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Introduction

La définition de la frontière entre l’humain et l’animal est culturelle, variable en fonction des époques et des contextes. La relativité de cette frontière et l’ambivalence des relations anthropozoologiques se déclinent aujourd’hui sous différentes formes qui mettent en scène des relations marquées à la fois par la proximité et par la distance. La question de la « bonne » distance entre humains et animaux est mise à l’épreuve par des situations très contrastées : d’un côté, celles générant des risques pour l’humain, telles les faits divers tragiques liés aux chiens dangereux ou les nouvelles épizooties, de l’autre, celles de la personnification d’animaux devenant des emblèmes, que ce soit Flipper le dauphin ou plus récemment Knut, l’ourson polaire du zoo de Berlin, ou encore l’engouement massif pour les animaux de compagnie.

Nous suggérons que l’analyse de cette frontière et de la variabilité de sa porosité permet d’étudier plus largement les transformations du rapport de l’humain à son environnement social et naturel. Les développements de la société moderne — technique et scientifique — ont renforcé la distanciation et la domination des humains sur la nature en général et sur l’animal en particulier. Mais deux tendances contradictoires ont été plus récemment mises en évidence. D’un côté, la frontière humain-animal semble s’effacer dans des rapports anthropozoologiques inédits avec des animaux socialisés à l’extrême ; de l’autre, dans la continuité, dès les années 1970, du développement d’une conscience écologiste, l’émergence de nouveaux risques — parmi lesquels les animaux figurent en tant que vecteurs — tend à réaffirmer le besoin d’une barrière infranchissable entre espèces.

En effet, si l’ordre humain et l’ordre animal ont longtemps été considérés comme distincts, les connaissances scientifiques et les pratiques sociales actuelles incitent à penser que la frontière entre ces deux ordres ne va plus de soi. On peut à cet égard parler d’une ambivalence croissante des représentations liées aux animaux si celle-ci est définie avec Weber (2003 [1919]) sur le principe que tout phénomène, quel qu’il soit, participe de la complexité du monde social en un nécessaire « antagonisme des valeurs ». Pour mieux comprendre ce manque actuel de certitudes quant à la bonne place des animaux, et adoptant une approche théorique de type constructiviste, nous proposons ici une synthèse des écrits de sciences sociales portant sur les relations humains-animaux orientée par une réflexion autour de la frontière entre ces deux ordres.

Dans un premier temps, nous aborderons le passage de rapports anthropocentriques aux animaux à des relations plus zoocentriques dans le monde occidental ; tout en montrant comment cette nouvelle proximité est mise en péril par la prise de conscience de différents risques associant humains et animaux, que ce soit en termes de danger représenté par les animaux ou de danger pour les animaux. La variabilité de la frontière sera ensuite abordée dans la pluralité des rapports humain-animal, en déclinant les catégories d’animaux usuellement distinguées (de compagnie, de rente et sauvages). Finalement, nous évoquerons comment la question de la frontière est actuellement soulevée dans différentes sphères (scientifique, éthique, sociale et géographique) autour de la place à accorder ou de la distance à maintenir avec les animaux.

Le rapport occidental à l’altérité animale

Plusieurs chercheurs comme Thomas (1983), et après lui Digard (1999) et Franklin (1999) soulignent une rupture importante ayant eu lieu au xixe siècle dans notre relation aux animaux. Ce dernier auteur analyse une remise en question de la frontière humain-animal à travers l’émergence, au sein d’une attitude anthropocentrique dominante, d’une sensibilité zoocentrique. Analysons ces deux notions.

De l’anthropocentrisme...

Philosophiquement, l’anthropocentrisme définit une pensée qui ne se préoccupe véritablement que de l’humain, ou pense l’animal dans l’intérêt qu’il peut avoir pour l’humain, jamais pour lui-même, ce qui renvoie à la tradition philosophique occidentale classique (Fontenay, 1998).

Chez Franklin, l’anthropocentrisme est largement associé aux valeurs de la modernité et correspond à une manière instrumentale de penser la relation à l’animal. Rappelons que cette vision de l’animal s’associe par ailleurs à des mauvais traitements sur la voie publique, sanctionnés en France dès 1850 par la loi Grammont, ou encore à des pratiques violentes et néanmoins très populaires comme les combats d’animaux (chien contre chien, chien contre blaireau, etc.). Au xixe, siècle de l’industrialisation et de l’urbanisation, la nature était pensée, de manière générale, comme une source de richesses à exploiter (l’animal y étant au service de l’humain) ou tout au moins comme un espace à domestiquer (Thomas, 1983), ie un espace sous domination humaine.

Dualisme nature-culture

La modernité apparaît bien comme un moment civilisationnel de forte tension entre les notions de culture et de nature. Dans ce débat, la culture relève du propre de l’humain (et démarque le civilisé du sauvage), ce dernier étant pensé alors comme un Prométhée qui s’est arraché à son état de nature, entérinant une rupture forte entre lui et son environnement. L’analyse du processus de civilisation par Norbert Elias (1973) souligne bien ce souci de domestication, par le social, de ce qui est perçu comme relevant de l’animalité. En définitive, ce terme d’animalité vise moins à dire « la diversité des manières d’être animal qu’à formuler les limites de l’humain » (Problèmespolitiques et sociaux [PPS], 2004 : 4) comme l’a écrit la philosophe Florence Burgat. Les animaux ont ainsi fait l’objet, dès l’Antiquité, d’une « zoologie négative » (Pelosse, 1997 : 203) qui vise à définir le concept « animal » en défaut par rapport à l’humain, restituant de ce fait le propre imaginé, fantasmé, de ce dernier.

Cette vision dualiste du monde occidental — « l’ontologie naturaliste » (Descola, 2005) — plonge ses racines dans l’Antiquité grecque où les écrits d’Aristote mettent en évidence l’altérité d’une nature, « phusis » (idem). Or, d’autres cultures ont favorisé d’autres ontologies, comme l’animisme, le totémisme ou l’analogisme. Ces différentes visions du monde ne sont pas nécessairement exclusives les unes des autres et semblent au contraire complémentaires (qui n’a jamais parlé à sa voiture ou à son ordinateur comme s’il s’adressait à une personne ?). Pour penser de manière moins dualiste, Descola propose, ainsi que Latour (1991), de considérer la réalité de catégories mêlant humains et non-humains[1] à l’aide des termes d’« existants », pour le premier chercheur, et d’« hybrides » ou de « collectifs » pour le second.

Catégories dominées

Cependant, et malgré cette volonté de penser les hybrides, les analyses dualistes en terme de domination s’avèrent toujours fructueuses. Il existe tout un courant critique relevant des Cultural Studies, qui analyse en ce sens la catégorie des Autres, des « vaincus » (animaux, femmes, classes sociales, groupes minoritaires, etc.)[2]. Différentes stratégies permettent le rappel et/ou le renforcement de leur position d’inférieur, rappel hiérarchique tout autant que soulignement d’une « bonne » distance, d’une frontière à respecter. L’animal, du fait peut-être de son absence de langage parlé, est inévitablement récupéré pour des raisons plus ou moins avouables par les humains qui vont mettre dans sa gueule, devenue bouche, leurs propres mots[3]. En ce sens, l’analyse des discours des éthologues, les chasseurs ou encore les écologistes, pour ne citer qu’eux, permet de révéler le pouvoir de certaines idéologies. Dalla Bernardina (2006) reprend en effet quelques passages de Konrad Lorenz, un des fondateurs de l’éthologie, comme celui de la valorisation du loup par rapport au chacal, révélant clairement un jugement moral emprunt de préjugés.

