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Introduction : le sens de l’universalité

Cet article étudie le type de relations qui existent entre l’islam entendu comme une tradition universalisante, et l’espace social sur lequel la République française affirme sa souveraineté. Son objectif fondamental est de contribuer à reformuler le débat autour de la relation entre l’islam et la France d’une manière qui évite la dichotomie entre orientations nationale et transnationale. Je mettrai l’accent sur l’interdépendance de l’universel et du particulier, en partant du principe que quelque chose devient universel à la faveur d’un engagement dans un cadre particulier. À travers de tels types d’engagement, de nouveaux canaux de circulation et de communication se créent, qui peuvent ouvrir à des réseaux de « connections globales à travers la différence et la distance » comme celui de l’umma islamique. À ce titre, j’analyse ce type de processus en me penchant sur le cas de Sofiane Meziani, écrivain et militant d’une importante fédération islamique française issue du mouvement des Frères musulmans. Ce groupe constitue une étude de cas particulièrement intéressante, puisque les efforts significatifs qu’il a déployés dans la dernière décennie pour consolider sa position à l’intérieur de la France tout en maintenant d’importants liens transnationaux ont suscité beaucoup d’attention chez les universitaires ainsi que dans le débat public sur l’islam en France (voir, par exemple, Amghar, 2006 et Bowen, 2004). C’est à ce débat que cet article cherche à contribuer en présentant une conception différente de l’universalité de l’islam. Pour l’essentiel, j’analyse dans cet article les effets à la fois habilitants et contraignants qui dérivent de l’engagement discursif et pratique de l’islam dans le contexte français, de même que je me demande comment ces effets définissent la manière dont Sofiane peut se rapporter à la communauté plus générale de l’umma et concevoir son identité française et comment, enfin, son engagement interagit avec la narrativisation de sa biographie.

Avant d’aborder ces questions, il convient de dire quelques mots à propos du protagoniste de cette étude. Sofiane Meziani est un écrivain musulman et un militant actif dans la ville française de Lille. Âgé de 26 ans, Sofiane est membre de l’Union des organisations islamiques de France (désignée désormais « Union ») (voir notamment Alaoui, 2006 ; Maréchal, 2008 ; Peter à paraître). Il intervient et prend régulièrement la parole dans les événements publics ; il a fait paraître trois plaquettes (une quatrième est annoncée) ; il donne des cours sur le sīra de Muhammad à un institut islamique local et tient un site Web personnel (www.sofianemeziani.net). Sofiane vient d’une famille musulmane, mais il ne s’intéresse et participe activement aux affaires islamiques que depuis sept ans. C’est une rencontre avec un ami musulman, ainsi que la conduite et la personnalité de cet ami qui ont complètement changé son attitude — jusque-là indifférente, du moins pour ce qui touche sa vie personnelle — vis-à-vis de l’islam. Dans le récit qu’offre Sofiane, ce fut cette rencontre qui l’a mené à se situer consciemment dans la lignée de l’islam, à réordonner sa vie et à s’efforcer de vivre désormais dans le souvenir continuel de Dieu.

Dans cet article, je considère le tournant biographique du retour à l’islam, tel que Sofiane le raconte, comme un fait discursif qui constitue un élément clé de sa subjectivité et de ses efforts pour fournir un récit intelligible de son moi, qu’il le fasse à l’attention du public qu’il cherche à interpeller en formulant son invitation à se soumettre à Dieu ou à l’attention d’interlocuteurs comme moi. L’un des objectifs de cet article consiste à mieux comprendre comment le récit que Sofiane offre de lui-même se lie à la fois à sa conception de l’islam (en tant que croyance et pratique sociale) et à ses efforts pour rejoindre, par son message, une plus vaste audience en France. De ce point de vue, on estimera que, dans une large mesure, la valeur de vérité des événements tels que Sofiane les narre n’est pas pertinente et qu’on peut la mettre entre parenthèses. Je ne me soucie pas tant d’établir la vérité des déclarations de Sofiane — d’autant moins que rien ne me laisse d’emblée en douter — que de penser les conditions qui déterminent leur lisibilité et leur efficacité à l’intérieur, et au-delà, du contexte français. À cette fin, je me penche sur la manière dont Sofiane se rapporte à diverses dimensions de son environnement discursif, matériel et social.

En analysant ces enjeux, je pars de la supposition élémentaire qu’afin de produire un récit intelligible de l’islam et de son propre moi musulman, Sofiane doit entrer en relation avec des dimensions particulières de son environnement. Or, on peut se référer à l’action d’« entrer en relation » par une multiplicité de manières de se rapporter à son environnement et de le définir. La question centrale que soulève cet article consiste précisément à se demander selon quelles modalités Sofiane entre en relation avec la France et comment ces relations affectent ce que j’appellerais l’« universalité » de la tradition religieuse dont il fait partie. J’utilise ici le terme « universalité » en un sens précis. On considère que l’islam est universel au sens, évident, où bon nombre de ses adhérents croient explicitement qu’il est de validité universelle et qu’il constitue une communauté de croyants qui n’est pas limitée a priori par quelque type de frontière que ce soit. On considère aussi que cette tradition est universelle au sens où l’islam est une tradition constitutive de monde, c’est-à-dire qu’elle transmet (ou du moins implique) une conception précise de l’être humain (de la manière dont il est constitué, et des fins et de la destinée pour lesquels il est tel), de la nature (de ce qui en fait partie et de la manière dont elle est déterminée) et des modes complexes par lesquels Dieu se lie à Sa Création et y est présent[2].

J’insiste sur la dimension constitutive de monde de l’islam dans la mesure où être musulman — pour Sofiane — implique plus que l’adhésion à une foi, à une spiritualité ou à une religion. Il me semble qu’aucun de ces termes ni la distinction entre religion privée/religion publique ne désignent adéquatement ce que l’islam représente pour Sofiane. Fondamentalement, être musulman signifie pour lui vivre dans un monde et faire l’expérience d’un univers selon des modalités qui sont propres à la tradition islamique. Au niveau le plus élémentaire, on devrait concevoir la relation entre l’islam et l’espace social où vivent les musulmans comme celle d’une entreprise constitutive de monde qui devient distincte et significative à travers l’engagement dans un espace social déterminé. Dans cette perspective, l’universalité de l’islam dérive d’efforts pour réaliser la construction d’un monde islamique dans un cadre particulier — quelque limité que puisse être celui-ci sur le plan géographique — et non pas son extension (quasiment) mondiale dans l’espace géographique. Encore faut-il souligner que « réaliser » renvoie ici prioritairement et simplement au processus de construction d’un dispositif complexe constitué d’institutions, d’objets matériels, de réseaux sociaux, de systèmes herméneutiques, de pratiques corporelles, etc. Ce dispositif transfigure les humains et les rend aptes à percevoir la construction du monde islamique comme réelle. Il importe de noter que les musulmans reconnaissent le caractère construit de l’entreprise sans pour autant considérer nécessairement le monde islamique comme un artifice. Plus particulièrement, la maîtrise des pratiques corporelles islamiques est régulièrement conçue comme une partie nécessaire d’un processus de changement dirigé du moi qu’on considère, en retour, comme indispensable pour atteindre la connaissance du Réel. Ainsi, tout en soulignant l’importance de recourir à la faculté humaine innée de réflexion dans la quête du vrai savoir, Sofiane rejette l’idée que les humains sont nés « parfaits » et qu’ils peuvent simplement exposer la véracité de la révélation islamique à l’aide de la « science expérimentale » ; il considère plutôt que l’« humilité » est nécessaire lorsqu’il s’agit de considérer la capacité des humains de percevoir le Réel : « Il y a des choses [...] auxquelles on peut croire si on les a vraiment vécues.[...] Il y a des choses qu’on ne peut peut-être pas prouver avec la science, etc., mais qu’on ne peut prouver que si vous essayez de les vivre. Voilà. Il faut les vivre pour les croire[3]. »

