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Professeur à la TÉLUQ, Éric Bédard nous livre ici une version considérablement transformée de sa thèse. Notons d’emblée que ce travail de transformation est réussi. L’ouvrage se découpe en six chapitres : Prudence et modération ; Parler d’une seule voix ; S’occuper de ses affaires ; Assainir le corps social ; Rendre le peuple meilleur ; Conserver l’essentiel. Quelle était la pensée politique des Réformistes ? Étaient-ils simplement des arrivistes avides de participer au pouvoir, ou étaient-ils guidés par d’authentiques convictions ? Éric Bédard croit qu’ils avaient des convictions et dégage cette pensée avec habileté.

Le premier chapitre, entièrement nouveau, se présente avec tout l’attrait que comporte le récit historique. On reconnaît ici le talent de l’auteur pour ce mode d’écriture. Bédard nous replonge dans les événements de 1837, pour aborder la destinée ultérieure des Réformistes. Il y insiste sur la nécessité d’étudier le passé comme un présent qui, en son temps, demeurait ouvert. Dans ce retour sur les événements, il dégage le point de rupture entre les futurs Rouges et Réformistes dès 1837, alors que leur appui aux 92 résolutions avait été unanime. Dans la région de Québec, à l’instar d’Étienne Parent, on se détache très tôt de la radicalisation du Parti canadien, devenu patriote. Dans le district de Montréal, de jeunes loups comme La Fontaine ne s’en détachent qu’après le début du mouvement insurrectionnel. Il n’aurait d’ailleurs pas été inutile pour le lecteur que la suite des événements, essentiellement leur organisation politique après 1840 et leur participation au pouvoir, l’évolution allant du groupe canadien-français au parti réformiste, soit présentée. Mais, en somme, tirant la leçon de l’échec et de la répression, les Réformistes choisissent d’agir au lendemain de la Rébellion pour représenter les intérêts nationaux dans le nouveau parlement uni et se définissent désormais comme des modérés qui se défient des propositions radicales.

Les chapitres suivants présentent une analyse éclairante des Réformistes à travers leurs prises de position sur une série d’enjeux politiques significatifs de l’époque, ayant également retenu l’attention d’une volumineuse historiographie. Pour définir leurs positions, Bédard s’appuie sur une vaste série de sources : correspondances, comptes rendus des débats en Chambre, journaux et périodiques proches du parti ainsi que les diverses publications des Réformistes les plus en vue, comme le roman Charles Guérin de Pierre-J.-O. Chauveau.

Le second chapitre examine leur approche de la politique après 1837. Les Réformistes seront désarçonnés par la constitution d’un parti Rouge lorsque Papineau rentre d’exil. Pour eux, la nation canadienne-française doit former un bloc politique uni et unanime. Réaction à la répression de 1837-1838 et à l’Union sans doute, avance Bédard, avec pertinence. C’est là un premier trait qui permet de nuancer leur libéralisme : ils sont libéraux et démocrates, défenseurs du principe du gouvernement responsable, mais le souci de l’intérêt national doit primer. Leur malaise avec le principe d’opposition incite Bédard à s’interroger sur la possible pertinence du concept d’apolitisme avancé par André-J. Bélanger.

Dans le troisième chapitre, Bédard examine la pensée économique des Réformistes. Ici aussi, il dévoile des libéraux qui ne sont pas doctrinaires. Ils sont plutôt favorables au libre-échange avec les États-Unis, surtout lorsque Londres abolit les Corn Laws. Leur principal souci est de stimuler le développement économique de l’ancien Bas-Canada et pour les Canadiens français. La nation doit suivre le progrès. Cela implique notamment de développer des chemins de fer, essentiels au commerce. Pour les Réformistes, il faut développer « l’industrie », terme englobant, qui réfère aussi à la production agricole, un des secteurs principaux de l’économie. Du reste, le développement agricole, comme le développement économique en général, doivent permettre de maintenir et accroître l’assise de la nation sur un territoire, ce qui est essentiel à son avenir. Bédard n’a donc aucun mal à démontrer le caractère erroné des thèses sur l’agriculturisme de la pensée canadienne-française traditionnelle, défendue notamment par Michel Brunet, du moins en ce qui concerne la génération réformiste.

