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— Mais le Survenant, celui que l’on nomme « Grand-dieu-des-routes », n’avez-vous pas un faible pour lui ?

— Lui, c’est… de la poussière de route, comme disait avec regret ma mère quand elle voyait dépérir les fleurs de son jardin[2].

Le cycle du Survenant de Germaine Guèvremont — un recueil de nouvelles paysannes (En pleine terre, 1942) et deux romans (Le Survenant, 1945 ; Marie-Didace, 1947) — semble échapper à l’omniprésence des rapports mère-fille repérée par Lori Saint-Martin[3] dans l’écriture au féminin. La romancière, en effet, évite les thèmes de la mère, de la maternité et des relations mère-fille : la mère Beauchemin, effacée dans le recueil de nouvelles, est déjà décédée au début du Survenant ; la mère de l’Ange à Defroi, dans En pleine terre, meurt en couche ; Alphonsine et Angélina sont orphelines de mère ; le roman Marie-Didace, enfin, se termine par la mort de la belle-mère, Blanche Varieur, et par l’internement d’Alphonsine, la mère de Marie-Didace. Loin d’être le produit de l’indifférence ou du détachement, ce refoulement de la figure de la mère[4] montre sa prégnance sur l’imaginaire de la romancière. L’analyse des textes autobiographiques de l’auteure permet de mieux comprendre la difficulté qu’éprouvait Guèvremont à aborder directement les rapports mère-fille dans ses oeuvres de fiction.

La romancière, à la fin de sa vie, travaillait à l’écriture d’une autobiographie qui se serait intitulée Le premier miel. N’ayant pas eu le temps de la mener à terme, elle ne laissa derrière elle que deux courts récits d’enfance[5], qui s’ajoutent aux quelques autres souvenirs de jeunesse qu’elle écrivit dans la revue Paysana et dans des chroniques[6]. Il se dégage de tous ces fragments un saisissant portrait des rapports passionnés de la petite Guèvremont (l’âge de six ans revient comme un leitmotiv) avec sa mère, Valentine Labelle. Ces textes sont de plus fascinants pour la façon dont s’y lit, en clair-obscur, l’ombre qui tomba, dès avant sa naissance, sur leur relation, car une tierce figure apparaît en filigrane : celle d’une autre Germaine, la soeur aînée de la romancière décédée en bas âge.

Yvan Lepage a en effet découvert l’existence d’une « première » Germaine Guèvremont[7]. Une recherche à la Société de généalogie des Laurentides m’a permis de confirmer que celle-ci, baptisée le 11 décembre 1891 sous le nom de Marie Germaine Éliane, est née le 9 décembre 1891 et décédée le 15 août 1892, à l’âge de huit mois et sept jours. Née huit mois après ce décès, la romancière, baptisée du prénom de Marianne Germaine Grignon, fut donc un « enfant de remplacement ». En s’appuyant sur des données biographiques (Stendhal, Van Gogh et Camille Claudel, par exemple) et sur des cas cliniques, le psychiatre Maurice Porot a dressé un portrait psychologique de l’enfant de remplacement : celui-ci naît tout d’abord « dans une atmosphère de deuil non liquidé », il pèse ensuite sur lui « un sentiment de culpabilité tout à fait paradoxal », enfin, « identifié au disparu dont on lui attribue la place, il n’a pas droit d’être lui-même[8] » et éprouve des problèmes d’identité. J’analyserai donc les rapports mère-fille dans les fragments autobiographiques de Guèvremont et dans ses oeuvres de fiction, en montrant que ceux-ci sont marqués par la problématique de l’enfant de remplacement. J’étudierai d’abord le motif du don d’une fleur par lequel Guèvremont a thématisé le deuil qui a assombri ses relations avec sa mère. Puis je m’intéresserai au thème du double et à l’inquiétante étrangeté qui l’accompagne. On verra ensuite que l’agressivité et la culpabilité ressenties par l’enfant de remplacement trouvent leur ultime manifestation dans le fantasme du suicide, très présent dans les écrits autobiographiques et dans des oeuvres fictionnelles moins connues de l’auteure. Enfin, après avoir étudié l’importance des noms de la mère et de la soeur, je ferai l’analyse de deux courts textes évoquant des tentatives de la jeune Manouche pour se libérer de cette relation triangulaire.

Deuil maternel

La romancière n’a jamais, à ma connaissance, parlé du décès de sa soeur aînée, mais ses souvenirs d’enfance montrent, implicitement[9], que celui-ci la marqua durablement. Dans les textes autobiographiques, la présence de la soeur décédée passe avant tout par le souvenir de la mère, Valentine Labelle. L’incipit d’« À l’eau douce » évoque, avec émotion, la relation passionnelle et ambivalente de la jeune Germaine, que ses proches surnommaient Manouche, avec sa mère :

— Qui m’aurait dit que les zinnias sont si sensibles au vent…
Les bras combles d’or, d’ambre et de pourpre, Valentine revenait du jardin, éplorée d’avoir trouvé, avant la pleine fleuraison, les zinnias fauchés, couchés durant la nuit par un vent rageur… Elle allait les disposer dans un vase quand sa fille Manouche, la petite-dernière, entra dans la maison, une main dérobée sous les plis de sa robe, le coeur ému, plus de posséder un secret que d’avoir tant couru.
— Maman, maman, devine ce que j’ai de beau pour toi ?
Toute à son souci, Valentine la repoussa distraitement.
— Manouche, tu me nuis.

ED, 34

Le champ lexical de l’horticulture croise celui de la mort et du deuil. Valentine apparaît, dans cet incipit, comme une mère « éplorée », « [t]oute à son souci » tandis que les zinnias « fauchés » avant leur « pleine fleuraison » symbolisent l’enfant en allé[10]. Comme tout enfant, Manouche imite sa mère : elle cherche ainsi, en lui apportant une fleur sauvage, à partager sa passion pour l’horticulture et à partager un secret. Le silence de l’auteure sur le décès de sa soeur laisse en effet deviner que ce décès fut vécu par les siens sur le mode du secret.

