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Il existe aux États-Unis deux formes d’adoption. Une forme non controversée, la plus courante, celle où des parents blancs adoptent des enfants blancs. Et puis les autres formes d’adoption qui, elles, font couler beaucoup d’encre. Le fait qu’il existe une disproportion d’enfants « de couleur » en attente d’être adoptés pose à l’Amérique un problème insoluble. Le ministère américain de la santé estimait qu’il y avait, en 2003, 523 000 enfants dans les différents services sociaux du pays (70 % avaient plus de cinq ans) et précisait que leur répartition est de 35 % d’Afro-Américains, 17 % d’Hispaniques, 2 % d’Amérindiens ou natifs d’Alaska et 39 % de Blancs. De ce nombre, 119 000 étaient en attente d’adoption, dont 40 % d’Afro-Américains (U.S. Department of Health and Human Services 2005), et la grande majorité de ces cas était des enfants retirés à leurs parents puisque les abandons restent minoritaires. Ces chiffres du ministère sont évidemment une moyenne nationale, et dans certaines grandes métropoles le pourcentage d’enfants Afro-Américains en attente d’adoption peut atteindre les 75 %. Le fait même que l’Amérique pose le problème en ces termes nous renseigne sur le concept d’identité et sur son rôle dans le débat social Outre-Atlantique. Une des raisons de cette disparité entre les différents groupes « ethno-raciaux » est la politique de « sélection identitaire » (race matching).

Cette dernière est une doctrine qui veut qu’un enfant soit élevé par des parents de la même catégorie « ethno-raciale » que la sienne. Partant du principe qu’un enfant appartient dès sa naissance à une catégorie « ethno-raciale », celle-ci étant ici combinée à l’idée d’appartenance culturelle, l’Amérique estime qu’il est préférable de faire coïncider la catégorie des enfants avec celle des parents. Le dilemme américain est donc de décider si la « sélection identitaire » est une politique préférable à l’adoption « transcatégorielle » et, si c’est le cas, quels moyens doivent être mis en oeuvre pour assurer l’application de cette politique. Cette problématisation de l’hétéro-identification « ethno-raciale » des enfants en dit long sur les tabous liés à l’application pratique d’une norme juridique et sociale de non-reconnaissance de l’identité « ethno-raciale » (colorblindness). De plus, elle nous renseigne sur l’essentialisation états-unienne de cette identité à la fois « ethnique », « raciale », culturelle et politique (Bartholet 1991 : 1176).

Compte tenu de cette politique et de la situation socio-historique et démographique du pays, le nombre d’enfants « blancs » adoptés par des parents « noirs » est infinitésimal. Le problème de l’adoption « transcatégorielle » se présente donc, principalement, comme l’adoption d’enfants noirs par des parents blancs, ou d’enfants classés asiatiques, puisque les Coréens sont le deuxième groupe minoritaire adopté aux États-Unis ; ou encore il s’agira de l’adoption d’enfants amérindiens, catégorie qui nous intéresse ici tout particulièrement. Car, si les nations amérindiennes bénéficient d’un statut politique indépendant leur octroyant une certaine souveraineté au sein du système fédéral, le statut politique de l’Amérindien reste indissociable du statut de minorité « ethno-raciale », en ce sens où l’ascendance est la voie privilégiée d’appartenance à une nation autochtone. Les Amérindiens bénéficient donc d’une sorte de double statut.

En 1978, le Congrès vota l’Indian Child Welfare Act (ICWA) visant à protéger les nations autochtones (reconnues au niveau fédéral) contre l’adoption d’enfants amérindiens par la population blanche. Les enfants amérindiens qui ont besoin d’une famille d’accueil ou d’une famille adoptive dépendent donc d’une législation différente des autres. L’ICWA ne se contente pas de laisser aux nations et tribunaux amérindiens le droit de décider du sort de leurs membres mais cette loi encourage une forme de politique de « sélection identitaire », doctrine qui illustre la confluence des concepts de minorité « ethno-raciale » et de minorité politique au coeur du discours identitaire américain. Ce texte législatif cherche à protéger l’intérêt de la nation amérindienne au nom de l’intérêt de l’enfant dans un contexte de préservation, mais aussi d’essentialisation, de la notion d’identité culturelle. Les conséquences et les implications de cette loi fédérale sont donc nombreuses et complexes ; elles alimentent la polémique et participent à la construction du discours identitaire national puisqu’elles influencent les revendications des autres minorités.

L’esprit de la loi

En 1977, l’Association of American Indian Affairs (AAIA) a publié une série de rapports alarmants, couvrant plusieurs années et concernant le taux d’enfants amérindiens retirés de la garde de leurs parents (Unger 1977). En effet, un tiers des enfants amérindiens étaient placés en famille d’accueil ou en centres éducatifs, ou encore placés pour adoption. Dans le Minnesota, le Montana, le Dakota du Sud et l’État de Washington, les taux d’enfants retirés à leurs parents étaient de cinq à dix-neuf fois supérieurs aux taux des non-Amérindiens (Unger 1977 : 1). De plus, et surtout, 85 % de ces placements s’effectuaient dans des centres ou des familles non amérindiennes, tant et si bien que les enfants se trouvaient coupés de leur héritage culturel. Une des principales raisons responsables de cette pratique était que l’histoire assimilationniste américaine, historiquement hostile aux moeurs amérindiennes, avait entraîné de la part des services sociaux des attitudes et des habitudes en opposition aux conceptions amérindiennes de la famille et des relations filiales. Les assistantes sociales, les écoles et les tribunaux étaient très prompts à retirer un enfant de la garde de ses parents sans nécessairement tenir compte des différences culturelles dans ces communautés. Le sentiment général semblait être que, de toute façon, un enfant amérindien aurait tout à gagner à être élevé dans un environnement plus « occidental ». En 1978, devant le Congrès, Calvin Isaac, chef de la nation choctaw du Mississipi, observa :

Les enfants indiens sont retirés de la garde de leurs parents naturels par des autorités gouvernementales non tribales qui n’ont aucune base pour évaluer intelligemment les fondements sociaux et culturels de l’éducation d’un enfant dans une famille et un foyer indien. Nombre de ces individus qui décident du sort de nos enfants sont, au mieux, ignorants de nos valeurs culturelles et, au pire, hostiles au mode de vie indien, et sont convaincus qu’en général un placement dans une famille ou une institution non indienne ne peut être que bénéfique pour l’enfant. (Mississippi Band of Choctaw Indians v. Holyfield, 490 U.S. 30 : 34-35 [1989])

Viennent évidement s’ajouter à ces pratiques les conséquences socio-économiques d’une longue histoire d’annexion des territoires amérindiens, de déplacements forcés des populations et de la précarité du niveau de vie dans les réserves, qui ont entraîné au fil des siècles certaines pathologies sociales dont les communautés amérindiennes ne parviennent pas à se défaire (Graham 1998/1999 : 30). C’est pour répondre à ce problème, et en réponse aux pressions politiques de mouvances nationalistes pan-amérindiennes ou de mouvements tels que le Red Power, issus de la révolution des droits civiques, que le Congrès vota en 1978 l’Indian Child Welfare Act (Loi publique 95-608), afin de protéger des communautés déjà extrêmement fragilisées par des décennies d’assimilation forcée et de perte de repères culturels. Face à ces chiffres très élevés de placements d’enfants amérindiens menaçant le renouvellement et donc l’existence même de la vie tribale, le législateur prit des mesures draconiennes, en phase avec le statut politique des nations autochtones. L’ICWA vint protéger la communauté amérindienne contre le démantèlement des familles et des nations amérindiennes, et ce, grâce à deux dispositions majeures. Premièrement, si un enfant « vit » dans une réserve ou est sous la tutelle d’un tribunal tribal, ce dernier est la seule juridiction pouvant statuer. En fait, la législation renvoie plutôt aux concepts juridiques de résidence et de domicile dans la réserve. Ainsi, la compétence exclusive de la juridiction tribale sera reconnue même si l’enfant ne vit pas dans la réserve, même s’il n’y a jamais été physiquement présent. C’est en effet le domicile des parents qui est déterminant, celui-ci étant imputé à l’enfant (Mississippi Indian Band of Choctaw Indiansv. Holyfield, 490 U.S. 30 [1989]). Si un enfant amérindien est domicilié en dehors de la réserve, alors l’État et le tribunal tribal exercent une juridiction partagée. Pourtant dans un tel cas, c’est le tribunal tribal qui prévaut, car l’ICWA stipule que, sur simple demande des parents ou de la nation amérindienne, l’affaire devant un tribunal d’État doit être transférée devant un tribunal tribal, à moins qu’il n’y ait une « raison légitime » (good cause), comme lorsque les parents s’objectent ou que le tribunal tribal refuse le droit de juridiction (25 U.S.C. § 1911 [ICWA, Title I, section 101 & 105]). Nous reviendrons sur cette notion de « good cause » qui prête à controverse. Notons tout de même que l’objection des parents fera obstacle au renvoi de l’affaire à la cour tribale même si la tribu souhaite le renvoi. Deuxièmement, l’ICWA ajoute que pour toute adoption d’un enfant amérindien la préférence sera accordée, dans cet ordre : aux membres de la famille de l’enfant, aux autres membres de la nation amérindienne, à une autre famille amérindienne. L’ICWA précise tout de même que le choix effectué par le tribunal tribal doit être la solution la moins pénible pour l’enfant en fonction de ses besoins.

