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Les tableaux du peintre américain Edward Hopper[1] ont inspiré les romanciers, donnant lieu à des controverses sur leur compatibilité avec le genre narratif[2]. Le propos de la présente étude est d’analyser L’arrière-saison[3] du romancier français Philippe Besson et deux nouvelles tirées du recueil Les enfants de Manhattan[4], de l’écrivaine québécoise Marie-Jeanne Méoule. Nighthawks (1942) et Western Motel (1957) de Hopper, partiellement reproduits sur la jaquette des deux livres[5], fournissent matière à la narration[6]. Besson expose en quatrième de couverture que L’arrière-saison est issu de l’« envie impérieuse » que lui a donnée Nighthawks « de raconter l’histoire de cette femme et des trois hommes qui l’entourent dans un café de Cape Cod ». Les nouvelles des Enfants de Manhattan se réfèrent abondamment à la peinture de Hopper. Méoule met en scène le peintre lui-même dans « Eddy » (EM, 7-18) et « Georgia » (EM, 19-23) se réfère à Georgia O’Keeffe, peintre amie des Hopper. De plus, la femme en rouge de Nighthawks ainsi que d’autres personnages représentés par Hopper[7] sont les protagonistes de l’action dans plusieurs nouvelles du recueil.

Nighthawks montre un petit diner à l’angle d’une rue de New York. Il fait nuit, la rue est déserte et par la grande baie vitrée, on voit un homme et une femme rousse vêtue d’une robe rouge, accoudés tous deux au comptoir, formant un couple. Un troisième consommateur, assis seul, est peint de dos. Le serveur en tenue blanche, légèrement penché en face du couple, est apparemment occupé à sa tâche. Les personnages ne se regardent pas et paraissent absorbés en eux-mêmes.

Hopper a été reconnu par nombre de ses contemporains comme le meilleur interprète de l’Amérique de son époque[8]. Les commentateurs de son oeuvre notent toutefois que ses tableaux transmettent une vision négative de l’Amérique des années 1940. Comme Gordon Theisen le fait valoir, « Nighthawks manages to reflect our attitudes toward individuality, cities, technology, nature, freedom, sexuality, women […]. But it does so darkly, through its dejected sensibility, its desolation[9]. » Selon Pierre Fresnault-Deruelle, un « symbolisme radicalement subversif[10] » se dégage du confinement et de l’immobilité des figures représentées par Hopper. Frédéric Sounac souligne la portée sociocritique de ses tableaux représentant « l’aliénation du sujet dans la grande ville de l’ère industrielle » et sa solitude. Selon lui, les motifs traités, dans leur banalité même, « viennent toujours trahir, démentant une bravoure et un optimisme de façade, le malaise existentiel du sujet américain[11] ».

L’analyse des fictions de Besson et de Méoule, auteurs non états-uniens, mettra en évidence les différences entre leurs réinterprétations narratives de la peinture de Hopper. Il sera démontré en premier lieu que L’arrière-saison retransmet la vision déliquescente de l’Amérique des années 1940 rendue par Hopper. Notre lecture dégagera d’abord la spécificité du récit par rapport au tableau. Ensuite la figure de la femme en rouge sera étudiée à travers les motivations de son comportement. L’on s’interrogera également sur l’essence spectaculaire d’une intrigue présentée comme typiquement américaine. Dans un second temps, nous examinerons les deux premières nouvelles des Enfants de Manhattan, « Eddy » et « Georgia[12] ». Une image mythique de l’Amérique apparaîtra, mettant en jeu la tragédie historique des Amérindiens considérée d’un point de vue québécois. L’on constatera que, vue du Québec par Méoule, la peinture de Hopper suscite une réflexion sur la vie dans le Nouveau Monde, donnant lieu à une résurgence de l’indianité en Amérique du Nord. En troisième lieu, l’examen de deux écritures dont la picturalité trouve sa source chez Hopper s’attachera aux effets conjugués de la couleur et de la lumière. La thèse de Jacques Le Rider pour qui l’énergétique des couleurs est reconnue depuis Baudelaire comme « l’émancipation des coloris juxtaposés comme des taches et choisis pour leur force émotionnelle et non pour leur effet de vérité mimétique[13] » étayera notre démonstration que les couleurs de Hopper dynamisent l’écrit en insérant l’indicible de la vision.