Les fleurs, pourtant, symbolisent également la permanence du souvenir chez la mère qui cultive littéralement son deuil[11]. La mort d’un enfant représente une épreuve insoutenable, insurmontable[12] et le remplacement fut longtemps vu comme un remède à ce deuil. Cette solution, selon Porot, se révèle toutefois problématique :

Cet enfant de substitution, de remplacement, sans véritable place personnelle, est un objet de deuil. Il est amené à la vie dans le deuil, pour le deuil de ceux qui l’ont procréé à défaut de pouvoir en effectuer le travail. […] L’enfant de remplacement agit comme un obstacle à l’acceptation de la mort par les parents. Les premiers stades du deuil sont stoppés prématurément et le travail de deuil continue indéfiniment avec l’enfant de remplacement, véhiculant en permanence le deuil parental[13].

Mathilde Beauchemin, lorsque son fils Éphrem se noie dans En pleine terre, exprime clairement l’impossibilité de remplacer le disparu :

Ce que la mère savait, elle, c’est qu’il lui faudrait, à même sa personne, se reconstruire une autre personne et s’habituer à vivre sans Éphrem. Répartir son affection sur les autres enfants, ainsi que plusieurs l’y engageaient ? Ah ! non ! Mort comme vivant, Éphrem aurait toujours sa place[14].

Le deuil est l’une des thématiques dominantes de l’oeuvre de Guèvremont. L’écriture, chez elle, naît littéralement du deuil, ses débuts dans le journalisme font en effet suite au deuil de sa fille Lucille, décédée à l’âge de trois ans et demi en 1926 :

— Qu’est-ce qui vous a d’abord incitée à écrire ?
Elle prend du temps à répondre, baisse les yeux …
— Le Hasard !… Oui, le Hasard ! Dans ma famille, on écrivait beaucoup ! La Douleur aussi, une certaine solitude… J’ai élevé quatre enfants mais j’en avais eu cinq. Une fillette est morte toute jeune. Je ne parvenais pas à m’en remettre. D’ailleurs, m’en remettrai-je jamais tout-à-fait [sic][15] ?

Le deuil, dans « À l’eau douce », éloigne la mère de l’enfant de remplacement. « Repoussée », la jeune Manouche a le sentiment de n’être qu’une « nuisance ». Une relecture féministe du développement féminin montre que les jeunes filles vivent différemment l’oedipe : étant du même sexe que la mère, la séparation avec celle-ci est différée, ce qui occasionne une « persistance des préoccupations et des amours préoedipiennes[16] ». Une image de l’incipit exprime à la fois cette fusion mère-fille et l’immense blessure du rejet maternel :

En silence, sans un pleur de révolte, lentement comme se retire la décrue après une montée insolite, Manouche, à l’idée de nuire à sa mère, se réfugia au plus lourd d’elle-même, dans une petite zone secrète où elle ne nuirait à personne.

ED34

L’enfant est littéralement une naufragée du monde maternel. L’eau, chez Guèvremont, est liée à la mère et au deuil. Dans le roman Marie-Didace, tous ces éléments se rejoignent dans le personnage de Blanche Varieur, dite l’Acayenne : « J’ai continué à naviguer tant que j’ai pu. Le fait d’être sur l’eau, on aurait dit que je me sentais moins seule et comme un peu plus proche de mon Varieur[17] ». Si la veuve Varieur reste étrangère aux Beauchemin, ce n’est pas parce qu’elle vient d’ailleurs, mais parce qu’elle n’a jamais pu faire le deuil de son premier mari :

Sur la terre ferme, vos morts, vous les avez à vous autres pour leur fermer les yeux, pour les ensevelir. Vous pouvez vous agenouiller sur leur tombe, leur porter des petits bouquets. Pas moi. En mer[18], sur l’eau salée, les morts se perdent.

MD183

Porter le deuil

Valentine, voyant « l’enfant chagrine, éperdue », « vaguement repentante de son intolérance », demande d’un « air complaisant » (ED, 35) à la petite ce que celle-ci voulait lui montrer :

— Rien, répondit la fière Manouche, les joues en feu, les paupières abaissées afin de voiler son mensonge qui n’en était pas un : déjà au nid de sa main, en même temps que se fanait sa joie, la fleur des bois qu’elle avait cueillie pour sa mère, se mourait privée de ses racines sourceuses.
— Puisque je te le demande, dis-le donc !
— Rien, rien ! s’entêta l’enfant, la bouche défaillante, une ondée de larmes au bord des cils. Jamais sa mère ne connaîtrait son secret. Jamais elle ne saurait que la violette sauvage cache au coeur de ses humbles pétales un petit visage pâle, penché, une houppe de duvet au faîte de son front. Jamais !
— Mais alors pourquoi pleures-tu ?
— Je pleure pas, dit Manouche, refoulant son malheur. J’ai rien[19].

ED, 35

Dans « Le premier miel », qui traite de la naissance de l’auteure, Guèvremont définit précisément la symbolique des fleurs : « Depuis Dieu sait quand, on faisait croire aux enfants que les garçons venaient au monde sous les feuilles de chou tandis que les filles plus privilégiées voyaient le jour au coeur de la rose » (PM, xxi). L’enfant de remplacement, Porot le montre, naît avec la lourde mission d’aider ses parents. La jeune Manouche, dans l’extrait, cherche symboliquement à aider sa mère à faire son deuil en lui apportant en cadeau — en remplacement justement — une « fille-fleur[20] ». Ce cadeau est refusé et ignoré par la mère qui n’en comprend que trop — consciemment ou inconsciemment — la teneur. Le talent de la romancière pour les métaphores[21], on le voit, prend source dans le fait d’avoir dû, très tôt, chercher à exprimer l’inexprimable, à communiquer l’indicible. Valentine s’emporte d’ailleurs contre la « manie des ressemblances » de sa fille : « Tu cherches des ressemblances jusque dans les fleurs de ton assiette. Ta manie, garde-la pour toi » (ED, 74).

