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Les bons sentiments et la littérature, on sait ce qu’il faut en penser depuis qu’André Gide a lancé sa formule, citée souvent approximativement, et qui disait précisément ceci : « c’est avec les beaux sentiments que l’on fait la mauvaise littérature[1]. » Gide parlait alors de Dostoïevski et voulait établir le fait qu’il n’existe pas d’oeuvre d’art digne de ce nom qui ne soit hantée par le démon. La suite est connue. On ne confondra plus morale et littérature, du moins pas dans les cercles modernes. On ira même jusqu’à disqualifier celui ou celle qui évaluerait la qualité littéraire d’un texte à partir de critères moraux, ce qui contredit d’une certaine manière le propos de Gide, puisque ce dernier voyait, dans la présence du mal incarné par le démon, une condition même de l’art de Dostoïevski. Il ne s’agissait pas pour lui de revenir aux visées morales du siècle précédent, et moins encore de prêcher quelque chose qui s’apparente à ce qui deviendra la doctrine du réalisme socialiste. La méfiance de l’écrivain à l’égard des « beaux sentiments », ceux de la morale ou de l’idéologie, ne signifiait pas qu’il s’en débarrasse, mais plutôt qu’il les expose sous un autre jour, celui du démon. De telles questions seront carrément mises de côté, en France du moins, par le Nouveau Roman et la Nouvelle Critique.

Elles ont refait surface toutefois depuis un certain temps, y compris chez certains (anciens) promoteurs de la Nouvelle Critique, comme Roland Barthes. Dans les cours qu’il donne au Collège de France à la fin de sa vie[2], Barthes tourne en effet le dos au nihilisme moderne et à l’arrogance des avant-gardes pour se réclamer d’un romantisme « large, généreux, compassionnel et charitable », selon la formule d’Antoine Compagnon qui situe Barthes dans la lignée des antimodernes[3]. Les questions d’ordre éthique étaient déjà présentes chez le Barthes du Degré zéro de l’écriture, mais par la négative, comme dans ce passage consacré à la poésie moderne : « À ce moment-là, on peut difficilement parler d’une écriture poétique, car il s’agit d’un langage dont la violence d’autonomie détruit toute portée éthique[4]. » Dans ses leçons du Collège de France, Barthes défend la nécessité, pour le romancier, de mêler le vrai au faux, c’est-à-dire d’inclure ce qu’il appelle des « moments de vérité » parmi les mensonges romanesques qui forment la trame narrative. Le roman serait essentiellement hétérogène en ce qu’il fait alterner des choses inventées et illusoires, nécessaires à la durée romanesque, avec des notations vraies que Barthes associe à des instants prégnants, à des moments pathétiques comme l’est, par exemple, la mort de la grand-mère dans La recherche de Proust. Ces instants sont si intensément vrais qu’ils emportent l’émotion du lecteur, en même temps que sa croyance. Il n’est plus question ici d’illusion réaliste, mais de « coalescence affective[5] » : celui qui souffre et celui qui lit sont sur le même plan.

Tout porte à croire que, dans le roman contemporain, l’hétérogénéité dont parle Barthes s’est non seulement maintenue, mais radicalisée. Ce qui se donne comme un dispositif pathétique du texte s’est élargi au point de déplacer le centre de gravité du roman, qui trouve sa force non plus dans la cohérence du monde fictif, mais dans la multiplication des moments où l’affect prend le dessus sur toute autre valeur romanesque, où la compassion que le lecteur (comme le romancier) éprouve pour tel ou tel personnage n’est plus limitée à quelques moments rares, mais devient cela même à partir de quoi le roman se construit.