Dans L’arrière-saison de Besson, une intrigue amoureuse triangulaire fondée sur Nighthawks s’esquisse à l’intérieur du diner, décor unique de l’action. Louise Cooper, la femme en rouge, principal protagoniste, écrit des pièces à succès. Au début, elle attend Norman, son amant, qui lui a promis de rompre avec sa femme et de la rejoindre. Mais un autre homme arrive inopinément : Stephen Townsend, son ancien fiancé, séparé de sa femme Rachel. Plus tard, Norman appelle Louise sur son portable pour l’avertir que la rupture n’a pas été consommée. À la fin du roman, Louise et Stephen se quittent tout en se signifiant mutuellement leur intention de se revoir. Ben le serveur, resté seul, s’apprête à fermer le café.

Un déplacement spatiotemporel s’opère par rapport au tableau. Un magnifique crépuscule automnal au bord de l’océan à Cape Cod[14] s’est substitué à la nuit de New York. Dans son commentaire de L’arrière-saison, Frédéric Sounac observe que les écarts délibérés du roman au tableau privilégient certains aspects de la toile à la façon d’une mise en scène : « Il ne s’agit ni plus ni moins, que de diriger différemment les acteurs, en leur demandant, en l’occurrence, de s’exhiber réflexivement en tant qu’acteurs[15]. » Les personnages appartiennent au milieu du théâtre, Louise la dramaturge, Norman l’acteur doué, Stephen jouant le rôle du séducteur et Ben, le serveur, à la fois confident de Louise et commentateur de l’action à la façon d’un choeur grec réduit à sa personne. Autre manquement délibéré, la reproduction lacunaire sur la couverture du livre omet le bas du tableau et par conséquent le personnage peint de dos par Hopper, signalant visuellement la défection de Norman.

La situation du café Phillies à Chatham, petite ville à l’extrémité de Cape Cod, attire l’attention sur l’« Amérique presque profonde » (AS44), avec ses « publicités pour Coca-Cola et ses fast-foods bas de gamme » (AS16). Chatham, décrite comme un « trou » (AS53), est un concentré d’Amérique populaire, laide et obscène, aux antipodes de Hyannis Port, lieu-culte de l’Amérique mythique des Kennedy. Une critique sociale émane du contraste entre les deux pôles de Cape Cod incarnés par deux femmes opposées. Louise, rousse, un peu vulgaire, de même niveau social que Ben le serveur, aime bien Chatham et s’inspire de la gazette de Cap Cod pour ses pièces. Rachel, brune et aristocratique, est la fille d’un banquier de la ville. Leur statut social différent induit la suite de l’intrigue : Stephen, jeune avocat de famille fortunée, est mal assorti à Louise, la « théâtreuse » (AS120) au charme clinquant, qu’il renonce à épouser sous la pression de son milieu. Louise est une femme libérée et anticonformiste, aux antipodes de l’American housewife.

Si elle ne mène pas tout à fait la vie qu’elle aurait choisie, elle n’a aucune de celles qui lui faisaient horreur, ces vies de confort et de conformisme, toutes tracées, remplies de maris, d’enfants, d’écoles, de supermarchés, de voitures, de maisons secondaires, de beaux-parents dominicaux, de régimes alimentaires et de couples amis. Elle aura échappé à ça, cette abomination ordinaire.

AS24

Son mode de vie consistant à « passer ses journées à écrire devant l’océan, connaître le succès, boire des Martini, choisir ses amants » (AS23), est approuvé par Ben, son seul véritable ami. Fiérote, affirmant sans trop y croire avoir délibérément renoncé à la maternité, Louise incarne les fantasmes sexuels des publicités des années 1950, adulés secrètement par une Amérique bien-pensante et hypocrite.