On le voit, l’anthropocentrisme peut se compliquer d’autres « centrismes » (ethno, euro, phallo...) et s’accompagner d’anthropomorphisme. Cependant, pour être complet, il peut être utile de penser d’une manière moins ethnocentrée, pour le coup, cette notion d’anthropocentrisme. En effet, les exemples ethnologiques sont nombreux qui soulignent la problématique de l’altérité dans d’autres cultures. Ceux-ci deviennent interpellant lorsque les membres d’un même groupe se définissent comme les humains de référence. Par exemple, « Inuit » signifie « les hommes », « le peuple », « les gens » (Cyr et Vittecoq, 2008). Claude Lévi-Strauss généralise en écrivant que : « L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village » (1987 [1952], 21).

.... au zoocentrisme

Le zoocentrisme est défini par Franklin (1999) comme la reconnaissance partielle ou entière des animaux comme sujets moraux. Cette notion va dans le sens d’une version empathique et non plus instrumentale des relations aux animaux. Actuellement, en tant qu’attitude éthique, le zoocentrisme est porté par Singer (1993) et les mouvements de libération animale[4], ainsi que par Chapouthier (1990) et Burgat (1997) en France. Cependant, Franklin utilise cette notion de manière plus globale afin de désigner l’évolution de nos pratiques et représentations liées à l’animal.

C’est bien en ce sens que Digard (1999) souligne, en se basant sur l’étude historique de Thomas (1983), l’évolution des sensibilités au xixe siècle. Certains animaux passent en effet du statut d’animal travailleur, doté d’une fonction bien définie, à un statut d’animal « inutile ». En réalité, l’animal en question est oisif et donc rendu totalement disponible pour occuper une nouvelle fonction vouée à se populariser au point que l’on connaît aujourd’hui : celle de pet, selon la terminologie anglo-saxonne, ou « animal de compagnie ». Par ailleurs, ce siècle est aussi celui de la création des sociétés protectrices des animaux, des manifestations contre la vivisection (Lansbury, 1985 ; Milliet, 1995b) et des premières lois de protection des animaux (Pelosse, 1981 et 1982). Historiquement, c’est aussi, rappelle Freud de manière schématique, l’époque où une troisième blessure narcissique a été infligée à l’humanité à travers l’apport de Darwin[5] : « La recherche biologique [...] a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale » (Freud, 1916 : 33).

Depuis la deuxième moitié du xxe siècle, se développent des pratiques pour les animaux qui se calquent sur celles des humains, comme la consommation de services spécialisés (psychologues pour animaux, hôtels, salons de toilettage, salles de sport, etc.). Prenons l’exemple de la Suisse. Elle est équipée depuis septembre 2008, d’un centre spécialisé dans le traitement des cancers d’animaux[6]. Auparavant, en 1992, la Suisse avait ancré la notion de dignité de l’animal dans sa Constitution avant de faire parler d’elle en Europe, en septembre 2008, pour une révision extrêmement précise de la loi de protection des animaux de 1978.

Ainsi le mouvement zoocentrique, enraciné dans le xixe siècle, se serait largement épanoui dans la seconde moitié du xxe au détriment de l’anthropocentrisme dominant. Cependant, tous les animaux ne bénéficient pas de cette empathie et on peut bien établir une typologie des bénéficiaires, ce qui revient à décrire une hiérarchie, comme ont pu le faire Digard (1999) avec son système domesticatoire occidental, ou Arlucke et Sanders (1996) avec leur échelle sociozoologique. Ce qu’on en retiendra pour l’instant c’est qu’en haut de l’échelle se trouvent d’une part, les animaux de compagnie avec lesquels la frontière humain-animal est quasi nulle, et d’autre part les grandes espèces sauvages et menacées, la Mediagenic megafauna (Freeman, 1995), avec lesquelles la frontière est maintenue de fait mais rendue très perméable par la fascination qu’elles suscitent en nous (Campion-Vincent, 2002). En effet, les éléphants, les cétacés et les grands singes sont les animaux sauvages les plus fréquemment convoqués lorsqu’il s’agit de trouver un alter ego à l’être humain. Se trouvent en bas de l’échelle les animaux de rente et de laboratoire, qui semblent gagner depuis une vingtaine d’années un peu plus de visibilité sociale, ainsi que les animaux considérés comme dangereux et/ou nuisibles.

Un anthropocentrisme déguisé ?

Malgré le développement actuel de nombreuses manifestations zoocentriques, on peut légitimement s’interroger sur leur sincérité et se demander s’il ne s’agit pas de satisfaire d’autres besoins par ce biais. S’agit-il donc parfois d’un zoocentrisme de surface ? Les travaux de Sergio Dalla Bernardina conduisent à penser qu’une apparence de bons sentiments peut tout à fait dissimuler des pulsions moins louables de domination (un anthropocentrisme déguisé), l’amitié humain-animal pouvant apparaître alors comme un modèle de subordination. L’ethnologue met en parallèle « zoophilie » et « ethnophilie » (Dalla Bernardina, 2006 : 53-78). Il rend ainsi compte d’une inversion à travers un certain primitivisme et, peut-être, d’une culpabilité, selon lesquels nos « anciens vaincus » (indigènes colonisés, animaux nuisibles) sont pleins d’une sagesse qu’il est bon de louer et de retrouver. Digard (1999) aussi est méfiant devant l’affichage de tant d’amour pour les animaux. Aussi met-il en évidence certaines de ses utilisations économiques ainsi que les dérives misanthropiques.

Animaux dangereux et en danger

Par ailleurs, et depuis bientôt une vingtaine d’années, cette nouvelle proximité que nous recherchons avec les animaux est mise en péril par l’émergence de risques (Franklin et White, 2001). Dans le contexte plus général d’une société du risque (Beck, 2001) anxieuse des nombreux dangers associés à des sphères de la vie quotidienne jusqu’alors considérées comme sûres, des risques sont associés aux animaux domestiques : nos compagnons (chiens mordeurs), aux animaux de rente (zoonoses : vache folle, grippe aviaire), mais aussi aux animaux sauvages protégés : réintroduits (lynx, loups, ours) ou non (dauphins, en liberté ou non). Il semble donc que, consécutivement au développement d’un fort désir de proximité avec la nature et ses représentants, une autre tendance, contradictoire, émerge, qui conçoit la nature comme une source de danger et d’insécurité. Les fortes interactions existant entre monde naturel et monde culturel sont ici mises en évidences ; selon Beck (idem), « [o]n assiste à la fin de l’opposition entre nature et société. Ou encore : il devient impossible d’appréhender la nature indépendamment de la société et impossible d’appréhender la société indépendamment de la nature » (146). Or, la prise de conscience des risques pourrait au contraire encourager la réaffirmation d’une frontière claire, qui protège d’un environnement naturel potentiellement menaçant.