Pour développer cette intuition et en préciser les termes, prenons le cas d’une oeuvre comme celle de Marie-Claire Blais, associée de plus en plus par la critique à l’idée de compassion[6]. Cette oeuvre est d’autant plus révélatrice qu’elle se transforme radicalement au fil du temps et illustre, par là, la profondeur des changements qui affectent l’écriture romanesque contemporaine. Pour reprendre une distinction de Barthes, ce n’est pas seulement le style qui change, mais aussi l’écriture, au sens collectif qu’il donne à ce mot[7]. L’analyse qui suit porte sur deux romans de Marie-Claire Blais écrits à trente ans d’intervalle, Une saison dans la vie d’Emmanuel (1965) et Soifs (1995)[8]. Ces deux oeuvres ont reçu l’une et l’autre un accueil critique plus qu’enthousiaste au Québec, la première devenant un des quatre ou cinq romans phare de la Révolution tranquille, la seconde marquant le début d’un cycle romanesque considéré par plusieurs commentateurs québécois comme une sorte de monument littéraire contemporain[9]. Marie-Claire Blais se trouve ainsi identifiée tout autant aux années 1960 qu’à la période actuelle. En cela, elle se distingue des autres écrivains québécois de sa génération, même ceux qui n’ont jamais cessé de publier, car ils demeurent associés, quoi qu’on dise, soit aux années 1960, comme Réjean Ducharme, soit aux années 1980, comme Jacques Poulin. Seule Marie-Claire Blais participe aussi fortement à la fois au renouveau esthétique de la Révolution tranquille et à celui de la période contemporaine. D’où l’intérêt de son cas qui permet d’observer des mutations définissant plus largement l’évolution récente de l’écriture romanesque.

Les combats de Renata

Comparons la première phrase d’Une saison et celle de Soifs :

Les pieds de Grand-Mère Antoinette dominaient la chambre.

SVE, 7

Ils étaient ici pour se reposer, se détendre, l’un près de l’autre, loin de tout, la fenêtre de leur chambre s’ouvrait sur la mer des Caraïbes, une mer bleue, tranquille, presque sans ciel dans les reflets du soleil puissant, le juge avait dû maintenir son verdict de culpabilité avant son départ, mais ce n’était pas cette juste sentence qui inquiétait sa femme, pensait-il […].

S, 13

De la phrase courte et sèche d’Une saison à la coulée lyrique de Soifs, il est assez évident que nous n’avons pas affaire à la même écriture : c’est comme si la romancière avait changé de point de vue et d’échelle, passant d’un roman réaliste conventionnel, bien centré, à un vaste tableau qui aurait perdu son cadre et qui plonge le lecteur dans l’intimité des personnages, mimant le flux de leur conscience en jouant sur la ponctuation, comme l’ont enseigné de grands romanciers du xxe siècle, de Virginia Woolf (citée en exergue) à William Faulkner et Claude Simon. La prose retenue d’Une saison laisse place à une phrase dilatée, rythmée par les répétitions, une phrase qui mise sur sa musicalité et qui, ouverte à tous les vents, produit une sorte de cosmogonie poétique. Le style de Soifs apparaît ainsi plus emporté et surtout plus délibérément « littéraire » que celui d’Une saison. Dans ce décor de carte postale qui tient presque du cliché, on dirait que le lointain et le proche, l’intérieur et l’extérieur sont placés sur le même plan : la mer absorbe le ciel et les pensées comme les sentiments des personnages ont l’air d’être projetés sur grand écran. Malgré le calme de la mer et le climat supposé de détente, rien n’est stable dans cette fresque liquide. Si ce couple est là pour se reposer, c’est qu’il tente d’échapper à une inquiétude qui s’énonce avant même qu’on en connaisse la cause. Et cette inquiétude est d’emblée rattachée au thème général qui traversera tout le roman, à savoir l’injustice sociale avec sa cohorte de victimes innocentes.

L’image initiale d’Une saison ne mêle pas le lointain et le proche, mais oppose plutôt le bas et le haut. Le personnage de Grand-Mère Antoinette domine la scène et jouit d’une autorité individuelle qui n’existera plus dans Soifs[10]. Le monde qu’incarne cette aïeule immense et un peu comique est aussi immédiatement reconnaissable : c’est celui de la tradition familiale. Nous sommes entre nous, au milieu d’une chambre d’enfant et au coeur de la famille canadienne-française. À partir de ce bref incipit, le lecteur est à même de s’imaginer précisément à quoi ressemble la vie de ceux qui sont sous l’autorité de cette géante, comme un paléontologue parvient, avec un seul os, à reconstituer tout le squelette d’un dinosaure. L’image produite est si conventionnelle qu’elle apparaît claire et complète même si nous ne voyons que les pieds de Grand-Mère Antoinette, selon le point de vue très singulier que choisit Marie-Claire Blais en plaçant la caméra au niveau du sol, c’est-à-dire en observant le monde à travers les yeux du bébé Emmanuel, à partir du bas. C’est comme si, dans un univers archi-connu, l’écrivain pouvait se permettre de renverser le regard, annonçant du même coup une certaine vision du monde fondée sur la supériorité du bas sur le haut, vision qui sera celle de Jean Le Maigre et qui permettra au roman de rendre compte du monde non pas tel qu’il va, mais tel qu’il serait si l’on substituait à la vision traditionnelle une telle vision par en bas.