Ajoutons que la petite Manouche partage le fardeau de sa mère et porte, comme elle, un enfant tout en portant le deuil[22] : la main de la fillette abritant la violette morte est en effet un « nid ». Les « mystères » de la naissance et de la mort, de l’accouchement et de l’agonie sont liés chez Guèvremont, car le nid maternel endeuillé est la prison dans laquelle naît l’enfant de remplacement, voire la crypte qu’elle partage avec la jeune morte. Pour décrire l’accouchement de Phonsine, Guèvremont réécrivit ainsi l’agonie vécue par Caroline Lalande, l’héroïne du roman inédit « Tu seras journaliste », lors de son suicide (on verra l’importance de la ressemblance des noms de ces héroïnes) :

Suicide de Caroline Lalande
 Le mystère approchait.
Soudain, des fleurs du papier-tenture surgirent des mains gigantesques qui la soudèrent à son lit en feu, tandis qu’un roulis faisait tanguer les meubles[23].

Naissance de Marie-Didace
 Des mains de feu la pétrissaient, la
poussaient, l’entraînaient ; elles
l’abandonnèrent, solitaire, dans la
rouge vallée de la maternité. Un
cri résonna à travers la maison : le
mystère commençait.

MD, 247

Les écrits de la romancière sont une version plus évoluée des cris de la jeune Manouche tentant de comprendre le drame de son origine en le rejouant :

Lorsque les cris trop humains d’une femme en mal d’enfantement dissipaient notre sommeil, la nuit, la voix maternelle, vigilante, calmait notre inquiétude par l’affirmation que la victime souffrait de la colique cordée.

À la pleine clarté du jour, la rumeur de ces gémissements nocturnes me hantait encore… Un premier malaise me fit tomber aux pieds de ma mère, la tête couchée à son giron, pour mieux geindre, sangloter jusqu’à la nausée, me lamenter à tous les saints, jusqu’au Très-Haut. […]

J’ai peur… d’avoir… attrapé… la colique cordée.

PM, xxi

La « germination » de la jeune Germaine produit d’ailleurs une fleur macabre, à la fois morte et vivante :

— Et la rose, qu’est-ce qu’elle faisait pendant ce temps-là ? […]
— Comme de raison elle attendait que je la cueille au jardin. […] Devine ce qu’il y avait au fond de son coeur ?
La jubilation me fit battre des mains :
— Moi, moi avec mes petits yeux fermés dur !
— Ah ! Tes pauvres yeux morts[24] !

PM, xxi

Le double et l’inquiétante étrangeté

La gémellité avec l’autre Germaine est hautement angoissante. Dans une étrange chronique de Noël du Nouveau journal, Guèvremont évoque l’une de ses peurs enfantines :

À six ans, c’était une aventure périlleuse de se rendre après la classe — en décembre les jours sont courts — au magasin des demoiselles Corbeil. Il fallait longer une longue clôture en bordure du cimetière. À plusieurs endroits les noeuds des planches avaient sauté. Oeuvre des morts désireux de savoir comment les vivants les pleuraient ? Sans aucun doute. Un oeil avide et curieux posé à un endroit propice ne nous livrait, à l’entre chien et loup, qu’une blancheur estompée, à l’approche de la nuit[25]

La chronique témoigne de l’« avidité » et de la « curiosité » avec lesquelles l’enfant cherche à percer à jour le mystère de sa naissance nimbée d’une « blancheur estompée ». L’extrait symbolise la fragilité de la frontière qui sépare les morts des vivants dans l’esprit de la gamine, mais également une certaine porosité de son identité (la clôture est trouée). Cette fragilité identitaire se remarque notamment dans la tournure impersonnelle des phrases (« c’était », « il fallait ») comme dans l’emploi d’un fantomatique pronom nous, dont le référent ne sera pas identifié. Ce tournis identitaire s’exprime également par une série d’oxymores : morts/vivants, entre chien et loup, blancheur/nuit. Ces figures sont toutefois enchâssées dans un parallélisme, c’est-à-dire dans une structure spéculaire. Le noeud du passage est bien évidemment le trou dans la clôture du cimetière qui permet aux morts et aux vivants de s’observer. Par la répétition synonymique de deux termes (« désireux de savoir », « avide et curieux »), Guèvremont brouille les identités (à qui appartient l’oeil, qui regarde, qui est regardé ?) et ajoute à l’effet spéculaire. En somme, Germaine regarde Germaine[26]. Le texte montre aussi ce que la jeune enfant croyait devoir à la morte : des pleurs.

Ce court texte exprime l’Unheimliche dont a parlé Freud, que les traducteurs ont appelé en français l’« inquiétante étrangeté ». Le thème du double, nous dit Freud, est au coeur du phénomène de l’inquiétante étrangeté qui repose notamment sur « l’identification à une autre personne, de sorte qu’on ne sait plus à quoi s’en tenir quant au moi propre, ou qu’on met le moi étranger à la place du moi propre — donc dédoublement du moi, division du moi, permutation du moi[27]—.

Dans Marie-Didace, le personnage de l’Acayenne provoque ce sentiment d’inquiétante étrangeté. Son arrivée nocturne chez les Beauchemin a lieu dans des circonstances macabres : « Assise dans son lit, Phonsine écouta. Elle distingua nettement au milieu des jappements, du heurt des sabots et de piétinement du sol, le cri de porcs qu’on égorge » (MD, 104). La vue de sa nouvelle belle-mère buvant dans sa tasse fétiche (MD, 99) provoque de plus chez Phonsine un véritable choc psychologique qui sera à la source de sa chute dans la folie : les yeux « agrandis d’étonnement » (MD, 100), « assommée » (MD, 101), elle tombe presque à la renverse.

L’inquiétante étrangeté de la veuve Varieur provient notamment de son identité ouverte : celle-ci est en effet une variation du Survenant (on la désigne même comme une survenante). Mais voilà, le Survenant et l’Acayenne sont eux-mêmes des doubles de… Phonsine. Dans « Les survenants », une nouvelle publiée dans la revue Paysana[28], le retour de Phonsine au Chenal du Moine, la veille de Noël, après une malheureuse tentative d’aller vivre à la ville, provoque le commentaire suivant de sa belle-soeur : « Son père attendait bien des survenants, mais Amable comptait pas sur une survenante[29] ».

