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La relation entre l’éthique et la littérature occupe, depuis une dizaine d’années, une place sans cesse croissante dans les études littéraires. La question a donné lieu — et continue de donner lieu — à un grand nombre de colloques, à des ouvrages collectifs[1], à des études[2], à des numéros de revues[3]. Le terme est d’ailleurs devenu si fréquent — dans les appels de communications, les projets de recherche, les thèmes de conférence — qu’il menace de devenir passe-partout, si ce n’est de conduire à une sorte de redondance : à suivre l’actualité de la critique[4], on a en effet parfois l’impression que la littérature ne se pense plus en dehors de la question éthique, que celle-ci est devenue le prisme à travers lequel nous concevons, définissons et évaluons aujourd’hui les oeuvres littéraires.

Or à voir de plus en plus convoqués le vocable et ses dérivés, notamment celui de responsabilité — comme c’est le cas pour le présent dossier, ou récemment pour le recueil dirigé par Catherine Morency, La littérature par elle-même, dans lequel une dizaine d’auteurs contemporains étaient invités à répondre à la question : « Au Québec, à quelle(s) responsabilité(s) la littérature est-elle aujourd’hui conviée[5] ? » —, il devient difficile de ne pas se demander ce que vise cet appel à l’éthique et surtout ce que recouvre le terme, dont on devine bien qu’il n’est pas synonyme de morale, comme au temps de Mgr Camille Roy, ni d’engagement, comme au temps de Jean-Paul Sartre, mais dont on comprend aussi qu’il désigne une forme de bien, une valeur en tout cas fortement positive et bienvenue après une conception et une définition de la littérature qui, elles, n’auraient pas été éthiques.

Certes, la responsabilité n’est pas un phénomène uniquement contemporain, mais il est frappant de constater que la qualité d’« éthique » est attribuée essentiellement au corpus contemporain, comme si cette valeur était le propre de notre époque ou comme si la recherche d’une dimension éthique de la littérature passait nécessairement par une relation avec le présent, c’est-à-dire avec la vie immédiate. Cette relation, d’ailleurs, est ce que Liesbeth Korthals Altes, dans un article intitulé « Le tournant éthique dans la théorie littéraire : impasse ou ouverture ? », perçoit, méthodologiquement, comme l’une des difficultés de l’approche éthique de la littérature : si la « critique éthique », écrit-elle, présente l’intérêt d’étudier « la manière dont la littérature propose au lecteur des “visions du monde”, des manières d’être, d’agir et de sentir », elle a aussi

souvent tendance à se considérer plus fondamentale que toute autre approche des textes, puisqu’il y va non seulement du sens de la littérature, mais du « sens de la vie ». Cet enjeu « vital » fait parfois oublier que littérature et vie vécue sont deux choses différentes, qu’entre les deux, justement, il y a l’écriture[6].

La difficulté paraît d’autant plus grande que cet enjeu vital s’est intensifié ou même, pourrait-on dire, radicalisé, au cours des dernières années, du fait que ce n’est plus seulement la critique qui se définit comme pouvant être de type éthique (c’est-à-dire qui propose, à la suite de Martha Nussbaum, de Paul Ricoeur, de Jacques Bouveresse, une approche des textes s’intéressant à des questions d’ordre éthique, comme existent des approches s’intéressant à des questions d’ordre formel, générique, poétique), mais la littérature en elle-même qui se voit définie, à travers certaines de ses oeuvres, comme une entreprise fondamentalement éthique.