Dans Soifs, nous entrons aussi dans une chambre, mais selon une vision par en haut, une vision sublime qui donne sur l’horizon le plus vaste. Nous sommes projetés dehors, vers un espace résolument ouvert, sans frontières, avec la mer des Caraïbes comme paysage. Nous sommes passés de l’univers misérable et homogène d’Une saison à une société extrêmement diversifiée, à une Amérique cosmopolite où se côtoient les riches et les pauvres, les instruits et les illettrés, les forts et les faibles. La maison de Grand-Mère Antoinette s’est mondialisée ; elle est devenue une île où se rencontrent des personnages de toutes les cultures, de toutes les races et de toutes les classes sociales. La famille s’est élargie ou a éclaté en mille morceaux, ceux d’une communauté multiculturelle et post-nationale. Le passé n’est plus celui de la tradition canadienne-française, mais une mémoire universelle hantée par les horreurs du xxe siècle.

On apprendra un peu plus loin que le juge s’appelle Claude et que sa femme, Renata, est avocate. Avant de leur donner un nom, le roman les situe socialement, lui par sa profession, elle par son état civil (elle est sa femme). Ils logent chez un autre couple, Daniel et Mélanie, le neveu et la nièce de Renata. Daniel, comme tant de personnages de Soifs, est un artiste. Il est l’auteur d’un livre emblématique, intitulé Étranges années, et chacun des personnages de Soifs semble habiter cette époque, ces « étranges années », avant d’habiter tel lieu, tel pays. Sa femme Mélanie est une militante naguère partie en Afrique pour lutter « contre l’injustice et la pauvreté » (S74). Elle admire Renata pour son sens de la justice et c’est sans doute pourquoi elle l’a invitée à se reposer dans sa résidence au sud de la Floride, comme en bordure de la société active. Renata se remet tout juste d’une opération chirurgicale durant laquelle on lui a enlevé une tumeur maligne. Pendant sa convalescence, elle ne cesse de penser aux injustices commises dans son pays, aux États-Unis, voire par son propre mari qui, selon cette avocate, a condamné trop sévèrement de jeunes trafiquants de drogue. Mais ce qui la trouble surtout, c’est l’exécution imminente d’un Noir dans une prison du Texas. Son mari et elle semblent unis par une commune indignation face à l’« effroyable fin » (S14) de ce Noir qu’ils ne connaissent pas, mais pour lequel ils éprouvent une empathie profonde. L’image de son exécution les obsède jusqu’« au milieu de leur étreinte ou de leur colère » (S, 13). Ils pensent à lui toute la nuit, avec le même sentiment d’impuissance. D’emblée, le roman fait intervenir, au coeur de la sphère privée, deux questions extrêmement chargées sur le plan idéologique : le sort des Noirs en Amérique ainsi que la peine de mort. On comprend rapidement que Renata et Claude se situent politiquement à gauche, Renata plus encore que Claude. Sa soif de justice tient toutefois moins à son idéologie qu’à un altruisme exemplaire. Claude

savait qu’elle avait pensé à cet homme, à son corps chaud, ou à peine refroidi après les chocs imperceptibles qui l’avaient secoué, d’où émanait encore, quelques heures plus tard, une odeur aigre, pestilentielle, celle de la peur, de la stérile angoisse qu’il avait eu le temps d’éprouver, une seconde, peut-être, avant son effroyable fin, tous les deux ils avaient pensé la nuit entière au condamné du Texas […].

