration, semble émerger.

Les dimensions thérapeutique, récréative et nostalgique se développent, essentiellement, à travers deux aspects. En premier lieu, les participants renouvellent l’appartenance à un groupe social qui a une histoire et une mémoire à partager, et marquent une différence avec ce qui est extérieur à ce groupe : l’antifascisme et la démocratie républicaine. Le traumatisme de l’exécution de leurs morts constitue, dans ce sens, la ressource symbolique de construction sociale de l’oubli (Tota, 2001[24]) autour de ce qui est externe et contraire à la vision du monde que les participants à la commémoration représentent dans la cérémonie. Il s’agit d’un thème bien exemplifié à travers la demande de justice faite et réitérée — parfois anachronique — par rapport au traumatisme subi. Ainsi Riccardo ajoute :

la commémoration représente, en priorité, une façon pour rendre les honneurs aux Légionnaires Morts pour l’Honneur de l’Italie (sic), en se souvenant d’eux, avec leurs familles, et de perpétuer, dans leur sillon, la continuité idéale commune [...]. La mémoire (de cet événement) est et restera conflictuelle jusqu’au moment où les responsables, les mandataires et les exécuteurs de l’assassinat de masse des prisonniers de guerre inermes, quels qu’ils soient, ne seront pas condamnés juridiquement et, de toute façon, reconnus publiquement coupables par les institutions publiques. On pourrait arriver à une pacification des mémoires seulement après que la justice sera rendue publiquement et pas avec un volemose bene (aimons-nous) hypocrite, à tous les Morts de la guerre civile, de tous les bords, injustement tués[25].

Ce n’est pas un hasard, probablement, si pendant la cérémonie et dans les témoignages rassemblés on répète souvent en insistant des expressions telles que « nos morts », « nos jeunes », « nos soldats tués » opposées à « ceux de l’autre côté », aux « délinquants assassins », aux « communistes », à « ceux qui ont fait ces saloperies ».

En deuxième lieu, la commémoration montre un aspect ambivalent : le fait de se remémorer un deuil constitue l’occasion pour mettre en scène les contours de ce que les commémorants entendent par le monde idéal, le monde du fascisme. Il s’agit d’un thème bien décrit par Luigi :

Nous voulons seulement commémorer nos morts pour la patrie, prier Dieu pour eux et nous revoir de temps en temps. Et peut-être enseigner à nos petits-enfants, à nos enfants... en somme, leur apprendre le fascisme ou au moins cette partie du fascisme qui existait sous la République de Salò [...]. À cette partie du fascisme qui est la partie la plus jeune qui a vécu durant la RSI, nous lui apprenons à propos du fascisme seulement une chose : les valeurs essentielles, les valeurs fondamentales[26] !

Il s’agit d’un point important : la commémoration transcende et va au-delà du souvenir des soldats et reconstruit un monde idéalisé dans la représentation du passé fasciste, un monde qui n’existe pas et qui, pour ça, est en plein conflit avec le monde réel. Il s’agit d’une dimension clairement observable lors du moment central de la première partie de la cérémonie : le rituel de l’appel des morts pour la patrie. Si nous suivons l’hypothèse suggestive de A. Margalit selon laquelle, « si le nom survit, alors, d’une façon ou d’une autre, l’essence aussi survivra » (Margalit, 2006 : 33), alors nous pouvons tracer les contours d’un aspect intéressant. Rappeler le nom permet non seulement de rappeler la mémoire de la personne, mais aussi de perpétuer l’essence de la personne, ou plutôt, de ce que la personne symbolise dans le présent par rapport à la représentation du passé qu’ont ceux qui commémorent ce nom. Ce que je veux dire c’est que la redondance[27] avec laquelle les participants se réfèrent aux noms des morts peut être interprétée comme la volonté de remémorer ce que le nom représente : les soldats tués, l’idée qu’ils ont été fusillés à tort et pour des raisons qui apparaissent inexplicables et insensées aux participants. Mais surtout cela représente pour eux les idéaux que ces personnes incarnent, leur essence c’est-à-dire le fascisme, la logique de l’honneur et de l’héroïsme qui sous-tend un fort sens de communauté, la belle mort, la patrie, le choix, représenté comme « conscient », de combattre pour une cause considérée juste. Cela ne me semble pas un hasard, en effet, que ces dimensions conceptuelles reviennent d’une manière constante tout au long de la commémoration. Ils reviennent dans le sermon du père Gianni quand il affirme que « ce n’étaient pas des mercenaires, [...] c’étaient de jeunes hommes qui avaient librement choisi de rester avec Benito Mussolini et avec tous les Italiens qui voulaient défendre la civilisation, les bases : Dieu, Patrie et Famille » ; ou quand il dit que « Mussolini a préféré mourir plutôt que de trahir, de céder. Et il en va de même pour les soldats que nous sommes en train de commémorer aujourd’hui : s’ils avaient accepté le libéralisme, s’ils avaient accepté le marxisme, ils ne seraient pas morts, ils ne les auraient pas tués[28] ». On les retrouve aussi dans l’acte de conclusion de la commémoration : le chant de la prière du légionnaire cite précisément les dimensions idéalisées des valeurs fascistes.

