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Un négociateur expérimenté

Juriste de formation, Louis Bernard a été haut fonctionnaire au gouvernement du Québec, assumant notamment les responsabilités de secrétaire général du gouvernement sous René Lévesque et sous Jacques Parizeau. Il est aussi connu à titre de négociateur pour le Québec de l’entente dite « Approche commune » avec certaines communautés de la nation innue, ainsi que de plusieurs ententes avec la communauté mohawk de Kahnawake. Récemment, il a été appelé à redevenir négociateur pour le Québec dans plusieurs dossiers avec les Mohawks de Kahnawake. Louis Bernard a amorcé sa conférence en expliquant son cheminement académique et professionnel, qui l’a amené à devenir négociateur. Ses études au Québec, puis à l’étranger, ont fait de lui un spécialiste du droit constitutionnel. Jamais, au cours de ces longues années d’études, il n’a été question des autochtones, a-t-il rappelé aux étudiants de l’UQÀM.

La façon de négocier avec les Innus est bien différente de celle avec les Mohawks. Pour lui, les Innus sont plutôt une nation « culturelle », tandis que les Mohawks sont plutôt une nation « politique », ce qui a une influence directe sur l’approche de négociation. Ainsi, les Innus parlent une même langue et ont la même culture. Bien que divisés en onze communautés (dont deux au Labrador), ils auraient selon lui une appartenance première à leur communauté d’origine, et ensuite à la nation innue, tandis que les Mohawks, au contraire, attribueraient davantage d’importance à leur appartenance à la nation mohawk, voire à la confédération iroquoise. De plus, fait important dans des négociations avec les États modernes, selon lui, les Innus partagent moins le concept de « contrat », ou de contrat écrit, que les Mohawks, plus sédentaires et qui possèdent une tradition d’ententes par la voie du wampum.

C’est en 1999 que le ministre Guy Chevrette a demandé à M. Bernard de négocier en son nom avec les Mohawks de Kahnawake. Le gouvernement voulait tourner la page sur la crise d’Oka. Il a alors conclu dix ententes avec les Mohawks. C’est après cette expérience que le ministre Chevrette lui a confié le mandat de la négociation avec les Innus.

L’Approche commune

La négociation tripartite (Innus, gouvernement du Canada, gouvernement du Québec) a débuté en 1979 de façon sporadique. Les neuf communautés innues se sont par la suite divisées en trois groupes : 1) l’Est, qui comprenait les communautés d’Ekuanitshit, de Nutashkuan, d’Unaman-shipit, et de Pakut-shipit ; 2) l’Ouest, qui était représenté par les communautés de Pessamit, d’Essipit et de Mashteuiatsh (auxquelles se joindra plus tard la communauté de Nutashkuan) ; 3) le Centre, composé de Uashat–Mani-Utenam et de Matimekush–Lac-John et qui ne participait pas aux négociations.

La première contribution de Louis Bernard à ce dossier a été de réviser le cadre de la négociation. Avant son arrivée, la négociation se faisait autour de grandes tables où toutes les discussions étaient enregistrées et notées dans un procès-verbal, ce qui ralentissait énormément le processus puisque la réunion suivante portait essentiellement sur une relecture du procès-verbal et les mésententes qu’il suscitait. Négociateur chevronné, M. Bernard a proposé une révision de ce cadre de négociation en proposant des comités plus restreints, sans procès-verbal. C’est alors que l’expression « approche commune » s’est imposée pour qualifier ce nouveau cadre de négociation. L’autre défi portait sur l’absence d’unité entre les communautés. Malgré cette situation, Louis Bernard a négocié avec le groupe de l’Ouest, et séparément, mais en parallèle, avec le groupe de l’Est. À la suite de la signature, avec le groupe de l’Ouest, de l’entente de principe dite de « l’approche commune[2] », en 2004, il a investi beaucoup d’efforts afin de créer une table où siégeraient ensemble les neuf communautés innues du Québec. Cette mission s’est avérée infructueuse et Louis Bernard a alors quitté son poste de négociateur. Selon lui, une entente finale permettrait d’amener les Innus à de meilleurs rapports de force avec les gouvernements. Il a cité l’exemple du projet de développement hydroélectrique de la rivière Romaine. L’Approche commune est toutefois très difficile à expliquer à la population en général, ainsi qu’à de nombreux politiciens qui trouvent qu’elle va trop loin dans la reconnaissance des droits des Innus. Il a aussi réitéré l’importance pour ces communautés autochtones de s’asseoir et de négocier des ententes avec les gouvernements, car ce sont elles qui en ont le plus besoin. Selon lui, ce ne sont pas les gouvernements qui en ont vraiment besoin. Il a signalé aux étudiants que ce genre d’entente serait importante pour les communautés puisque le développement qu’elles apportent serait fort utile à de nombreux jeunes autochtones.