S, 14

Le texte épouse le point de vue engagé de Renata qui ressent dans son propre corps les souffrances et la peur du condamné à mort. Cette intellectuelle (le roman la décrit dans la même page comme une femme au « front de penseur ») pousse Claude « à l’âpreté de la résistance, car ne voulait-elle pas faire de lui un homme meilleur, différent ou meilleur, c’était là l’espoir qu’elle avait toujours mis dans ces hommes jeunes qu’elle aimait » (S14).

Ainsi ce qui anime le personnage qui ouvre le roman Soifs, ce qui semble déterminer son action, sa manière d’être, ses liens affectifs, son pouvoir de séduction, c’est une visée à la fois éthique et politique : rendre l’autre « meilleur, différent ou meilleur ». Elle tire de là une énergie inépuisable et voit sa vie comme un destin, le « destin d’une femme », « un destin incompréhensible et informe » (S17). Elle est « toujours du côté des humiliés » (S36), animée de « préoccupations plus hautes » que Claude, et mue par des soifs inaltérables (de justice, mais aussi de sensations), d’où le titre du roman. Cela passe notamment par le désir de fumer (malgré le cancer), d’aller au casino, de rompre avec l’image conformiste de l’avocate bourgeoise qu’elle est, de défendre « la condition féminine sans cesse violentée » (S18), autre cause tout aussi juste et nécessaire que celle de la défense des Noirs. C’est donc une femme de tête et de corps, une femme d’action, une femme qui, même gravement malade, se tourne vers le monde extérieur, s’oublie soi-même pour penser au malheur d’autrui, une femme qui organise toute sa vie en fonction de ses valeurs morales ou éthiques, mais en dehors de tout mouvement politique et de tout cadre religieux. Elle deviendra juge, comme on le lira à la toute fin du troisième roman du cycle, Augustino et le choeur de la destruction. Dans ces dernières pages, elle continuera de penser au Noir exécuté au Texas, un Noir qui, apprendra-t-on alors grâce à un test d’ADN, était bel et bien innocent.

Une telle attitude n’a rien d’exceptionnel dans l’univers de Marie-Claire Blais. Non pas que tous les personnages de Soifs soient égaux, loin de là, mais aucun n’a droit à un statut qui le singulariserait radicalement des autres. Malgré toute l’admiration que l’on sent de la part de la romancière à l’endroit d’un personnage comme Renata, elle ne lui donne pas une existence individuelle beaucoup plus forte que celle accordée aux quelque quarante autres personnages qui forment la fresque de Soifs (il y en aura une centaine à l’échelle de tout le cycle romanesque). Ce n’est qu’une voix parmi les voix multiples qui forment une sorte de choeur, même si elle représente un des « caractères-piliers » du roman[11].

Le rire de Jean Le Maigre

C’est là une différence majeure par rapport à Une saison, qui ne serait plus du tout le même roman, ni même un roman à proprement parler, si on enlevait les deux personnages centraux que sont Grand-Mère Antoinette et Jean Le Maigre. L’écriture d’Une saison pivote autour de ces deux protagonistes dont la relation, si improbable à première vue, domine tous les autres rapports sociaux. À la mort de Jean Le Maigre, Grand-Mère Antoinette l’idéalisera encore davantage et conservera jalousement les pages jaunies de son autobiographie[12]. Elle aime Jean Le Maigre plus qu’aucun autre de ses petits-enfants. C’est son préféré alors même qu’il commet les pires méfaits et se livre aux débauches les plus honteuses. Il est le plus rebelle, le seul qui tienne tête à Grand-Mère Antoinette. Il est du même bois que les personnages d’adolescents et de jeunes délinquants qui peuplent tous les romans de Marie-Claire Blais, d’Isabelle-Marie dans La belle bête[13] à Carlos dans Soifs. À cette importante différence près toutefois qu’il est le seul, de toute cette lignée, à rire du monde, c’est-à-dire à rire de lui comme des autres. Les bons sentiments passent à la moulinette de son ironie : « Ah ! les gens vertueux me dégoûtent ! » (SVE36). Il parle ainsi à son frère appelé le Septième, avec qui il se livre joyeusement au péché de la chair. Joyeusement, c’est-à-dire avec une légèreté et un esprit de dérision qui contrastent violemment avec le sérieux des individus qui l’entourent. Son humour constitue sa principale force. Même la poésie n’échappe pas à son ironie tonifiante, lui qui écrit des vers de mirliton, comme il s’en vante à son frère dans ce passage où il lui raconte un rêve dans lequel il est en train de se noyer :