Le café Phillies est transformé en plateau de théâtre où se joue une pièce dont Louise est à la fois l’auteure et l’actrice, incarnant son propre personnage de femme légère et insouciante, en rupture avec l’Amérique provinciale et puritaine. Placée stratégiquement « au centre de tout » (AS41), dans le roman comme dans le tableau, l’ancienne actrice ratée incarne la femme artiste rejetée par la bonne société. Sa marginalité voulue et son refus des stéréotypes transparaissent dans l’évocation de sa séparation d’avec Stephen. Réfugiée dans le café, elle s’est enivrée, s’attirant la compassion et le soutien de Ben. Comme dans un miroir inversé, la figure de Caroline, sa soeur morte, tuée par « trop de tourbillon, trop de chagrin, trop d’alcool » (AS125), suscite la critique de l’Américain moyen, dégoûté injustement par les femmes ivres, privilège exclusivement masculin. Demeure le souvenir des deux soeurs Cooper, presque jumelles, unies par un même « mépris des contingences » inculqué par une éducation permissive, à contre-courant des préjugés en cours à l’époque : « On leur avait seulement enseigné à être elles-mêmes, à user de leur libre arbitre, à suivre obstinément le chemin qu’elles avaient choisi » (AS124). À travers Caroline, son double, méconnue en son temps mais aux oeuvres convoitées par les collectionneurs, Louise, devenue « un auteur qui compte » (AS125), interprète magistralement son rôle de femme artiste, victime des préjugés de son époque.

Son intimité avec le milieu du spectacle fait de Louise l’épigone inversé des stripteaseuses et autres ouvreuses peintes par Hopper, reléguées dans des rôles subalternes sinon humiliants. Dans le passé, elle a été méprisée par le père de Stephen qui la considérait comme une « théâtreuse sans avenir » (AS121) exerçant une mauvaise influence sur son fils. À présent, elle se donne le beau rôle, méprisant Norman. Star à Broadway, au sommet du spectacle américain, ce dernier n’est en vérité qu’un petit-bourgeois hypocrite, incapable de quitter sa femme et ses enfants. Le personnage de la femme délaissée par l’Américain médiocre et conformiste convient parfaitement à Louise, confirmant sa vocation de briseuse de ménages aux principes moraux antibourgeois. Ainsi l’action de L’arrière-saison, focalisée sur la femme artiste ostracisée par l’Amérique conservatrice, revêt la même dimension critique que la toile qui l’inspire.

L’arrivée de Stephen dans le café est théâtralisée par les accessoires, l’éclairage et les mimiques de Louise et de Ben formant une didascalie. D’autres éléments scéniques confirment la fonction spectaculaire de l’écriture. Au centre de l’attention, comme prise sous le feu d’un projecteur, Louise se retourne en se déhanchant — geste qualifié à deux reprises d’« inélégant », puis de « disgracieux » et de « malpoli » (AS27). Ainsi l’actrice et auteure se mue en spectatrice indiscrète de sa propre histoire. Le regard est valorisé, comme le montre la toute première réplique qu’elle adresse à Stephen concernant l’absence de lunettes sur son visage, remplacées par des lentilles.

De plus, la couleur et la lumière érotisent la narration, faisant ressortir l’exhibitionnisme inhérent à la performance de Louise. Signe du désir, le rouge de sa robe, au centre de la reproduction sur la couverture du livre, essaime sa connotation sensuelle et aguichante à travers le roman. La robe rouge est le costume de théâtre de la séductrice. Ben le serveur, dans son rôle de témoin impavide, observe en son for intérieur que Louise « la porte dans les occasions importantes ou quand elle a envie de plaire » (AS13). Le tube de rouge à lèvres anticipe triplement sur l’acte sexuel par sa forme phallique, par le déshabillage érotique que préfigure le geste qui le décapuchonne et enfin par le baiser que désignent allusivement les mimiques de Louise. Tard dans la soirée, elle renonce au rouge à lèvres, mais sa robe « laisse entrevoir un genou » (AS184), ce qui annonce métaphoriquement la reprise de ses amours avec Stephen. En outre, le rouge scande les temps forts du désir et sert de baromètre à l’amour. L’accouplement se confond avec l’assortiment des couleurs : « Combien de fois ont-ils entendu qu’ils « étaient tellement bien assortis », comme on le dit de deux couleurs, de deux vêtements ? » (AS35). La sensualité vulgaire de Louise est rehaussée par l’élégance discrète de Stephen vêtu d’un costume de lin foncé et d’un t-shirt gris. Face à la « grisaille » impliquant « rigueur » et « exemplarité » (AS79), le rouge est connoté négativement, étant à la fois immoral et de mauvais augure, comme lorsqu’il colore le soleil lointain et menaçant.