Cela ne signifie pas que la « réalité » de la construction du monde islamique est une affaire d’intériorité et qu’elle se trouve détachée de l’espace dans lequel elle est construite. Au contraire, non seulement cette construction du monde dépend-elle d’un dispositif qui existe dans l’espace social, comme on l’a noté, mais elle affecte même ceux qui ne croient pas en elle, puisque l’islam transforme les humains de manière particulière, et tant les croyants que les non-croyants peuvent, jusqu’à un certain degré, en observer les répercussions. Enfin, et surtout, comme cette entreprise de construction de monde reste toujours inachevée et que les musulmans ne font pas complètement et exclusivement partie d’elle, mais y sont toujours plus ou moins intégrés, la tâche de la construction va de pair avec le besoin de croiser cette construction avec d’autres constructions et leurs habitants[4]. La question générale est dès lors de savoir de quelles façons précises cette construction du monde se rapporte à d’autres et comment sa forme et sa capacité variable de réalisation sont affectées par ces relations. En d’autres mots, il y a lieu de s’interroger sur la manière dont l’universalité de l’islam, en tant que type particulier de construction de monde, est modelée par sa capacité de s’étendre dans des espaces sociaux actuels et de les transformer, c’est-à-dire de devenir universel, au sens courant du terme.

La friction et l’universel

À ce sujet, mon analyse s’inspirera de la conceptualisation du terme « universalité » proposée par Anna Tsing. Cette référence me semble pertinente pour un examen de la question de l’universalité de la tradition islamique, dans la mesure où Tsing reconfigure avec profit le débat sur la relation entre l’universel et le particulier et fournit un nouveau vocabulaire pour l’analyser. Au lieu d’opposer ces deux éléments et de chercher à déterminer si les universaux sont ou ne sont pas « vraiment » universels, c’est-à-dire au-delà du particulier, et dans quelle mesure ils le sont le cas échéant, Tsing associe l’universel à la « connaissance qui se déplace — mobile et mobilisatrice — à travers les lieux et les cultures. Qu’on la considère comme sous-jacente ou transcendante, la mission des universaux est de former des ponts, des routes et des canaux de communication » (Tsing, 2005 : 7). Dans cette optique, les universaux sont conçus comme « hybrides, transitoires et sujets à de constantes reformulations » (ibid. : 9) ; ils se constituent en corrélation avec des particuliers et « ils ne peuvent jamais remplir leurs promesses d’universalité » (ibid. : 8). Pour autant, cela ne diminue pas leur universalité ni ne questionne la pertinence du concept d’universalité ; cela peut plutôt nous guider, selon Tsing, à concevoir l’universalité non pas comme un motif d’uniformité, mais comme le fait de mouvements d’interconnexion à travers la différence et la distance.

Tsing introduit le terme de friction — « la prise de la rencontre intramondaine » (ibid. : 1), « les qualités embarrassantes, inégales, instables et créatives de l’interconnexion à travers la différence » (ibid. : 4) — pour désigner ce qui permet ce type d’interconnexion. Tel qu’elle l’utilise, le terme de friction nous rend sensibles au fait que les universaux doivent nécessairement s’engager avec le particulier pour devenir efficaces : « La roue tourne à cause de sa rencontre avec la surface de la route ; tournant en l’air, elle ne va nulle part » (ibid. : 5). Filant la métaphore, elle souligne la nature essentiellement ambivalente de la friction et les interconnexions universalisantes qu’elle permet : « Les routes créent des voies qui facilitent le mouvement et le rendent plus efficace, mais ce faisant elles limitent nos possibilités de déplacement. L’aisance qu’elles confèrent au voyage est aussi une structure de réclusion. La friction infléchit les trajectoires historiques, en permettant, excluant et particularisant » (ibid. : 6).

On peut mettre à profit les observations de Tsing pour reconsidérer la manière dont nous concevons la relation entre l’islam et l’État-nation, de même que l’implication de celui-là dans les divers processus qui transcendent celui-ci. De nombreux auteurs ont insisté sur le fait qu’on ne devrait pas supposer que ce type de transcendance conduit à une séparation nette entre les espaces national et transnational, car l’État peut très bien être un acteur dans l’espace transnational. En ce qui concerne la mondialisation, Sassen a soutenu que l’État-nation et ces dynamiques mondialisantes qui le transcendent sont souvent étroitement enchevêtrés. Ce que nous appelons communément mondialisation doit être compris comme le résultat relativement contingent de processus de nationalisation et de dénationalisation enchevêtrés (Sassen, 2008). Les remarques de Tsing relativement au concept de friction dérivent semblablement du souci critique de repenser la manière dont le mondial, le national et le local se rapportent les uns aux autres et se constituent mutuellement. En ce qui concerne les études transnationales, son examen invite à reconsidérer si le statut central que nous accordons aux concepts de flux (par opposition à celui de friction) et d’entre-deux (par opposition à celui d’engagement) dans notre façon de concevoir le transnationalisme est approprié au type de questions que nous désirons poser. On peut soutenir en effet que c’est partiellement parce que le transnational est si étroitement associé aux concepts de flux et d’entre-deux que peu d’études se sont penchées sur les pratiques et les discours islamiques en reconnaissant leur double implication dans le national et le transnational, c’est-à-dire le fait qu’ils sont engagés dans des aspects du national, où ils deviennent ainsi efficaces, tout en faisant simultanément partie d’une série globalisante d’interconnexions.

Le cas de Sofiane

C’est ce que j’essayerai précisément de faire en étudiant ici le cas de Sofiane, un membre de l’organisation islamique française — l’Union — qui poursuit la tradition de la construction de monde islamique telle que la pratique le mouvement (trans)national des Frères musulmans. La question que cet article soulève consiste à se demander quel type d’entreprise de construction de monde Sofiane réalise en France. Est-il censé de considérer cette entreprise comme un engagement générateur de frictions avec ce lieu local, c’est-à-dire comme un engagement qui, par sa particularité même, contribue à un type différent de construction de monde et l’affirme publiquement ? Et quelle série d’interconnexions musulmanes globalisantes — de relations avec et depuis la France — cette entreprise de construction de monde permettrait-elle, et quelles autres empêcherait-elle ?