— Tais-toi, dit Jean Le Maigre, qu’est-ce que je racontais donc ? Tu m’as interrompu au meilleur moment. Ah ! Oui, je tombe dans un trou, l’eau est glacée. Je suis triste. Un aigle traverse le ciel. Je me noie ! Mais soudain, un vers superbe sort de ma bouche :
Ô Ciel, d’un sombre adieu
Je…
Oup ! Je n’ai pas le temps de finir. Je disparais. Les eaux se referment !
Mains étrangleuses à mon frêle cou,
Oup ! C’est fini. Je ne suis plus sur cette terre.

SVE47

Un humour aussi crâne, aussi adolescent, aussi désabusé constitue l’arme la plus féroce de ce personnage. Il est assez significatif que Marie-Claire Blais décrive cet humour noir, en 2002, comme « la partie la plus lumineuse du livre[14] », insistant ainsi sur la part d’espoir que comporte le rire de Jean Le Maigre, comme s’il fallait atténuer rétrospectivement la part de négativité propre à ce roman. Cet humour, Gilles Marcotte l’avait déjà analysé dans Le roman à l’imparfait, voyant dans Une saison un exemple convaincant de réalisme grotesque au sens que Bakhtine a donné à cette expression[15]. Il montrait ainsi que le roman de Marie-Claire Blais reprenait, en la parodiant, la tradition du roman de la terre, avec ses composantes nationales essentielles que sont la famille et la religion. Le rire de Jean Le Maigre est sa manière toute personnelle de ne pas mourir, de tromper l’ennui, d’opposer à la misère des siens sa « délirante camaraderie » (SVE127). C’est pour cela que la pieuse Grand-Mère Antoinette l’aime tant et qu’elle lit en secret ses cahiers, voyant sous les blasphèmes des trésors de tendresse. Cette tendresse traverse tout le roman, mais cachée sous la cruauté des sentiments et des gestes, soumise à l’ironie du texte. Car on ne croit ni à l’innocence ni aux « bons sentiments » dans Une saison, pas plus Jean Le Maigre que Grand-Mère Antoinette.

La gravité de l’affect

Dans Soifs, il en va tout autrement. Assoiffée de justice, Renata veut rendre meilleurs les hommes qu’elle aime. Il y a chez elle comme chez tant de personnages de cette fresque une gravité, une solennité qui n’existaient pas dans Une saison ni d’ailleurs dans aucun autre roman de la Révolution tranquille. L’exécution d’un Noir innocent au Texas ne fait pas rire, pas plus que le sida dont meurt Jacques, le professeur de littérature, ou le retour du Ku Klux Klan sous la forme des « Blancs Cavaliers de l’apocalypse » (S, 89, 128, etc.), ou encore les souvenirs des camps d’extermination en Pologne. La violence du monde est partout présente, écrasante de vérité, affectant aussi bien les enfants, les parents que les vieillards. On ne rit plus de rien, et surtout pas de la littérature qui devient ici, avec la musique, la danse, la peinture, la sculpture, bref avec l’Art en général, l’ultime forme de salut dans un monde de plus en plus sinistre.

Le rire du personnage, avec tout ce qu’il suppose de renversement parodique, disparaît donc totalement de l’univers romanesque de Blais, de son écriture pour reprendre le terme de Barthes[16]. À l’attitude carnavalesque de Jean Le Maigre se substitue l’attitude « responsable » de Renata, qui semble porter sur ses épaules le poids des injustices du monde. À l’ironie cruelle de Jean Le Maigre se substitue l’héroïsme de la compassion. La souffrance des personnages s’est noircie et amplifiée au point de devenir une tragédie à la fois individuelle et sociale. La conscience qu’ils ont de cette tragédie est aussi devenue plus aiguë, plus affolante, impossible à alléger par quelque facétie révolutionnaire. Il n’y a plus un vieux monde figé, en voie d’être remplacé par un monde plus libre, plus ouvert. C’est le monde actuel lui-même qui est tragique, soumis à une violence désormais universelle à laquelle il n’y a pas moyen d’échapper par le rire, car une telle liberté, une telle distance n’est plus à la portée des personnages de Soifs. Seule la sensibilité au malheur d’autrui, seule la compassion — celle de Renata par exemple — permet de répondre à cette violence généralisée.