Une autre manière d’associer risques et animaux consiste à souligner que les animaux sont mis en danger par les activités humaines. Certains chercheurs, notamment dans les Animal Studies, insistent sur la maltraitance des animaux et sur les risques auxquels ils sont soumis, sollicitant par ailleurs des réflexions éthiques sur nos relations aux animaux. D’autres chercheurs en sciences sociales incluent en ce sens l’animal dans leurs études. C’est le cas, pour les animaux sauvages, de Mauz et Granjou (2009) à propos de la gestion d’une population protégée de marmottes, Roussel et Mougenot (2003) pour les ragondins qui sont largement pensés comme « nuisibles », Gramaglia (2003) pour la gestion des goélands qui constituent une espèce protégée envahissante, ou encore Gouabault (2007c) pour les dauphins en captivité. Quelques chercheurs s’intéressent également aux animaux de rente et à leurs conditions d’existence, comme dans le cas des taureaux de corridas (Hardouin-Fugier, 2005) ou des animaux d’élevage industriel — en particulier les porcs (Porcher, 2002). Les animaux de compagnie sont eux aussi considérés comme sujets à risques avec notamment Tuan (1984) qui souligne la cruauté (tout autant que l’affection) à l’oeuvre dans les systèmes domesticatoires créateurs de pets ; Yonnet (1985) se situe lui aussi dans une perspective critique à l’encontre de nos relations aux animaux de compagnie. Bien sûr, hors des sciences sociales, d’autres écrits de naturalistes, d’écologistes ou de militants, se focalisent largement sur la thématique des animaux en danger. Cette préoccupation pour l’animal victime rejoint la tendance zoocentrique dans laquelle l’animal n’est plus considéré comme un simple objet dont on peut disposer à sa guise.

Autour de ces trois manières de penser les rapports humain-animal — anthropocentrisme, zoocentrisme, appréhension en termes de risques —, nous pouvons souligner combien les représentations et pratiques liées aux animaux se nourrissent d’un jeu sur la distance (Ravis-Giordani, 1995) qui se transforme en fonction des époques et des contextes. Les nuances de la frontière semblent révélatrices de différentes attitudes humaines envers l’environnement : dominatrice et utilitariste lorsque l’anthropocentrisme prévaut, relativiste et parfois anti-utilitariste lorsque les rapports zoocentriques dominent, enfin réflexive dans le cadre d’une conscience aiguë des risques.

Des rapports pluriels aux animaux

Il convient à présent de mettre à l’épreuve ces attitudes anthropozoologiques en les associant aux différentes catégories d’animaux classiquement distinguées par les humains. Il existe une diversité irréductible de situations. Il est cependant possible d’en dresser un panorama général en renvoyant à quelques grandes catégories d’animaux, déterminées suivant une perspective heuristique.

L’animal sauvage : le plus distant, le moins dominé par l’humain

« L’émergence des amis des animaux sauvages qui se polarisent sur des espèces phares est un fait social important de ces dernières années » (Campion-Vincent, 2002 : 23). Ces animaux, comme les grands félins, semblent d’autant plus fascinants pour le grand nombre, majoritairement urbain, qu’ils sont éloignés et donc plus aisément idéalisables. Le développement d’une conscience écologique apporte par ailleurs son lot de culpabilité, parfois sublimée par le désir de rectifier les erreurs du passé. C’est ainsi que les nuisibles d’hier deviennent les héros d’aujourd’hui, « emblèmes de ces espaces reconquis sur les hommes pollueurs, de cette nature protégée à nouveau équilibrée » (Campion-Vincent, 2002 : 34). Les dauphins en sont une étonnante illustration : massacrés aux xixe et xxe siècles en raison des destructions des filets de coton des pêcheurs et pour la concurrence qu’ils leur imposaient, ils sont devenus un emblème des amoureux de la nature et des environnementalistes (Gouabault, 2007a et 2007b).

Le rapport aux animaux sauvages se trouve notamment questionné par les contextes de la chasse, des exhibitions et des réintroductions. Les deux premiers d’entre eux rendent compte de relations humain-animal très anciennes tandis que le dernier constitue une thématique plus contemporaine.

La chasse

Le statut de la chasse est ambivalent, les chasseurs se présentant eux-mêmes comme des gestionnaires de la faune, fréquemment en concurrence directe avec les écologistes. Dalla Bernardina (1996), qui a étudié ces conflits, démonte la charge idéologique impliquée dans les pratiques et représentations de ces deux catégories d’acteur. Il met ainsi à jour, chez les chasseurs et les écologistes, un idéal nettement aristocratique et élitiste.

Le rapport à la proie est par ailleurs révélateur d’une érotisation de l’animal, notamment dans les magazines de chasse, ce qui conduit à entrevoir une certaine porosité des frontières entre humains-chasseurs et animaux-proies. Cette orientation de l’imaginaire cynégétique fait écho aux récits folkloriques des mariages entre humains et animaux. Les mondes païen et chrétien du Moyen Âge étaient coutumiers de ces récits mettant en jeu des êtres hybrides ainsi que des métamorphoses, passages d’un état humain à un état animal et inversement (Sax, 1998). Par ailleurs, les connotations sexuelles de la chasse mettent en évidence la virilité de cette pratique et une vision stéréotypée de la femme (pour une analyse des conservatismes entretenus par cette pratique, voir Kalof et al., 2003 et 2004). On retrouve ici l’idée de catégories dominées, parmi lesquelles femmes et animaux sont placés en situation d’infériorité par rapport aux hommes chasseurs.

Cependant, la chasse, par exemple celle du renard, peut aussi être lue comme une « cultural performance » (Marvin, 2003) permettant une connexion profonde, affective, dans la vie quotidienne des participants avec le monde naturel, c’est-à-dire l’animal et la nature environnante.

Il faut encore préciser que le choix de l’animal chassé, ou même pêché, n’est pas anodin. L’histoire de la colonisation australienne montre une ambivalence des discours (et des pratiques qui en découlent) entre d’une part une volonté de « britanniser » la nature à l’arrivée des Anglais et d’autre part celle, plus tardive (dès la fin du xixe siècle), de l’« australianiser » à des fins identitaires (Franklin, 1996). Les espèces animales légitimées et donc favorisées ont varié selon le discours, qu’il s’agisse d’animaux, de poissons voire même de végétaux. Cet exemple montre bien les mécanismes de construction sociale sous-tendant les images de la nature.

Les exhibitions

Sperber (1975), dans son étude des quatre principaux types d’exhibition d’animaux, recense le zoo, la foire, le cirque et le delphinarium, genre à part. Dans le premier lieu sont exhibés des animaux exemplaires, images d’une nature « parfaite », car pensée comme pure dans sa sauvagerie même, et « asociale » en ce sens qu’elle n’a pas été contaminée dans sa pureté par l’humain. De cette catégorie sont exclus les animaux malformés, image d’une « antinature », c’est-à-dire imparfaite dans sa monstruosité, et « asociale », sans contact avec l’humain. Ceux-ci sont plutôt destinés au contexte de la foire. Au cirque, si on exige des animaux qu’ils soient parfaits, ils doivent également pouvoir s’écarter, à la volonté du dompteur, de la norme idéale de leur espèce — lions puissants et sauvages. Le delphinarium, lieu tenant du cirque mais s’en écartant à la fois, fait la démonstration d’un animal, d’un côté puissant et vif — norme du genre Tursiops —, et de l’autre d’une intelligence et d’une vivacité troublante — norme idéale de l’espèce Tursiops truncatus illustrée par Flipper. Par le cirque, les animaux intègrent la société des humains en faisant valoir leur soumission. Au delphinarium, « les dauphins, eux, doivent avoir l’air rassurant, puisqu’il s’agit au contraire de nous inquiéter — mais pas trop — en évoquant, non une faune soumise et intégrée, mais une société animale indépendante et potentiellement concurrente » (Sperber, 1975 : 28 ; Gouabault, 2007c). Thomas (1988) relève ce motif dans la littérature de science-fiction, soulignant que « l’humanité » de l’animal fait de ce dernier un redoutable intrus dans notre monde. Ici, il est bien question de frontière, de distance à conserver, à rappeler (zoos) ou avec laquelle jouer (cirque et delphinarium). On peut en déduire que ce jeu vise la neutralisation de la sauvagerie afin de pouvoir la consommer en toute quiétude.