Cette législation a l’avantage, donc, de renforcer l’autorité et la souveraineté des gouvernements tribaux et de montrer que l’environnement culturel d’un enfant est utile à son développement et que l’en priver doit être une solution de dernier recours. Néanmoins, l’ICWA est loin de faire l’unanimité. Des problèmes pratiques surgissent en effet à cause de la difficulté de définir, par exemple, ce qu’est un enfant amérindien ou ce qui constitue une « raison légitime ». Des problèmes d’ordre philosophique se posent aussi puisque l’ICWA demande aux autorités légales de poursuivre un but communautariste empreint d’un certain « racialisme » ou « ethnicisme ». La protection des nations amérindiennes est donc à mi-chemin entre les considérations d’ordre politique et celles qui sont d’ordre « ethno-racial ». Ainsi, d’autres groupes minoritaires, telle la communauté « afro-américaine », dans un élan souverainiste et nationaliste, s’inspirent de l’ICWA pour essayer de faire passer une législation similaire interdisant l’adoption des enfants « noirs » par d’autres groupes (Townsend 1995 : 173-187). Toutefois, le plus surprenant est que ce communautarisme organisé par l’État soit justifié comme étant dans l’intérêt de l’enfant (Howard 1984 : 503-555; Zreczny 1994 : 1121-1154). Or, il est loin d’être évident que ce soit systématiquement dans l’intérêt d’un enfant d’être placé exclusivement de façon communautaire, c’est-à-dire au sein de son groupe d’appartenance. La preuve n’a pas encore été faite que les parents « blancs » soient incapables d’élever un enfant « non-blanc » ou que ce dernier souffre inévitablement de ne pas être élevé au sein d’une culture « non blanche ».

Enfin, l’ICWA ne règle en rien les réelles difficultés profondes que connaissent les communautés amérindiennes extrêmement pauvres qui semblent aujourd’hui ne devoir leur survie qu’aux subventions toujours limitées d’un État-providence en crise ou à l’implantation très florissante de l’industrie du jeu dans les réserves. L’ICWA cherche à réparer tant bien que mal quelques dérives du système mais ne met en place aucun dispositif susceptible de vraiment changer le sort des peuples autochtones états-uniens. L’Amérique est très prompte à déduire des causes « racistes » de ses statistiques « raciales ». Le placement en adoption ou en famille d’accueil d’enfants amérindiens, tant répandu dans les années 1970, était peut-être dû à des discriminations individuelles ou institutionnelles, mais un grand nombre était probablement justifié, compte tenu des difficultés socio-économiques que traversent les communautés amérindiennes. En 2005, les enfants amérindiens étaient toujours plus susceptibles que tout autre groupe « ethno-racial » d’être enlevés à leurs familles biologiques. Certains diront que l’ICWA n’est pas appliqué de manière efficace, mais il semble surtout que les nations amérindiennes soient rongées par un malaise social qui s’étend bien au-delà de toute législation relative à l’adoption.

Les problèmes d’application de l’ICWA

ICWA met en exergue une difficulté souvent rencontrée dans le droit américain : comment définir les critères d’appartenance à une communauté et, donc, le droit de bénéficier d’un traitement différent. L’ICWA définit un enfant amérindien comme un individu non marié de moins de 18 ans qui serait membre d’une nation reconnue par le gouvernement fédéral, ou comme l’enfant biologique d’un membre d’une nation et qui pourrait lui-même prétendre à être membre de cette nation (25 U.S.C. § 1903 [4]). Cette définition, qui apparaît de prime abord raisonnable, ne tient pas compte de la complexité des rapports sociaux qui sont à l’origine des phénomènes identitaires « raciaux », « ethniques », culturels ou tribaux. L’abondance de mariages ou de concubinages entre Amérindiens de nations différentes, qui ont parfois comme conséquence que leurs enfants ne peuvent devenir membres d’aucune des deux nations, le nombre croissant de mariages entre Amérindiens et non-Amérindiens et la fréquence des séparations et des remariages font que nombre d’enfants familiers avec la culture amérindienne ne sont pas couverts par l’ICWA, comme par exemple les enfants de personnes ne possédant pas la quantité de « sang » nécessaire (nombre requis d’aïeux) pour être considérés comme membres d’une nation bien qu’ils aient toujours vécu dans une réserve. Et en contrepartie, certains enfants n’ayant aucun contact avec la société amérindienne (mais ayant un nombre d’aïeux suffisant) sont considérés comme Amérindiens à part entière par cette législation (Heifetz Hollinger 2004 : 222).

La doctrine de la « famille amérindienne existante »

La jurisprudence américaine illustre très bien cette difficulté d’identification. Considérons In re Baby Boy Doe, 849 P. 2d 925 (Idaho 1993), une affaire qui date de 1989. Dans celle-ci, la mère biologique n’était pas amérindienne, et le père biologique était membre d’une nation reconnue par le gouvernement fédéral. Le couple, non marié, ne se fréquentait plus et, à la naissance de l’enfant, la mère décida de faire adopter son fils par un couple non amérindien. Mais, lorsque la mère biologique et les futurs parents adoptifs cherchèrent à faire valider l’adoption, un problème surgit : la mère ayant indiqué que le père biologique était membre d’une nation amérindienne, la révocation des droits parentaux devait donc être soumise au père et à sa nation. Ces derniers rétorquèrent qu’ils souhaitaient que l’enfant devienne membre de la nation et que l’affaire soit transférée devant un tribunal tribal, comme le stipule l’ICWA. Suivant une interprétation stricte du texte, l’enfant aurait pu être élevé par son oncle et sa tante dans la réserve. Même s’il arrive que le tribunal tribal valide une adoption par un non-autochtone, une interprétation littérale de l’ICWA aurait donné gain de cause au père biologique et à la nation. Pourtant, le juge décida que l’intention de la loi était de protéger les « familles amérindiennes existantes » (existing Indian family[1]); en l’occurrence, il était évident que de famille il n’était pas question, et encore moins d’une famille ayant un contact réel avec la vie tribale. D’après le juge, le but de la loi n’était pas de créer a posteriori des familles amérindiennes, là où elles n’existaient pas de fait[2].

Cette doctrine de la « famille amérindienne existante », qui porte parfois aussi le nom de « minimum contact test » ou « significant relationship/ties test », est utilisée par les tribunaux pour contourner une interprétation trop stricte de l’ICWA qui permettrait aux parents d’utiliser la loi à leur avantage lors de séparations afin de s’octroyer le droit de garde des enfants (Meteer 1997 : 647-691 ; Hahn Davis 1993 : 465-496 ; Atwood 2002 : 587-676).

Le danger existe bel et bien que la loi soit détournée de son but premier et appliquée à des individus qui n’ont qu’un lien théorique ou purement juridique avec une nation. En revanche, les opposants à cette doctrine ont peur qu’elle ne soit utilisée pour usurper l’autorité de la nation, seule entité pouvant décider de la véritable et sincère appartenance de leurs membres à la vie culturelle tribale (Meteer 2004 : 228). Dans In re Baby Boy Doe, la Cour suprême de l’Idaho invalida la décision de la cour de première instance et ordonna que le procès se déroule selon la procédure explicitée par l’ICWA, renversant ainsi la première décision. Les tribunaux américains se sont avérés divisés sur la question, puisque certains reconnaissent cette doctrine alors que d’autres refusent de l’appliquer[3].