Je commencerai en m’interrogeant sur la façon dont Sofiane en est venu à faire l’expérience de l’islam comme réel — réel au sens où l’islam transforme les humains de manière particulière et où tant les non-croyants que les croyants peuvent, jusqu’à un certain degré, en observer les répercussions. Je poursuivrai en analysant comment Sofiane cherche à communiquer et démontrer le fait fondamental que Dieu est réel, au sens ordinaire de l’adjectif : comment l’islam devient significatif et efficace pour lui, dans la mesure où il lie d’une manière particulière cette tradition à la banlieue et à la France tout en donnant forme ou participant à un nombre limité de réseaux universalisants ; comment il acquiert à travers diverses sortes d’engagements générateurs de frictions une certaine prise sur son environnement, même si ces engagements le confinent en même temps à un espace discursif particulier et entravent sa participation à d’autres modes d’action.

La base matérielle pour conduire une telle démarche critique, en l’occurrence, repose sur mes entrevues avec Sofiane et les observations que j’ai faites dans les localités et lors d’événements islamiques de la région de Lille. Évidemment, ce genre d’activité ethnographique contribue en dernière analyse à déterminer l’environnement auquel Sofiane a besoin de se lier, dans la mesure où les représentations et les analyses qu’il produit structurent l’espace social, rangent les individus selon différents types et définissent des critères de normalité. Si mon implication personnelle dans ces processus n’est pas significative, le fait que je me rapporte à des discours scientifiques de portée plus générale sur l’islam/l’immigration/la France mérite réflexion, en ce que cette appartenance détermine à différents degrés la façon dont j’entre en relation et dialogue avec Sofiane. Il est entendu que l’environnement social et culturel médiatise et détermine nos conceptions mutuelles, le type d’enjeux que je suis en train de soulever et la manière dont Sofiane comprend (ou ne comprend pas) mes questions. Notre dialogue est possible, puisque préexiste un terrain d’entente à partir duquel on peut communiquer. Si ce terrain d’entente permet la communication, il est certain qu’il le fait d’une manière particulière, et qu’il implique aussi des effets d’étouffement de voix et d’obscurcissement, au même titre qu’il est limité et s’est finalement transformé, aussi peu soit-il, à travers mes rencontres avec Sofiane. Ainsi, quand je réfléchirai à celles-ci et à mes entrevues avec lui, je serai également amené à questionner les contours de ce terrain d’entente. Le balisage de ce terrain, de ses limites et de ses failles m’aide à comprendre pourquoi et comment fonctionne cette communication, c’est-à-dire la façon dont mes questions ont été comprises, incomprises, ignorées ou rejetées.

« La foi et la vie » : rassembler la réalité

Le retour de Sofiane à l’islam s’est produit durant des vacances d’été au Maroc. Il découle d’une rencontre avec un ami musulman. Sofiane a attribué les qualités qu’il percevait et prisait chez cette personne au fait qu’elle était musulmane :

Sofiane : En fait... j’étais au Maroc quand ça m’est arrivé... et si vous voulez, si vous voulez vraiment des détails... j’étais avec un groupe de personnes, des amis à moi, c’était au Maroc, pendant les vacances. Et il y en avait un avec nous qui était assez, qui était un peu particulier... toujours le bon comportement, droit... jamais il ne voulait faire un coup, quand on voulait, lui il ne voulait pas... et ça m’a fait beaucoup réfléchir, son comportement.

Auteur : Et il est pratiquant, il est croyant ?

Sofiane : Il est croyant pratiquant. Il respectait les heures de prière, alors, lui, quand il allait prier, nous on... (rires). Ça m’a, ça m’a fait réfléchir... je me suis dit... en fait... quand j’ai regardé son état à lui et quand j’ai regardé notre état à nous, je me disais, en fait, la différence elle est grande, et ça m’a touché en fait son comportement. [...] Donc, là, j’ai commencé à réfléchir. Et ce jour-là, j’étais allé le voir, j’ai commencé à prier avec lui, je me suis attaché à cette personne-là, un ami. Et après, depuis ce jour-là, je suis plus retombé, dans... dans... je suis dans le bon chemin...

Cette rencontre a conduit Sofiane à se reconceptualiser en tant que musulman. Sofiane provient d’une famille musulmane et son père fut pendant quelque temps membre de l’organisation — l’Union — à laquelle il est maintenant affilié. Toutefois, jusqu’à ce jour, il n’était pas parvenu à voir ce qu’il considère maintenant comme la caractéristique fondamentale de l’islam : à savoir sa relation intime avec la pratique — au-delà des pratiques externes d’ordre culturel — et, de façon plus générale, son effet transformateur sur les humains. Par exemple, avant sa rencontre décisive, Sofiane s’adonnait à la prière comme à une activité mécanique — « pas vraiment spirituelle » — et il ne la reconnaissait pas comme la source d’énergie et le guide dont il aime aujourd’hui communiquer l’existence aux musulmans :

Accomplie dans la sincérité du coeur, la prière permet de faire face aux épreuves de la vie, « Ô vous qui croyez, cherchez secours dans la patience et la prière » (2/153). Le croyant, durant la prière, fait part de ses fragilités et de ses faiblesses à son Seigneur, auprès de qui il va retrouver espoir, confiance et paix intérieure. Elle éloigne des mauvaises actions, « et accomplis la prière. La prière éloigne de la turpitude et des actions blâmables » (29/45).

Meziane, 2008 : 48s.

La prière au coeur de la nuit était le secret de tous ces grands hommes qui ont marqué l’histoire de l’islam, à la tête desquels, Muhammad, messager de Dieu. Son épouse, Aïsha, n’a eu de cesse de témoigner de cette spiritualité profonde que vivait le Prophète, en particulier durant la nuit. [...]

C’est aussi un moyen de retrouver la force et l’énergie. En effet, tous les grands réformateurs, à l’instar de Hasân Al-Bannâ, puisaient leur force, leur énergie et surtout leur amour de tous les instants, dans la prière de la nuit.

Meziani, 2009 : 87 s.

De manière plus générale, Sofiane écrit que

« le culte a un impact particulier sur le coeur du croyant, parce qu’il est la source de son énergie et de sa lumière ».

Meziani, 2009 : 50

Je cite ces passages — et ses écrits en comporte de nombreux autres de même nature — puisqu’ils illustrent l’objectif fondamental que Sofiane poursuit : montrer que Dieu et l’adhésion individuelle à la tradition qui transmet Son existence aux humains ont un effet sur et dans « ce monde ».