Les chapitres « Assainir le corps social » et « Rendre le peuple meilleur » exposent la pensée des Réformistes en matière de politiques sociales et la place qui doit revenir à l’Église. Prenant ses distances avec une historiographie récente marquée par Foucault, Bédard dégage la pensée des Réformistes au sujet des problèmes de la pauvreté et de la criminalité. Les Réformistes cherchent des solutions pratiques aux problèmes de pauvreté que les villes industrielles démultiplient. La charité doit être encouragée par l’État, mais organisée par l’Église. En matière de criminalité, les Réformistes se réjouissent des progrès accomplis depuis le siècle des Lumières, avec la remise en question de châtiments trop cruels. Il faut trouver des moyens de réhabiliter les criminels pendant qu’il est encore temps, notamment les jeunes. Le meilleur enseignement à cet égard vient du travail. Ainsi, loin de répondre à une vision strictement répressive ou bassement matérialiste, les stages de travail imaginés participent d’une pensée cohérente. À cela s’ajoute l’étude de la pensée des Réformistes sur le rôle des femmes. Patriotes, puis Réformistes et Rouges s’entendent sur les réformes de la loi électorale puis du code civil qui priveront les femmes du droit de vote et feront de la femme mariée un sujet mineur en droit. Assez étonnamment, note Bédard, le consensus était tel que cela ne suscita pas de débat.

Dans le chapitre 5, Bédard dégage la position mitoyenne des Réformistes quant au rôle de l’Église. Également distants des Rouges et des ultramontains, les Réformistes sont des héritiers modérés du siècle des Lumières. Ils adhèrent aux principes de rationalité et de progrès, mais croient que l’Église a un rôle social primordial à jouer. L’État et plus particulièrement le législateur ne peuvent se substituer au prêtre pour guider moralement le peuple.

Le chapitre 6, enfin, est l’un des plus intéressants puisqu’il présente une analyse globale de la pensée des Réformistes. Ils ne sont pas des libéraux ni des démocrates doctrinaires, car pour eux, un intérêt doit primer : la nationalité. L’analyse de la pensée de François-Xavier Garneau est très fine. Malgré les distances entre La Fontaine et l’historien national, qui n’a pas d’estime pour le politicien jugé arriviste, Bédard parvient à nous convaincre que Garneau est lui aussi représentatif de la pensée de cette génération. Il souscrit aux principes de la République, mais point en doctrinaire. La conclusion conservatrice de son maître livre a pu en surprendre plusieurs. Réfutant avec brio les interprétations matérialistes ou psychologiques, Bédard montre (en accord avec Fernand Dumont) que cette apparente ambiguïté n’est qu’une réponse pragmatique à la situation difficile faite à la nationalité à la suite de l’échec des Rébellions.

Bédard ajoute que la même perspective pondérée prévaut chez les Réformistes en matière de rapport à la France, à la Nouvelle-France et à l’Amérique, ce qui concerne aussi leur rapport à l’histoire. Leur rapport à l’histoire n’est pas traditionaliste, encore moins réactionnaire. Il ne fait pas place à la nostalgie. Au contraire, convaincus que le progrès de l’humanité est réel, les Réformistes espèrent que l’histoire permettra de tirer les leçons des rapides et dramatiques évolutions de l’humanité. Face à la France et à l’Amérique, Bédard démontre aisément que la grille de lecture échafaudée par Gérard Bouchard dans La pensée impuissante notamment n’a aucune pertinence pour analyser leur pensée. Les Réformistes ne rejettent pas l’Amérique pour se tourner vers une France d’Ancien Régime. L’américanité est bien pour eux une clé de liberté, mais cela tient du territoire et ne peut se réduire aux États-Unis ni au régime républicain. Les Réformistes prennent bien sûr position contre l’annexion. Pour eux, ce serait « le tombeau de la nationalité », l’exemple louisianais le démontre d’ailleurs. Tout indique que, pour la génération des Réformistes, deux options seulement se présentaient : l’Union ou l’annexion. « Conserver l’essentiel » exigeait de refuser l’annexion. L’indépendance, rêve de jeunesse, n’était plus une proposition réaliste. Cependant, cette question aurait été bien complétée par l’étude de la position des Réformistes face à la Confédération et donc de la fin du parti réformiste.

Au total, Éric Bédard a réussi son pari, celui d’analyser la pensée des Réformistes, qu’il faut qualifier de libérale-conservatrice (à opposer au radicalisme comme à la réaction) et de nationaliste. Désormais, cet ouvrage servira de référence pour étudier l’histoire politique du milieu du xixe siècle.