Un second procès, In re Bridget R., 49 Cal. Rptr. 2d 507 (Ct. App. 1996), en Californie cette fois, peut nous aider à comprendre la complexité et les ramifications de cette doctrine de la « famille amérindienne existante ». Dans le comté de Los Angeles, un couple non marié eut deux jumelles en novembre 1993. Cindy et Richard, trop pauvres pour élever ces deux nouveaux enfants, décidèrent, avant qu’ils ne naissent, de les faire adopter. À l’avocat chargé de les aider dans cette démarche, Richard déclara qu’il était « un quart amérindien », mais lorsqu’il apprit que cette information pouvait contrecarrer, ou du moins retarder l’adoption de ses jumelles, il décida de changer son identification et omit de préciser son ascendance sur les papiers administratifs. Pour reprendre une expression américaine, il « passa pour Blanc ». Cindy aussi avait une ascendance amérindienne mais c’est celle de Richard qui préoccupa l’avocat et allait devenir le centre d’un procès retentissant. À la naissance des jumelles, le couple s’attendait à ce que les enfants, par l’intermédiaire des services sociaux, soient adoptés par un couple (blanc) de l’Ohio, les Rost, qui avaient payé les frais médicaux de Cindy et, bien sûr, les honoraires de l’avocat. Au bout de quelques mois avec les jumelles, les Rost entamèrent la procédure d’adoption. Entre-temps, Richard avait annoncé la nouvelle à sa mère, Karen, qui, à son insu, avait contacté un responsable de sa nation et avait entamé une procédure d’enrôlement dans cette même nation pour elle-même, son fils et les deux jumelles. Le responsable tribal prit contact avec les services sociaux pour les informer que la famille souhaitait que les enfants restent au sein de leur famille amérindienne et que cette affaire était du ressort du tribunal tribal. Il semble qu’à ce moment Richard revint sur sa décision et, alors que sa relation se détériorait avec Cindy, tenta de recouvrer ses droits parentaux. Une première cour donna raison à Richard, mais une cour d’appel invalida cette décision en expliquant que, dans cette affaire, les parents n’avaient pas de « lien politique, social ou culturel assez significatif avec une communauté amérindienne » pour que l’ICWA fût appliqué (In re Bridget R. : 256). En résumé, le raisonnement de la cour était que l’ICWA n’était légitimement applicable que pour les familles amérindiennes authentiques et ne pouvait s’appliquer aux personnes utilisant cette identité de façon opportuniste. Dans le cas présent, le père avait même refusé ouvertement de s’identifier en tant qu’Amérindien et n’avait pas de contact avec la nation en question avant l’adoption. Son couple ne pouvait être considéré comme une « famille amérindienne existante » pouvant bénéficier de la législation de l’ICWA.

La cour d’appel de Californie avança que la limite à l’ICWA que représente la doctrine de la « famille amérindienne existante » émanait du droit constitutionnel fédéral. Premièrement, la cour déclara que l’impératif le plus présent n’était pas celui des parents mais bien celui des enfants, qui avaient besoin de stabilité et de continuité pour leur développement. D’après le juge Croskey, selon la « garantie d’application régulière de la loi » (due process clause), le droit des enfants était aussi important que celui des parents (In re Bridget R. : 524). En l’occurrence, les jumelles avaient besoin de rester avec les Rost, les seuls parents qu’elles aient connus, car déménager chez des inconnus, avec lesquels elles partageaient, certes, une ascendance, ne changeait pas le fait qu’ils étaient des inconnus. Mais deuxièmement, et c’est là le point le plus intéressant, d’après la cour d’appel de Californie la clause d’égalité devant la loi justifiait l’application de la doctrine de la « famille amérindienne existante ». Il nous faut ici préciser le caractère à part du statut des Amérindiens aux États-Unis. Le gouvernement fédéral ne peut opérer de préférence vis-à-vis un groupe « ethno-racial » donné que s’il peut démontrer un « intérêt gouvernemental impérieux » (compelling state interest) à le faire, ce qui est extrêmement difficile. En revanche, en ce qui concerne les politiques de promotion des minorités (affirmative action) par exemple, le gouvernement peut mettre en avant une nation reconnue, s’il peut prouver que cette politique est raisonnable, ce qui est beaucoup plus aisé. C’est que pour la Cour suprême, les régulations d’ordre « ethno-racial » ne sont pas de la même nature que les régulations d’ordre politique. Les nations amérindiennes sont perçues par le droit américain comme des entités politiques et non « ethno-raciales ». Toutefois, ce ne sont pas toutes les nations amérindiennes qui sont concernées mais seulement les nations qui ont un lien politique avec le gouvernement fédéral (Goldberg 2002 : 943-989). L’ICWA ne peut servir à défendre un intérêt « ethno-racial » mais seulement un intérêt politique. Cette distinction entre le statut « ethno-racial » et politique a comme présupposé que l’appartenance à une nation est plus qu’une simple identité « ethno-raciale ». Une division claire doit donc pouvoir être effectuée entre ces deux statuts. Ainsi, la cour d’appel de Californie a vu la doctrine de la « famille amérindienne existante » comme un garde-fou empêchant cette loi de dériver vers une régulation purement « ethno-raciale ». En d’autres termes, l’ICWA ne peut être constitutionnel que dans les cas où il existe un lien réel et volontaire entre une nation amérindienne et ses membres.

La doctrine de la « famille amérindienne existante » soulève aussi de nombreux problèmes dans les cas d’enfants illégitimes entre une femme non amérindienne et un père amérindien, ou lorsqu’une mère ayant déjà abandonné ces droits parentaux tente de recouvrer la garde de son enfant. Par exemple, dans In re Adoption of T.R.M., 525 N.E. 2d 298 (Ind. 1988), une mère amérindienne tenta de recouvrer ses droits parentaux grâce à l’ICWA un an après que son enfant ait été adopté. La Cour suprême de l’Indiana refusa d’invalider l’adoption car, d’après son raisonnement, l’enfant n’avait vécu avec sa mère génitrice que quelques jours et il n’y avait donc pas de séparation d’une « famille amérindienne existante ». Toutefois, cette même cour, trois ans plus tard, dans l’arrêt In re D.S., 577 N.E. 2d 572 (Ind. 1991), déclara que dans les cas où « une mère est amérindienne, la mère et l’enfant sont, et ce afin de pouvoir entreprendre l’investigation de l’ICWA, présumés constituer une famille amérindienne ». Il s’avère donc assez difficile de distinguer la continuité des décisions concernant l’ICWA, parfois même au sein d’une même cour.

Cette doctrine de la « famille amérindienne existante » fait donc l’objet d’un certain nombre de critiques. On l’accuse notamment d’être une révision juridique du travail du législateur pour écarter purement et simplement l’ICWA. Cette doctrine n’apparaît nulle part dans l’Indian Child Welfare Act, et durant la rédaction de ce texte le Congrès a rejeté toutes les dispositions allant en ce sens (Meteer 1997 : 660). De plus, la preuve n’a pas été faite que, comme le clame la cour d’appel de Californie, cette doctrine soit nécessaire pour que l’ICWA soit validé constitutionnellement. Au contraire, certains auteurs affirment que la condition d’être membre d’une nation ne peut être considérée que comme une classification politique et non « ethno-raciale » (Atwood 2002 : 630). Enfin, et c’est peut-être là un des points majeurs du débat sur la classification « ethno-raciale », cette doctrine sous-entend que l’identité amérindienne ne serait pas du seul ressort des nations, pour lesquelles, il faut le rappeler, la détermination de l’appartenance de leurs membres représente la base de leur souveraineté, mais que les juges, et à travers eux l’État, serait plus à même de décider de l’authenticité de l’identité amérindienne, tout en justifiant cette approche en invoquant l’intérêt de l’enfant à ne pas être coupé d’une culture à laquelle, d’ailleurs, il n’a pas forcément été exposé. On peut donc regretter que la Cour suprême n’ait pas daigné éclaircir cette question même si on en comprend l’indéniable difficulté, mais aussi le nombre limité d’individus que cette doctrine concerne[4]. Le fait que le Congrès n’ait pu, à ce jour, amender le texte atteste le caractère politiquement délicat de l’application de l’ICWA.