D’une façon déterminante, les activités et les écrits de Sofiane sont animés, depuis ce jour, par le désir de communiquer et de rationaliser le fait fondamental que Dieu est aussi réel que tout ce qu’on considère habituellement comme réel — ou, plutôt, que Dieu l’est plus. C’est pourquoi l’un des principaux objectifs de Sofiane est de rassembler ce qui est considéré comme réel en rendant visible la place qu’occupe la foi dans la vie et les effets qu’elle produit. De fait, La foi et la vie (Al-īmān wa-l-hayā) est le titre d’un livre de Yūsuf al-Qaradāwī (2007) qui est, après le best-seller Emotional Intelligence du psychologue américain Daniel Goleman, son livre préféré. Suivant les termes de Sofiane, le livre de Qaradāwī s’efforce précisément d’articuler la question : « Comment la foi elle a un impact sur la vie, qu’est-ce qu’elle lui procure comme fruit ? »

Même si les exemples cités plus haut ne suffisent pas complètement à expliquer comment Sofiane cherche à identifier les effets de la foi, c’est-à-dire comment il cherche à reconfigurer la foi sur le modèle d’une chose « réelle » perçue en un sens laïc, ils fournissent néanmoins certains éléments qui permettent d’esquisser le type de monde que l’islam médiatise et construit, tel que Sofiane le conçoit et le vit. Ainsi, ils montrent comment un humain peut entrer dans différentes sortes d’interactions avec Dieu au cours de la prière : en réponse à cette pratique, Dieu lui donnera espoir, confiance et paix intérieure. Ils montrent aussi que le fonctionnement et les effets d’une pratique telle que la prière diffèrent de ce à quoi on pourrait s’attendre : se lever au milieu de la nuit afin de prier n’est pas une corvée, mais une source de force et d’énergie, la clé du succès pour tous les grands leaders musulmans. Enfin, le caractère distinct de ce monde s’avère aussi dériver du fait que le type d’entités qui participent au cours de l’action, comme dirait Bruno Latour (2005), sont en partie propres à celui-ci. En d’autres mots, Sofiane introduit de nouveaux actants dans la réalité, c’est-à-dire des entités qui changent le cours de l’action même si ce n’est pas sous l’effet d’actes intentionnels (ibid.).

Peut-être les deux illustrations les plus significatives de tels actants sont-elles le Qur’an et la nature inanimée entendue comme partie de la Création de Dieu. À propos du Qur’an, Sofiane écrit par exemple :

Ce livre est le miracle de l’islam de par l’émotion qu’il dégage par sa psalmodie, il fait battre les coeurs et frissonner les corps quand bien même les intelligences n’en comprendraient parfois pas le sens.

Meziani, 2009 : 53

Le livre de Dieu est parvenu à réformer des gens du tout au tout, à l’instar de Umar ibn al-Khattâb. Quelques versets avaient largement suffi à faire de cet homme qui était à deux doigts de l’enfer, un compagnon promis au paradis de son vivant.

Meziani, 2009 : 53 et suiv.

Comme on le constate facilement, le statut — en ce qui regarde la causalité et l’origine — des actes et des effets qui sont ici associés au Qur’an reste pour l’essentiel indéterminé. Ce qui est néanmoins clair, c’est que le monde et la vie humaine ont radicalement changé en raison de l’existence de Qur’an, et qu’ils continuent toujours de changer — également en raison d’elle.

De manière plus générale, on peut formuler un énoncé similaire au sujet des actants, au sens que Latour donne à ce mot, en l’appliquant à la Création. Ici, la référence au Qur’an sert à présenter une reconfiguration de certaines composantes de la nature où celles-ci se trouvent dotées d’une sorte de pouvoir d’action. Citant la Sourate 55, Les étoiles et les arbres se prosternent d’adoration [devant lui], Sofiane écrit ainsi :

Prends donc le temps de ralentir le pas pour écouter ce silence éloquent de la Création, la rhétorique de ses signes et respire la fraîcheur de la présence divine. Dieu te parle à travers Sa Création, apprends donc à L’écouter et surtout à ressentir Sa proximité.

Meziani, 2009 : 17

Encore une fois, on constate sans difficulté que le mode de communication de la Création et la sorte de pouvoir d’action dont elle est dotée restent indéterminés. Cependant, ce qu’il importe ici de souligner, c’est que ce mode de communication apparaît distinct par rapport à celui des humains tout en étant commensurable avec eux.

L’Islam et les effets de la foi dans la banlieue

Les citations ci-dessus concernent les effets de la foi en général. Si l’élucidation de ces effets constitue un aspect important de ses écrits et de ses activités, Sofiane s’est donné un but plus précis : s’adresser à une audience qui est, selon lui, « son » audience, au sens où il participe de son profil sociologique. Il associe grosso modo cette audience aux jeunes Français provenant de familles musulmanes dont les parents sont des immigrants. Dans les propos qu’il a tenus lors de nos entretiens, de même que dans ses écrits et ses conférences, cette identité est régulièrement spatialisée par la référence à la banlieue, c’est-à-dire aux quartiers suburbains précaires de la France.

Autrement dit, le matériel de base et l’espace discursif de l’engagement et de la friction dans lequel Sofiane donne sens à l’islam sont ceux de la banlieue. Pour Sofiane (comme pour beaucoup d’autres militants et/ou écrivains musulmans en France), la référence aux discours sur la banlieue qui circulent aujourd’hui largement est efficace et puissante parce qu’elle lui permet d’élaborer un récit facilement lisible de son moi musulman. Ainsi, lorsque je lui ai demandé comment il en était venu à écrire des livres et à donner des conférences sur l’islam, Sofiane a répondu en ces termes :

Sofiane : D’accord, en fait, si vous voulez c’est que moi... j’ai grandi dans un quartier un peu sensible. Je ne sais pas si vous voyez les quartiers ici en France...

Auteur : Oui, oui, oui...

Sofiane : C’était un peu la délinquance... j’ai grandi dans ce milieu-là... j’étais touché, j’étais affecté par ce milieu, par cette période obscure-là. Et à un moment donné...

Auteur : Cétait quand, à quel âge ?

Sofiane : C’était durant ma période d’adolescence, entre 16 et 18 ans, entre 15 et 18 ans on va dire. C’était la crise d’adolescence, c’était la période un peu... la révolte, si vous voulez...et ...je pense que quand j’ai approché...quand j’avais 18, 19 ans, j’ai commencé à prendre conscience... à me dire que... en fait.... en fait la vie elle a un sens... tout ce que je faisais là ça ne m’apportait rien de bien... je voyais aussi que ma famille autour de moi était triste par rapport à ce que je faisais... et je sais pas comme ceci, j’ai eu un déclic intérieur qui m’a poussé vraiment à me reprendre en main, à changer en fait, à me changer, à me réformer, si vous voulez...

La réponse de Sofiane mérite attention, puisque l’esquisse biographique qu’il y trace s’inspire de références extrêmement fragmentaires à des récits relatifs au fait de grandir en France : un premier récit se rapporte spécifiquement à la banlieue et aux problèmes sociaux particuliers auxquels elle est habituellement associée ; un second concerne plus généralement la jeunesse en France. La réponse de Sofiane était compréhensible pour moi et il a pu s’assurer — après une rapide vérification — que les mots-clés qu’il a prononcés seraient significatifs pour moi et seraient transformés en une sorte d’histoire similaire aux récits que quasiment tout le monde en France connaît déjà. En soulignant ceci, je ne cherche pas à mettre en question la bonne foi du témoignage biographique de Sofiane ; je désire plutôt insister sur le fait que la disponibilité restreinte de types de récits biographiques socialement intelligibles limite aussi les modes par lesquels un jeune citoyen français peut articuler une subjectivité musulmane. C’est cette limitation qui incite Sofiane à se rapporter à son moi et à être honnête au sujet de lui-même d’une manière particulière. Et il accomplit ceci en cadrant sa vie antérieure sur le fond d’une représentation presque entièrement définie par la banlieue, laquelle devient ainsi la principale structure de référence pour rendre compte de sa vie.