Pour Freud, l’essentiel est que l’inquiétante étrangeté

n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus du refoulement […] l’étrangement inquiétant serait quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti[30].

Le familier, le familial qui resurgit dans l’inquiétante étrangeté de l’Acayenne, n’est-ce pas le deuil de Marie Germaine Éliane ? Ce personnage, en effet, représente à la fois le double de la soeur décédée, l’implacable rivale revenue pour se venger, et le double de la mère, que le deuil rend étrangère à la maisonnée (Yvan Lepage a d’ailleurs noté la ressemblance de Blanche Varieur avec Valentine Labelle[31]).

Ainsi, les relations de Guèvremont avec sa mère apparaissent bien dans l’oeuvre, mais brouillées, transposées. Le brouillage, dans le cas de l’Acayenne, consiste à marquer une séparation radicale entre la fille et la mère, cette dernière apparaissant sous les traits d’une étrangère (Alphonsine l’appelle même « l’Autre » ; (MD, 115)) et d’une rivale. La familiarité refoulée affleure toutefois dans son statut familial (la belle-mère), sous lequel perce le nom de la mère (la mère Labelle[32]). La belle-mère permet ainsi à Guèvremont d’exprimer l’ambivalence des rapports mère-fille.

Agressivité et culpabilité

Tous les auteurs ont leurs images de prédilection. Chez Guèvremont, les fleurs et les oiseaux constituent l’abscisse et l’ordonnée de son imaginaire. Les récits autobiographiques laissent deviner l’origine de cette fascination. « Le premier miel » débute également par un cadeau de Manouche à sa mère qui symbolise l’enfant décédé :

Souvent, toute petite, après un vagabondage au boqueteau voisin, j’accourais, l’été, à la fraîcheur de la maison, toujours, un trésor dans la main : un éclat de verre diapré que je croyais tombé du dernier arc-en-ciel ou, prisonnier derrière les fragiles barreaux de mes doigts, un oiselet, les ailes encore palpitantes de s’être trop tôt envolé du nid.

PM, xxi

Celui-ci est tout aussi mal reçu par Valentine : « Manouche, as-tu envie de prendre ton coup de mort ? » (PM, xxi). L’image carcérale des barreaux révèle l’ambivalence de ces cadeaux qui ont en commun d’être encore vivants mais presque morts (la violette, au creux de la main de l’enfant, se meurt, « privée de ses racines sourceuses » ; ED, 34).

C’est que le travail du deuil de l’enfant de remplacement passe par le meurtre symbolique du double. La tristesse de Manouche contient une large part de jalousie et d’agressivité. L’enfant de remplacement naît dans une relation triangulaire marquée par la rivalité avec son double. Porot montre que la lutte avec le rival est perdue d’avance, car l’enfant décédé en bas âge, ayant laissé intactes les attentes de ses parents, est, dans l’esprit de ceux-ci, un saint, un ange[33] :

Le premier venu, « enfant merveilleux », portait tous les fantasmes, tous les désirs des parents. Il est mort avant d’avoir eu le temps, en « tuant » cet enfant merveilleux, de décevoir les exigences excessives des parents. Il garde donc à leurs yeux une image presque parfaite de ce qu’ils ont souhaité, et celui qui va le remplacer devra être conforme à l’image qu’ont forgée les parents[34].

La pauvre violette de Manouche ne peut ainsi faire compétition à la riche floraison du deuil, à l’« or », « l’ambre » et la « pourpre » des zinnias. Seule la rêverie du suicide permet de lutter à armes égales. Caroline Lalande, l’héroïne de « Tu seras journaliste », s’imaginera ainsi comblée de fleur : « Elle s’était vue en belle morte dans de la soie capitonnée, avec des fleurs de jardin tout autour d’elle[35] ».

L’oeuvre de Guèvremont est traversée de part en part par la rivalité et la jalousie. Le roman Le Survenant constitue, de bien des façons, le fantasme compensatoire d’un enfant de remplacement réussissant à prendre la place du frère mort (Éphrem) et celle de l’aîné (Amable). Dans le réel, hélas, le remplaçant, qui n’est qu’une copie, qu’une variation, perd sans cesse dans son combat avec l’original. Plus réaliste et plus tragique, le personnage d’Alphonsine, obsédée par l’omnipuissance et la perfection de l’Acayenne, finira par tenter de l’assassiner.

La mère endeuillée ne reçoit d’ailleurs pas le petit remplaçant sans ambivalence (Porot raconte même que la mère de Camille Claudel appelait celle-ci l’« usurpatrice[36] »). La romancière fut conçue quelques semaines avant le décès de la petite Germaine et l’on peut imaginer le choc que représenta, pour Valentine, la quasi-simultanéité de ces événements. Un enfant de remplacement apparaît ainsi dans En pleine terre, à la suite du décès d’Éphrem, et provoque à la fois joie et réconfort, mais également répulsion et colère :

Un enfant pieds nus vint sans dire un mot lui apporter un bouquet de fleurs-de-grenouille et de lys d’eau. Instinctivement elle repoussa ces fleurs dont les longues tiges avaient peut-être retenu son fils captif au fond de l’eau ; mais elle attira l’enfant et se mit à pleurer doucement[37].

Une sourde hostilité couve entre Valentine et Manouche, visible notamment dans la façon dont la mère peint sa fille en noir (retenons l’image) :

Parfois sa figure se rembrunissait pour murmurer dans un souffle navré : Cette enfant est vraiment née sous le signe du feu.

Le signe du feu, le coup de mort m’impressionnaient moins que cette voix meurtrie, psalmodieuse comme aux interminables vêpres dominicales.