La seule affaire concernant l’ICWA et qui ait été traitée par la Cour suprême remonte à 1989, et elle concernait le cas très précis de deux parents vivant en réserve (Mississippi Indian Band of Choctaw Indiansv. Holyfield, 490 U.S. 30 [1989]). En 1985, un couple appartenant à la nation choctaw du Mississippi quitta la réserve du comté de Neshoba pour accoucher et faire adopter leurs jumeaux par un couple non amérindien, quelques trois cents kilomètres plus loin, avec la bénédiction des services sociaux. La nation s’objecta et invoqua l’ICWA afin que la juridiction de cette affaire revienne à un tribunal tribal. La Cour suprême lui donna gain de cause, ce qui est tout à fait logique d’un point de vue juridictionnel strict. En vivant et retournant vivre dans la réserve, le couple en question prouvait, s’il était besoin, qu’il souhaitait être affilié à la vie tribale et à ses lois. Comme le souligne la Cour, « permettre aux individus membres de la nation d’échapper à la juridiction exclusive par le simple fait de donner naissance à leur enfant hors de la réserve […] annule ce que l’ICWA était censé accomplir » (Mississippi Indian Band of Choctaw Indiansv. Holyfield : 52). En revanche, la difficulté survient lorsque des couples ne vivant pas en réserve sont automatiquement considérés comme étant affiliés à une nation et placés sous le joug de l’ICWA. Pourtant, à la suite du jugement Holyfield, certaines cours changèrent leur fusil d’épaule et remirent en cause la doctrine préconisée par In re Baby Boy L. S’appuyant sur le raisonnement de la Cour suprême qui expliquait que « les nombreuses prérogatives accordées aux nations à travers la législation de l’ICWA […] doivent être considérées comme [l’intention du législateur] […] de protéger non seulement les intérêts individuels des familles amérindiennes et des enfants, mais aussi ceux des nations ». La Cour se concentra donc sur l’intention du législateur d’empêcher que les enfants amérindiens ne soient retirés, non pas à des « familles amérindiennes existantes », mais à leur « culture ». L’ICWA s’appliquait donc à des jumeaux qui n’avaient jamais connu de famille amérindienne ou de vie tribale. Cette interprétation de l’ICWA amena notamment des tribunaux d’Alaska (In re Adoption of T.N.F., 781 P. 2d 973 [Alaska 1989]) et de Californie (In re Adoption of Lindsay C., 280 Cal. Rptr. 194 [Ct. App. 1991]), et même la Cour suprême du Dakota (In re Adoption of Baade, 462 N.W. 2d 485, 489-490 [S.D. 1990]), à revenir sur des jugements précédents. En 1995, l’Oklahoma passa même un texte législatif très proche d’invalider la doctrine de la « famille amérindienne existante » (10 Okla. Stat. Ann. tit. 10 40.1 [West Supp. 1995]).

Notons enfin que le litige ici est de savoir qui, du tribunal tribal ou de l’État, a le droit de décider du sort d’un enfant. Cependant, le choix de juridiction n’a pas nécessairement de poids sur la décision finale. Dans Mississippi Band of Choctaw Indians v. Holyfield, le tribunal tribal décida de laisser la garde des enfants à la femme non amérindienne (son mari étant décédé entre-temps) qui s’était occupée d’eux jusque-là. Un changement de juridiction n’équivaut pas nécessairement à une décision opposée, même s’il faut bien reconnaître que, d’une cour à l’autre, l’ICWA reste appliqué de façon assez contradictoire, ce qui est dû en partie à la définition juridique complexe d’un Amérindien.

Définition juridique d’un Amérindien sous l’ICWA

Nous venons de voir qu’un des problèmes soulevés par cette doctrine de la « famille amérindienne existante » est celui de l’identité amérindienne et celui de savoir qui, du tribunal ou de la nation, peut déterminer cette identité. L’ICWA stipule que les enfants amérindiens sont les enfants éligibles pour devenir membres d’une nation (25 U.S.C. 1903 [4]), mais nulle part cette loi ne précise ce qu’être membre d’une nation signifie, et la raison la plus évidente à cela est que chaque nation détermine comme bon lui semble qui peut en être membre. Ce droit fait partie intégrante de sa souveraineté. La définition d’« Amérindien » varie donc de façon significative si c’est le tribunal ou la nation qui détermine l’appartenance. Pourtant, cette question ne semble pas pouvoir être tranchée par les juges.

Par exemple, la Cour suprême de l’Oregon a refusé à une mère le droit de reprendre son enfant en invoquant l’ICWA, une fois que l’enfant avait été adopté. Cette mère avait d’abord déclaré qu’elle ne se connaissait pas d’ascendance amérindienne, mais découvrit, trois semaines plus tard, qu’elle était « en partie cherokee » (Quinn v. Walters, 881 P. 2d 795 [Or. 1994]). Elle et son mari (le père de l’enfant) intégrèrent donc la nation mais la Cour suprême refusa d’admettre comme preuve la liste des membres de la Nation cherokee et refusa aussi de faire témoigner le père. La Cour n’accepta donc pas les preuves offertes par la nation, mais ne précisa pas quelles autres preuves auraient établi l’affiliation du couple à la Nation cherokee. Cet arrêt fut contredit en trois points par d’autres tribunaux d’État. Premièrement, l’ICWA n’impose pas de limite de temps pour déterminer qui est membre d’une nation amérindienne (In re Kahlen W., 285 Cal. Rptr. 507 [Ct. App. 1991]). Deuxièmement, l’ICWA n’impose pas de limite de temps pour déterminer la paternité des Amérindiens (Yavapai-Apache Tribe v. Mejia, 906 S.W. 2d 152, [Tex. Ct. App. 1995]). Troisièmement, la détermination de l’identité amérindienne relève du domaine tribal et non étatique (In re Adoption of Riffle, 902 P. 2d 542 [Mont. 1995]). Comme l’a rappelé une cour d’appel de Californie, certaines nations n’ont même pas de liste officielle de leurs membres (In re Junious M., 193 Cal. Rptr. 40 [Ct. App. 1983]). La Cour suprême du Montana décida que le refus d’appliquer l’ICWA lorsqu’un enfant ne possédait pas le « pourcentage de sang » (blood quantum) requis par la nation autochtone (à savoir un huitième, soit un arrière-grand-parent), était erroné car le pourcentage d’ascendance ne pouvait déterminer l’identité amérindienne définie par l’ICWA. La Cour alla jusqu’à affirmer que la nation est la seule autorité dans le domaine et que sa décision supplante celle des tribunaux et les recommandations du Bureau des Affaires indiennes.

Ces décisions montrent bien qu’il n’existe pas de consensus quant à la détermination juridique de l’identité amérindienne sous l’ICWA et que cette identité est interprétée différemment d’une cour à l’autre, puisque certaines décident de cette question et que d’autres s’en remettent aux nations. Et même lorsqu’il existe un consensus reconnaissant une famille comme étant soumise à l’ICWA, il existe des limites à son application inhérentes au texte lui-même. Les tribunaux ne parviennent pas à s’accorder, car de cette définition dépend le sort des personnes concernées. Or, la question fondamentale soulevée par l’identification d’un Amérindien selon l’ICWA est, en fait, de déterminer dans quelle mesure le destin d’un individu peut être influencé par ses propres choix concernant ses affiliations sociales, politiques et identitaires (Heifetz Hollinger 2004 : 225) ainsi que par son héritage identitaire, « ethno-racial », généalogique ou même génétique. En effet, avec les avancées technologiques et les intérêts financiers non négligeables autour de cette identité amérindienne, des entreprises de mesure d’ADN spécialisées dans l’authentification amérindienne ont vu le jour. Ces entreprises démarchent les nations autochtones et proposent leurs services « infaillibles », puisque scientifiques, ce qui est source de litiges (Wade 2002).

La notion de « raison légitime »

La « raison légitime » (good cause) peut être invoquée dans deux cas : soit pour refuser de transférer le procès devant un tribunal tribal, soit pour refuser les modalités préconisées par l’ICWA. Dans les deux cas elle est perçue comme une limitation au pouvoir du tribunal tribal. Pourtant, la notion substantive de « good cause » ne contraint pas le juge tribal lorsque l’affaire lui est déférée. Il est généralement admis que le tribunal tribal n’est pas lié par les dispositions substantives de l’ICWA lorsque l’affaire se retrouve devant lui. En revanche les tribunaux étatiques, eux, doivent appliquer la notion substantive de « good cause ».