Le glissement d’une critique éthique à une « littérature éthique » peut paraître subtil, dès lors que l’acte d’analyser la dimension éthique d’une oeuvre suppose que cette dimension fait partie de l’oeuvre. Mais de l’une à l’autre s’observe un principe de resserrement : la critique éthique, en toute logique, peut s’appliquer à n’importe quelle oeuvre (comme on peut appliquer à n’importe quelle oeuvre une analyse poétique, générique, formelle), tandis que ce qui émerge de plus en plus, au fil des études et des lectures, comme une « littérature éthique » désigne des corpus relativement précis. De façon large, ces corpus sont ceux de la littérature contemporaine ; c’est du moins ce qu’on peut déduire de l’hypothèse posée par ce dossier, qui, sans parfaitement trancher en faveur de la nouveauté, laisse entendre que l’éthique répond à une expérience sinon à une exigence contemporaines : après l’ère de l’engagement, après celle du soupçon, la littérature d’aujourd’hui formulerait de nouveaux critères pour fonder sa valeur et sa nécessité. En cela, l’éthique serait le nom d’une nouvelle période de l’histoire littéraire, ou d’un nouveau courant, de ce par quoi on reconnaîtra la production (ou une certaine production) de notre époque. De façon plus précise, ces corpus sont ceux d’auteurs particulièrement valorisés par la réflexion sur l’éthique. On pense notamment à Pierre Michon (à propos de qui la critique convoque les termes de « grâce », de « don », d’« absolu » et va jusqu’à parler d’un « écrivain sauveur de vies[7] »), à François Bon (dont l’oeuvre, selon Dominique Viart, témoigne d’« une véritable déontologie littéraire[8] »), à Pierre Bergounioux, Richard Millet, Philippe Forest ou encore Patrick Modiano, pour citer les écrivains les plus étudiés de la littérature contemporaine. Ce qui rassemble ces écrivains, ce sont bien sûr d’abord des thèmes (la mémoire d’autrui, l’altérité, l’exil) et certaines grandes valeurs, comme celle qui consiste à donner vie aux oubliés et aux anonymes, à ceux que la littérature n’a pas l’habitude de représenter. Mais ce qui distingue peut-être encore plus ces écrivains, c’est, chez un bon nombre d’entre eux, l’instauration d’un certain rapport entre l’auteur et ses personnages, un rapport dont j’aimerais proposer qu’il est au coeur de la littérature donnée comme éthique et qui porte sur la façon dont sont recherchés ce qu’on peut appeler des mondes protégés.

Plus exactement, ce qui m’intéresse ici, dans plusieurs des oeuvres désignées par la critique comme relevant d’une pensée ou d’une démarche éthique, c’est la façon dont les personnages qui font l’objet de l’acte éthique (les personnages remémorés, les anonymes à qui une existence est conférée) sont conçus comme des objets de conscience, c’est-à-dire la façon dont ils sont, en tant que personnages, conçus non comme des créatures indépendantes livrées au monde et à ses hasards, mais comme des êtres pris en charge par la pensée d’un tiers et protégés du monde par cette pensée. Les personnages de la littérature perçue comme éthique, en effet, n’existent pas en (ou pour) eux-mêmes dans la fiction où l’écrivain les fait évoluer (comme on pourrait le dire de Rastignac ou de Meursault) ; ils existent dans et par la conscience d’autrui, ils existent dans et par la volonté et le pouvoir d’autrui de se souvenir d’eux, de les penser, de les imaginer. C’est bien sûr du fait de cette relation qu’on peut parler d’éthique et de « responsabilité », mais c’est aussi du fait de cette relation que l’éthique n’est pas sans contradiction.

J’aimerais partir, pour cette réflexion, de l’analyse que consacre Maïté Snauwaert à la figure de l’« écrivain préféré » dans un article intitulé « Vivre avec l’écrivain ». Dans cette très belle analyse, Maïté Snauwaert définit la relation du lecteur à son écrivain préféré comme une relation essentiellement éthique, nous informant par là des valeurs et du sens qu’on peut attribuer à ce terme. La relation du lecteur à l’écrivain préféré, explique-t-elle, en est une d’adéquation et de justesse : le lecteur reconnaît dans l’oeuvre de l’écrivain qu’il préfère ce qui éclaire sa propre vie, ce qui en révèle ou en intensifie le sens ; il y retrouve comme agrandies, mieux formulées, mieux dites, sa propre pensée et ses propres perceptions :

La qualité de l’écrivain, alors, qui nous est immédiatement familière, qui nous requiert et nous retient, est sa justesse, qu’on pourrait définir comme la qualité d’adéquation d’une signifiance, c’est-à-dire la pertinence des moyens engagés pour faire sens vis-à-vis d’une situation, d’un ressenti, de la nature d’une expérience ou d’un objet considéré, aussi bien que la capacité de ces moyens à faire naître en nous la conscience, l’idée, l’image ou le sentiment de ces situations ou objets. Cette justesse n’implique pas une adhésion morale, mais le sentiment que ce qui est dit ne pouvait l’être mieux[9].