À l’occasion de leurs recherches sur le Vietnam Veterans Memorial, Wagner Pacifici et Schwartz ont mis en évidence comment la commémoration de la guerre du Vietnam passe aussi, et surtout, dans la récursivité du thème des noms qui ont pour fonction de redonner une unité à l’ambiguïté sémantique de l’ensemble mémoriel et de la mémoire partagée de l’événement : on rappelle les noms, ne pouvant pas rappeler la cause pour laquelle ils combattirent (Tota, 2001). En ce qui concerne cette commémoration fasciste, les noms semblent, par contre, remplir la fonction de déterminer l’ambivalence en représentant le passé controversé des commémorants. Le facteur discriminant entre ces deux fonctions attribuées aux noms passe précisément à travers la finalité implicite des deux ensembles commémoratifs : d’un côté, on a la tentative, à travers des compromis, de rassembler les mémoires divisées autour d’un objet partagé par la mémoire, comme le Memorial ; et de l’autre côté, on a la volonté de provoquer un conflit en mesure de remettre en question le récit public d’un passé considéré dominant, mais injuste. L’événement historique objet de la commémoration représente une sorte de prétexte pour recréer, au moins le temps de la cérémonie, l’atmosphère, le monde et le temps idéalisés des années de la RSI que le souvenir personnel de ceux qui étaient présents, célébré à travers un geste militaire classique — l’appel — et le plus traditionnel des gestes fascistes — le salut romain, semble mettre clairement en évidence.

Si on suppose qu’une commémoration fait en sorte qu’une mémoire, à travers le théâtre de la cérémonie, devienne un récit public, une interprétation et justement pour cela, attribue une valeur au passé, il me semble alors que cette commémoration détermine substantiellement une forme d’ambivalence qui se joue entre la dimension interne propre au groupe des participants et celle de la communication publique vers l’extérieur. Sur ce, j’en arrive à formuler quelques rapides considérations sur le deuxième aspect qui me semble constituer, en plus de la communauté de mémoire, un point central de l’entière commémoration : la signification publique de la cérémonie.

Ici, il faut observer la commémoration dans sa dimension structurelle. Elle est clairement séparée en deux parties : la première à l’extérieur du cimetière et la deuxième à l’intérieur ; la première est à tendance laïque, alors que la deuxième a un caractère religieux bien marqué. La dichotomie intérieur/extérieur me semble essentielle. L’extérieur est le lieu symbolique de la mémoire où les faits ont eu lieu et où retournent ceux qui commémorent pour rendre hommage aux soldats morts en mettant en scène une performance théâtrale de la mémoire qui rappelle, d’un côté le travail de deuil par rapport au traumatisme des soldats tués, symbolisé par l’appel nominal des victimes, les pierres tombales, le rosier et par le Silenzio joué par la trompette soliste, et de l’autre, la mythologie du fascisme comme idéal politique et social dont la fin peu glorieuse est symboliquement réparée à travers la célébration de la mémoire de ceux qui ont combattu et sont morts pour cette cause.