Le rouge possède une connotation de scandale dans L’arrière-saison, ce qui rejoint la description de la femme de Nighthawks par Theisen qui explicite la motivation du peintre : « When Hopper meandered through Manhattan looking for subjects to paint, he was motivated also by a meandering lust, to gaze at […] remarkably uninhibited women […], like the woman in Nighthawks[16]. » Selon Theisen, la femme en rouge au centre du tableau, sur le fond coloré du comptoir et des murs bien éclairés, est une allumeuse, aguichante dans la désolation ambiante de l’Amérique.

The woman’s […] seductive appearance might actually redeem an otherwise bleak scene, in the way that Playboy would redeem male desire for the entire nation. Or perhaps it suggests the very opposite, indicating how wrong (say, decadent) a direction the country has taken[17].

Concomitante de la couleur, la lumière catalyse le jeu amoureux en pénétrant à flots dans le café par la baie vitrée. Le décor est vitalisé lorsque « soudain, un rayon de soleil entre dans le café et rebondit sur la moleskine » (AS44), corollaire de l’arrivée de Stephen, être solaire. En effet, il est « taillé dans le soleil » (AS27) par l’écriture qui découpe sa silhouette comme au ciseau dans la lumière éblouissante.

La lumière solaire ondule sensuellement, voire se sexualise dans les « derniers soubresauts d’un week-end ensoleillé » (AS47). « Vive et chaude » (AS75), elle participe du papillonnement amoureux, effleurant les épaules arrondies de Louise reproduites par le bow window et la vitre bombée du juke-box. Les verres sans cesse ressuyés par Ben, réfléchissant l’amenuisement de la lumière, sont les indices optiques marquant la fin du spectacle. Dans le café au « néon fatigué et capricieux » (AS190), la lumière diminue, relayée par la chanson jouée à l’intérieur du juke-box au couvercle transparent. Choisie par Ben, « Somethin’Stupid » (AS41) participe à l’orchestration visuelle et musicale des amours désenchantées de Louise. Au moment où « un drapeau américain claque dans l’indifférence » à « Chatham, Massachusetts » (AS153), en accompagnement sonore de sa mélancolie, Louise retrouve sa solitude et « son rêve américain à elle » (AS182), la réalisation égoïste de ses ambitions, faisant fi de toute sentimentalité. La nuit tombée, le dernier acte s’achève dans le café-tableau où les personnages peints retrouvent leur mutisme et leur immobilité.

Voyons maintenant le traitement de la peinture de Hopper par Méoule dans deux nouvelles des Enfants de Manhattan. Eddy, le narrateur, au prénom éponyme de la première, est un Indien Mohawk de l’État de New York, ancien ouvrier sur les chantiers des gratte-ciel au début du xxe siècle[18]. Depuis sa chute du 23e étage qui l’a rendu invalide à 35 ans, il exerce le métier de laveur de vitres à Manhattan, au Dinner Phillies et au Chop Suey, d’après le tableau de 1925 où Hopper a représenté deux femmes attablées prenant le thé. Grâce à un mystérieux « donneur d’ouvrages », un certain « Monsieur Edward » (EM11), Eddy a retrouvé du travail par l’intermédiaire de son ami Tom, serveur au Phillies, sans quoi il aurait été réduit à l’état d’assisté social, « autant dire la rue » (EM10). Jovial et causeur, le laveur de carreaux raconte sa vie spontanément avec une innocence feinte. Depuis son accident, il n’a de contacts humains qu’avec des Blancs. Abandonné à lui-même, il échappe à la misère grâce à la chance qui lui a fait connaître Tom, le serveur. En accord avec ses bras nettoyant les carreaux, son « regard translucide comme une vitre fraîchement lavée » (EM13) dévoile ironiquement la réalité cruelle d’un pays où les faibles sont écrasés. Eddy l’Indien regarde les scènes intimes de l’Amérique avec les yeux de son homonyme Edward Hopper, mais s’exprime comme un Indien traditionnel. L’apostrophe « vieux frère » (EM7 et 18) revient à deux reprises dans son discours, encadrant son récit au début et à la fin de la nouvelle. Ses commentaires de voyeur, au réalisme faussement candide, sur la vie américaine observée à travers les vitres, traduisent sa mentalité. Il décrit par exemple le liseur de journaux immobile dans son fauteuil rose, étrange et antipathique, comme un « chaman et mauvais esprit à lui tout seul » (EM16). Des noctambules de tout poil se rassemblent au Phillies où Eddy retrouvera le liseur de journaux des années plus tard, drôle d’« oiseau », « sapé comme un gangster, chapeau sur l’oeil, chemise fermée, cravate » (idem) et flanqué d’une belle rousse à la robe écarlate. L’on aura reconnu le couple assis au bar dans Nighthawks. Vus du dehors comme des « poissons dans un bocal » (EM11), les consommateurs évoquent encore d’autres cafés peints par Hopper[19].