Ce rapport d’adéquation qu’illustre exemplairement l’oeuvre préférée engage également l’idée d’un réconfort : l’oeuvre reconnue par le lecteur « vérifie, ou valide, une éthique issue de sa propre expérience de vivre » ; elle raconte « l’histoire d’une vie qui a eu, comme la nôtre, ses peines et ses misères, et surtout a eu, comme nous-mêmes, l’obligation de faire face à cet exercice difficile, à cette entreprise périlleuse qu’est l’expérience de vivre[10] ».

Ces deux valeurs d’adéquation et de réconfort (ou de « validation ») me semblent au coeur de ce qu’on appelle la littérature éthique ou de l’éthique telle qu’on en parle à propos de littérature. Car c’est bien en tant qu’il y a reconnaissance et adéquation — on pourrait dire stabilité et confiance, ou stabilité et continuité — qu’on entre dans le domaine de l’éthique, celle-ci n’ayant pas pour objet n’importe quelle « expérience de vivre », mais une expérience de vivre « adéquate », une expérience de vivre que l’on reconnaît, avec laquelle on peut être d’accord. L’expérience éthique ou responsable exclut toute forme d’ambiguïté ou d’étrangeté, toute part de jeu ou de duplicité ; elle ne bouleverse pas l’ordre les choses, ni n’ébranle les certitudes ; au contraire, elle ordonne les choses et s’efforce de leur donner le caractère de la certitude.

Ce n’est sans doute pas un hasard si un grand nombre des écrivains que la critique a l’habitude de considérer « éthiques » font oeuvre de donner vie et forme à des personnages qui au départ ne sont que des ombres, des êtres incertains ou anonymes, mais que la mémoire du narrateur, ou d’un tiers personnage, permet de sauver de l’oubli, si ce n’est de tirer du néant. Que ce soit la Dora Bruder de Patrick Modiano, les paysans et les morts de Richard Millet, les figures minuscules de Pierre Michon, tous ces êtres, réels ou non, sont créés (ou recréés) pour dire, ou mieux, pour prouver qu’ils existent ou ont existé. Leur valeur première tient au geste, presque toujours mémoriel, qui les fait advenir à l’existence, qui leur octroie une raison d’être — raison d’être qu’ils n’ont pas choisie, bien sûr, puisque ces personnages sont presque toujours des absents (des morts ou des disparus), mais sans laquelle ils ne seraient que des noms oubliés. Cette valeur première d’existence est souvent d’ailleurs une valeur qu’on peut qualifier d’exclusive, car leur vie en elle-même, c’est-à-dire leur vie réelle et concrète, leur vie telle qu’eux-mêmes l’ont vécue, depuis leur conscience à eux, leur vie d’êtres libres et complexes, reste toujours un élément secondaire, lorsqu’il n’est pas absent. Ce qui, dans ces récits, est raconté d’abord et avant tout, c’est l’acte de remémoration qui les tire de la mort ou de l’anonymat et donne à celui — auteur, narrateur, tiers personnage — qui se souvient d’eux ou qui les célèbre une forme de vertu. La valeur du don est centrale aux oeuvres de Michon, de Modiano, de Bergounioux, de Millet : une existence est explicitement donnée à des êtres dont, par ailleurs, nous est dit ou signifié que leur sort, sans ce don, sans ce geste, serait d’être oubliés.

L’existence donnée à une figure oubliée ou modeste est à la fois ce qui confère à la littérature éthique sa valeur morale et ce qui assure qu’elle ne soit pas fautive. L’advenue d’un être à l’existence, en effet, ne peut jamais être une faute ; elle ne peut jamais être inadéquate ou discordante ; elle ne prête pas à la discussion. Dans la relation abritée qui le lie à son créateur, dans l’impossibilité où il se trouve d’habiter tout autre lieu que la conscience qui se le (re)figure, le personnage de la littérature éthique ne risque rien — aucun dérapage, aucun étonnement, aucune contradiction — rien, sinon de cesser d’exister, de retomber dans l’oubli ou le néant dont il a été tiré. D’où la « responsabilité » de l’écrivain qui veille à le maintenir vivant, mais d’où aussi un immense paradoxe : la beauté et l’intérêt de ces personnages tiennent en fait à une forme de violence, celle qui leur est faite de ne pouvoir exister autrement que dans la perception d’autrui.