Les négociations avec les Mohawks

Depuis un an, M. Bernard a repris du service en tant que négociateur avec Kahnawake. Trois revendications sont en jeu. La première est la revendication territoriale particulière sur les terres de l’ancienne seigneurie de Sault-Saint-Louis (terres situées entre les municipalités de La Prairie et de Châteauguay, sur la Rive-Sud). Pour l’instant, le Québec n’a pas encore pris part à la négociation. Le gouvernement fédéral a demandé que le Québec soit à la table, mais les modalités de participation doivent être entendues à cause des implications financières que soulèvent ces négociations. Le Québec prétend que le fédéral est le seul responsable de l’indemnisation éventuelle. Louis Bernard a aussi informé les étudiants que, dans ce type de règlement, la compensation offerte par le gouvernement fédéral est financière. Des terres peuvent alors être achetées et transformées en terres de réserves. Louis Bernard a expliqué que le Québec s’oppose habituellement à ce que des terres québécoises se transforment en terres fédérales. Il a soulevé deux autres questions relatives à cette importante négociation en région urbaine : les indemnisations demandées par la communauté de Kahnawake dépassent les limites établies quant à ce type de revendications dites particulières. De plus, il serait souhaitable de pouvoir convaincre les Mohawks de tenir davantage compte de la qualité des terres et de leur valeur, plutôt que de la stricte quantité.

La seconde revendication est celle des terres adjacentes à l’autoroute 30. Dans un objectif de développement économique, la communauté souhaite obtenir la propriété de ces terres, qui appartiennent au ministère des Transports du Québec. Le Québec, dans un geste de bonne foi, a accepté de procéder à ce transfert.

La dernière est la révision des dix ententes de 1999 ainsi que l’ajout d’autres sujets communs comme le développement économique, la fiscalité, la santé, les lois du travail, etc. Le Québec se donne un an pour conclure une entente avec Kahnawake. Néanmoins, Louis Bernard pense que le dossier de la seigneurie ne pourra se résoudre dans cet intervalle de temps.

Le négociateur s’est vu agréablement surpris par l’ouverture d’esprit des mairies avoisinant Kahnawake. Il croit que toutes les possibilités sont en place pour les Mohawks : cette population est de plus en plus éduquée et recherche des emplois intéressants. Selon lui, le commerce de cigarettes ne donne pas d’emplois bien rémunérés, pour la plupart. Il constate également des ouvertures importantes de la part des Mohawks dans le désir de se rapprocher du Québec et des communautés avoisinantes. Il souhaite que le Québec favorise la formation technique et linguistique (du français) à Kahnawake. Selon lui, les Mohawks constatent de plus en plus qu’ils doivent connaître le français et que, comparativement aux jeunes anglophones qui de nos jours parlent français, les jeunes Mohawks sont désavantagés.

Ses expériences de négociateur avec les Innus et les Mohawks l’ont amené à réfléchir sur la fiscalité, point important dans les débats entre les gouvernements et les communautés autochtones. Ainsi, les Innus n’auraient pas d’objections de principe à se taxer eux-mêmes, alors que pour les Mohawks il n’en est pas question. D’après lui, le Québec ne prend pas toutes les mesures pour contrer l’importation « illégale » de tabac qui alimente l’industrie de la fabrication et de la vente de cigarettes. D’après Louis Bernard, il est regrettable que les Mohawks n’utilisent pas de formule de taxation afin de redistribuer la richesse parmi la population.

Quelques conseils

Louis Bernard terminé son exposé par des conseils aux étudiants qui désirent devenir négociateurs. La clé d’une bonne négociation est l’écoute. Un bon négociateur doit « lire entre les lignes » pour bien comprendre ce que veut l’autre partie. Il doit bien identifier ses propres intérêts (c’est-à-dire ceux de son mandataire) et également ceux des autres parties, et développer des intérêts communs. M. Bernard a également insisté sur l’importance de connaître les limites de l’autre partie – et d’identifier celles qui sont non négociables. L’expérience ainsi qu’une attitude d’esprit positive sont les bases essentielles d’une négociation efficace.

La négociation en milieu autochtone est particulière puisque les droits des autochtones sont relativement récents. La formule originale que Louis Bernard a aidé à formuler – et qui a été acceptée par le gouvernement fédéral – consiste à ne pas exiger des premières nations qu’elles cèdent « à tout jamais tous les droits », mais plutôt à définir précisément avec elles ceux qui seront reconnus et à « suspendre » les autres. Les parties pourront donc, au gré des circonstances et de la jurisprudence, négocier et revenir sur certains droits. Cette approche a permis de débloquer ces négociations avec les Autochtones, trop souvent confrontés à une perspective gouvernementale qui veut régler une fois pour toutes le « problème indien ».

Sur la question de l’autodétermination, Louis Bernard fait état d’une approche particulière. Plutôt que d’imposer un partage de compétences, il a invité les Innus à négocier sur la question de la prépondérance des compétences politiques, ce qui modifie le climat de restriction que ressentaient les Innus.

Louis Bernard a conclu la discussion sur un ton optimiste en évoquant les relations entre les populations autochtones et québécoise. Les conditions socioéconomiques se sont améliorées. Malgré la tradition plaçant les autochtones sous la compétence du gouvernement fédéral, le Québec est de plus en plus accepté par eux, ce qui a, par ailleurs, probablement permis de réduire leur opposition à la souveraineté du Québec.