Eddy le Mohawk, dont l’appellation rime avec « Nighthawk », fait partie des habitués insomniaques du Phillies. Sa présence à l’intérieur du café-tableau indique le double rôle qu’il joue dans le spectacle, de part et d’autre de la paroi vitrée. Installé devant son café, il observe que l’autre « oiseau » et sa maîtresse en robe rouge ont « l’air d’extraterrestres », ajoutant en aparté « et peut-être bien moi aussi dans le tableau » (EM17). La vitre astiquée par ses soins fait apparaître le tableau du peintre dont il porte le prénom abrégé. La fonction d’Eddy le laveur de carreaux, avatar d’Edward Hopper, consiste à refaire Nighthawks en dégageant la vision de l’extérieur.

Par son regard dévoilant les dessous de l’Amérique, Eddy se réapproprie le territoire qui, à l’origine, avant la conquête, appartenait en propre aux Indiens. Le voilà chez lui en plein New York où son amour indéfectible de la nature transforme les hautes murailles « de brique, de verre, de fer ou d’acier » (EM7) en falaises naturelles.

En avançant entre les parois verticales des immeubles, j’ai souvent pensé à notre peuple. Je me sentais à l’abri, j’étais chez moi. Pas besoin de voir beaucoup de ciel, l’immensité m’habitait, j’étais heureux.

L’Amérindien au corps rompu représente les autochtones écrasés lors de la colonisation de l’Amérique par les Blancs venus d’Europe. Face aux Blancs, l’Indien en symbiose avec son milieu se pose, dans son ubiquité, en Américain authentique. De plus, les Mohawks du Canada et leurs frères de sang de l’État de New York sont décrits positivement, « bosseurs, sérieux, compétents » et dotés d’un « sens de l’équipe » (EM8) par opposition aux Blancs, inconscients et irresponsables. Semblable à un immense totem, Eddy, omniprésent dans la verticalité de la ville, « la tête dans le ciel et les pieds sur la terre des anciens » (EM18), symbolise l’Amérique antérieure à sa conquête par les Européens.

L’Indien honnit l’Amérique représentée par Hopper. Le soleil de New York est « maudit » (EM10) aussi, parce qu’il bonifie fallacieusement la réalité sombre des autochtones en Amérique du Nord, citoyens de catégorie inférieure, confinés à l’« ici » de la réserve. Il n’est jusqu’à la luminosité rappelant l’exploitation éhontée de la naïveté des autochtones éblouis par les faux espoirs et autres verroteries que firent miroiter les colons européens. Comme eux, Eddy est attiré par « la ville-miroir qui [fait] étinceler l’air de mille paillettes » (EM7). Tout ce qui brille le fascine, en particulier la robe rouge et la chevelure d’un roux éclatant de la belle femme de ménage, son amante d’avant l’accident, qui l’accompagnait parfois au café. L’on note que la fatalité liée à sa condition d’Indien est inscrite dans la structure répétitive inversée marquant la fin malheureuse de leurs amours : « De chaîne en chaîne, de croix en croix, notre histoire a mal tourné » (EM12). Ainsi les reflets du soleil sur les vitres de New York sont transcrits dans une écriture aux effets miroitants où les phrases s’enchaînent en se redoublant. Les redites d’Eddy en écho dénoncent la spécieuse brillance américaine et rappellent l’histoire tragique des Indiens cruellement dépossédés : « Il me semble que j’ai toujours vécu là où j’étais dans le temps. Du temps qui était alors le mien, celui où j’ai construit. Qui m’a détruit » (idem). Le destin individuel d’Eddy rejoint métaphoriquement l’histoire des Amérindiens.