PM, xxi

La surimpression du motif du don dans les textes autobiographiques donne d’ailleurs à la description que fait la mère de sa fille un sens extrêmement négatif : « Il y a cette enfant[38]. Manouche n’est vraiment pas raisonnable. Elle est en peine à coeur de jour. Regarde-la avec son air d’oiseau blessé. Si on ne dirait pas qu’elle a du plomb dans l’aile » (ED, 74 ; je souligne). Le don de l’oiselet est d’ailleurs inconsciemment puni par la mère :

— Et tes cheveux ? Cours te regarder dans le miroir.

Avant même que je me hisse jusqu’à la glace, pleine de vie elle s’armait du démêloir. Ce requin aux dents d’acier lacérait ma tête, depuis les racines jusqu’aux bouts de la longue chevelure emmêlée, m’arrachant autant de larmes que de cheveux.

PM, xxi

Ce « démêloir » maternel (qui rime de plus avec « miroir ») symbolise la douloureuse confusion identitaire de la jeune Manouche.

Sans cesse associés dans l’imaginaire de l’auteure, le souvenir de la mère et l’image de la soeur décédée finissent par s’amalgamer : Blanche Varieur, on l’a dit, est un double de la mère et de la soeur. Ajoutons que la rivalité de la belle-fille et de la belle-mère a pour ultime objet la fille d’Alphonsine, Marie-Didace[39]. Si Alphonsine, l’héroïne de Guèvremont, éprouve une peur panique de se faire voler son enfant par l’Acayenne, sa soeur/mère, n’est-ce pas parce que, plus ou moins consciemment, l’auteure a l’impression de « devoir » un enfant à la mère et à la morte ?

Partageant avec sa mère le sentiment absurde de devoir sa naissance à la mort de l’aîné, l’enfant de remplacement naît sous le signe de la culpabilité. L’agressivité pour le disparu alterne ainsi avec les remords. Réveillant un deuil ancien, la mort de la petite Lucille plongea Guèvremont dans une dépression sévère. On peut d’ailleurs deviner que ce deuil fut vécu sous le signe de la culpabilité. Le cauchemar obsédant d’une chute dans un puits que faisait régulièrement Guèvremont serait ainsi lié au décès de Lucille, si l’on se fie à la variation de ce rêve qu’elle a prêtée à Phonsine dans Marie-Didace :

D’abord, elle rêvait qu’en cherchant à l’ôter à l’Acayenne, sa tasse lui échappait des mains. Comme elle se penchait au-dessus du puits pour essayer de la reprendre, elle s’apercevait que ce n’était plus sa tasse, mais sa petite fille qui tombait.

MD, 283-284

Sa fille Marthe Poulos, dans une entrevue réalisée en 2004, a raconté que sa mère, en tombant dans le puits durant son cauchemar, commençait à réciter un acte de contrition : « Par ma faute, par ma très grande faute. » Pour reprendre l’étrange formulation de Guèvremont décrivant le mensonge de Manouche, l’enfant de remplacement a commis un crime qui n’en est pas un. La formule éclaire d’ailleurs l’étrange hésitation de l’auteure quant à la culpabilité d’Alphonsine dans le décès de l’Acayenne.

Guèvremont a évoqué, dans un article paru en mars 1939 dans la revue Familia, le thème difficile du décès des enfants. Elle n’aborde pas le décès de Lucille, mais celui de la soeur de sa petite cousine Monique (sans doute fictive) :

Elle eut […] comme cadeau d’anniversaire une petite soeur nouvelle sentant bon le talc et la laine parfumée. Quelques jours plus tard, une rougeole pernicieuse sévit dans la ville et ferma pour toujours les yeux de la poupée vivante. Papillon d’or épinglé à jamais à la mémoire de nos coeurs !

Monique allait et venait dans la maison, sans marquer trop de peine. À l’heure des Louanges des Anges, consternation : le bébé mort était disparu de son berceau où il n’y avait plus que des lys, des lys et des lys. Un bout de dentelle, raie blanche à peine perceptible, filtrait du couvercle d’un coffre et racontait le moyen puéril qu’avait inventé Monique pour garder sa petite soeur : la cacher, tout bonnement.

Ah ! le chagrin qu’elle crie, tandis nous dissimulons de notre mieux ce qui se passe dans un coin de la chambre ! Et les questions qu’elle darde, comme des flèches, dans nos coeurs ! Elle veut savoir, elle a le droit de savoir, du haut de ses quatre ans, pourquoi on dit « Le Bon Dieu » puisqu’Il vient chercher les petits enfants qui n’ont pas fait de mal.

Comment expliquer la mort à un enfant, lui faire comprendre qu’on ne pleure pas sur la neige qui tombe, quand on sent un limon de révolte se déposer en son coeur[40] ?

C’est en mêlant le regard de la fillette qu’elle fût avec celui de l’adulte qu’elle est devenue que Guèvremont aborde le deuil, et ce texte, par un dense réseau de sens, se rattache à la problématique de l’enfant de remplacement. L’évocation du décès est nimbée d’inquiétante étrangeté : la « poupée vivante », une fois morte, est réifiée (rangée dans un coffre, elle est de plus littéralement transformée en un bouquet de lys. La naissance de la petite Monique, par la coïncidence du décès et de son anniversaire, est de plus entachée de deuil (le cadeau d’une petite soeur s’avérant alors empoisonné). Tout le passage est également marqué par l’ambivalence : les adultes et l’enfant sont également aux prises avec l’indicible et l’incommunicable, les adultes ne pouvant que mentir à l’enfant, dissimuler. L’action de la petite fêtée est pour le moins ambivalente. En cachant le cadavre de sa soeur, objet de toutes les pensées, ne vise-t-elle pas à rediriger l’attention sur elle (le geste a d’ailleurs lieu à « l’heure des Louanges des Anges ») ? L’action vise-t-elle seulement à « garder » ? L’enfermement de la petite dans le coffre mime en effet l’enterrement à venir et peut s’interpréter comme le désir d’en finir avec le deuil. Enfin, le geste punit en quelque sorte l’hypocrisie des adultes en copiant leur action (à l’action de « cacher » de l’enfant correspond, à la ligne suivante, celle de « dissimuler » des adultes). Par cette évocation étrange d’une fillette morte dissimulée au milieu du salon mais dont la présence fantomatique se devine (« Un bout de dentelle, raie blanche à peine perceptible, filtrait du couvercle d’un coffre[.] ») , Guèvremont n’exprime-t-elle pas l’ambivalence et le désarroi de l’enfant qu’elle fut ? : « Elle veut savoir, elle a le droit de savoir ».