Pour ce qui est des jardins zoologiques, leur fréquentation et, surtout, leur création ne sont pas récentes et révèlent le souci de rassembler une collection d’animaux, souvent représentée comme un microcosme, sur laquelle règne en maître tel individu ou tel groupe (Baratay et Hardouin-Fugier, 1998 ; Malamud, 1998). L’histoire de cette institution en montre de nombreuses formes jusqu’aux plus récentes qui s’apparentent à de véritables safaris et revendiquent des objectifs pédagogiques, tels de modernes Noé (Staszak, 2000). Par ailleurs, nous pouvons rappeler les exhibitions « zooanthropologiques » constituées en tant que genre dès le milieu du xixe siècle (Bancel et al., 2004). Les Zoulous, les Eskimos, les Indiens et ces autres « primitifs » qu’étaient les Bretons ou les Siciliens, sont les successeurs des monstres exposés dans les « Freak shows » du début de ce siècle. Les « ethnic shows » coïncidaient avec une mise en scène de l’ici civilisé (l’institution et ses visiteurs) et de l’ailleurs barbare (l’exotique, animal ou humain). Dans un contexte postcolonial, cette analyse se complexifie puisque le jugement s’inverse, en accord avec l’émergence d’une conscience écologique, valorisant la primitivité et stigmatisant ce « nouveau barbare » responsable de tant de désastres écologiques (Staszak et Hancock, 2002). Les civilisés deviennent donc les respectables indigènes dont le savoir leur permet de cohabiter en harmonie avec les animaux. Les exhibitions les plus populaires aux États-Unis sont celles qui vont jusqu’à reconstituer de vastes espaces naturels.

Les réintroductions

La recherche de la protection des espèces ainsi que leur réintroduction[7] participent de cette aspiration à un retour à une nature sauvage idéalisée. Cependant, le modus operandi de cette aspiration n’est pas consensuel et ne manque pas de susciter de nombreux conflits entre naturalistes et protecteurs de la nature d’une part, chasseurs, éleveurs et gens du lieu d’autre part, c’est-à-dire entre conceptions savantes et vernaculaires. Ces visions du monde contradictoires concernent la définition de ce qui est naturel et la bonne distance à établir avec ce qui relève du sauvage et, par extension, du domestique, puisque le domaine de l’élevage est lui aussi concerné. Il est donc question de « la juste place de l’animal » (Mauz, 2002 : 129-146).

Les tensions, manifestes dans les discours associés à ces réintroductions, mettent à jour nombre de fantasmes et d’angoisses liés à l’animalité de l’humain, qu’il s’agisse du loup (Campion-Vincent, 2002 ; Duclos, 1994 ; Lits, 2005), du loup et de l’ours en tant que couple symbolique (Bobbé, 2002) ou encore du lynx (Campion-Vincent, 1992).

Si le terme de « réintroduction » suggère plus souvent une gestion de ces animaux prédateurs, il faut évoquer une autre fascination, répandue en Europe, pour ce qu’on peut nommer les « grands herbivores indigènes primitifs, archaïques ou encore “préhistoriques” » (Lizet et Daszkiewicz, 1995 : 63). Cette passion concerne, par exemple, les bisons ou certaines races d’équidés (Franche-Montagne du Jura suisse), ou de capridés (la Nera Verzaschese du Tessin suisse). Le sociologue peut y lire, comme pour les prédateurs que nous venons d’évoquer, une quête des origines. En effet, une condition fondamentale pour une réintroduction est celle de l’autochtonie avérée de l’animal considéré. Ainsi, le discours identitaire n’est jamais bien loin, notamment dans les cas de préservation de certaines espèces « indigènes » par rapport à d’autres jugées invasives et/ou exotiques. Le sociologue André Micoud (1993) en arrive même à proposer la notion de « sauvage naturalisé vivant », soulignant ainsi l’artificialité du procédé.

Ces différents cas de protection d’espèces animales sont révélateurs de l’arbitraire des choix qui sont faits et, du même coup, de l’ambivalence des pratiques et représentations qui y sont associées.

La relation aux animaux sauvages apparaît donc imprégnée de différentes visions du monde naturel. Certes, la fascination qu’exercent sur nombre d’entre nous ces animaux peut être comprise comme une sensibilité grandissante pour ce qu’ils sont, et nous irions ainsi dans le sens d’un certain zoocentrisme. Cependant, nous vivons pour la plupart à distance d’une nature rêvée, idéalisée, comme celle à laquelle nous adhérons à travers les documentaires animaliers (c’est-à-dire pure, sans humain ; voir Chris, 2006). Aussi l’anthropocentrisme de ce désir de sauvage apparaît assez vite sous le « vernis » de déclarations, parfois naïves, d’empathie et de sensibilité pour des êtres qui, finalement, nous restent largement inconnus.

L’animal de compagnie : le plus proche de l’humain

L’animal de compagnie est constitué aujourd’hui en phénomène social par son importance, quantitativement, en nombre d’individus résidant chez leur propriétaire — ce qui implique le développement d’un marché économique conséquent. Corrélativement, le vécu de ce phénomène prend toute sa dimension dans l’intensité des relations entre ces animaux et leurs maîtres, ces derniers accordant aux premiers un statut privilégié justifié par des sentiments passionnés.

Ainsi, évoquer l’animal de compagnie c’est s’interroger sur son statut d’animal domestique, classiquement opposé au sauvage, et c’est de nouveau se confronter à une ambivalence forte : la domestication implique une relation de dépendance et donc de pouvoir, celle-ci étant largement contrebalancée par des discours et des situations à travers lesquels l’animal apparaît comme un alter ego. Nous nous arrêterons enfin sur les inquiétudes très contemporaines qui concernent cette catégorie « sociozoologique » (Arluke et Sanders, 1996).

La frontière sauvage-domestique

On tend à opposer animaux sauvages et animaux domestiques, mais ces catégories sont-elles réellement pertinentes ? Milliet (1995a), puis Digard (1999) proposent trois critères permettant de définir tout système domesticatoire. Celui-ci nécessite d’assurer l’alimentation de l’animal, sa reproduction ainsi que sa sécurité. Les deux chercheurs soulignent à juste titre que cet état peut être transitoire. Un bon exemple en est le cas des animaux en maraude comme ces chiens ensauvagés qui peuvent se livrer à des déprédations sur les troupeaux (Bobbé, 1999). Ces trois critères ne sont pas tous valorisés de la même façon et permettent d’englober nombre de cas d’animaux à la limite entre domesticité et sauvagerie, tels que les rennes des Iakoutes (Sibérie) ou les taureaux de combat de Camargue (France). Ainsi, « 1o La frontière sauvage/domestique passe non pas entre différentes espèces, mais à l’intérieur des espèces ; 2o elle n’est pas imperméable ni fixée une fois pour toutes ; 3o son tracé et ses déplacements dépendent finalement de l’action de l’homme » (Digard, 1999 : 161). De même, le statut d’animal sauvage ne saurait être un absolu dans la mesure où certains animaux développent une forte familiarité avec les êtres humains. Par exemple, les macaques rhésus de la ville de New Delhi sont si bien intégrés au milieu urbain qu’ils s’introduisent dans les habitations et se retrouvent en conflits parfois mortels avec leurs occupants[8].