Eddy critique ironiquement les valeurs de l’Amérique moderne en donnant sa version personnelle de la destruction des tours de Manhattan. Les mirifiques gratte-ciel sont incarnés par deux petites femmes jumelles, semblables et gentilles, attablées devant leur repas typiquement nord-américain, « beigne et café » (EM13), au café Phillies. La féminisation des tours traduit la frustration d’Eddy, handicapé par son accident et éconduit par la belle rousse, icône de l’Amérique blanche. Sa chute du gratte-ciel devient un épisode de l’histoire tragique des Indiens. L’écroulement des symboles de l’Amérique est vécu par Eddy comme une revanche personnelle autant que collective. Anticipant la tragédie, sa mentalité magique est soulignée à nouveau lorsqu’il oppose avec une naïveté feinte l’indestructibilité des croyances des autochtones à la fragilité de baudruche de la technologie moderne.

J’en ai connu de ces montagnes de fer, de fonte et d’acier, toutes plus belles que la plus belle des femmes […]. Encore une qui vient d’être inaugurée ces jours-ci. Un peu plus à l’ouest, c’était dans le journal, World Trade I qu’elle s’appelle. La II, juste à côté, va suivre bientôt, la même que la I mais de six pieds plus haute. Des jumelles pour ainsi dire. Ce sera la gloire de la cité, les plus hautes tours à ce jour. Et ça va continuer et continuer, crois-moi, si le ciel ne nous tombe pas sur la tête.

EM17-18

Par un juste retour des choses, la référence aux anciennes croyances abat métaphoriquement le mythe de l’Occident, complétant la série des chutes réelles de l’Indien et des tours.

La seconde nouvelle du recueil de Méoule, « Georgia », se réfère à Western Motel (1957) de Hopper, reproduit dans sa quasi-totalité sur la couverture du recueil. L’on voit une femme solitaire assise face à la fenêtre dans une chambre d’hôtel. Sa valise est prête et une automobile est arrêtée devant la grande paroi vitrée. Elle semble sur le point de partir. Sa robe pourpre décolletée et sa chevelure blond vénitien s’accordent aux couleurs du paysage désertique.

Le prénom éponyme de la nouvelle, « Georgia », est celui de Georgia O’Keeffe[20], peintre amie des Hopper et femme du photographe Alfred Stieglitz. Dans la chambre d’un motel, en plein désert du Nouveau-Mexique, Georgia en « robe puce, décolletée et sans manches » est assise devant le « panneau vitré qui [dévoile] le paysage tel un livre ouvert » (EM19). Elle s’assoupit et rêve qu’Al, son mari mort depuis six ans, entre dans la chambre et la photographie. Toujours en rêve, elle marche dans le désert brûlant, de sa démarche dansante, en fredonnant un air inconnu, tandis que son corps s’étire du sable et des rochers jusqu’au ciel. Soudain une vieille Amérindienne tout en noir surgit et lui offre un bâton « d’ossements, de fleurs et de sable » qui l’« aidera à lire chaque ligne de ce pays » (EM21). Al vient à elle lorsque des coups frappés à la porte la réveillent. Après un dernier regard à la chambre et « au tableau vivant encadré par la fenêtre » (idem), elle part dans sa vieille Buick et roule dans la nuit vers Santa Fe pour rendre visite à ses amis Joséphine et Edward.