La loi stipule que la cour d’État devra transférer le procès devant un tribunal tribal, à moins que les parents de l’enfant ne s’y opposent ou pour « toute autre raison légitime » (good cause to the contrary, 25 U.S.C. 1911 [b]). Mais le texte ne précise pas la signification de cette raison bien mystérieuse. La plupart des tribunaux se réfèrent aux recommandations du guide du Bureau des Affaires indiennes pour définir ces termes[5]. Pourtant, ces suggestions ont été définies et appliquées de façon peu cohérente par les tribunaux. Par exemple, si une nation retarde le processus trop longtemps, alors il est légitime pour la justice d’intervenir. Mais, la durée de cette période reste à la discrétion des juges. Par exemple, un délai de cinq mois entre le moment où la nation est prévenue et sa demande de transfert peut être perçu comme trop long (In re Robert T., 246 Cal. Rptr. 168 [Ct. App. 1988]), alors que dans In re J.L.P., 870 P. 2d 1252 (Colo. Ct. App. 1994) un délai d’un an entre ces deux procédures fut jugé comme une réponse « prompte ». Un autre exemple est la définition de ce qui constitue un « transfert inopportun » (inconvenient transfer). Les tribunaux tentent de refuser le transfert lorsque la juridiction tribale se trouve trop éloignée de l’endroit de résidence de l’enfant et ce, parfois, même si le tribunal tribal propose de se déplacer (Yavapai-Apache Tribe v. Mejia, 906 S.W. 2d 152 [Tex. Ct. App. 1995]). Pourtant, cette doctrine n’empêche pas les familles de voyager pour se présenter devant le juge. Une cour de l’Illinois détermina que le transfert vers un tribunal tribal du Kansas n’était pas un inconvénient en soi puisque l’enfant en question résidait en Californie (In re Armell, 550 N.E. 2d 1060 [Ill. Ct. App. 1990]). Cependant, vivre dans une réserve n’assure pas non plus que le transfert s’opérera. En 1986, une cour a ainsi invoqué l’intérêt de l’enfant afin ne pas transférer l’affaire devant le tribunal tribal puisque les juges estimèrent que sa mère, vivant dans la réserve, n’était pas apte à s’en occuper (In re K.L.R.F., 515 A. 2d 33 [Pa. 1986]). On voit donc que l’intérêt de l’enfant peut être cité pour déterminer la juridiction, même si les juges ne s’accordent pas sur la pertinence de ce point. C’est la Cour suprême du Montana qui argua pour la première fois, en 1981, dans l’arrêt In re M.E.M., 635 P. 2d 1313 (Mont. 1981), que les recommandations de Bureau des Affaires indiennes pouvaient être invoquées, qu’elles n’étaient pas les seules, et que l’intérêt de l’enfant, qui serait un des buts explicites du Congrès, pouvait, s’il était correctement justifié, représenter une « raison légitime » de ne pas transférer. La plupart des tribunaux invoquant l’intérêt de l’enfant pour refuser le transfert le font lorsque l’enfant est trop lié à sa famille adoptive ou s’il est trop traumatisant psychologiquement pour l’enfant de quitter son nouvel environnement. Néanmoins, certains tribunaux estiment que la doctrine de l’intérêt de l’enfant renvoie à la question du placement et non pas à celle de la juridiction. La critique ici est que le fait de tenir compte de l’intérêt de l’enfant pour refuser le transfert ajoute un point de vue culturel et des valeurs « anglo-américaines » dont l’ICWA était censé protéger les Amérindiens, et ce avant même que cette loi ne puisse entrer en vigueur. Ainsi, cette doctrine est à l’origine d’une disjonction juridique quant à la validité de cette « raison légitime » mais aussi quant à la place de l’intérêt de l’enfant dans ce processus.

Cette division des tribunaux quant à la place de l’intérêt de l’enfant dans l’ICWA se retrouve lors de la seconde application de la « raison légitime », celle de ne pas suivre l’ordre de placement préconisé par l’ICWA (placer l’enfant avec un membre de la famille au sens amérindien du terme, dans une autre famille de la nation, et dans une autre famille amérindienne). En règle générale, la doctrine de l’intérêt de l’enfant est utilisée lorsque l’enfant est attaché à une première famille d’accueil ou adoptive dans un souci de permanence et de stabilité. In re Adoption of F.H., 851 P. 2d 1361 (Alaska 1993) ou In re Bridget R., 49 Cal. Rptr. 2d 507 (Ct. App. 1996) sont deux exemples où la cour décida de laissé les enfants dans la famille qui les avait accueillis depuis un certain temps, bien que des membres des familles des enfants aient été prêts à les adopter. Pourtant, certains tribunaux sont en désaccord avec cette façon de procéder surtout après que la Cour suprême, dans Holyfield, eut argumenté que

même si la stabilité du placement de l’enfant devrait être de la plus grande importance, ce ne peut être la seule mesure jugeant de la légalité d’une décision de droit de garde. Un tel standard récompenserait ceux qui obtiennent le droit de garde, de façon légale ou autre, et le maintiendrait tout au long des litiges (prolongés) qui s’ensuivraient (490 U.S. 30 [1989] : 54).

Ainsi, dans In re S.E.G., la Cour suprême du Minnesota décida, en s’appuyant sur Holyfield, que la cour d’appel avait eu tort de définir la « permanence » du placement de façon si étroite qu’elle « menaçait de réduire substantiellement les placements dans les foyers amérindiens » (In re Custody of S.E.G., 521 N.W. 2d 357 [Minn. 1994] : 354). La Cour suprême du Montana ira même plus loin, puisqu’elle avancera que le but de l’ICWA était de corriger ces décisions des tribunaux d’État qui regorgent de préjugés culturels (In re Adoption of Riffle, 922 P. 2d 510 [Mont. 1996] : 514). L’intérêt de l’enfant n’échappant pas à la règle, la Cour décida que cette doctrine n’était pas nécessaire, et même inappropriée à l’ICWA, et ne pouvait justifier de dévier du placement préconisé par l’ICWA. D’après la Cour, le fait qu’un enfant ait été adopté et ait vécu pendant un certain laps de temps avec une famille aimante ne justifie pas de ne pas pouvoir l’enlever à cette famille pour le placer, à nouveau, dans une autre.

Autres dispositions litigieuses

D’autres problèmes entravent l’application uniforme de l’ICWA. En particulier, certains points de la législation restent imprécis, comme de savoir si une nation pourra intervenir, si elle peut en être avertie à temps et si un parent amérindien pourra revenir sur sa décision de renoncer à ses droits parentaux.

L’intervention tribale

Selon l’ICWA, une nation a le droit d’intervenir à n’importe quel moment des litiges impliquant le placement d’un enfant amérindien en famille d’accueil ou la résiliation des droits parentaux (25 U.S.C. 1911[c]). Cependant, dans In re Baby Boy L., 643 P. 2d 168 (Kan. 1982), la Cour suprême du Kansas qui énonça pour la première fois la doctrine de la « famille amérindienne existante » utilisa cette doctrine pour refuser à une nation le droit d’intervenir. Elle invoqua aussi d’autres raisons : la nation n’avait pas fait sa demande dans les vingt jours prescrits, l’enfant était celui d’une femme non amérindienne et non mariée, et la procédure d’adoption était volontaire. La Cour précisa que, même si l’ICWA avait été appliqué et la nation autorisée à intervenir, la mère aurait tout simplement refusé la procédure d’adoption plutôt que de voir sa belle-famille obtenir la garde de l’enfant.

Certaines nations auxquelles on a refusé le droit d’intervenir par le biais de la loi fédérale ICWA, peuvent parfois intervenir par l’intermédiaire des lois d’État qui autorisent toute personne ayant un « intérêt » dans le procès à intervenir (In re Baby Girl A., 282 Cal. Rptr. 105 [Ct. App. 1991]). En définissant de façon très large cet intérêt, les nations peuvent invoquer leur intérêt à conserver « leurs » enfants. Cette interprétation de la loi d’État reste à la discrétion des juges et varie d’une cour à l’autre. De plus, certains juges ont aussi établi une distinction entre l’intervention tribale dans les cas de résiliation volontaire ou involontaire des droits parentaux et dans les cas d’adoption ou de placement en famille d’accueil. Par exemple, dans In re J.R.S., 690 P. 2d 10 (Alaska 1984), la Cour suprême d’Alaska a distingué entre la résiliation des droits parentaux et l’adoption, qu’elle a estimées être de nature différente. Dans cette affaire, la Cour a estimé que la nation n’était pas autorisée à intervenir selon l’ICWA mais qu’elle n’était pas non plus interdite d’intervention par la loi. La nation fut donc autorisée à intervenir selon la loi de l’État, qui autorise ainsi toute personne ayant « un intérêt » ne pouvant être défendu autrement qu’en intervenant lors du procès. Un tribunal de Californie, qui refusa d’appliquer la doctrine de la « famille amérindienne existante », alla jusqu’à interpréter l’ICWA de façon à ne pas distinguer si la procédure de résiliation des droits parentaux était volontaire ou non, estimant que cette distinction n’avait pas à être prise en considération (In re Lindsay C., 280 Cal. Rptr. 194 [Ct. App. 1991]).