Un rapport de domination

Parmi les animaux domestiques, ce sont bien les animaux de compagnie (pets chez les Anglo-Saxons) qui ont interpellé le plus les sciences sociales. De fait, nos pratiques et représentations liées à cet animal, souvent jugées excessives, ne manquent pas de générer des questionnements sur l’ambivalence de nos relations aux animaux en général. Il est pertinent de faire commencer l’histoire du petishism[9] lors des xviiie et xixe siècles alors que chiens et chats ont conquis une nouvelle place, « oisive », auprès de leurs propriétaires. Au contraire, les animaux « fonctionnels » (chiens de garde ou chiens de berger) pouvaient être tués ou abandonnés une fois leur mission accomplie (Thomas, 1983). Dès lors, Digard (1999) relève l’existence d’un système domesticatoire occidental constitué en particulier autour de deux pôles qui opposent animaux de rente et animaux de compagnie, les premiers étant voués à une chosification teintée d’indifférence, les seconds étant anthropomorphisés à l’extrême. Deux types de modelage des corps caractérisent ces deux extrêmes : la maximisation des uns et la miniaturisation (infantilisation) des autres. Ses analyses mettent en évidence le rôle du processus domesticatoire comme générateur de pouvoir de l’humain sur l’animal (voir aussi Tuan, 1984). De plus, il souligne le narcissisme dont font preuve nombre de propriétaires, conceptualisant ainsi ces compagnons comme des miroirs — fonction narcissique — et des faire-valoir — fonction ostentatoire (voir aussi Dalla Bernardina, 2006 et Héran, 1997). En ce sens, les pets subviennent à la satisfaction d’une sécurité ontologique (Giddens, 1990), supposant un sentiment de continuité et d’ordre entre événements, qui a été mise à mal par les changements impliqués par la révolution industrielle (Franklin, 1999).

L’alter ego

Sur ce thème, la frontière humain-animal est extrêmement ténue puisque bien souvent ces compagnons se révèlent être de véritables substituts d’enfants, pédagogiquement parlant. Les pets vivent en effet dans une forme de dépendance leur vie durant, certains étant expressément choisis pour leurs caractéristiques infantiles (Yonnet, 1985). Cette intimité développée entre des humains et des animaux conduit à les penser comme de véritables doubles culturels, des alter ego (Brohm, 1997), le couple formant alors, dans le cas des chiens, une « dog-person dyade », véritable unité d’acteurs (Arluke et Sanders, 1996). L’humain prête sa voix au chien, les deux vivant une certaine interdépendance. À la fois impliqué avec l’autre et impliquant pour l’autre, le chien devient un médiateur entre les acteurs sociaux mais aussi entre l’animalité en nous et hors de nous (Brohm, 1997). De là l’expression « tel maître, tel chien » joliment illustrée par la publicité pour la nourriture pour chien, César, où des portraits d’humains et de chiens sont mis en vis-à-vis[10].

« Une vipère dans le berceau »

Cependant, les animaux de compagnie sont tellement entrés dans nos intimités (au niveau du foyer et/ou au niveau de la cité) que l’idée que certains d’entre eux, les chiens qui mordent, les chats infectés par la maladie de Creutzfeldt-Jakob, puissent se changer en menaces incontrôlables est d’autant plus angoissante. Ainsi, le « phénomène pitbull », fait d’actualité dans les médias français (Digard, 2004), suisses (Darbellay et al., 2008) ou américains (Arlucke et Sanders, 1996), favorise l’émergence de questionnements sur la part d’inné et d’acquis dans l’agressivité de ces animaux. Il ressort cependant que si la responsabilité humaine est jugée indéniable, la naturalisation de la sauvagerie de l’animal est finalement l’élément sur lequel s’appuient les premières mesures prises « à chaud » (Darbellay et al., 2008). Il est vrai que dans les taxinomies populaires, l’animal qui mord pour le plaisir (il est pourtant nourri et choyé) est une aberration, ni vraiment domestiqué ni vraiment réensauvagé, et en ce sens un monstre qui se joue des frontières (Bobbé, 1999). Ici, c’est l’humain qui apparaît comme une victime de ce jeu sur la « bonne » distance. À cet égard, l’apparition des NAC (Nouveaux Animaux de Compagnie), tels les mygales et les reptiles exotiques, contribue à l’ambivalence des rapports humain-animal. Leur appartenance à un bestiaire maléfique (du moins en Occident) est encore largement ancrée dans nos représentations, associées à des images de danger et de peur (Thomas, 1983).

C’est dans le phénomène de l’animal de compagnie que peut le plus fortement se ressentir et s’observer le développement du zoocentrisme, lorsque l’animal familier n’est plus un simple pet, encore trop objet, mais réellement un compagnon, souvent assimilé à une véritable personne (Franklin, 1999). Ainsi, la notion d’« animal domestique dangereux » semble dès lors incompatible avec les représentations dominantes. Les mesures proposées — concernant les animaux — suscitent souvent d’importantes controverses au sein de la population, notamment parmi les propriétaires d’animaux domestiques qui refusent d’assimiler leur pet à une catégorie dangereuse. Bien entendu, les analyses critiques qui passent ce phénomène au crible de la notion de domination soulignent la dimension anthropocentrique du phénomène. Nous retrouvons ici cette idée d’un zoocentrisme affiché qui dissimule un anthropocentrisme sous-jacent.

L’animal utilitaire : rendu invisible, le plus dominé par l’humain

Catégorie éminemment fonctionnaliste, l’animal utilitaire sera ici décliné sous deux aspects d’importance pour la société actuelle : l’animal de rente et l’animal comme objet de science.

L’animal de rente

Parmi les animaux domestiques, beaucoup d’entre eux sont réduits à des choses, invisibles aux yeux du plus grand nombre, dont on dispose sans autre préoccupation sentimentale. Il s’agit bien des animaux de rente dont l’élevage et l’abattage ont été mécanisés et systématisés lors de la révolution industrielle. À présent, et depuis plusieurs décennies (les années 1970-1980 en France, à la suite de l’Angleterre), la question du bien-être des animaux de rente est posée (Porcher, 2005 ; Burgat, 1997)[11]. Celle-ci émerge vraisemblablement en réaction à cette exploitation intensive des animaux de rente et du fait du zoocentrisme grandissant, basé en particulier sur le modèle de nos relations aux pets (Larrère et Larrère, 1997).

Il faut cependant rappeler la dimension relationnelle, c’est-à-dire communicationnelle et affective, qui lie les éleveurs et leurs animaux dans une relation de proximité, ces derniers étant bien souvent considérés comme des sujets à part entière (Dalla Bernardina, 1991 ; Despret et Porcher, 2007) ; exception faite, bien entendu, des relations en contexte d’élevage industriel où le modèle de la machine animale domine (Porcher, 2006 ; Larrère et Larrère, 1997).