Il s’agit bien sûr du couple Hopper. O’Keeffe et Hopper ont vécu et créé leurs oeuvres à New York au cours des mêmes années. Certes aucune indication, biographique ou autre, ne confirme qu’Hopper a réellement représenté O’Keeffe dans Western Motel. Cependant la similarité de leur statut d’artiste dans la société américaine en crise de l’époque est soulignée par Vivien Green Fryd selon laquelle « their paintings negotiate and embody the cultural discourse of marriage during this period[21] ». D’où le rapprochement effectué entre deux couples d’artistes, Jo et Edward Hopper d’une part, O’Keeffe et Stieglitz de l’autre, représentant des approches différentes de l’institution du mariage mise en cause dans la classe moyenne américaine de leur temps.

La nouvelle fait aussi allusion à l’attrait exercé par le Nouveau-Mexique qui fut pour O’Keeffe le lieu d’une régénération à la fois spirituelle et artistique. Consciente dès 1929 que New York ne convenait guère à son tempérament, elle s’installa définitivement au Nouveau-Mexique en 1949, à la suite de la mort de Stieglitz en 1946. Fryd évoque notamment le documentaire réalisé en 1977 où l’on voit O’Keeffe, âgée, marchant dans le désert, bravant la chaleur et le vent[22].

Le motif du temps est lié dans « Georgia » à l’éternité mesurée à la finitude. La précision sur les années passées que Georgia récapitule mentalement — Al mort depuis six ans, leurs brefs séjours dans le motel depuis plus de quinze ans — s’oppose à la jeunesse éternelle que lui confère sa robe puce. Elle se souvient des paroles d’Al — « Tu auras toujours l’air jeune dans cette robe, même à cent ans » (EM19) —, mais sans comprendre encore pourquoi elle l’a emportée. L’Amérindienne, à la bouche édentée, à la voix enfantine, incarne la pérennité de sa race. Autant qu’à l’immortalité, Georgia accède dans son rêve au savoir immémorial et à la communion avec la terre des aïeux toujours présents dans le désert du Nouveau-Mexique. Le bâton donné par l’Amérindienne signifie l’intégration de Georgia dans la nature habitée par les Indiens vivants et son acceptation par l’ancienne de la tribu. Son ubiquité dans le paysage aimé transforme la femme peinte de Western Motel en génie du lieu.

De part et d’autre de la grande baie vitrée, Georgia, perdue dans sa contemplation de la terre promise, et la vieille Amérindienne, porteuse de la sagesse éternelle et du savoir de son peuple, se retrouvent sous l’effet du « regard vitreux » (idem) de cette dernière, décelant les existences secrètes du désert. Comme dans « Eddy », la vitre est un médium transparent qui fonctionne dans les deux sens, pour voir et être vu. Ainsi vu de la chambre comme un « tableau vivant encadré par la fenêtre » (idem), le paysage est soudain investi par Georgia grâce à l’efficacité créatrice de la peinture.

Dans les deux nouvelles, l’écriture révèle en surimpression la présence immémoriale des Indiens sur le continent américain, dans le paysage urbain de New York comme dans le désert du Nouveau-Mexique. La vieille Amérindienne surgissant du désert et l’Indien à New York recouvrent leur ubiquité magique dans le territoire originel et la nuit mythique supratemporelle. L’histoire de l’Amérique du Nord se donne à lire lorsque l’Amérindienne fait son apparition sur le « vide minéral du tableau encadré par les montants de la fenêtre » et dans les paysages où les « lignes du livre ouvert [tremblotent] dans la lumière crue » (EM19). L’Indien qu’on croyait mort et vaincu est un fantôme réapparaissant pour se réapproprier l’espace qui n’a jamais cessé de lui appartenir.