La responsabilité éthique a en effet un prix qui la rend hautement problématique : elle exclut que le personnage ainsi recréé puisse s’affranchir de la conscience qui le fait exister. Car un personnage libre, c’est-à-dire un personnage qui n’est pas assujetti à une seule conscience ou à une seule volonté, qui n’est pas l’objet d’un seul récit ou d’une seule mémoire, un personnage qui peut répliquer à la vision (fascinée, fantasmée) dont il est l’objet, peut à tout moment dériver, à tout moment devenir discordant, à tout moment ne plus être adéquat. C’est pourquoi la littérature éthique est, contrairement à ses prétentions, ou aux prétentions qu’on lui prête, une littérature d’où le monde est absent, ou plus exactement où le monde est tenu à distance, mis à l’arrière-plan ou entre parenthèses, reporté à plus tard. Les personnages de Modiano, dans le portrait qu’en trace le narrateur — portrait qui constitue leur seul accès à l’existence, leur seule chance de ne pas être oubliés à jamais —, sont toujours des êtres en fuite ou des clandestins, des êtres hors du monde, plus ou moins rêvés ; les paysans de Millet s’évanouissent à l’instant même où le temps séculaire et immobile de leur haut plateau finit par rencontrer celui, rapide et changeant, de la modernité ; les personnages de Michon, si ténus soient-ils, prennent, dans l’esprit de ceux qui se les remémorent, la fixité des personnages de légendes. Tous ces personnages sont maintenus à distance, préservés du monde, et cela se comprend, car, une fois jetée dans le monde, même la silhouette la plus évanescente se complexifie, même la vie la plus minuscule se met à bouger. Or dès que les choses se mettent à bouger, dès que se dressent, entre le personnage et la conscience qui le convoque, d’autres consciences et d’autres perceptions, bref dès que survient le monde, le monde peuplé de consciences et de perceptions multiples, d’interprétations contradictoires et changeantes, il n’est plus possible de parler d’adéquation. C’est là le grand paradoxe — et la grande ironie — de la littérature dite éthique : en même temps qu’elle donne vie et existence aux personnages les plus humbles et les plus pauvres, en même temps qu’elle lutte contre l’oubli des exclus et des morts, en même temps qu’elle prend l’« autre » en charge, elle fait de cet autre une sorte de prisonnier, ou une sorte d’instrument.

En tant qu’objet de conscience, le personnage de la littérature éthique n’habite pas le monde, mais une pensée, une mémoire, où il a pour fonction de se conformer à ce qu’on attend de lui, de ne pas dévier du récit retenu pour lui. C’est pourquoi, même dans le malheur, même dans la dureté, il demeure rassurant. Pour illustrer ce rapport fondamental du personnage éthique à la conscience qui l’abrite, il peut être utile de convoquer le rapport contraire, c’est-à-dire un rapport où prime la liberté du personnage, et dont on pourrait proposer non qu’il s’oppose, mais qu’il échappe à la catégorie de l’éthique. À cette fin, et en guise d’exemple, je propose de comparer deux récits de vies humbles, qui mettent en scène des personnages dont on peut dire qu’ils sont à peu près semblables, sinon par leur caractère, du moins par la situation existentielle qui est la leur et qui est celle de la solitude, de l’exil et de la pauvreté : le récit de la vie d’André Dufourneau, qui ouvre les Vies minuscules[11] de Pierre Michon, et celui de la vie de Sam Lee Wong, héros de la deuxième nouvelle du recueil Un jardin au bout du monde[12] de Gabrielle Roy.

