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Près de trente ans après la fondation de Québec, les Jésuites envisagèrent de sédentariser des familles amérindiennes dans le voisinage immédiat de ce premier établissement colonial. Pourquoi si tard ? Ce n’était que depuis le retour des Français à Québec en 1632, après l’intervalle des Kirke[1] qu’ils détenaient le monopole religieux de la Nouvelle-France. Il semble que dès l’automne 1633, pour se familiariser avec la langue du pays, le jésuite Paul Le Jeune envisagea de s’installer au campement d’un groupe d’Innus (Montagnais) non loin de Québec. Quelques mois plus tard, il écrivait :

Ie voulus demeurer auec eux l’Automne dernier ; ie n’y fus pas huict iours, qu’vne fieure violente me saisit, et me fit rechercher nostre petite maison, pour y trouuer ma santé. Estant guery, ie les ay voulu suiure pendant l’Hiuer ; i’ay esté fort malade la pluspart du temps. Ces raisons et beaucoup d’autres […] me font croire qu’on trauaillera beaucoup, et qu’on auancera fort peu, si on n’arreste [c’est-à-dire ne sédentarise pas] ces barbares. (Le Jeune 1972a [1634] : 11)

La fantaisie paraguayenne du jésuite Paul Le Jeune

L’année suivante, il revenait sur ce projet de sédentariser les Amérindiens : « Ce seroit vn grand bien, et pour leurs corps, et pour leurs âmes, et pour le trafic de ces Messieurs[2], si ces Nations estoient stables, et si elles se rendoient dociles à nostre direction; ce qu’elles feront comme i’espere auec le temps. » (Le Jeune 1972a [1635] : 21) Selon Léo-Paul Hébert, éditeur du registre de la mission de Sillery, « On tenterait ici l’expérience des “réductions” du Paraguay. [...] la république agricole des Guaranis, sous la tutelle des Jésuites, fonctionnait à merveille depuis déjà 1610 » (Hébert 1994 : 27[3]). En cette année 1635, depuis son retour en 1633 à titre de lieutenant du Cardinal de Richelieu, Samuel de Champlain couvait une maladie, qui l’emporta le 25 décembre. « Il n’assiste même pas à la fondation des Trois-Rivières en 1634. » (Trudel 1979 : 141) Prévoyant son décès, les Cent-Associés avaient confié au supérieur des Jésuites, Paul Le Jeune, des lettres indiquant qu’ils avaient choisi Charles Huault de Montmagny, un ancien élève des Jésuites, pour succéder au premier gouverneur de la Nouvelle-France (ibid. : 142). Le Cardinal de Richelieu avait fait le nécessaire pour être placé à la tête de la Compagnie et entendait bien avoir son mot à dire dans le choix du nouveau gouverneur de la colonie. Le Jeune avait tenté en vain de convaincre Champlain de profiter de la présence d’ouvriers, déjà, à Trois-Rivières en 1634, pour la construction du nouveau fort français, afin de leur faire ériger aussi le village indien dont il rêvait. Au départ, ce projet de « réduction » ne semblait pas susciter l’enthousiasme de beaucoup d’Associés. Mais le supérieur des Jésuites de Nouvelle-France avait de puissants alliés en France au sein de cette compagnie, notamment un ancien ambassadeur à Madrid et à Rome, Noël Brûlart de Sillery, devenu prêtre en 1634[4].

En 1637, Noël Brûlart finança l’envoi d’une équipe d’ouvriers chargés de construire une maison d’enseignement pour jeunes filles, françaises et autochtones, dans la région de Québec. Informé du projet, Le Jeune semble ne pas avoir eu trop de difficulté à convaincre son promoteur qu’une « réduction » était plus urgente qu’une école. Il avait même obtenu de François Derré, Sieur du Gand, qu’il cède aux Jésuites un terrain situé « vne bonne lieuë au dessus de Kébec sur le grand fleuue » (Le Jeune 1972b [1638] : 17). « L’anse de Sillery, appelé Ka-Miskouanouangashit par les Amérindiens, était un lieu traditionnel de réunion des Montagnais [Innus] à cause de sa grande richesse en anguilles. » (Hébert 1994 : 27[5]) En guise de reconnaissance envers leur bienfaiteur, les Jésuites donnèrent à cette première « réduction » le nom du patelin du Sieur du Gand situé dans le département français de la Marne. Sillery devint par la suite le nom d’une municipalité, qui fait depuis peu partie de la ville de Québec.