L’écriture de Méoule emprunte à la peinture pour doter le langage de pouvoirs magiques. Les couleurs élémentaires de Hopper sont reprises : jaune des falaises, vert des murs, violet de la robe contrastant avec le noir des vêtements de l’Amérindienne. Cependant, chez Méoule, les couleurs, sont des esprits vivants, tel le rouge qui revêt la valeur du feu destructeur et punitif dans « Eddy », où la robe écarlate de la femme rousse allume un « véritable incendie sur le mur jaune du fond » (EM17) au Phillies, phénomène qui s’estompe magiquement après son départ, lorsque « le mur du fond [redevient] jaune pâle » (idem). Les couleurs sont également dotées du pouvoir de recréer le monde à travers l’art, comme dans « Georgia » où l’on assiste à la formation spontanée d’une composition abstraite par l’écriture : « Elle roulait lentement dans un espace divisé en parfaite symétrie de part et d’autre de la voiture, avec des masses, volumes, lignes et couleurs qui prenaient leur plein poids sous la lumière déclinante » (EM22). Les fenêtres de la voiture opèrent à la façon de la baie vitrée de la chambre et font apparaître le tableau en composition. À mesure que les mots entérinent par l’inscription l’existence des éléments picturaux, selon un déroulement bien ordonné, le désert est dessiné puis coloré. Au milieu de la route, la progression de la voiture entraîne l’insertion de la conductrice, sujet peignant, agissant et créant, dans le paysage où elle s’intègre. La peinture se voit également investie d’un rôle sacré lorsque la tombée de la nuit est produite par le « geste ultime, ample et sec pareil au définitif coup de pinceau du peintre sur sa toile » (EM23). Dans le désert, la lumière du couchant « absorbe » l’univers entier « dans un déploiement d’écharpes irisées, douces comme du mohair » (EM21), par allusion à l’harmonie d’une nature sauvage et ses chèvres angoras.

En conclusion, les fictions de Besson et de Méoule mettent en scène la crise des valeurs matrimoniales représentée par Hopper dans ses tableaux. La figure d’artiste émancipée de Louise, dans L’arrière-saison, rejoint celle, réelle, d’O’Keeffe qui incarna la Femme Nouvelle[23], en rupture avec l’image traditionnelle de la femme au foyer. Dans « Georgia », le motif de l’automobile, récurrent dans l’oeuvre de Hopper, revêt une dimension féministe. L’héroïne, au volant de la Buick peinte dans le tableau de Hopper, décide de prendre une direction opposée à New York, où elle fut la femme de Stieglitz. Ainsi O’Keeffe associait la conduite automobile à l’acquisition de sa propre indépendance[24]. En outre, les vêtements noirs de l’Amérindienne — figure féminine contrairement à l’Indien dans « Eddy » — évoquent la volonté d’O’Keeffe de ne porter que du noir[25]. L’héroïne, son double en robe prune, se rapproche encore de son homonyme Georgia O’Keeffe.

Dans les nouvelles de Méoule, la peinture s’intègre à la narration à travers les peintres eux-mêmes, Hopper et O’Keeffe, devenus protagonistes de l’action. De plus, la peinture de Hopper, dont la portée subversive a été relevée au début de notre étude, participe de la symbiose « éco-indianiste[26] », selon l’expression de Pierre Nepveu, entre l’Indien et le paysage américain où il est omniprésent. L’insertion des Indiens dans les tableaux, de prime abord incongrue, prend la valeur d’une prise de position idéologique. Les Amérindiens de Méoule ne sont pas surajoutés, car leur présence permanente est sous-jacente dans le paysage nord-américain[27]. Nepveu rappelle que « parler des Amériques, c’est forcément […] en venir à parler d’eux », dont « [la] présence fantomatique anime le moindre paysage et lui donne sa déchirante mélancolie[28] ». Par contre, le diner et le motel, lieux typiquement américains, sont en trop dans les paysages investis par Eddy au corps déformé et la vieille Amérindienne, au point que les regards fascinés des personnages de Hopper incarnent chez Méoule la mauvaise conscience de l’Amérique. Bref, l’atmosphère morne d’une Amérique petite-bourgeoise est rendue dans L’arrière-saison où le diner se mue en café-théâtre. Le temps d’une représentation, Louise et ses comparses endossent les secrets des personnages figés à travers lesquels Hopper a représenté « le reflet négatif du Rêve américain[29] ». Dans « Eddy » et « Georgia » de la Québécoise Méoule, la présence diffuse des Amérindiens à l’intérieur des tableaux de Hopper signifie leur retour en force dans le paysage nord-américain.