Donc, le droit de la nation d’intervenir a été déterminé de façon très inconstante, et ce, à cause de l’emploi (ou du refus d’employer) par les tribunaux de trois facteurs : l’utilisation de l’exception de la « famille amérindienne existante » afin de déterminer l’applicabilité de l’ICWA, l’interprétation plus ou moins large par les juges de l’intérêt de la nation à conserver ses enfants et à intervenir au procès, et l’importance accordée au caractère volontaire ou involontaire des procédures de résiliation des droits parentaux.

Prévenir la nation amérindienne

L’ICWA établit que la nation doit être prévenue de toutes les procédures involontaires de résiliation de droits parentaux et de placement en famille d’accueil impliquant un enfant amérindien (25 U.S.C. 1912[a]). Cependant, dans la pratique, cette partie de la loi pose problème. Premièrement, dans de nombreux cas la nation n’est prévenue (parfois indirectement) de la procédure qu’après que l’enfant a passé un certain temps avec sa nouvelle famille ou bien après que l’adoption a été décrétée. Deuxièmement, les tribunaux sont divisés quant à l’importance à accorder à la démarche très rigoureuse décrite par l’ICWA pour prévenir les nations. Cette incertitude porte sur quatre points : le délai durant lequel la nation doit être avisée, le moyen de communication à utiliser, les informations contenues dans cette lettre et la marche à suivre lorsque l’identité amérindienne de l’enfant est mise en doute.

D’abord les tribunaux n’arrivent pas à s’accorder sur le délai de notification. Un tribunal a estimé qu’une nation pouvait être prévenue après que la famille amérindienne s’est présentée devant la cour un première fois (In re S.Z., 325 N.W. 2d 53 [S.D. 1982]), alors que le paragraphe 25 U.S.C. 1912(a) de l’ICWA impose qu’aucune procédure de résiliation des droits parentaux ou de placement en famille d’accueil ne débute moins de dix jours après que la nation a été prévenue. Un autre tribunal, dans l’arrêt In re Kahlen W., 285 Cal. Rptr. 507 (Ct. App. 1991), a déclaré que la notification de la nation devait être immédiate, et ce, peu importe l’avancement de la procédure, lorsque l’identité amérindienne de l’enfant était établie.

Ensuite, les décisions de justice quant au mode d’envoi de la notification ne sont pas moins contradictoires. La loi ICWA est claire sur ce sujet, la nation doit être notifiée par courrier recommandé avec accusé de réception (25 U.S.C. 1912[a]). Pourtant, certains tribunaux ont accepté l’utilisation de courriers recommandés simples (In re S.Z., 325 N.W. 2d 53 [S.D. 1982]) ou ont même déclaré qu’un simple coup de téléphone ou une télécopie ne portaient pas préjudice à la nation (In re Krystle D., 37 Cal. Rptr. 132 [Ct. App. 1994] : 136).

Un troisième point de friction entre les juges est le contenu de la notification. Là encore l’ICWA est assez spécifique mais les tribunaux ne semblent pas savoir s’il est bien nécessaire de suivre le texte à la lettre. Par exemple, dans l’arrêt In re S.Z., 325 N.W. 2d 53 (S.D. 1982) la cour a décidé que la notification à la nation, bien qu’elle ne fît pas mention explicite du droit de la nation à intervenir comme le réclame la section 25 U.S.C. 1912 (a) de l’ICWA, était néanmoins suffisante puisqu’elle informait la nation des procédures en cours. Cependant, sur ce même point, un tribunal de Californie estima qu’une lettre ne stipulant pas le droit de la nation à intervenir n’était pas acceptable (In re Kahlen W., 285 Cal. Rptr. 507 [Ct. App. 1991] : 512-513).

Enfin, lorsque l’identité amérindienne de l’enfant n’a pas été établie clairement, prévenir la nation est logiquement plus problématique. Les jugements rendus par la cour d’appel du cinquième district de Californie nous renseignent sur la difficulté de trouver un consensus au sein d’une même cour. Dans l’arrêt In re Pedro N., 41 Cal. Rptr. 2d 819 (Ct. App. 1995), la cour refusa à une mère de prévenir sa nation, qu’elle dénommait « Mono »∈; la cour estimait en effet que les Amérindiens monos étaient une nation « canadienne » et, par conséquent, non reconnue par le gouvernement fédéral américain. Lors d’une audition ultérieure, la mère précisa qu’elle était plutôt affiliée aux « Northforks », une nation californienne d’Amérindiens monos. Pourtant, la cour déclara que sa demande de délai de notification n’était pas recevable car cette démarche arrivait deux ans après que la justice eut résilié ses droits parentaux. Pour la cour, soit que l’appartenance de la mère à la nation mono n’entrait pas en ligne de compte, soit qu’elle l’était ; cependant, la cour supposant que la nation était « canadienne », elle avait eu une raison suffisante de ne pas prévenir cette dernière. Quatre ans plus tôt, dans l’arrêt In re Kahlen W., 285 Cal. Rptr. 507 (Ct. App. 1991), cette même cour avait déclaré que l’identité amérindienne de l’enfant n’avait pas besoin d’être établie pour devoir au moins notifier le Bureau des Affaires indiennes lorsque la nation est inconnue ou introuvable. De plus, elle souligna que, d’après l’ICWA, prévenir la nation était obligatoire, et ce, peu importe à quel moment de la procédure l’identité amérindienne de l’enfant était découverte.

Finalement, un des derniers obstacles, et pas des moindres, à une application plus constante de l’ICWA, est le fait que le texte contient en lui-même une contradiction concernant l’application de la notification de la nation. La section 25 U.S.C. 1912(a) de l’ICWA qui décrit en détail la procédure de notification des nations précise que cette procédure s’applique aux procédures involontaires sans préciser ce qui se passe dans les cas où la résiliation des droits parentaux ou du placement en famille d’accueil est volontaire. Ce qui a pour effet de donner l’impression que la notification n’intervient que lors des procédures involontaires. Or, la section 25 U.S.C. 1911(c) autorise les nations à intervenir à n’importe quel stade du litige. Et, évidemment, une nation ne risque pas d’intervenir lors d’une procédure volontaire si personne ne la prévient. Néanmoins, certains tribunaux, au lieu de supposer que ces deux sections considérées dans leur ensemble permettent l’intervention lors de procédures volontaires et involontaires, préfèrent une lecture stricte de l’ICWA et imposent la notification seulement pour les procédures involontaires. Pourtant, dans Holyfield la Cour suprême a déclaré que l’ICWA s’appliquait « même dans les cas où les parents étaient consentants à l’adoption, et ce à cause de considérations allant au delà des souhaits individuels des parents » (490 U.S. 30 [1989] : 50).

L’abandon des droits parentaux

Une dernière disposition de l’ICWA qui prête à controverse concerne le droit de parents amérindiens à revenir sur l’abandon de leurs droits parentaux. L’ICWA stipule que des parents peuvent revenir à n’importe quel moment sur leur décision de voir leur enfant placé en famille d’accueil (25 U.S.C. 1913[b] [1994]) et revenir sur la résiliation de leurs droits parentaux lors d’une procédure d’adoption « avant l’application du décret final d’adoption ou de perte des droits parentaux, suivant le cas » (25 U.S.C. 1913[c] [1994]).

Pourtant, les juges ne semblent pas savoir si cette procédure peut être interprétée au pied de la lettre et laisser ainsi aux parents amérindiens une marche de manoeuvre extrêmement large, ou même si cette section de l’ICWA doit s’appliquer. Dans son interprétation la plus large, les juges considèrent que « lorsqu’un enfant amérindien couvert par l’ICWA est impliqué, les agences d’adoption et les parents adoptifs potentiels doivent assumer le risque qu’un parent amérindien puisse changer d’avis avant que l’adoption soit conclue » (In re Appeal in Pima County Juvenile Action No. S-903, 635 P. 2d 187 [Ariz. Ct. App. 1981] : 192). Par contraste, la Cour suprême de l’État de Washington décida d’interpréter l’ICWA comme interdisant aux parents amérindiens de revenir sur leur décision après le décret final de résiliation des droits parentaux même si la procédure d’adoption, elle, n’était pas finale (In re Adoption of Crews, 825 P. 2d 305 [Wash. 1992] : 311). Certains tribunaux, par exemple dans l’arrêt Hampton v. J.A.L., 658 So. 2d 331 (La. 1995), ont aussi invoqué l’intérêt de l’enfant afin de limiter le droit des parents à revenir sur leur décision, et dans l’arrêt In re Bridget R. une cour d’appel de Californie invoqua la doctrine de la « famille amérindienne existante » pour refuser l’application de l’ICWA, mais ensuite elle en appela comme étant de l’intérêt de l’enfant de ne pas retourner avec ses parents même si le placement adoptif volontaire était remis en question (49 Cal. Rptr. 2d 507 [Ct. App. 1996] : 526). Dans cette affaire, la cour estima qu’il serait inconstitutionnel d’appliquer la section 25 U.S.C. 1913 de l’ICWA, accordant une plus grande protection aux droits parentaux si ceux-ci allaient à l’encontre de l’intérêt des droits de l’enfant amérindien. Elle refusa d’accorder aux parents un degré de protection élevé car la famille n’était pas une famille amérindienne et parce que l’intérêt des parents était en conflit avec celui des enfants.