Le suicide

La rivalité avec la morte et le sentiment de culpabilité mènent au fantasme du suicide, vu à la fois comme punition de la mère et comme autopunition. Le suicide permet littéralement de rivaliser avec la morte. Ce thème sera d’ailleurs au coeur de son premier roman, encore inédit, intitulé Tu seras journaliste. Ce feuilleton publié dans la revue Paysana débute en effet par une tentative de suicide de son héroïne Caroline Lalande :

En passant devant la glace, elle se regarda comme une femme regarde une autre femme : sans indulgence… Ses cheveux tombaient droit, son regard était atone et ses joues, jaunes et creuses : elle se jugea finie et comprit qu’elle arrivait au bout de son voyage. Le mot du héros d’un roman de Jack London lui montait à l’esprit : « Ce n’est pas la mort qui est terrible, c’est la vie ! » Elle se suiciderait[41].

Le suicide, on le voit, est lié à la thématique du double. Le miroir renvoie à son héroïne l’image d’une morte-vivante. La suite du texte montre de plus que son suicide est bien un sacrifice, ou plutôt un échange :

Non, le visage de la mort n’en est pas un qui grimace : c’est le visage d’une amie. Et dire que des mourants n’arrivaient pas à faire le sacrifice de leur vie, qu’ils suppliaient le Tout-Miséricordieux de leur accorder la grâce de souffrir encore et qu’elle, jeune et forte, dénouerait de son gré les entraves qui la liaient à la terre. Dans son coeur, elle pria Dieu, en échange de sa vie, de conserver l’existence à une femme heureuse[42].

Le jour même de la date anniversaire de sa tentative de suicide[43], l’héroïne visitera d’ailleurs son double — une jeune noyée — à la morgue, et devra fuir devant la scène macabre (d’ailleurs théâtralisée : un orage, une panne d’électricité, l’éclairage aux chandelles transforment l’enquête de la journaliste en rite de passage) : « Il lui semblait qu’elle ne posait pas le pied à terre, mais qu’une autre à sa place marchait dans de l’ouate irréelle, sans cependant parvenir à avancer. L’image de la morte la tirait en arrière[44] ».

Une autre héroïne de Guèvremont fera d’ailleurs une tentative de suicide qui sera de plus liée au motif du don d’une fleur : Marie-Didace, jalouse du cadeau d’un hortensia fait par son amant, Patrice Braconnier, à une rivale prénommée Fleur-Aimée, emprunte, malgré les cris d’avertissement des passants, le pont de glace se rendant à l’île de Grâce alors que celui-ci est à moitié dégelé[45].

Le thème du suicide apparaît également, curieusement assourdi, dans les souvenirs autobiographiques de la petite enfance :

elle [la mémoire] me rend le goût acide d’un rameau résineux, l’amertume laiteuse de la première dent-de-lion, même la perfidie d’une eau caustique, destinée à faire fleurir le maïs, qu’une trompeuse limpidité et l’avidité me firent boire jusqu’au fond du gobelet au risque de ma vie. Toujours la tentation de frôler le gouffre pour me mirer[46] dans le danger.

PM, xxi

Le ton apparemment paisible et heureux des nouvelles autobiographiques de Guèvremont fait écran. Ses souvenirs d’enfance, malgré leurs titres, n’ont rien de sucré, mais sont associés au « goût acide », à « l’amertume laiteuse » et à la « perfidie ». Si le terme « suicide » semble trop fort pour décrire l’acte de Manouche, celui-ci peut du moins s’interpréter comme une tentative désespérée de l’enfant pour exprimer son malaise. Dans un petit texte de Paysana, Guèvremont évoque le suicide des enfants :

Un père de l’Église, Saint-Cyran, le créateur des petites écoles de Port-Royal, a défini l’enfance « une chose terrible ». C’est l’époque des extrêmes : l’enfant peut connaître un bonheur ou un désespoir insondable. N’a-t-on pas vu des enfants se suicider pour un motif d’apparence futile[47] ?

Guèvremont, dans un entretien avec Rita Leclerc, a donné une première version de cet incident dramatique :

À six ans, tandis que mes parents s’amusaient dans la pièce voisine, je puisai dans un vase ce qui me parut une eau d’une éclatante pureté. Avec mon incurable avidité, ma hâte, je vidai d’un seul trait le gobelet. C’était du « caustique ». Pendant des jours, je fus entre la vie et la mort et je restai une enfant fragile[48].

Ce souvenir — visiblement déformé — ressemble fort à une crise de jalousie. L’empoisonnement à l’encaustique punit à la fois les parents (de s’être trop « amusés », mais également d’avoir engendré) et la fillette elle-même.

Le titre « À l’eau douce » n’est qu’un mirage, car l’eau de Sainte-Scholastique, « une eau riche en salpêtre » mais abîmant « une peau trop tendre et la fine lingerie », est littéralement « dure » (ED76). La source de cette « eau dure » est à chercher dans le nom de la mère (Labelle) qui est aussi celui de la rivière de Sainte-Scholastique (la Belle Rivière), « un filet d’eau, à sec les trois quarts de l’année » (ED, 35).