La « Vie d’André Dufourneau » raconte, par mémoires interposées, le destin d’un orphelin recueilli au début du siècle dernier dans la famille du narrateur, comme garçon de ferme. L’enfant grandit et s’instruit comme il peut, aidé par la fille de la maison. Après son service militaire, mû par on ne sait quel appel du large ou on ne sait quel rêve (la raison ne peut être que supputée), le jeune Dufourneau s’embarque pour l’Afrique, gravant dans les mémoires, le jour de son départ, qu’il « en reviendrait riche, ou y mourrait[13] ». De ce séjour africain nous ne saurons rien, sinon que le personnage y survivra, puisque nous le voyons réapparaître — mais sans plus — quelque trente ans plus tard. Dans l’essai qu’il consacre à Pierre Michon, Jean-Pierre Richard pose la question : « Qu’est-ce qui transforme une existence en une « vie » ? Ces destinées si minimales [celles des Vies minuscules], placées au ras du sol, dans la monotonie des temps, qu’est-ce qui les introduit soudainement dans l’espace du narrable[14] ? ». La « promotion », propose-t-il, « se réalise à travers un écart, […] une prise de distance, en somme, grâce à laquelle certains êtres émergent du milieu, naturel et social, où ils se trouvaient d’abord plongés[15] ». Il faut aussi, ajoute-t-il, que cet écart « soit consacré d’une certaine manière par une position nouvelle établie dans le champ du symbolique, dans le rapport que chaque héros minuscule entretient avec sa manière de parler, ou de se taire, avec les mots de son propre langage[16]. » Mais André Dufourneau a-t-il son propre langage ? L’entendons-nous parler et penser ? Le voyons-nous communiquer, échanger, décrire lui-même les êtres et les choses qui l’entourent ? Certes, il existe, mais sa vie est une vie uniquement remémorée, et par là, en grande partie stylisée. Le narrateur, né aux alentours de 1947, n’a pas connu lui-même le personnage, mais il se rappelle les récits que sa grand-mère, jeune fille au moment des événements, lui a faits de cet orphelin recueilli par ses parents, notamment celui du jour où il annonça dans la gloire son départ pour l’Afrique :

J’imagine aujourd’hui, ressuscitant le tableau que ma modeste grand-mère avait tracé pour elle seule, redistribuant les données de sa mémoire autour d’un schème plus noble et bonnement dramatique qu’un réel pauvre dont l’aveu de roture l’eût lésée, tableau qui dut vivre en elle jusqu’à sa mort et s’orner de couleurs d’autant plus riches que la scène première, avec le temps et la surcharge du souvenir reconstruit, disparaissait — j’imagine une composition dans la manière de Greuze, quelque « départ de l’enfant avide » nouant son drame dans la grande cuisine paysanne […], André Dufourneau, fièrement campé contre une huche, le mollet saillant dans des bandes molletières ajustées et blanches comme un bas dix-huitième, tend de tout son bras une paume ouverte vers la fenêtre inondée de pâte outremer[17].

Le personnage survit à l’oubli, mais il doit pour cela avoir son récit tout taillé dans l’esprit de la grand-mère du narrateur, qui elle-même occupe dans celui de son petit-fils un rôle précis, où elle-même se fixe en un tableau, par exemple celui de la leçon d’écriture donnée par la jeune fille à l’enfant : « J’imagine un soir d’hiver : une paysanne jeunette en robe noire fait grincer la porte du buffet, en sort un petit cahier perché tout en haut, le “cahier d’André”, s’assied près de l’enfant qui s’est lavé les mains[18]. » Commence alors la leçon, à l’abri du vent froid qui bat contre la fenêtre, mais surtout à l’abri du monde, puisque dans la conscience de la grand-mère, relayée et consolidée par celle de son petit-fils, rien ne peut arriver à André Dufourneau : aucune autre interprétation, aucun désordre, aucune contradiction ne peut survenir dans leur mémoire close sur elle-même et qui impose du jeune garçon l’image qu’elle a décidé de conserver et d’entretenir. Mieux encore : aucune objection ne peut émaner du personnage lui-même ou de sa propre conscience. Car André Dufourneau n’a pas de conscience, ou plus exactement, il a celle qu’on imagine pour lui et dans laquelle versent ce que veulent bien y verser ceux qui ont décidé de se faire les gardiens de son passage sur terre. Le rôle de ce personnage d’apparence énigmatique, mais en réalité très rassurant (puisqu’il est conçu de façon à ne jamais pouvoir « répondre »), n’est pas d’avoir une vie à lui — une vie problématique, imprévisible, polysémique —, mais une vie pour les autres, une vie qui convient aux autres, une vie « adéquate » : une vie pour donner sens à leur vie. Si l’acte de sauver de l’oubli un être aussi humble et de lui accorder le prestige d’un récit peut être vu comme un acte « éthique » (éthique de penser à l’autre, aux anonymes, aux exclus du « champ symbolique »), il faut voir aussi en quoi cet acte est également un acte contraignant.