L’ICWA comme exception à la norme constitutionnelle de non-reconnaissance de l’identité « ethno-raciale »

Les tribunaux n’arrivent donc pas à s’entendre, dans la pratique, sur une interprétation de l’ICWA et de ses différentes directives. Cette loi tente, en effet, de concilier des intérêts divergents puisqu’elle va à contre-courant de l’esprit de la législation antidiscriminatoire sans pouvoir se distinguer de cette dernière. Les familles amérindiennes étaient victimes des discriminations institutionnalisées de la part de la majorité « blanche », l’ICWA est donc là pour protéger la famille par extension qu’est la communauté, alors que la jurisprudence américaine ne cesse d’évoluer vers une norme de non-reconnaissance de l’identité « ethno-raciale » (colorblindness). L’ICWA, en liant l’intérêt de l’enfant à celui de la famille, le lie par extension, à celui de la nation et a fortiori de la communauté amérindienne.

L’ICWA pose donc un problème pratique qui est inhérent à toute politique de classification des citoyens. Sous l’ICWA, la question de savoir ce qu’il advient des litiges concernant les couples « mixtes », dont les partenaires appartiendraient à deux nations différentes ayant des critères de sélection divergents, ou lorsqu’un des partenaires n’est pas amérindien, et ce, malgré l’arrêt In Re S.E.G, reste entière. La jurisprudence ne laisse pas de place aux demi-identités et aux demi-statuts. Mais, au fond, de quel statut s’agit-il ?

Aux États-Unis, autoriser un régime spécial à une catégorie de citoyens est très difficile à obtenir pour des raisons « ethno-raciales », et même presque impossible puisque soumis au plus haut degré du contrôle judiciaire (strict scrutiny). En effet, la Cour suprême s’est presque toujours prononcée contre toute législation se basant sur l’identité « ethno-raciale » (suspecte a priori), même lorsque que cette dernière était censée bénéficier aux minorités historiquement marginalisées[6]. En revanche, un régime spécial est autorisé pour des raisons politiques, même si certains auteurs arguent que la constitution devrait s’appliquer à tous de la même façon et sans exception (Bakeis 1996). Or, même compte tenu de cette dualité de statut, l’identité amérindienne politique pose problème puisqu’elle se base de façon quasi généralisée, sur des critères biologiques d’ascendance. Dans l’arrêt Palmore v. Sidoti, 466 U.S. 429 (1984), la Cour suprême a déclaré qu’un parent ne pouvait pas perdre son droit de garde à cause d’un remariage avec une personne appartenant à une autre catégorie « ethno-raciale ». L’argument selon lequel un mariage « interracial » aurait un impact négatif sur l’enfant ne suffit pas à octroyer la garde à l’autre parent. La norme constitutionnelle de non-reconnaissance de l’identité « ethno-raciale » qui semble se dégager de la jurisprudence concernant les politiques de promotion des minorités (affirmative action), mais aussi de celle concernant le droit de garde avec l’arrêt Palmore, rencontre ici quatre obstacles majeurs.

Premièrement, la Cour suprême ne s’est pas prononcée sur la question de l’adoption ou du placement en famille d’accueil et n’a pas étendu Palmore v. Sidoti à ces domaines. De plus, dans cet arrêt la Cour a laissé la porte ouverte aux considérations « ethno-raciales » car elle n’a pas condamné toute classification « ethno-raciale » dans le domaine du droit de garde comme étant inconstitutionnelle. La plupart des juridictions inférieures ont pourtant estimé que Palmore v. Sidoti s’appliquait au droit de garde, au placement en famille d’accueil et à l’adoption, mais ont généralement interprété l’arrêt comme autorisant la reconnaissance de l’identité « ethno-raciale » dans ces domaines tant qu’elle ne représentait pas le facteur principal[7], rappelant en cela la jurisprudence récente concernant le découpage des circonscriptions électorales (Shaw v. Reno, 509 U.S. 630 [1993] ; Shaw v. Hunt, 517 U.S. 899 [1996]; Hunt v. Cromartie, 526 U.S. 541 [1999]). La Cour suprême n’a donc pas établi de norme de non-reconnaissance de l’identité « ethno-raciale » dans le domaine du droit de garde de façon aussi claire que dans celui de l’emploi ou de l’éducation.

Deuxièmement, ces politiques de promotion des minorités ne concernent que des adultes, à titre individuel, ce qui pose déjà l’énorme difficulté de la classification des personnes se considérant comme « métisses » ou « multiraciales », alors que l’adoption concerne la classification d’une famille entière, comportant des adultes, s’auto-identifiant souvent différemment, et des enfants, forcément identifiés par un tiers (parents, nation, État).

Troisièmement, le caractère ambigu de la classification amérindienne, officiellement politique[8] mais basée en grande partie sur l’ascendance, apparaît, surtout aux yeux de l’opinion publique, comme une entorse à cette norme constitutionnelle de non-reconnaissance de l’identité « ethno-raciale ». Pis, cette distinction entre statut « politique » et « racial » n’est pas évidente pour les différents ministères, et le General Accounting Office reconnaît que l’ICWA incite à l’adoption « intraraciale » alors que le Multiethnic Placement Act de 1994 semble imposer l’inverse :

alors que le but de la loi [MEPA], amendée, est de tendre à la non-reconnaissance du facteur racial (race-blind) lors des placements en famille d’accueil et des procédures d’adoptions, d’autres politiques fédérales régulant ces mêmes procédures [ICWA] tendent, intrinsèquement, à placer des enfants avec de parents de même race. (U.S. General Accounting Office, 1998)

Donc, on voit bien que si la clarification semble, d’un point de vue théorique, nécessaire à la cohérence du système, elle se révèle en pratique d’une complexité telle qu’il est plus aisé de la passer sous silence, tant son application ne concerne qu’un nombre relativement réduit de cas. Le fait que la majorité des Américains ne soient pas directement concernés par cette politique ainsi que par la complexité de ses rouages fait que, contrairement aux politiques de promotion des minorités qui font parfois appel à des raisonnements de funambules pour faire accepter leurs conséquences pratiques aux yeux de l’opinion, l’ICWA, très loin des projecteurs médiatiques, n’a finalement pas besoin de justifier les incohérences de sa jurisprudence puisque son opacité fait déjà partie de sa nature marginale dans le débat politique.

Enfin, quatrièmement, l’ICWA a été appliqué de façon contraire par nombre de tribunaux parce qu’il procède d’une contradiction inhérente au but du texte lui-même : l’ICWA fait de l’intérêt de l’enfant et de la nation un seul et même but. Or, l’intérêt de l’un n’est pas nécessairement l’intérêt de l’autre. C’est que l’ICWA a pour but la préservation culturelle d’une communauté et que la législation relative à l’adoption s’inquiète avant tout du bien-être des enfants (Meteer 1999-2000 : 44-87).

L’ICWA et la rhétorique de la préservation culturelle

Dans l’arrêt Holyfield, la Cour suprême expliqua que le but premier de l’ICWA est, en l’absence de toute « raison légitime » de devoir faire autrement, de placer les enfants amérindiens d’abord chez les membres de leur famille (au sens large), ensuite chez d’autres membres de la nation et enfin chez une autre famille amérindienne. L’adoption par une famille non amérindienne n’est donc pas formellement interdite, ce qui peut être considéré comme une forme modérée de « sélection identitaire » puisque le premier choix peut être un membre non amérindien de la famille de l’enfant. Pourtant, le sous-entendu exprimé lors des auditions du Congrès dans les années 1970 est évident : élever un enfant amérindien loin de « sa culture » est préjudiciable pour l’enfant et pour la nation.