L’ambiguïté réside, d’un point de vue anthropologique, dans la mise à mort des animaux utilitaires dont l’autorisation morale repose en partie sur l’existence d’un système domesticatoire occidental évoqué précédemment (Digard, 1999). En fait, à la suite de l’intense anthropomorphisation et personnification dont les éleveurs peuvent faire preuve à l’attention de leurs animaux, la procédure peut radicalement s’inverser en une réification lorsqu’il s’agit de tuer ces derniers (Dalla Bernardina, 1991). On le voit, le rapport à la mort de l’animal ne va pas de soi et nécessite l’emploi de certaines stratégies, les modes d’abattage industriels ayant cette particularité de diluer la responsabilité de l’acte final (Vialles, 1988 ; Muller, 2008).

Par ailleurs, notre relation aux animaux de rente a été fortement questionnée par les zoonoses[12] de cette dernière décade. Elles ont été une démonstration en acte de la relativité de la notion de barrière entre espèces et ont permis de dévoiler sur la place publique les procédures de l’élevage industriel. Ces cas ont eu pour effet de rappeler que « nous formons avec les animaux d’élevage, que nous le voulions ou non, une communauté dont nous devons connaître les règles, pour leur bien comme pour le nôtre » (Larrère et Larrère, 1997). En ce sens, le cas de la vache folle, auquel les médias ont assuré un important retentissement, a été exemplaire. Cette crise questionnait les excès de la technique et de la rationalisation dans l’élevage, cette maladie apparaissant notamment comme une conséquence méritée : « Ce qui advient est à prendre comme un châtiment qui viendrait sanctionner des erreurs humaines » (Dubied et Marion, 1997 : 121 ; voir aussi Adam, 2000 ; Burton-Jeangros, 2002 ; Washer, 2006). Ici, l’invisibilité qui affecte habituellement les animaux de rente n’a plus joué, bien au contraire. De plus, l’animal n’était pas un responsable actif, il est plutôt apparu comme la victime de mauvais traitements, donc aussi soumis aux risques des activités humaines. Les images télévisées d’abattage en masse ont fortement évoqué d’autres massacres, plus intolérables encore car humains ceux-là. Finalement, ces zoonoses ont certainement contribué à rendre plus visibles les conditions de vie du bétail en contexte industriel, alimentant les préoccupations relevant du bien-être animal et justifiant, en conséquence, la création de labels attribués à la viande ou aux oeufs.

L’animal objet de science

Parmi les animaux utilitaires, il faut rappeler l’existence, certes fort discrète (quoique ponctuellement médiatisée), des animaux utilisés en faveur de la science. Les images d’animaux de laboratoire, étudiées par Arluke (1994), oscillent entre celles où l’animal est à la fois un objet impersonnel voire une information, un symbole sacrificiel dédié à la connaissance scientifique mais aussi un être sensible anthropomorphisé. Ce paradoxe permet une identification tout en conservant une distance et de ce fait justifie l’usage de l’animal. Cette ambivalence se retrouve dans les attitudes des publics anglais concernant l’usage et la création d’animaux génétiquement modifiés (Macnaghten, 2004). Cette étude rend compte de tensions dans les représentations entre instrumentalité et empathie, mais souligne que, au fond, la recherche de la préservation de ce qui est naturel reste un argument fort. Si le traitement médiatique du clonage de la brebis Dolly confirme ce qui vient d’être dit (Rader, 2007), il a également été révélateur d’une peur sous-jacente : celle de l’application des procédés de clonage aux humains. On trouve de nouveau cette angoisse devant la possibilité d’un glissement de l’animal à l’humain, la possibilité que la frontière devienne floue et que naissent alors des monstres, au moins taxinomiques.

Mais dans ce cas, les individus ayant bénéficié d’une greffe d’un coeur de porc génétiquement modifié sont-ils « porcinifiés » (Saint-Germain, 2003) ? En effet, qu’en est-il des xénotransplantations[13] ? Ici est effectif le glissement qui concrétise, de manière encore non visible, dans la chair de nos contemporains, les hybrides imaginés par l’espèce humaine depuis ses premiers mythes[14]. Peut-on encore parler de « distance avec l’animal » ? Il semble que oui, sous l’angle du risque. Les praticiens doivent rester très prudents quant aux risques de développement de rétrovirus d’un genre inédit (Leroux, 2005), quand bien même l’intégrité génétique des porcs fournisseurs d’organes est modifiée par l’insertion de gènes humains afin d’éviter toute incompatibilité (Saint-Germain, 2005). Cependant, et malgré ce marquage conceptuel des frontières, une fois le procédé enclenché, il y a bien un emmêlement inextricable qui est effectué, ouvrant ainsi une « brèche entre les espèces, faisant communiquer génétiquement l’animal et l’humain » (ibid. : 2). Si l’homogreffe[15] apporte déjà un trouble en ce qu’elle transgresse symboliquement la frontière de l’identité personnelle, on peut comprendre que le trouble soit plus important avec le franchissement de la frontière des espèces (Savard, 2005 ; Murray, 2006).

Par ailleurs, outre les préoccupations concernant la transgression de frontières, d’autres questions se posent à l’égard des fournisseurs d’organes. En effet, si la première xénotransplantation médiatisée a été effectuée avec un coeur de primate (1983), les choix se portent bien plus aujourd’hui, pour des raisons pragmatiques[16], sur les porcs. Or, de nouveau, la dimension symbolique est d’importance au vu de la surdétermination de cet animal dans les imaginaires socioculturels, qu’il soit négatif ou positif. Saint-Germain (2005 : 25) pose ainsi la question : « Comment concilier cet état de fait anthropologique avec la rationalité technoscientifique ? »

Dans le cas de nos relations aux animaux utilitaires, il peut sembler évident que domine la tendance anthropocentrique. L’expression qui vient d’être utilisée pour désigner cette catégorie d’animaux le laisse entendre. C’est dans ce sens que vont les observations de Porcher (2006) qui insiste sur la dimension utilitaire de nos relations aux porcs d’élevage, véhiculée, par exemple, par une insensibilisation croissante des travailleurs à ces animaux avec lesquels ils sont en contact. Cependant, les préoccupations pour le bien-être des animaux de rente ou des animaux de laboratoire montrent de manière très nette une sensibilité à leurs besoins, à leur souffrance, en un mot, à leur subjectivité. Cette sensibilité s’ancre notamment dans des affaires médiatiques internationales comme celle de la vache folle ou de la grippe aviaire (Burton-Jeangros et al., 2009; Gorin et al., 2009) qui ont mis en cause les conditions dans lesquelles les animaux de rente sont élevés. La tendance zoocentrique se fait ici plus qu’ailleurs revendicatrice et créatrice de lois et de règlements, proposant une renégociation de la frontière humain-animal par la reconnaissance chez ce dernier de caractéristiques qu’il a en commun avec l’humain.

Cette revue nécessairement non exhaustive des rapports anthropozoologiques, dans notre société, nous a permis d’interroger les grandes catégories animalières. Force est de constater qu’aucune d’entre elles n’est caractérisée par des attitudes univoques vis-à-vis de l’animal : fascination de l’animal sauvage devant la réalité de conflits territoriaux, « pur » amour de l’animal de compagnie vis-à-vis de l’« impureté » du déni de son animalité, tension entre instrumentalité et empathie envers les animaux utilitaires. Ces ambivalences se conjuguent toujours avec la notion de distance qui tend à se réduire, comme le montre le développement des sensibilités zoocentriques. Cependant, la proximité à l’animal peut être source d’angoisses, comme en témoignent les thématisations du risque que nous avons évoquées, que ce soit à l’échelle d’un pays (réintroductions), d’une ville, voire d’un foyer (chiens mordeurs) ou encore à l’échelle du génome (xénotransplantations).