Dans Une saison, les pieds de Grand-Mère Antoinette, on l’a dit, dominaient la chambre : il y avait possibilité de renversement parce qu’il y avait domination. Le monde s’offrait à nous, lecteurs, comme un ordre contestable, qui allait résister ou non à la révolte des personnages. Dans Soifs, Renata sait qu’elle est impuissante devant l’exécution d’un Noir au Texas. Son indignation n’y peut rien. D’où la noblesse, la beauté même de cette indignation qui a quelque chose de gratuit et de désespéré. Son sentiment de révolte ne passe pas par une lutte contre ceux qui exécutent le Noir, mais contre ceux qui sont indifférents à cette exécution. Autant dire qu’il s’agit d’une lutte sans fin, et peut-être même sans objet, une lutte qui dépasse le contexte immédiat et qui trouve son sens non plus dans quelque mouvement politique, mais dans une sorte de communauté nouvelle fondée sur les débris de la famille et de la nation. C’est en cela peut-être qu’un tel roman est exemplaire d’une certaine écriture contemporaine : non plus représenter le malheur des hommes par quelque récit d’émancipation plus ou moins vraisemblable, mais témoigner du malheur, le rendre manifeste par l’émotion même qu’il suscite et à laquelle, moi lecteur, je ne peux pas me dérober.

Mais si une telle réponse semble moralement satisfaisante, en quoi est-elle romanesque, ou même, plus largement, en quoi est-elle littéraire ? Comment éviter de sombrer dans les « bons sentiments » dont la critique se gausse depuis Gide, c’est-à-dire dans une célébration de cette vertu dont Jean Le Maigre aimait tant se moquer et à laquelle il ne croyait pas ? Il est évident que nous ne lisons pas Soifs comme quelque forme renouvelée du roman à thèse ou du roman édifiant. Le mot « roman » lui-même paraît problématique tant le pacte de lecture de Soifs ne repose pas sur les ingrédients habituels du roman : l’intrigue est à peu près nulle, le temps semble suspendu et les personnages sont si nombreux qu’ils perdent leur épaisseur individuelle. Une saison trouvait clairement son point d’équilibre à l’intérieur même de la tradition romanesque : il parodiait le roman de la terre et s’en libérait par le fait même, repassant par une forme ancienne et stéréotypée pour inventer une forme narrative accordée à l’individualisme du monde contemporain. Soifs trouve son point d’équilibre, lui, dans un répertoire plus large de traditions littéraires, qui vont de Dante à Virginia Woolf en passant par Dostoïevski. Or, tout en s’élargissant, ce répertoire est mobilisé dans une optique qui en limite ou en oriente la portée, comme l’a montré Karine Tardif dans un mémoire de maîtrise consacré au dispositif intertextuel de Soifs. À propos des nombreux emprunts à Dostoïevski notamment, elle constate que

la romancière semble, d’un roman à l’autre, atténuer peu à peu chez ses personnages le « sous-sol » malsain typiquement dostoïevskien que l’on peut retrouver chez des personnages aux pulsions ambivalentes, oscillant entre l’innocence et le crime, comme David Sterne, Benjamin Robert, Philippe L’Heureux et Pierre. Dans la trilogie Soifs, Blais crée plutôt des personnages qui, à l’image d’Aliocha Karamazov, éprouvent une compassion infinie pour les humbles et les opprimés, tels que Renata, Daniel, Mélanie, Mère, Edouardo, Asoka, Nora, Jenny, ou encore des personnages de victimes (Julio, Petites Cendres) ou d’adolescents révoltés mais innocents dans leur révolte (Vénus, Carlos, Lazaro, Charly)[17].