À cet égard, la vie de Sam Lee Wong est l’envers de celle d’André Dufourneau. Arrivé de Chine au milieu des plaines de la Saskatchewan dans le village perdu d’Horizon où il ouvre un petit restaurant qui sera son seul univers pendant vingt-cinq ans, Sam Lee Wong n’appartient à la conscience de personne, c’est-à-dire de personne en particulier. De son existence, plusieurs versions sont possibles et cela dès le jour de son arrivée à Horizon où chacun l’observe si bien que, le soir venu, son image est dans toutes les consciences, des consciences variées, multiples et surtout étonnées, qui ne cherchent pas à résoudre l’énigme de sa présence, et, ne cherchant pas à la résoudre, ne cherchant pas à se l’approprier, la laisse tout entière au nouveau venu :

Car, au moment où elle avait agité la cloche, la maîtresse d’école avait bien vu le Chinois arrêté au milieu du trottoir ; de même entre deux phrases du bréviaire, le curé, du coin de l’oeil, mais mieux que tous l’acheteur de blé pour le compte de la Saskatchewan Wheat Pool, qui, du haut de l’élévateur à blé, s’était trouvé des mieux placés pour suivre les allées et venues de l’étranger ; aussi Pete Finlisson, chef de section du chemin de fer […] ; bien d’autres encore que l’effarement du Chinois avait peut-être comme figés, ou qu’est-ce alors qui les avait retenus de marquer un mouvement de sympathie ? Peu à peu la nuit s’allongea sur le village isolé au lointain de la plaine nue […]. Le vent s’éleva, ébranla les frêles maisons de planches, souffla la poussière le long de la grand-rue […]. Que signifiait la présence à Horizon de Sam Lee Wong ? Parmi tant d’énigmes déjà ? Enfin tous sans doute perdirent pied bienheureusement dans le sommeil, Sam Lee Wong au milieu d’eux, la tête sur son paquet de hardes[19].

À ces consciences variées s’ajoute celle, cruciale, de Sam Lee Wong lui-même, qui se souvient de son pays, avec son paysage de basses collines, qui observe les gens autour de lui, prend la mesure du monde où il est plongé, perçoit le temps qui passe et les transformations que ce temps amène sur lui comme sur le monde. Si cette conscience est cruciale, c’est qu’elle est ce qui permettra au personnage de révéler (et de déjouer) la tentation éthique dont il finira malgré tout par faire l’objet. Vingt-cinq ans ont passé depuis l’arrivée de Sam Lee Wong à Horizon. Sous le coup de la prospection pétrolière, le village a prospéré et le cafetier ne peut plus faire face à la concurrence amenée par les cantines mobiles des grandes compagnies. La visite des inspecteurs de l’Hygiène publique porte le dernier coup : Sam Lee Wong doit fermer son restaurant. Or de cette fermeture, la conscience collective, soudainement émue et soudainement unie, va s’emparer, en concluant qu’elle marque aussi le départ de Sam Lee Wong, que tous avaient fini par considérer comme un des leurs. Cette conscience collective se cristallise dans la personne d’Amanda Lecouvreur, la téléphoniste du village,

qui avait décidé, puisque Sam Lee Wong était sur son départ, qu’on ne pouvait en effet le laisser partir sans l’honorer d’une fête. Il n’y avait rien qu’Amanda, naguère, au temps où sa vie était monotone [c’est-à-dire au temps où rien ne se passait à Horizon], avait aimé autant que d’organiser des fêtes : d’arrivée et de départ ; de noces de papier, de fer-blanc, d’or et d’argent ; des jubilés de toutes sortes[20].