Dans la dernière section de cette synthèse, nous évaluerons encore comment ces questions sont actuellement soulevées dans différentes sphères — scientifique, éthique, sociale et géographique — quant à la proximité ou la distance à maintenir avec les animaux.

Enjeux de la distance avec l’animal

Ces différentes relations nouées avec les animaux renvoient en effet à plusieurs manières de penser la frontière entre humains et animaux. Pour terminer cette réflexion de synthèse, il nous semble opportun de penser cette frontière en lien avec différents niveaux — interconnectés entre eux — de la société humaine. La distance aux animaux se négocie en effet en termes scientifiques ou épistémologiques, éthiques, sociaux ou encore géographiques. C’est l’objet de cette dernière section.

Sur le plan scientifique et épistémologique

Les observations longues de populations de primates effectuées dès les années 1960-1970 ont été décisives pour l’évolution de l’éthologie. Les éthologues ont progressivement envisagé que leurs objets d’observation pouvaient être de véritables sujets (Despret, 2002 et Lestel, 2001). Ce changement est très important puisqu’il permet d’envisager que l’animal peut être un observateur et chercher lui aussi à interagir dans la situation de recherche. C’est bien le constat que fait Frédéric Joulian (1999), toujours en contexte éthologique, avec des primates. De son côté, l’ethnopsychiatre Georges Devereux (1986) nous interpelle sur le fait que la souris de laboratoire n’est pas seulement observée mais qu’elle observe, elle aussi, l’expérimentateur.

Ainsi, si l’observation réciproque est bien réelle dans ce type de situation, elle nous renvoie également à l’image de l’autre (le primate, la souris blanche) en nous, une image en partie fantasmée. Cet autre devient alors la cible de projections relevant de notre subjectivité propre comme l’ont montré les analyses de Caillois (1973) pour la pieuvre, de Thomas (1994) pour le rat, ou celles de Brohm (1997) dans la relation au chien. Devereux (1986) souligne que certains comportements peuvent découler d’une non-conscience de ces mécanismes (absence de contre-transfert dans le jargon psychanalytique), comme le développement d’une agressivité envers l’animal de laboratoire camouflée par le développement d’un protocole expérimental rationnellement justifié. Autre exemple analogue : la divinisation actuelle des dauphins, dans le New Age, justifiée par un discours logique qui va jusqu’à masquer certaines réalités (comme la cruauté avérée de certains dauphins eux-mêmes) afin de s’auto-justifier, développant alors un discours paralogique (Gouabault, 2006). Cette nécessité d’une autoanalyse va donc plus loin que la déconstruction durkheimienne des prénotions puisqu’elle va jusqu’à questionner l’intimité du chercheur. Des exemples de ce type sont donnés de différentes manières dans : Mes démons (Morin, 1994), « Un chien en Sorbonne » (Voutsy, 1989) ou encore « Enquête sur le “pouvoir thérapeutique” des dauphins » (Servais, 1999).

Sur le plan éthique

En ce qui concerne les relations humain-animal, on peut distinguer deux grands types d’éthique (Lebouc, 2004). Une éthique de nature anthropocentrée postule que les préoccupations éthiques ne s’appliquent qu’à l’humanité ; il s’agit de fait de la grande majorité des philosophies occidentales. Parmi les autres types d’éthique, on peut distinguer des tendances zoocentrées, biocentrées ou écocentrées. Le zoocentrisme inclut l’animal et est représenté par des philosophes comme Tom Regan, Peter Singer, Georges Chapouthier et Florence Burgat. Le biocentrisme, dont Paul Taylor apparaît comme le pilier actuel, considère tous les êtres vivants (en tant qu’organismes individuels) comme s’ils possédaient une valeur inhérente. Enfin, l’écocentrisme cherche quant à lui à dépasser le précédent en accordant une valeur aux systèmes écologiques plus largement, y intégrant le non-vivant.

Les critiques émises à l’encontre du zoocentrisme sont celles de l’anthropomorphisme (idem) : dans l’établissement de droits pour les animaux (communauté dans la capacité de souffrance[17]), l’altérité animale serait finalement réduite à des caractéristiques humaines. La frontière est donc repoussée pour englober plus d’existants mais celle-ci se fonde sur des caractéristiques humaines. Il s’agit d’une première forme de zoocentrisme. Il existe cependant une seconde forme, distincte de la précédente et portée par Regan (1983), qui consiste à reconnaître une valeur intrinsèque aux animaux en tant qu’ils sont « sujets d’une vie », ce qui revient à leur accorder, par défaut, des droits. Cependant, les animaux concernés ne sont que les animaux dits supérieurs.

Nous l’avons souligné, le xxe siècle a vu l’affirmation de diverses tendances zoocentriques. Cependant, et même si les lois évoluent, elles peinent à définir l’animal autrement que comme un « meuble », même si dans le même temps un plus grand respect pour ses besoins est reconnu. On peut saisir dans cette ambivalence une hésitation à remettre en cause la métaphysique du propre de l’humain qui est seule susceptible de bénéficier de la notion de dignité depuis Pic de la Mirandole et Kant (Burgat, 2002). Rappelons que l’avènement du christianisme est pour beaucoup dans le développement d’un rapport au monde anthropocentré. Pourtant, certaines réalisations comme la Déclaration Universelle des Droits de l’Animal (1978)[18] et plus encore l’inscription de la dignité de la créature dans la Constitution suisse viennent ébranler cette vision du monde.

Les législations évoluent clairement selon une tendance zoocentrique, considérant progressivement les animaux comme des autres qui méritent eux aussi d’être pris en compte pour ce qu’ils sont. La mise en place de réglementations concernant le bien-être animal peut être interprétée en ce sens. La question de savoir si on peut se permettre de tuer des animaux pour les manger pointe à l’horizon de ces évolutions, comme en témoigne cet extrait des réflexions de Claude Lévi-Strauss (2001 : 10) méditant sur la maladie de la vache folle :

Un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du xvie ou du xviie siècle, les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains.

Sur le plan social

Nos développements autour des liens noués avec différentes catégories d’animaux ont donné un bon aperçu des jeux autour des frontières sociales. Pour différencier quelques grands types de relation humain-animal, on peut évoquer la notion d’« échelle sociozoologique » (Arlucke et Sanders, 1996) selon laquelle les relations aux animaux sont hiérarchisées sur un axe s’échelonnant du négatif (les pitbulls) au positif (les pets). Il faudrait encore l’affiner en intégrant les valeurs propres à une perspective évolutionniste (de l’infrahumanité à la surhumanité) et sa vision hiérarchique du monde naturel (Renard, 1984). On peut ainsi dresser une échelle avec un pôle correspondant à la bestialité, le centre étant (bien entendu) l’humain et l’autre pôle le surhumain, le divin (Boia, 1995 ; Gouabault, 2006). Cette échelle, appliquée aux relations humain-animal, nous offre un outil d’analyse du bestiaire contemporain qui met en évidence l’importance de la maîtrise de l’animalité. Cette animalité peut être, aux extrêmes de notre échelle, chassée et détruite, dans le cas de la bestialité, ou admirée et encouragée lorsqu’elle est domestiquée, soit par une intégration à la sphère privée, soit par un éloignement contrôlé, virtuellement (films, etc.) et/ou matériellement (zoos, etc.). Ce type de contrôle apparaît bien dans le cas de Knut, le petit ours polaire du zoo de Berlin. Cet animal est devenu une star internationale le temps d’une année (2007), fictionnalisé, personnifié à l’extrême (Gouabault et Dubied, soumis à Humanimalia). Dans des cas comme celui-là, l’animal perd tout de son animalité, si ce n’est celle qui excite l’imaginaire et qui fait de lui un « enfant sauvage inversé[19] ». La preuve en est qu’au bout d’une année de médiatisation, l’ours a grandi, est devenu gris, et ne correspondait plus au « Knut » d’avant. Finalement il est devenu beaucoup plus adulte et animal. L’anthropomorphisation forte des animaux, particulièrement visible autour des animaux de compagnie, se manifeste parfois malheureusement au détriment de ceux-ci, ce qu’on pourrait qualifier de « zoocentrisme manqué ».