Que ce soit à propos des cercles de l’enfer de Dante ou des personnages de Dostoïevski, l’oeuvre de Marie-Claire Blais déplace la question du mal, écarte les bourreaux et les assassins — les démons dostoïevskiens — pour insister presque exclusivement sur les personnages de victimes innocentes — ou plus exactement sur l’innocence des personnages, même lorsque ce sont de petits criminels. La romancière tend la main aux personnages qu’elle crée et les arrache à la froideur et aux ténèbres du monde qui les entoure. Le roman est un chant poétique qui refuse le cynisme et exige du lecteur qu’il ressente, lui aussi, les malheurs du monde comme si c’étaient les siens, qu’il se sente responsable, comme Renata, des drames de l’Histoire, mais sans pouvoir intervenir de quelque façon dans celle-ci. Elle décrit ainsi ce qu’elle appelle le « miracle » de l’écriture :

C’est donc l’écriture qui toujours offre le miracle de ces rencontres et ce perpétuel lien avec le monde d’où ressortent tous les personnages de nos livres, toutes ces figures humaines dont l’écrivain voudrait exorciser le mauvais sort, adoucir les contours de la destinée. Cela, parfois, par le don de la lumière à des êtres que la société relaie à l’obscurité, à cette « invisibilité » dont parlait mon ami Robert, à Cambridge, et ils sont nombreux, majeure partie de l’humanité, pauvres, marginaux, tous gens sans paroles[18].

L’écriture revêt une fonction en quelque sorte réparatrice, voire rédemptrice : elle transporte du côté de la lumière ceux que la société condamne à la noirceur. Elle les fait exister, les rend visibles, « exorcise » leur mauvais sort et confère à leur destin une valeur humaine. Le roman s’écrit sur fond d’Histoire, mais en extirpant les événements de l’ordre chronologique pour créer une sorte de continuum atemporel (ou anhistorique) où se fondent les unes dans les autres les expériences aussi différentes que la Shoah, les persécutions du Ku Klux Klan ou la traversée presque suicidaire de la mer par des exilés cubains. Ces expériences vécues par des personnages que le roman fait se rencontrer au milieu d’une île deviennent concomitantes, toutes également graves, autant de symptômes d’un monde déréglé, de ces « Étranges années » baptisées ainsi par l’écrivain Daniel.

En ce sens, la valeur romanesque de la compassion tient au fait que celle-ci permet de lier les événements les uns aux autres et devient un principe de composition. La spécificité de cette entreprise totalisante vient de la manière d’assembler autant d’images hétérogènes de l’humanité souffrante, de les juxtaposer dans un tableau cohérent, de créer une série de correspondances entre tant de destins solitaires, correspondances qui sont accentuées par la forme très particulière que Marie-Claire Blais choisit de donner à son écriture. L’absence de paragraphes et de blancs crée un effet d’ensemble qui oblige le lecteur à rechercher les subtiles fluctuations, les glissements discrets d’un personnage à l’autre. Tout est affaire de rythme, c’est-à-dire de présence physique et d’émotion. La voix du narrateur refuse de se laisser oublier : elle enveloppe le texte et répand sa chaleur et sa compassion sur la multiplicité des personnages, sans faire de hiérarchie, sans avoir son « préféré » comme c’était le cas pour Grand-Mère Antoinette avec Jean Le Maigre.

Quand le lecteur referme Soifs, il a toutes les peines du monde à se remémorer qui est qui : Adrien est-il bien un critique littéraire ? Jean-Mathieu, un poète ? Qui est Mère au juste ? Quel est le rapport entre Vénus et le pasteur Jérémy ? Il est bien sûr possible de se faire une liste des personnages du roman, mais c’est là un exercice assez fastidieux. Le roman, de toute façon, ne demande pas à être lu de cette façon. Ce qui compte, c’est moins la singularité ou le sort de chaque personnage que l’effet d’ensemble, l’effet-monde, l’égalité de traitement de tous les personnages (tous traités avec la même compassion), les jeux de répétition, la reprise des mêmes thèmes, cette écriture à la fois majestueuse et obsessionnelle qui aspire les histoires individuelles et les projette dans une histoire grandiose, polyphonique, qui agit sur le lecteur à la façon d’une musique et l’hypnotise à force de s’amplifier. Une telle compassion interdit l’ironie qui faisait la force d’Une saison et qui, aux yeux de plusieurs théoriciens du genre, constitue l’essence même du roman moderne[19]. Mais elle donne lieu à une sorte de grand poème romanesque et joue ainsi de cette liberté architecturale qui, selon les mêmes théoriciens, constitue l’ultime privilège du roman[20].