La fête est donc organisée, à laquelle tout le village assiste, et un cadeau d’adieu est remis avec solennité à Sam Lee Wong. Mais il y a un problème : si Sam Lee Wong « convient » au goût des fêtes d’Amanda Lecouvreur et à la bonne conscience des villageois, s’il correspond en cet instant au récit qu’ils se font de leur propre générosité, il habite aussi le monde et dans le monde les choses ne sont pas concordantes, des malentendus de toutes sortes peuvent se produire, l’ironie peut frapper à tout moment, l’humour soudainement apparaître. En l’occurrence, l’humour apparaît de cette façon toute simple : on fête Sam Lee Wong qui n’a pourtant aucune intention de partir, qui se propose plutôt d’ouvrir une blanchisserie, mais qui, devant le maire et le curé qui lui remettent une montre en or, devant le récit forcé qui est fait de sa vie, devant cette issue et ce sens décidés pour lui, comprend qu’il n’a pas d’autre choix que de partir effectivement : « Car c’était lui à qui on avait dit adieu. Lui que le maire avait félicité. Lui que le curé avait exalté. Après cela que faire ici[21] ? »

On reconnaît dans cette situation la forme d’humour si particulière à Gabrielle Roy, un humour bienveillant, certes — car le départ forcé de Sam Lee Wong lui permettra d’ouvrir un nouveau restaurant dans un nouveau village perdu —, mais qui n’exclut ni l’ironie ni la contradiction. Un humour, pourrait-on dire surtout, qui permet au personnage de rester « inachevé », de voir la conscription de son existence au service d’une valeur ou d’un récit battue en brèche par la possibilité d’un tout autre sens. Cette possibilité — incluse dans l’oeuvre, construite et pensée par elle — d’un autre sens, et notamment d’un sens qui peut ne pas convenir, constitue, me semble-t-il, la ligne de partage fondamentale qui distingue ce qui entre dans la catégorie de ce que nous appelons l’éthique et ce qui échappe à cette catégorie.

Si l’on peut faire de cette exclusion d’un autre sens le fondement en quelque sorte ontologique de la littérature éthique, elle est aussi ce qui lui donne son trait esthétique le plus frappant, et qui est sa gravité. La gravité est ce qui assure la beauté de la littérature éthique, ce qui rend, par exemple, si poignantes les vies anonymes que Pierre Michon arrache à l’oubli, si troublants les personnages perdus de Patrick Modiano, si tragiques les habitants du plateau de Millevaches célébrés par Richard Millet. Mais c’est aussi ce qui en fait une littérature un peu hiératique et infiniment « sérieuse ». Sam Lee Wong n’a pas pour lui cette beauté. Aussi émouvant soit-il dans sa solitude, jamais Gabrielle Roy ne jette sur lui le manteau de la gravité ; c’est un personnage libre d’aller et venir, libre de ne pas être adéquat, libre, par exemple, d’accueillir le comique d’une situation. C’est aussi un personnage qui peut à tout moment emmener l’oeuvre là où personne ne pouvait prévoir qu’elle irait. Et c’est là que réside sa beauté à lui.

Si la gravité est le signe esthétique de la littérature éthique, c’est peut-être parce que, à l’inverse, l’éthique est la forme contemporaine de la gravité, c’est-à-dire la manière dont, aujourd’hui, nous pensons et éprouvons cette valeur. Car si la gravité existe depuis toujours, elle n’a pas toujours emprunté la même forme ou le même registre, elle ne s’est pas toujours exprimée de la même façon. En littérature (mais pas seulement), la gravité s’est notamment exprimée sous la forme du tragique, de la morale, du politique ; elle s’exprime aujourd’hui sous la forme de l’éthique et de la responsabilité. Contrairement aux autres formes de gravités, la gravité éthique ne s’encombre d’aucune cause à défendre, d’aucune autorité extérieure (Dieu, les lois, etc.), d’aucun apparat. C’est une gravité modeste, à laquelle chacun peut accéder simplement, sans avoir recours à quoi que ce soit qui le dépasse, par le souvenir, la reconnaissance des humbles, le travail du récit. Mais c’est une gravité qui n’en remplit pas moins sa fonction de gravité qui est de lutter contre tout ce qui, dans le monde, se refuse à l’ordre et au sens qu’elle cherche à établir, à la raison qu’elle veut installer et à la beauté qu’elle désigne comme sienne.