Ce préjudice infligé à l’enfant a été déterminé grâce aux témoignages d’experts, tel le Dr. Westermeyer, témoignage qu’il publia plus tard sous forme d’un article souvent cité, même par la Cour suprême des États-Unis (Westermeyer 1979). D’après l’auteur, il serait préjudiciable pour un Amérindien de devenir une « pomme », c’est-à-dire un individu amérindien d’un point de vue « racial » mais qui s’identifie « ethniquement » avec la majorité « blanche », car une personne « rouge » à l’extérieur et « blanche » à l’intérieur sera amenée à souffrir socialement et psychologiquement. Dans son article, le Dr. Westermeyer s’efforce de prouver empiriquement ceci :

[Les] placements des adolescents dans les foyers de leurs ennemis blancs traditionnels accentuent l’exacerbation des difficultés identitaires… L’imposition de familles d’accueil blanches transmet aux adolescents, à ce moment crucial de leur vie, le message que : 1) les Amérindiens ne peuvent pas prendre soin de leurs enfants et 2) les Blancs sont les seuls compétents face à ce genre de problèmes. (Westermeyer 1979 : 138)

Au-delà des questions méthodologiques douteuses, une tendance forte se profile aux États-Unis : celle de percevoir négativement un individu qui appartient à une catégorie « ethno-raciale » de par ses phénotypes, ou son ascendance, et qui se comporterait comme une personne appartenant à une autre catégorie. Un Amérindien qui se comporte comme un Blanc (encore faudrait-il pouvoir définir ce que cela veut dire) présente forcément un problème identitaire[9].

Cet extraordinaire renforcement des stéréotypes et de la place sociale que chaque communauté et l’ensemble de ses membres doit occuper est défendu au nom de la préservation culturelle. La culture amérindienne (et les autres cultures dites « minoritaires ») est perçue comme étant menacée par la culture dominante, et l’adoption allochtone en est une des expressions les plus dangereuses. Cette logique n’est pas sans rappeler la législation ségrégationniste visant à éradiquer les mariages « mixtes ». Certains affirment que cette forme d’adoption menace la survie même de la culture amérindienne. Pourquoi ces opposants à l’adoption allochtone et les partisans de la préservation de la culture « ethno-raciale » ne se prononcent-ils pas contre le mariage « interracial » qui représente une plus grande menace pour la « pureté » de leur culture ? Force est de constater que cette rhétorique extrême, bien qu’elle fasse partie de l’esprit de l’ICWA, ne se retrouve pas dans son application puisqu’un certain nombre de tribunaux contournent certaines contradictions du texte qui, si elles étaient appliquées textuellement, mettraient en péril ce dernier. C’est que, si l’ICWA était appliqué de façon trop restrictive, il viendrait en principe contredire ou du moins affaiblir l’application du Multiethnic Placement Act de 1994 (MEPA) visant à lutter contre l’adoption intracatégorielle[10]. Les exemples d’une application stricte de l’ICWA ne manquent pourtant pas.

Par exemple, dans l’arrêt In re S.E.G., 521 N.W. 2d 357 (Minn. 1994), c’est la Cour suprême du Minnesota qui empêcha des enfants d’être adoptés par leur famille d’accueil car leur mère appartenait à la nation des Chippewas. Cette dernière avait eu trois enfants avec un non-Amérindien en 1984 et 1987 et les avait placés volontairement en famille d’accueil. Entre 1988 et 1991, deux des trois enfants déménagèrent six fois et le troisième cinq fois. En août 1991, les trois enfants furent réunis au sein d’un même foyer chez E.C. et C.C., une famille d’accueil non amérindienne avec laquelle ils vécurent plusieurs mois. Ensuite, ils furent retirés à cette dernière pour être placés chez une famille amérindienne afin d’être adoptés mais n’y restèrent que neuf jours et retournèrent donc chez E.C. et C.C. Au bout de plusieurs mois, ils furent de nouveau envoyés chez une nouvelle famille d’accueil amérindienne, et l’expérience se solda par un nouvel échec, puis au bout de deux mois, ils furent placés chez une autre famille amérindienne. Le couple non amérindien E.C. et C.C. demanda le droit d’adopter les enfants, ce à quoi s’opposa la nation chippewa de Leech Lake, en arguant qu’il n’y avait pas de « raison légitime » (good cause[11]) de ne pas suivre la procédure de l’ICWA. Les enfants devaient donc rester avec leur dernière famille d’accueil amérindienne.

La nation des Chippewas présenta des témoins qui avancèrent à peu de choses près les mêmes arguments que ceux du Dr. Westermeyer, à savoir que les enfants amérindiens qui grandissent dans une famille non amérindienne souffrent d’une crise identitaire à l’adolescence (In re S.E.G., 521 N.W. 2d 357 [Minn. 1994] : 360). De plus, trois travailleurs sociaux, que la cour qualifia d’experts sur la question amérindienne, expliquèrent qu’il était plus sage de « stabiliser » les enfants dans leur famille d’accueil. Un des responsables de la nation chippewa ajouta qu’il était en train de recruter une famille adoptive amérindienne pour les enfants. Malgré tous ces témoignages, la cour de première instance décida qu’elle avait une « raison légitime » de contourner la procédure classique de l’ICWA. La cour d’appel confirma cette décision puis la Cour suprême du Minnesota l’invalida. Pour cette dernière, il n’y avait pas là matière à invoquer la « raison légitime », puisqu’aux yeux des juges la stabilité de l’adoption n’était pas supérieure à la stabilité d’une famille d’accueil. La demande d’adoption fut refusée.

Cette interprétation de l’ICWA, dans laquelle trois enfants difficiles à placer se virent refuser l’opportunité d’être adoptés par deux adultes compétents pour être maintenus dans le système des familles d’accueil, semble bien aller à l’encontre de l’intérêt de l’enfant. Pour la petite histoire, plus d’un an après le procès initial, c’est-à-dire à la date de la décision de la Cour suprême, aucune famille adoptive amérindienne n’avait pu être trouvée pour ces enfants. Pour la Cour, le délai occasionné par leur décision ne posait pas de problème car de leur point de vue l’ICWA imposait que les enfants restent avec une famille amérindienne tant que celle-ci était déclarée compétente. Cette décision fut loin d’être un cas isolé (In the Adoption of Riffle, 922 P. 2d 510 [Mont. 1996] ; In re C.H., 997 P. 2d 776 [Mont. 2000]).

Conclusion

L’ICWA est donc susceptible d’être interprété de différentes manières, et cela semble s’effectuer, parfois, au détriment des enfants que ce texte est censé protéger. Le législateur américain ne pourra sortir de ce marasme juridique que s’il s’efforce de définir plus clairement la distinction entre l’intérêt de la nation (ou de la communauté amérindienne) et l’intérêt de l’enfant, en protégeant les enfants contre le risque d’être instrumentalisés dans la lutte pour la préservation culturelle. Évoluer dans un nouvel environnement culturel n’est pas perçu par le Congrès (et le pays dans son ensemble) comme une chance, mais comme un traumatisme. Cette « mixophobie » fait étrangement écho aux moeurs ségrégationnistes d’antan. L’ICWA, comme il se présente aujourd’hui, recommande que l’enfant amérindien (qu’il faudrait définir) soit placé d’abord avec les membres de sa famille (au sens amérindien du terme, c’est-à-dire très large), ce qui se base sur une affiliation familiale. Si cette première option n’est pas possible, la deuxième étape est le placement dans une autre famille de la nation, ce qui équivaut à une affiliation politique (tribale). Et troisièmement, la dernière recommandation est de placer l’enfant dans une famille amérindienne, ce qui ressemble beaucoup à une affiliation de type « ethno-racial ». Si les deux premières options se justifient aisément, la troisième soulève nombre d’interrogations. Cette politisation du statut « ethno-racial » ou bien cette racisation du statut politique de peuple autochtone montre à quel point la notion de culture reste aux États-Unis centrée sur le concept d’ascendance.

L’hostilité vis-à-vis de l’adoption allochtone vient en partie du fait que le concept de culture, aux États-Unis, a pris des formes de permanence. L’adoption est devenue un enjeu de la transmission culturelle et identitaire. Le phénomène identitaire représente un double héritage : il est passé de génération en génération, tel un chromosome (seuls les Amérindiens peuvent élever des Amérindiens authentiques), et il est en même temps quelque chose d’inné puisqu’il est présent dès la naissance. Un enfant naît amérindien ou afro-américain ou caucasien et par conséquent doit, pour son bien, évoluer dans un certain contexte culturel qui tienne compte de cette essence naturelle. La notion de culture est ainsi « naturalisée » non plus pour des raisons ouvertement ségrégationnistes mais dans l’intérêt de l’enfant. L’Indian Child Welfare Act, et à travers lui l’adoption allochtone, met en exergue ce paradoxe du discours antiraciste américain.