À l’intérieur du cimetière se trouve l’endroit de la première sépulture des soldats fusillés mais, durant la célébration de la messe, la tombe vide est ignorée : aucun rite n’y est célébré et elle n’est même pas mentionnée (du moins les fois où j’étais présent) si ce n’est que très vaguement. Cet aspect ne me semble nullement secondaire puisqu’il semble indiquer une nette démarcation entre la commémoration laïque des morts, objet de la première partie de la célébration, et la commémoration religieuse. La seconde partie est construite sur la structure fixe et déterminée de la célébration de la messe, alors que la première partie semble, tout en ayant la rigidité d’une séquence extrêmement formalisée et relevant des genres commémoratifs belliqueux classiques (cortège, drapeaux militaires, discours de circonstance, appel nominal, musique militaire), ouverte à de possibles modifications et parfois même à des infractions éventuelles du code rituel.

L’intervention de Riccardo que j’ai décrite précédemment me paraît exemplaire. La chose qui frappe dans cette situation n’est pas tant l’infraction de l’ordre rituel de la cérémonie que le contenu de l’infraction. Lors du déroulement de la célébration, ce qui a suscité les réactions les plus vives de la part du célébrant et des participants a été non pas tellement la demande de prendre la parole venant de Riccardo (infraction à la forme) mais plutôt ce qu’il a dit (infraction au concept idéologique). Il s’agit d’un fait inattendu qui a pu être ramené au domaine de la « normalité » en réintroduisant l’ordre rituel de la cérémonie d’une manière autoritaire, et à travers lequel on voit à quel point forme et fond sont réciproques.

On ne doit pas oublier que ces événements se déroulent à l’extérieur du cimetière, dans l’espace public et « profane » où il est possible d’évoquer des contenus idéologiques. Cela semble même avoir une signification bien précise : celle de communiquer un message public, celle d’être un langage performatif (Connerton, 1989).

À l’intérieur du cimetière, dans l’espace « sacré », la structure du rituel ne permet pas de bavures, étant rigidement prédéterminée par l’ordre de la célébration eucharistique. À ce sujet, l’invitation du célébrant à suivre la messe en silence et l’épisode du curé du village à la fin de la cérémonie me semblent des éléments éclairants. C’est sur cette double tension entre la contingence du souvenir des morts pour la patrie et l’idéalisation du fascisme républicain, entre le particulier et le général, que se joue une partie de toute la signification de la cérémonie.

Toutefois, même dans la rigidité protocolaire de la célébration eucharistique, il y a un nouvel espace pour l’articulation d’un conflit ouvert qui utilise la mémoire comme recours symbolique. Je me réfère à la violence des mots du prêtre durant son sermon. Dans celui-ci, l’ambiguïté de la finalité de la commémoration émerge encore plus clairement : ses mots oscillent entre le (vague) souvenir des morts et la célébration du monde idéal du fascisme, entre la contingence politique et sociale du fascisme et la situation politique actuelle. Ces éléments, en se fondant sur des lectures évidement partielles, unidirectionnelles et ambiguës du passé, créent les conditions favorables pour provoquer un nouveau conflit en mesure de restaurer, au moins le temps de la commémoration, les idéaux du fascisme.

Conclusion

Nous allons conclure cet article en synthétisant les problèmes les plus importants que l’analyse du rituel met en évidence. Ensuite, nous signalons un thème qui, en général, nous semble tout à fait central pour l’avenir de la mémoire publique du passé récent en Italie.

La signification de la commémoration semble résider, d’abord, dans la détermination d’un conflit avec la représentation institutionnalisée et dominante du passé qui est commémoré : une représentation que les commémorants refusent et un conflit ayant pour but de réclamer la reconnaissance (Honneth, 1992) d’une mémoire qui, jusqu’à aujourd’hui, est exclue de l’espace public, et aspire à y entrer. Étendre (et, symboliquement, le faire à l’extérieur du cimetière) de manière implicite, la signification de la commémoration de la mémoire « familiale » des morts à la célébration du monde idéal du fascisme[29], surtout du fascisme de la République Sociale et des mouvements politiques néofascistes de l’après-guerre comme le Mouvement Sociale Italien, signifie clairement remettre en question les fondements sur lesquels repose l’Italie contemporaine, c’est-à-dire les valeurs mêmes de l’antifascisme. Dans un certain sens, cette commémoration semble renouveler constamment le traumatisme qui l’a générée (l’exécution des soldats) en s’en servant comme d’une ressource symbolique pour invoquer l’oubli du monde que l’on considère être né à partir de cet événement, et d’un autre côté, exalter et renouveler le retour du monde dont ce même événement a constitué la fin, au moins dans l’horizon symbolique de la commémoration dont nous parlons[30].