Or, en s’inscrivant dans les discours sur la banlieue, non seulement Sofiane produit-il un compte-rendu lisible de lui-même, mais il confirme aussi, en même temps, la perception dominante de la banlieue. Cet effet se donne à lire plus manifestement dans l’autoprésentation qui figure sur son site Internet :

Sofiane Meziani a grandi dans l’un des quartiers les plus réputés du Nord : « Les biscottes ». Comme la plupart des jeunes vivant dans ces zones sensibles et marginalisées, il n’a pu échapper, durant son adolescence, aux fléaux de la délinquance. Bien qu’il grandît au sein d’une famille attachée aux valeurs islamiques et où le respect des principes était alors sacré, Sofiane succomba néanmoins aux 400 coups. Cependant, il ne tarda pas à se relever de sa terrible chute qui l’a d’ailleurs poussé, de manière déterminée, à épargner et à préserver les jeunes de cette ruine qui a failli le perdre...

Son ambition est depuis claire : cultiver l’espoir et provoquer une renaissance positive chez les jeunes Français de confession musulmane. C’est en ce sens qu’il oeuvre depuis quelques années pour cette résurgence à travers des conférences, des écrits et surtout des activités associatives...

Cette description de la banlieue sous les traits d’une zone de privation se conforme en grande partie aux représentations qui ont ordinairement cours aujourd’hui en France. Toutefois, elle est mobilisée ici à une autre sorte de fin. En laissant de côté la question du portrait nuancé que Sofiane offre de son éducation familiale, il apparaît clairement que la référence à la banlieue comme espace de marginalisation est destinée à présenter sous un jour encore plus avantageux le virage de la vie de Sofiane. Par extension, cela sert à souligner le pouvoir de l’islam comme solution aux problèmes et aux dangers que la jeunesse d’aujourd’hui affronte.

Ainsi, Sofiane exploite le discours sur la banlieue comme espace de dégénération — ce discours qui passe souvent aujourd’hui pour aller de soi — en s’en servant à la manière d’une toile sur le fond de laquelle il peut faire avantageusement ressortir le pouvoir de l’islam et la beauté de son retour. En ce sens, son récit autobiographique offre l’exemple d’un nouveau type de sous-genre de discours islamiques spécifiquement français qui décrivent les effets de l’islam sur la vie d’ici-bas. De fait, l’organisation à laquelle Sofiane est affilié, l’UOIF, compte un certain nombre d’autres militants nés en France qui ont popularisé de semblables représentations biographiques de déclin moral et d’ultime salut par le retour à l’islam (voir, par exemple, Abdelkrim, 2002). Les activités des Jeunes musulmans de France, l’aile jeunesse de l’UOIF dont Sofiane a mis sur pied et a dirigé quelque temps la section de Lille, contribuent aussi à faire circuler des représentations relevant de ce sous-genre. Les sections locales des Jeunes musulmans de France organisent régulièrement des événements : par exemple, la Journée de la Réussite et du Savoir où diverses personnalités de la banlieue parlent de la manière dont elles ont réussi à surmonter les circonstances de vie défavorables qui ont marqué leur adolescence. Ces rencontres — où Sofiane intervient aussi à titre de conférencier — ont pour but de changer les jeunes en personnes motivées et responsables. Aussi y a-t-on soin, entre autres moyens, de mettre en valeur les effets transformateurs positifs que la direction de l’islam peut avoir sur les vies individuelles.

Cependant, il ne suffit pas de dire, comme je viens de le faire, que ce discours utilise la banlieue à la manière d’une toile sur le fond de laquelle le pouvoir de l’islam sur le cours des destinées individuelles peut devenir manifeste. Il ne suffit pas non plus de dire que le discours dominant au sujet de la banlieue fournit le thème par référence auquel Sofiane peut raconter sa vie. Son récit de sa jeunesse recoupe et rencontre une variété d’autres discours et produit d’autres effets. Ce qui est le plus remarquable, c’est qu’il entre en relation avec le débat sur la légitimité de la position de l’islam et des pratiques islamiques en France. À ce titre, il permet plus généralement à Sofiane et aux militants de l’UOIF d’élaborer un puissant argument en faveur de l’islam où celui-ci se trouve associé à une construction efficace ayant des effets sociaux positifs étant ainsi autorisée à occuper une place légitime — et aujourd’hui nécessaire, de fait — à l’intérieur de l’ordre laïque de la République française. Si cet argument circule sous diverses formes, il présente une structure de base constituée de deux parties. La première concerne la situation générale dans les banlieues et l’identification des groupes de population problématiques. Ici, Sofiane adopte la position selon laquelle le problème est, en fait, sa « communauté », c’est-à-dire les musulmans :

L’exemplarité en matière d’éthique est loin d’être notre point fort. La délinquance, la drogue, le vol et tous ces fléaux touchent en majorité les jeunes de notre communauté. Il faut le reconnaître, tout en sachant que la source de ces maux n’est aucunement religieuse car ils sont en totale contradiction avec les principes islamiques.

Dans la deuxième partie de l’argument, on est soucieux de trouver des solutions à ce problème. Suivant la version de Sofiane, la solution proposée est étroitement liée à la critique de la République, critique qu’il a d’ailleurs lui-même qualifiée, dans une conversation que j’ai eue avec lui, de « peut-être un peu ferme » :

« L’État français a lâchement renié une partie de son territoire, c’est-à-dire les zones de quartiers dits sensibles, et comme jadis, elle s’est divisée en deux : on ne parlera certes plus de « la France d’en haut et de la France d’en bas », mais de celle des riches qui s’accrochent sans cesse aux avocats. Nous sommes amenés à penser désormais qu’il ne faut plus rien attendre du politique pour résoudre ces problèmes sociaux, mais aller plutôt puiser des valeurs et des principes dans la foi pour réformer les comportements et relever ce défi tant méprisé. Autrement dit, nous allons demander à la religion de réussir là où la politique a échoué !