Sur le plan géographique

Le développement de l’urbanisation, l’exploitation des ressources naturelles et finalement l’anthropisation intensive des écosystèmes ont conduit à de nouvelles rencontres entre territoires humains et animaux. Celles-ci ne provoquent pas nécessairement de conflits mais parfois une simple superposition des deux espaces. Cependant, cette rencontre nécessite des adaptations, notamment au niveau de l’imaginaire qui doit assimiler des transgressions de catégories structurelles comme celles de sauvage et domestique. Il existe un ordre des choses spontanément pensé comme immuable, comme le prouve l’idée de l’existence d’une « juste place de l’animal » (Mauz, 2002). Ainsi, pour les naturalistes interrogés, les loups, connus pour pouvoir vivre dans des milieux anthropisés, voire urbanisés, sont malgré tout pensés comme des animaux des grands espaces sauvages. Autre exemple : confrontés à des bouquetins paissant au fond de la vallée, des éleveurs et des chasseurs affirment que ces animaux ne sont pas à leur place.

Cependant, l’animal peut être perçu, dans son milieu d’adoption, comme vecteur de requalification des espaces (Blanc et Cohen, 2002), notamment en milieu urbain. En ce sens, il est une métonymie de la nature et apporte un ajout de vivant dans un espace perçu comme trop artificiel, générant parfois des pratiques sociales comme le nourrissage des chats errants de Lyon (idem) ou ceux du cimetière du Père-Lachaise à Paris (Delaporte, 1988). D’une manière sans doute moins empathique, la présence de ragondins en France crée des liens sociaux et spatiaux, notamment entre agriculteurs, chasseurs et naturalistes, pour des raisons bien différentes. Les premiers cherchent activement à s’en débarrasser tandis que les derniers s’en servent comme un moyen d’affirmer leur mode de gestion de l’espace (Roussel et Mougenot, 2002).

Par ailleurs, cette rencontre des territoires peut conduire le chercheur vers des notions telles que celles d’espèces indigènes et espèces invasives. Nous avons évoqué l’utilisation de l’autochtonie (animaux protégés) et de l’exotisme (animaux chassés) de certaines espèces animales dans l’histoire de l’Australie à des fins identitaires (Franklin, 1996). À l’inverse, la chasse d’animaux indigènes peut devenir la marque d’une revendication identitaire nationale comme l’illustre la chasse à la baleine (et le fait de consommer sa viande) chez les Norvégiens (Kalland, 1994 ; Gouabault, 2007b). Les espèces invasives ou les individus vecteurs de dangers sont souvent affublés d’une nationalité. Cette identification (paradoxale dans une ère de globalisation) offre une maîtrise symbolique du « danger » qu’ils représentent. Ils peuvent donc servir de figures « repoussoirs », voire de boucs émissaires, en accord avec le principe d’externalisation du danger (Joffe, 1999). Dans le même temps, l’identification de l’autre permet l’identification de soi, le regroupement identitaire, comme analysé dans le cas de la menace représentée par les loups norvégiens (Skogen et Krange, 2003). Dans le cas des grandes crises sanitaires, nous avons montré qu’en dépit de la globalisation des menaces, les frontières nationales sont fréquemment sollicitées dans la construction d’un sentiment de sécurité (Gerber et al., à paraître).

Les réflexions associées à ces quatre plans renforcent le sentiment d’une instabilité de la frontière humain-animal et plus encore de l’ambivalence contemporaine des rapports aux animaux. On devrait donc plutôt parler « des » frontières « humains-animaux », sachant que ces deux dernières notions sont, elles aussi, tributaires de variations socioculturelles et temporelles.

Conclusion

L’analyse des pratiques et représentations humaines concernant les animaux montre bien que, s’ils sont des éléments de l’environnement naturel, ils sont, tout autant sinon plus, des éléments de l’environnement social. Bien entendu, ce constat n’est plus vraiment nouveau depuis que les sciences de la société interrogent cette interpénétration du naturel et du social. La tendance actuelle est plutôt à la recherche de notions reflétant une certaine hybridité. Nous avons vu Descola (2005) avec ses « existants » et Latour (1997) avec les « hybrides » et surtout les « collectifs », citons encore Deleuze et Guattari (1980) avec leur « devenir-animal » ou Brohm (1997), Yonnet (1985), Thomas (1994) et Gouabault (2006) avec leurs variations sur le thème de l’animalisation de l’humain et de l’humanisation de l’animal. Ainsi, notre réflexion a bien montré que les notions de nature et de culture, de naturel et de social, ne sont jamais instituées une fois pour toutes mais sont toujours renégociées par différents acteurs. L’enjeu est d’importance puisqu’il s’agit d’établir la part de l’un ou de l’autre, et finalement la place de l’humain dans son propre univers.

Dans un premier temps, nous avons interrogé le passage progressif d’une sensibilité anthropocentrique à une sensibilité zoocentrique, tout en incluant un versant plus problématique des relations humains-animaux autour de la notion de risque, où l’animal est à la fois cause de danger et victime de l’humain. Ce passage est apparu de manière plus complexe, dans un second temps, où l’ambivalence de nos relations aux grandes catégories usuelles d’animaux a été surtout révélatrice d’enjeux de pouvoir (sur le monde naturel, sur les animaux, entre humains) et d’enjeux identitaires (définition de soi et de l’autre). Ainsi le jeu entre tendances anthropocentrique et zoocentrique montre ses nuances et les processus qui le sous-tendent. Enfin, nos interrogations sur la notion de frontière ont permis de souligner comment, dans différentes sphères de la vie humaine, la bonne distance est (re)pensée. Le domaine des sciences et de l’épistémologie incite une réflexivité poussée du chercheur. Le domaine de l’éthique met en évidence le développement de droits pour les animaux. Sur le plan du social on voit essentiellement se maintenir un modèle hiérarchique des êtres. Enfin, le domaine de la géographie insiste sur la « juste place » de l’animal et sur des notions identitaires. On a ainsi pu voir que les interrogations ne se limitent pas à un débat entre initiés, mais au contraire, interpellent aujourd’hui le rapport des humains aux animaux à différents niveaux de la société, avec des réponses qui restent d’ailleurs souvent peu tranchées.

Il en ressort clairement que, malgré l’important développement d’une sensibilité zoocentrique, l’anthropocentrisme est toujours bien présent. L’ambivalence, présente dans toute relation anthropozoologique, se renforce à travers cette tension entre les deux sensibilités et montre des négociations plus fréquentes et plus présentes dans les représentations sociales relatives aux animaux. Ainsi la « bonne » distance dans notre rapport aux animaux reste éminemment dépendante de son contexte de questionnement et reste, nous l’avons vu, porteuse d’enjeux politiques importants.