Un fragment inédit de l’autobiographie à laquelle travaillait l’auteure vers la fin de sa vie souligne la soif d’affection de la jeune Manouche et décrit sa relation problématique avec sa grand-mère maternelle :

Si les enfants regardent entre ciel et terre perdus dans le vague, on s’interroge parfois pour savoir à quoi ils peuvent bien penser. Quand Manouche se réfugiait ainsi dans son petit monde, c’était pour regretter qu’elle n’eut jamais connu l’affection d’une grand-mère. Une grand-mère qui l’eut souvent visitée et qui ne l’eut pas trouvée trop grande pour la bercer dans ses bras. Or, sa grand-mère [qui] demeurait à des lieues du village était fort distante, plus par caractère que parce qu’elle demeurait à des lieues du village. À porter presque à l’année longue des enfants, et souvent vainement — plusieurs erraient dans les limbes [—], elle s’était épuisée et avait perdu le don de l’enchantement devant l’enfant. Elle avait dû confier à ses[49] père et mère les deux aînés, la mère de Manouche et son frère. De la tendresse il lui en restait si peu[50] qu’elle la réservait au cadet et au benjamin qu’elle avait élevés. Elle semblait n’avoir pour Valentine d’autre attachement que le lien du sang.

Réclamait-elle[51] les enfants de sa fille, Jeanneton et Manouche, à se rendre auprès d’elle, elle se lassait vite[52] de leurs bruyants ébats. D’un geste de la main elle leur faisait signe de se retirer, pour réclamer la présence de petits-enfants moins vif-argent[53].

On peut deviner que Guèvremont, dans ce fragment, transpose les ambivalences de sa relation avec sa mère tout en cherchant à s’identifier avec Valentine, qu’elle met littéralement à sa place.

Anagrammes

Lori Saint-Martin a noté les « mystères et pouvoirs du nom propre » : « Autour de la filiation maternelle, se noue une méditation complexe sur le nom propre : le Nom de la Mère est omniprésent […][54] ». En effet, l’onomastique, chez Guèvremont, est littéralement obsédée par le nom de la mère. Les noms de deux de ses héroïnes principales sont en effet des variations du nom de la mère (prénoms et noms en trois syllabes, finale du prénom en ‑ine et début du nom en La‑) :

Valentine

Labelle

Alphonsine

Ladouceur

Caroline

Lalande

Mais ces variations révèlent un phénomène encore plus curieux : les lettres que Guèvremont a choisi de répéter forment l’anagramme presque parfait d’Éliane, nom distinct de la soeur décédée :

  •  

  • Valent

  • Alphons

  • Carol

  • Élian(e)

  • Inela

  • Inela

  • Inela

  •  

  • Belle

  • Douceur

  • Lande

Guèvremont met ainsi à nu la fusion de la mère et de sa fille décédée, car Valentine Labelle porte Éliane dans son nom. Lori Saint-Martin a décrit la grande proximité de la mère avec sa fille, vue « comme un prolongement d’elle-même, un complice miniature qui lui ressemble[55] ». Le prénom de l’aînée connote également cette sororité, car l’adjectif germaine signifie « née des mêmes père et mère », et le nom est synonyme de soeur. C’est comme une petite jumelle, peut-être, que fut fantasmée la première née. La bénédiction du prénom de l’aînée s’avéra toutefois une malédiction pour la romancière. Les variations sur le nom de la mère représentent en effet une sorte de copie des jeux anagrammatiques qui valurent à l’auteure son prénom et qui firent en sorte que Marianne Germaine partagea avec sa soeur deux prénoms et la moitié d’un troisième :

Marie Germaine Éli/ane
Mari/anne Germaine

Le prénom de Guèvremont est littéralement un prénom blessé : Marianne, qu’elle n’utilisera jamais, naît d’une coupure, tandis que Germaine est non seulement un nom « usagé » (de « seconde main ») mais son sens renvoie à sa douloureuse sororité. On peut imaginer pourquoi la jeune Germaine préféra son surnom à son prénom et pourquoi, écrivaine, elle multiplia les pseudonymes[56] (par exemple Alice Ber, Jean Rhêve, La Passante, La femme du Postillon). On saisit mieux, également, le caractère foncièrement positif et libérateur du fantasme de l’anonymat à la base du personnage du Survenant.

Se libérer de la mère

L’une des chroniques de Guèvremont nous permet de mieux comprendre le personnage de l’Acayenne :

Par un beau dimanche d’été, un jour tranquille qui ne faisait rien présager de tragique, en l’absence de ma mère, partie avec une de nos tantes et sa fille, à Memramcook, Nouveau-Brunswick, dont je n’ai jamais oublié le nom, le téléphone se mit à carillonner par toute la maison pour un appel interurbain. […] Mon père quitta l’appareil plus pâle qu’un mort… un mort d’autrefois. Lorsqu’il recouvra la parole, ce fut pour nous plaindre : « Votre mère… mes pauvres enfants… » Mais, du coup, il avait en même temps recouvré sa violence pour la laisser retomber en malédictions sur la tête de la cousine Blanche, qu’il croyait responsable de « cette folle équipée à l’autre bout du monde ». Ma soeur et moi, coincées dans la même chaise, malheureuses à rendre l’âme, regardions à travers nos larmes le dernier portrait de notre mère […][57].

Le souvenir, difficile à dater, réunit l’Acadie, le décès de la mère et le prénom Blanche. Ce texte est toutefois extrêmement curieux : le souvenir évoqué ne concorde pas avec la biographie de la romancière… Sa mère, en effet, revint bien vivante de l’Acadie, car elle ne mourut qu’en 1932, après le père de Guèvremont. Comment expliquer ce gauchissement de la réalité ? La chroniqueuse a-t-elle voulu « épicer » son texte ? Peut-être, mais ne peut-on lire cette chronique comme une tentative de réécrire, de façon fantasmatique, le passé ? La chronique ne serait-elle pas la rémanence d’un désir ancien ?

Freud a montré, dans ses travaux sur le complexe d’Oedipe, la banalité de ces « souhaits » inconscients. On peut d’ailleurs imaginer que l’amour paternel permit à la jeune Manouche de combler son déficit d’amour maternel : l’oeuvre laisse en effet deviner, à plus d’un endroit, un conflit oedipien extrêmement violent. Dans l’un des fragments rattachés au souvenir de sa grand-mère, Guèvremont évoque la compensation que représenta son grand-père maternel : « De sorte que mon grand-père toute tendresse, toute vigilance s’installa à perpétuité dans mon coeur à titre[58] de ma grand-mère véritable[59] ». Le décès de la mère aurait permis, paradoxalement, à l’enfant de remplacement de « sortir » du deuil et d’être pleinement elle-même.