Meziani, 2009 : 70

Comme je l’ai mentionné, l’argument que formule ici Sofiane est courant à l’intérieur de l’UOIF et des groupes qui y sont reliés. Concernant les effets bénéfiques de l’islam sur le plan de la discipline et de la motivation, cet argument est déterminant pour l’UOIF — la fédération islamique dont le réseau d’associations est le plus étendu et le mieux structuré — en ce qu’il alimente ses efforts pour démontrer son utilité en tant qu’instance de stabilité sociale dans la banlieue et pour s’attirer la sympathie de certains politiciens locaux et nationaux (Peter, 2008). En témoignent, par exemple, les émeutes qui ont éclaté à Lille en avril 2000 à la suite du meurtre d’un jeune de Lille-Sud par la police. Lors des émeutes, le recteur de la mosquée de l’UOIF de Lille-Sud, Amar Lasfar, est devenu un médiateur de première importance dans les efforts de la municipalité pour restaurer le calme (Bouzar, 2001). Au contraire des services de la municipalité, la mosquée de l’Union avait un réseau étendu dans le quartier et s’occupait d’un service social efficace, qui a été mis sur pied par l’un des enseignants de Sofiane, Ahmed Miktar, maintenant imam dans la localité voisine de Villeneuve-d’Ascq. Cet événement d’avril 2000 eut un retentissant écho et Lasfar reçut les remerciements du ministre de l’Intérieur pour le rôle qu’il y joua. Il figure parmi une série d’autres qui ont donné espoir à l’Union d’accéder à un rôle plus institutionnalisé dans les projets politiques de réforme de la banlieue[5]. Bien sûr, ceux qui militent dans le cadre de l’Union ne sont pas sans savoir que cet espoir n’est pas facile à réaliser. Par exemple, en 2009, on a critiqué la section lilloise des Jeunes musulmans de France après qu’elle a organisé une réunion dans un édifice public destinée à encourager les jeunes à adopter un mode de vie responsable. La raison immédiate de la réunion était une série d’accidents de la circulation où de jeunes résidants de banlieue, en partie à cause de leur conduite imprudente, avaient perdu la vie. Après qu’un journal a dévoilé qu’on avait fait référence aux principes islamiques lors de cette réunion, le centre social a exprimé publiquement ses regrets et s’est montré désolé que le cadre laïque ait été transgressé, tandis que l’organisation de jeunes essayait de calmer la situation au cours de rencontres avec des politiciens locaux. Du point de vue de Sofiane, ce n’est là qu’un exemple qui démontre la position contradictoire des autorités publiques en France en ce qui concerne l’islam et les organisations musulmanes. S’ils ont recours aux associations liées aux mosquées « quand ils sont dépassés » par les divers problèmes dans les H.L.M., ils le nient régulièrement en public. Ce fait explique l’instabilité de la position qu’occupent les groupes musulmans français dans l’espace public.

Ce qu’il importe ici de souligner, c’est que ce type d’incidents représente une sorte spécifique d’interaction entre les membres de l’Union et la société française. Il ne s’agit pas simplement de la détermination de la place légitime de l’islam et des pratiques islamiques dans la sphère publique française (comme c’est le cas dans les débats autour de la construction de mosquées, du « voile », des caricatures de Mahomet, etc.). Il s’agit aussi et avant tout de savoir si les techniques sociales islamiques seront ou non intégrées aux structures gouvernementales françaises mises en place dans les banlieues et, le cas échéant, comment elles le seront. En d’autres mots, le débat tourne autour de la mise en rapport de la construction de monde islamique avec les structures étatiques françaises. Évidemment, cela ne revient pas à dire qu’un tel acte d’intégration impliquerait que l’État reconnaisse que l’adhésion à l’islam produit tous les effets auxquels Sofiane l’associe. Cependant, dans l’optique de Sofiane, si des incidents comme les émeutes de 2000 sont significatifs, c’est notamment parce qu’ils amènent les représentants de l’État à reconnaître les effets sociaux que l’islam produit et à s’en occuper ; autrement dit, ils les conduisent à reconnaître l’islam pour autre chose qu’une simple croyance ou une spiritualité. C’est la raison pour laquelle Sofiane est moins intéressé, somme toute, à critiquer l’« islamisation » des « problèmes sociaux » affectant la banlieue qu’à montrer que l’islam produit des effets qui sont complètement différents de ceux auxquels le discours français dominant l’associe aujourd’hui.

Or, le fait que cet argument soit extrêmement contesté dans la sphère publique française, où beaucoup voient dans l’UOIF — en s’inquiétant notamment de ses origines islamistes — une importante menace à l’ordre laïque (par exemple, Venner 2005), détermine directement la manière dont Sofiane parle des objectifs qu’il poursuit dans le cadre de son travail d’éducation. Lors de nos conversations, Sofiane a anticipé à plusieurs reprises les objections qu’on pouvait formuler à ses propos. En tant que chercheur, je me suis trouvé complètement assimilé à la société majoritaire française dominante. Les objections que Sofiane essaie d’anticiper lorsqu’il s’entretient avec moi sont celles-là mêmes qu’on adresse habituellement aux musulmans dans les débats autour de l’Islam et de l’intégration ayant cours en France. En même temps, Sofiane cherche à insister sur la convergence de sa position avec une conception prétendument « réaliste » de la problématique de la banlieue :

Sofiane : C’est-à-dire que je fais appel à la religion pour réformer les jeunes parce que je sais que si les jeunes s’attachent à la religion, ils vont devenir de bons citoyens. Parce que la religion, elle apporte de bonnes valeurs — de justice, de paix, de solidarité, de fraternité. Les jeunes reviennent à leur religion, ils vont être par conséquent bien pour la société. En fait, c’est comme ça que je vois les choses. C’est pas, je les appelle pas pour s’enfermer dans la communauté...

Auteur : Non, non, non...

Sofiane : ... au contraire, vous allez voir, à chaque fois, je parle d’être bénéfique à la société...

Auteur : Oui, absolument.

Sofiane : C’est...

Auteur : Mais vous considérez que ça, c’est la tâche principale actuellement...

Sofiane : ... c’est ma méthode...

Auteur : ... dans le contexte actuel...

Sofiane : ... voilà... voilà...

Auteur : ... cette réforme de la jeunesse musulmane...

Sofiane : Pourquoi ? Le constat que je fais, c’est que... moi je le reconnais... je suis pas quelqu’un... Pourquoi je dis ça ? Pourquoi je m’intéresse à la jeunesse musulmane ? Parce que la jeunesse musulmane, c’est elle qui est le plus touchée par la délinquance. Et si on arrive à réformer la jeunesse musulmane, je pense que le taux de délinquance va fortement diminuer. Ce sont eux qui sont le plus touchés. Donc le constat : si on veut le changer, il faut d’abord le reconnaître. C’est vrai, je suis d’accord : c’est les jeunes musulmans qui sont délinquants. Pas parce qu’ils sont musulmans... mais voilà... c’est qu’ils se sont laissés aller, on les a... voilà... Et ce n’est pas non plus les victimes, soi-disant, « c’est la société ». Eux aussi, ils sont responsables de leur délinquance. Voilà. Il faut dire les choses telles qu’elles sont.

Cet extrait d’entrevue témoigne du type d’embarras politique que produit la tentative de Sofiane d’entrer en relation avec l’espace social français et de mettre en relief les effets positifs de la foi dans la banlieue. Sa volonté de souligner le pouvoir de l’islam de manière à mettre en relief la contribution que les musulmans peuvent apporter à la société française l’amène presque à adopter une vision naturalisée des jeunes musulmans comme délinquants.

Cet extrait d’entrevue éclaire aussi la manière dont le récit autobiographique de Sofiane interagit avec les discours français dominants relatifs à la banlieue, à l’islam et aux idées politiques de l’UOIF. Cet extrait a pour contexte une discussion au sujet du réformisme islamique, ou ce qu’on appelle plus communément l’islamisme. J’étais alors désireux que Sofiane explique en quoi résidait l’importance de son affiliation avec l’UOIF et le réseau autour de Tariq Ramadan — l’un et l’autre prétendant, en un sens être, les héritiers de la pensée des Frères musulmans — pour le type de travail dans lequel il est engagé. C’est ce sujet qui l’a mené à parler des jeunes musulmans délinquants et de sa vision de réforme pour la banlieue.