En définitive, les horizons symboliques qui semblent émerger, du moins dans un premier temps, de l’analyse de cette commémoration fasciste, fondent une dualité : d’un côté, la construction d’une communauté de mémoire qui marque très clairement — et cela semble un élément ultérieur d’ambivalence — une appartenance et une distance par rapport à d’autres récits de ce passé ; de l’autre, l’articulation d’un conflit vers l’extérieur, c’est-à-dire vers la mémoire publique de la Résistance et les instances antifascistes.

De ce point de vue, cette commémoration impose aussi une réflexion sur le thème de la mémoire critique et autocritique. Dans le complexe de cette histoire s’entrelacent violences subies et perpétrées que chacun des protagonistes revendique, et sur lesquelles beaucoup de gens invoquent encore vengeance. Ce qui est évident, c’est le manque d’une dimension critique et autocritique qui soit en mesure de déterminer la possibilité d’une reconnaissance réciproque autour d’un univers symbolique partagé. Tout cela est bien évident dans la commémoration : je pense au sermon du père Gianni et aux salutations romaines. Si, comme le dit P. Jedlowski, « la forme de la mémoire publique, qui reconsidère le passé à la lumière de la reconnaissance des torts infligés à autrui, est la seule grâce à laquelle il soit possible de donner un sens à la conviction qu’on est civil » (Jedlowsli, 2009 : 233, je traduis), alors le complexe de cette commémoration met en évidence la nécessité d’un complexe travail d’élaboration de la mémoire publique qui attend le futur. Il s’agit d’un thème qui concerne toutes les narrations mémorielles sur les dernières années du fascisme : la mémoire antifasciste qui nécessite une « déconstruction » pour dépasser sa dimension hégémonique et être capable de saisir aussi les implicites contradictions et les « non-dits », mais surtout la mémoire fasciste qui actuellement semble se présenter seulement en tant que forme de provocation rancunière et violente. Il s’agit d’un parcours qui ne doit passer seulement à travers les simplistes requêtes de mettre au même niveau la valeur des idéaux pour lesquels on a combattu, mais précisément à travers le travail de la mémoire qui décompose, recompose et reconstruit le passé sur la base des instances du présent et des projets pour le futur.

Je cite les propos d’un témoin en guise de commentaire à cette conclusion.

La commémoration est faite probablement plus pour provoquer. Ce sont les plus exaltés parmi nous. Il s’agit de ceux qui maintenant sont aussi les jeunes de Forza Nuova. Ce sont les sujets de la provocation. Ils viennent avec leurs têtes de mort, avec les chemises noires, des choses de ce genre... [...] Je suis convaincu que nous sommes les provocateurs, pas ceux qui ont les mêmes idées que moi, mais moi aussi qui suis là-bas avec eux... les provocateurs, contre ce monde, contre substantiellement la Résistance que beaucoup, en ce qui nous concerne, on n’arrive pas encore à partager[31].

Dans l’espace public, à travers cette commémoration, le potentiel conflictuel de la mémoire et de la représentation du passé qu’on peut en faire dans l’utilisation politique apparaît bien clairement. Comme j’ai essayé de le montrer, il s’agit d’une dimension profondément ambivalente qui oscille entre les extrêmes dichotomiques représentés par la mémoire privée et par la mémoire publique, entre la mémoire contre-culturelle fasciste et la mémoire institutionnalisée antifasciste. Plus que tout, il me semble qu’il y a un acte qui met en évidence cette opposition : le geste de la destruction des pierres tombales. Ces dernières représentent la communication de la mémoire fasciste dans l’espace public (je rappelle qu’elles sont à l’extérieur du cimetière). Leur destruction, qui a lieu depuis longtemps, met en lumière d’une manière claire le conflit entre les mémoires opposées, qui est aussi le conflit produit par l’histoire même à laquelle il se réfère. Comme le relève P. Pezzino, en effet, « aujourd’hui encore la Résistance, tout en ayant contribué de manière décisive à la renaissance démocratique de l’Italie, ne représente pas le mythe fondateur d’une nouvelle identité [...], mais plutôt un signe de division parmi les Italiens » (Pezzino, 1997 : 229, je traduis). Et c’est dans les pratiques de représentation des mémoires que de tels propos trouvent aujourd’hui un sens particulier.