Ce souvenir « acadien » sera également à l’origine d’un important développement thématique dans le téléroman Marie-Didace, dans lequel Guèvremont mettra en scène une seconde Acayenne, Nancy Varieur, qui viendra au Chenal du Moine chargée de la mission d’annoncer à Angélina la mort du Survenant à la guerre et lui remettre la chaîne que celui-ci, mourant, avait remis à son intention à Jeffrey Varieur, son compagnon d’armes. Cette annonce permet à Angélina de se libérer d’un trop long deuil :

ANG : (APRÈS HÉSITATION) Ç’a dû vous surprendre (ANGÉLINA TIENT UNE CHAÎNE ET UNE MÉDAILLE TELLES QU’EN PORTENT LES HOMMES) que j’varse pas de larmes… en vous écoutant ? (PAUSE) Y m’en reste pus… une seule[60].

Comme dans la chronique, toutefois, cette annonce venue d’Acadie s’avérera non fondée.

Comment expliquer l’importance de l’âge de six ans dans les récits autobiographiques ? Un souvenir important, raconté dans « Le tour du village », permet de comprendre en quoi cet âge fut une période charnière :

Un matin je fus réveillée par des éclats de voix ; mon arrière-grand’mère se querellait avec sa soeur Adèle au sujet de leurs descendants. Ma tante Adèle en parlant de moi disait : — C’est dommage que ta petite-fille ait des yeux de chat. […] C’est ainsi que j’appris que je n’étais pas une belle petite fille. J’en éprouvai un cuisant chagrin.

Peu de temps après, ma mère qui ne partageait pas les opinions de ma tante Adèle décida de peindre mon portrait. Loin d’en éprouver du plaisir, j’en ressentis une peine violente, une de ces peines d’enfant qui nous marquent pour la vie[61].

La toile, reproduite dans le livre de Rita Leclerc, est celle d’une petite fille triste, le regard fixe, peinte sur un fond noir.

-> Voir la liste des figures

Le portrait de Germaine n’est-il pas aussi un autoportrait de Valentine[62] ? La mère regardant sa fille, la fille regardant sa mère, et, se glissant entre les deux, le deuil et la mort. On connaît bien sûr le lien du portrait avec la mort, mais aussi avec le thème du double et de l’inquiétante étrangeté. La jeune Manouche ne put que ressentir du malaise devant son double endeuillé.

Si le portrait peint l’union de la mère et de la fille dans le deuil de l’enfant mort, il marque peut-être, en même temps, le début d’une séparation de Manouche avec sa mère et sa soeur. Le souvenir de Guèvremont, en effet, se cristallise autour du mot belle : « C’est ainsi que j’appris que je n’étais pas une belle petite fille[63] ». L’expression est curieuse et porteuse d’ambiguïtés, à commencer par le terme petite fille qui fait écho à l’injure de la tante (« C’est dommage que ta petite-fille ait des yeux de chat[64] ») et qui introduit, derrière l’adjectif, l’idée d’une parenté reniée, soit le fantasme de ne pas être la petite-fille de ses grands-parents ou encore de ne pas être une Labelle[65].

Pour s’éloigner de sa mère, l’imaginaire de la jeune Manouche trouva ainsi une solution fantasmatique moins douloureuse qu’imaginer la mort de celle-ci : le fantasme de l’enfant trouvé ou de l’enfant bâtard, qui, selon Marthe Robert[66], serait à la source du métier de romancier. La jeune Manouche, nous raconte Guèvremont, était friande de contes mettant en scène « une pauvresse en oripeaux mais belle comme le jour, à la vérité une princesse ravie en bas âge à ses nobles parents, par un truand justement puni » (ED, 74).

L’identité problématique de la « remplaçante » et sa relation ambivalente avec sa mère forcent l’enfant à trouver des issues imaginaires à sa situation, à s’inventer des identités. Le surnom de Manouche, un surnom chargé, dut alimenter ses fantasmes d’enfant trouvé : une manouche est en effet une Tzigane, une bohémienne. Objets de tous les fantasmes, les Tziganes avaient notamment la réputation d’être des voleurs d’enfants.

La lecture des textes autobiographiques met ainsi en évidence la complexité des rapports mère-fille chez Guèvremont. Ces relations, on l’a vu, sont bien présentes dans les oeuvres de fiction, mais de façon brouillée, et une réflexion sur le rôle d’enfant de remplacement permet de mieux comprendre les causes de ce brouillage[67]. Mais la question de l’enfant de remplacement, en fait, dépasse largement la question des rapports mère-fille et structure en profondeur l’oeuvre et l’écriture de Guèvremont.

Deux caractéristiques fondamentales de son écriture sont en effet directement liées à cette problématique. L’écriture de Guèvremont, tout d’abord, est une écriture du deuil : ses grands thèmes sont en effet l’abandon amoureux et la mort. Ce nécessaire travail du deuil que tente l’écriture est en même temps impossible à achever, bloqué, car l’auteure, visiblement, n’arrive pas à quitter le Chenal du Moine. L’écriture d’un cycle et les multiples changements de genre (nouvelle, roman, radioroman, téléroman) peuvent d’ailleurs être envisagés comme une façon de lutter contre l’épuisement de son sujet. Changer de genre permet à Guèvremont de ne pas changer de sujet.

La seconde caractéristique de l’écriture, et qui est liée à la première, est l’importance des variations chez Guèvremont qui est elle-même, par sa naissance, une variation. Les variations génériques constituent bien sûr l’exemple par excellence de cette tendance de l’écriture (ainsi de la réécriture du Survenant sous plusieurs formes), mais celle-ci se retrouve à tous les niveaux : chez les personnages (l’Acayenne est une variation du Survenant), dans les réseaux d’images (qui reviennent d’oeuvre en oeuvre), mais également dans le style dans l’oeuvre.