En expliquant les motifs de son affiliation avec l’UOIF, Sofiane s’est référé au fait, fondamental pour lui, qu’il a reconnu et avec lequel, « je vis depuis que je suis revenu, si vous voulez, sur le bon chemin » à l’effet que l’islam « ne s’arrête pas à une croyance, à une pratique [culturelle], mais c’est de l’action et de l’engagement ». Comme il l’affirme dans son témoignage, il lui a semblé que L’UOIF est l’organisation qui incarne le plus profondément cet ethos militant. De fait, Sofiane résume la « pensée de l’UOIF » en trois concepts, l’un étant précisément « la globalité [de l’islam] », c’est-à-dire la complète pertinence de l’islam pour toutes les sphères de la vie (les deux autres concepts étant la « facilité » de l’islam et le « juste milieu » islamique). Citant Tariq Ramadan, dont il a suivi pendant quelque temps les séminaires, Sofiane souligne l’enchevêtrement où se trouvent indissociablement liées la relation de l’individu avec Dieu et celle qu’il partage avec les autres humains : « Être avec Dieu pour savoir être avec les hommes. On est avec Dieu pas pour nous, on est avec Dieu pour être bénéfique aux hommes. » Pour Sofiane, ces idées revêtent une force d’évidence moins sur le plan de la théorie abstraite que sur celui de son expérience personnelle, où se vérifie d’après lui l’idée selon laquelle l’individu qui s’efforce de s’améliorer et vise la perfection répond tout à fait à l’objectif d’être plus largement bénéfique à la communauté — religieuse et, en fin de compte, nationale.

Le récit autobiographique de Sofiane fusionne ainsi le privé et le public d’une manière pour le moins forte. C’est ce récit qui rend plausible, en partie, sa version d’un islam totalisant. Le fait que Sofiane, qui travaille à temps partiel dans une garderie, consacre l’essentiel de son temps à l’activité militante l’incline assurément à éprouver l’islam comme une réalité complète. En même temps, l’extrait d’entrevue précité met en lumière le fait que cette fusion est contestée, fragile, et qu’elle menace de perdre son liant, eu égard à certains aspects que Sofiane cherche à rectifier. Ainsi, Sofiane souligne, ici et ailleurs dans nos entretiens, que son travail dans la banlieue est bénéfique à l’ensemble de la société et qu’on ne devrait pas y voir un appui à quelque forme que ce soit de fermeture que les musulmans s’imposeraient eux-mêmes.

Ce type de défense de la légitimité d’un islam qui transcende la sphère privée rencontre beaucoup de résistance en France. Toutefois, en parlant avec Sofiane, je me suis aussi rendu clairement compte que la difficulté de vivre une version totalisante de l’islam en France renvoie, pour lui, à un problème partiellement d’ordre intérieur. En effet, pour lui tout autant que pour la majorité dominante en France, les banlieues ne sont pas une partie comme les autres de la France. Même s’il critique la division de la République en deux sortes de France, Sofiane a lui-même en partie assimilé la pensée selon laquelle la banlieue n’est pas vraiment aussi française que les autres parties de la République et que sa population n’est pas aussi légitimée à se réclamer de la francité que celle du reste du pays. De ce fait, il a tendance à concevoir la présence quasiment exclusive de l’UOIF dans la banlieue comme l’indice d’un détachement de l’Union par rapport à la « véritable » France et comme un phénomène qui va à l’encontre de l’aspiration universelle de l’islam. Ceci est manifeste, par exemple, lorsqu’il parle de son travail avec la jeunesse de la banlieue : Sofiane ne considère pas que ce travail soit bénéfique pour la société de manière directe, mais il l’est, selon lui, de manière indirecte : « Mon objectif, c’est quoi ? C’est d’apporter, d’être bénéfique à la société par ricochet. » Autrement dit, la banlieue constitue une partie distincte qui, sans être indépendante de la France, y est extérieure.

L’Islam, la France et le transnational

En un certain sens, en affirmant que l’espace d’engagement où l’islam devient significatif pour Sofiane est la banlieue, on reconnaît que le rapport de cette pratique de l’islam à la France est pour le moins complexe. C’est un rapport constitué de prétentions à la francité, sujettes à contestation, comme Sofiane le sent bien — et qu’il contredit lui-même, involontairement, ajouterais-je. Ce rapport est continuellement problématisé par l’acte même de l’interroger avec insistance, comme je le fais ici, au regret de Sofiane (et d’autres musulmans). De fait, fondamentalement, Sofiane croit qu’il n’y a pas matière à problématiser le rapport des musulmans à l’État français. Il écrit dans son premier livre, en présentant le chapitre sur la spiritualité :

La question cruciale de nos jours n’est pas tant de savoir si les lois de l’islam sont compatibles avec celles de la société occidentale, cela étant dépassé, mais plutôt de savoir comment préserver et intensifier sa spiritualité au coeur de la modernité ? Comment vivre le rappel de Dieu dans une société coupée de Lui ?

Meziane, 2008 : 41

Quand je l’ai interrogé sur le vieux débat toujours en cours au sujet de l’islam et de la laïcité (voir Caeiro, 2010), il n’en a pas nié l’importance, mais il a souligné le fait que les préoccupations des musulmans « ordinaires » avaient changé et se concentraient davantage aujourd’hui sur des enjeux relatifs à ce qu’il appelle la spiritualité. En ce qui a trait au concept de laïcité, il estime qu’il ne fait pas problème d’un point de vue islamique, en faisant valoir qu’un nombre important de valeurs musulmanes sont enchâssées dans la Constitution française. Si l’enjeu de la citoyenneté française des musulmans apparaît ici sans fondement pour lui, Sofiane s’en préoccupe néanmoins, dans la mesure où on l’interpelle et le positionne régulièrement — en France aussi bien qu’ailleurs — en faisant référence à sa citoyenneté française et à ses attaches ancestrales. La citoyenneté et l’ethnicité constituent ainsi deux champs où les modes par lesquels il peut se dire musulman et la manière dont il peut travailler à l’extension de la construction de monde islamique sont continuellement délimités et définis.

Voilà ce qui, je pense, l’a fait réagir à l’emploi que j’ai fait du mot « franco-algérien » lorsque je parlais de la Mosquée de Paris. Bien qu’il soit né de parents marocains, Sofiane a trouvé que cette expression posait problème. De fait, il a compris ce terme par analogie à celui de « franco-marocain » et a jugé que l’accolement par trait d’union de nationalités impliquait nécessairement leur affaiblissement, en l’occurrence un affaiblissement de l’identité française des citoyens ayant des ancêtres marocains. Il m’a dit qu’il insistait dans ses conférences et ses cours sur le fait qu’il serait convenable — pour ceux de « sa » génération — de chérir la « culture » et l’« héritage » de leurs parents et pays de leur pays d’origine, mais qu’on devrait rigoureusement séparer cela de leur rapport à la France en tant que citoyens de ce pays. En accord avec le discours général de l’UOIF, il est aussi extrêmement critique envers les interventions des États du Maghreb dans les affaires islamiques françaises et rejette leur « instrumentalis[ation] de la religion ». Son désir de réaffirmer sa citoyenneté française et de la distinguer clairement de ses attaches ancestrales au Maroc est aussi motivé par ses expériences personnelles dans ce pays. Les actes ordinaires de discrimination au Maroc à l’endroit de ceux qu’on qualifie de « Marocains résidant dans les pays étrangers », par exemple le fait que les marchands lui vendent des articles à un prix plus élevé que ce qu’ils demandent aux clients locaux, alors qu’il parle bien l’arabe, comme il le souligne, ajoutent aussi au sentiment qu’il éprouve de ne pas appartenir ni d’être vraiment le bienvenu au Maroc. Le rapport au Maroc qui découle de telles expériences d’aliénation s’explique en partie par les attaches familiales serrées et des liens par ailleurs très lâches avec certains aspects de la société marocaine et des politiques nationales : « Si ce n’était pas l’été, je n’irais jamais au Maroc », déclare-t-il.

Ayant grandi dans un quartier presque entièrement composé de familles immigrées du Maroc et ayant travaillé dans une mosquée desservant précisément cette région, l’expérience personnelle que Sofiane a acquise du Maroc est un facteur important modelant sa conception de l’identité française par rapport à l’umma islamique. La dimension mondiale de la communauté musulmane lui tient à coeur. Cependant, la réalisation de cette communauté dans sa vie est, dans le présent contexte, problématique. Dans une mesure importante, Sofiane conçoit ainsi l’umma comme un espace politique où les liens de la solidarité s’étendent — mais en suscitant des résistances — aux peuples opprimés et aux mouvements d’opposition aux dictatures. Il est notamment préoccupé par le sort des Palestiniens et il a participé à une mission d’aide à Gaza (dont on lui a toutefois refusé l’accès). En même temps, ces sentiments de solidarité peuvent aussi l’éloigner d’autres parties de l’umma et contribuer à la différentiation interne de cette dernière. Ainsi, Sofiane exprime clairement son rejet complet de l’état actuel des choses dans le monde arabe : « Moi, vraiment, j’ai une dent contre tous les dirigeants arabes..., dit-il. Ils ne vous donnent pas envie d’aller dans leurs pays. » Pour autant, il a vécu un an au Caire afin d’améliorer son arabe et d’étudier usu-l al-fiqh (la méthodologie de la jurisprudence). Tout en étant extrêmement critique envers le régime égyptien, le prestige de Al-Azhar l’a attiré vers lui : « C’était pour moi un honneur. [...] Je voulais apprendre des profs d’Al-Azhar. »

Ce séjour en Égypte a également contribué à définir sa vision de la France par contraste avec les pays arabes. À un Égyptien qui, faisant allusion à l’interdiction d’y porter le voile dans les écoles publiques, le plaignait de vivre en France, il répliqua que les musulmans français avaient la possibilité de manifester contre cette loi. Il mettait ainsi en relief, sur un mode négatif, ce que les Égyptiens peuvent ou ne peuvent pas faire, eux qui doivent se débrouiller pour vivre sous une dictature. Pour Sofiane, le fait que beaucoup d’Égyptiens, comme son interlocuteur, supportent cette situation en se contentant de nier le caractère autoritaire de l’État égyptien est extrêmement problématique. Cela le conduit à porter un jugement ambivalent sur les Égyptiens, dont il loue le raffinement culturel tout en critiquant le type de contexte politique dans lequel ils sont inscrits. Du coup, son opinion à l’effet que la France est un espace social qui est essentiellement différent de l’Égypte acquiert un nouveau réseau de signification. Le statut spécifique qu’il accorde ainsi à la France détermine de manière fondamentale sa conception des Frères musulmans. Tout en reconnaissant que l’Union suit la conception de l’islam d’Al-BannÁ, il insiste pour dire que l’application de cette approche de l’islam dans le contexte français mène à un type de pratique qui est très différent des affaires politiques dans lesquelles se sont engagés les Frères musulmans en Égypte. S’il en est ainsi, ce n’est pas seulement parce que les musulmans constituent un groupe quantitativement minoritaire en France, mais aussi parce que l’état des libertés civiles en France diffère substantiellement de celui des pays du monde arabe.

Observations concluantes

Dans le cadre d’analyse que j’ai adopté ici, la question de savoir s’il existe quelque chose comme des formes d’islam nationales n’est pas pertinente. L’intérêt de cette question dépend largement du concept de nation — en tant qu’entité unitaire et distincte —, dont il n’entrait pas dans mes objectifs de faire l’analyse. Qui plus est, si nous admettons que les universaux deviennent ce qu’ils sont à la faveur d’un engagement dans le particulier, il devient dès lors difficile de dissocier la tradition islamique (ou ces tendances qui, en elle, présentent des aspirations universelles) et la nation. C’est sans aucun doute le cas en France où l’État-nation continue à jouer un rôle déterminant dans l’organisation de l’espace social. Une fois que nous admettons que le national et le transnational sont nécessairement et à plusieurs égards enchevêtrés et, à un certain degré, constitutifs l’un de l’autre, le terrain de l’enquête change. Au lieu de se demander s’il y a des formes d’islam qu’on peut qualifier, entre autres spécifications, de nationales (c’est-à-dire engagées dans l’espace national), il faut maintenant s’interroger sur les modalités, l’importance et les effets des relations entre l’islam, l’État-nation et l’umma. Ce sont ces questions que j’ai abordées ici à titre préliminaire.

En m’appuyant sur l’étude de cas de l’écrivain militant Sofiane Meziani, je me suis efforcé d’analyser les processus à travers lesquels l’islam devient significatif en France et à travers lesquels les musulmans français entrent en relation avec l’ensemble de l’umma. Cette analyse s’est concentrée sur la banlieue en tant qu’un espace où Sofiane donne visibilité à la réalité de l’islam, c’est-à-dire à l’efficacité de la construction de monde islamique. À travers cet engagement, Sofiane peut en effet offrir un aperçu évocateur des effets sociaux de la foi dans le contexte particulier de la France et contribuer à inciter le public français à reconnaître et à traiter le fait que l’islam est plus qu’une simple croyance et une spiritualité. Il peut ainsi présenter des arguments en faveur de la nature totalisante et universelle de l’islam. Toutefois, il apparaît que son engagement dans les différents discours relatifs à la francité détermine pour beaucoup sa conception des implications sociétales de l’islam et la manière dont il conjoint son islamité, la citoyenneté française et l’inclusion dans l’umma. Ses attaches avec les musulmans à l’extérieur de la France sont limitées. Si elles sont en partie nouées par des actes de solidarité avec ses semblables musulmans, elles lui rappellent aussi que son mode de vie est, à plusieurs égards, spécifique à la France. En somme, elles servent simultanément à constituer l’umma et à la différencier intérieurement comme un espace d’interconnexions limitées à travers la différence.