Les premiers Amérindiens de la « réduction » de Sillery

Selon l’historien Hébert, « les Montagnais étaient installés près de la résidence des Jésuites, tandis que les Algonquins campaient un peu plus loin près de l’hôpital érigé à Sillery en 1640 » (Hébert 1994 : 31). Il faut savoir que les historiens divergent encore d’opinion quant à l’appartenance ethnique de tel ou tel individu à l’un ou l’autre de ces deux groupes ; on ne s’étonnera donc pas d’apprendre qu’à l’époque aucune des personnes désignées par de tels ethnonymes ne les a jamais utilisés. Et pour cause, puisque ces derniers provenaient d’une pratique langagière de fortune et sans prétention, improvisée par des explorateurs européens dans leurs conversations au sujet du peuplement de la vallée du Saint-Laurent. C’est ainsi que les gens que les commerçants venaient rencontrer chaque printemps à Tadoussac depuis le dernier voyage de Cartier sinon avant, devinrent des Montagnais tout simplement parce qu’ils arrivaient dans leurs canots des hautes terres du Saguenay. Quant au terme « Algonquin », l’ethnohistorien Gordon Day suggérait que d’autres explorateurs français avaient ainsi enregistré le terme elkomkwik (‘nos alliés’), employé devant eux par des Malécites du Nouveau-Brunswick pour désigner les populations occupant le Haut-Saint-Laurent (Day et Trigger 1978 : 792). En fait, ces deux groupes autochtones présents à l’ouverture de la réduction de Sillery étaient de langue et de culture communes, ce qui n’excluait pas les régionalismes et les différences d’accent. À ce sujet, le jésuite Paul Le Jeune écrivait : « […] il me semble qu’ils [les Montagnais] ne la prononcent pas bien. Les Algonquins qui ne different des Montagnaits que comme les Prouençaux des Normands, ont vne prononciation tout à fait gaye et gentille. » (Le Jeune 1972a [1633] : 8)

On peut penser que les Algonquins dont parlait l’historien Hébert provenaient de Trois-Rivières, ou de différents points du vaste bassin de la rivière des Outaouais et de ses nombreux affluents. Pour leur part, les Montagnais s’identifiaient plutôt à la rive nord du fleuve et du golfe du Saint-Laurent, de Québec jusqu’au détroit de Belle-Isle, ainsi qu’à l’intérieur de la péninsule Québec-Labrador. Toujours selon Hébert, les Algonquins avaient comme chef un certain Negabamat, tandis que les Montagnais (Innus) étaient dirigés par un dénommé Nenaskoumat. Tous ces gens reçurent le baptême. Nenaskoumat fut prénommé François-Xavier, sans doute en l’honneur de François Derré de Gand, présent à la cérémonie, tandis que le prénom de Negabamat lui vint du sieur Brûlart de Sillery qui ne mit jamais le pied en Amérique.

Très tôt, des maladies assaillirent les résidents de Sillery. En 1639, des visiteurs

ont rapporté icy vne petite verole extrémement contagieuse ; ce mal qui tuë par tout ces pauures peuples, est descendu iusques à Sillery, c’est à dire, en la Residence de Sainct Ioseph, où nous rassemblons les Sauuages. Apres nous en avoir enleué quelques-vns, […] il s’est ietté sur les Chefs de ces deux premieres Familles sedentaires auec vne telle fureur, que nous n’en sçauons [savons] pas encor le succez (Le Jeune 1972b [1639] : 25).

Nenaskoumat mourut quelque temps plus tard, mais Negabamat en réchappa. L’année suivante, le poste de chef des Montagnais de Sillery, vacant depuis le décès de Nenaskoumat, fut comblé par un certain Etinechkaouat, lui-même fils de chef et fraîchement baptisé par les Jésuites. Sa famille et celle de Nenaskoumat avaient résidé dans la région de Trois-Rivières avant de regagner Sillery en 1637 (Le Jeune 1972a [1637] : 83).

L’épidémie passée, la population amérindienne de Sillery atteignit des sommets. En 1640 à Trois-Rivières, le jésuite Vimont avait rencontré une trentaine d’Algonquins et les avait invités à venir s’installer à la résidence Saint-Joseph de Sillery (Vimont 1972 [1640] : 7). Monsieur de la Poterie[6] avait même offert une embarcation pour y transporter leurs bagages, à la condition qu’ils acceptent d’y défricher des terres ; « ils s’y tesmoignerent fort portez » (ibid.). Ces Kichesipirinis, nommés « Algonquins de l’Isle » par les Français[7], étaient bien au courant de l’hostilité des Jésuites envers leur chef Tessouat ; « ils me dirent d’eux-mêmes qu’ils étaient du Capitaine de l’Isle ; mais cependant qu’ils ne l’aimaient pas, par ce qu’ils savaient bien qu’il ne se montrait affectionné à la culture de la terre et à l’instruction qu’en apparence » (ibid.). Les temps étaient durs. Depuis le début du siècle, la rougeole, la variole, le typhus, la grippe et la syphilis avaient fait des ravages au sein de cette population algonquine. Par ailleurs, la menace iroquoise rendait de plus en plus difficiles les déplacements pour la chasse alimentaire et le piégeage des fourrures dans la vallée de l’Outaouais. Aussi n’avaient-ils pas vraiment le choix de refuser ou d’accepter l’invitation des Français. Venant s’ajouter aux deux familles déjà rendues à la mission Saint-Joseph, cette trentaine de Kichesipirinis fournirent à Sillery le noyau de ses effectifs (Jetten 1994 : 37).

Élection d’un conseil de bande en 1640 !

En 1640, plusieurs familles se réfugièrent à Sillery. Dans la Relation qu’il rédigea cette année-là, le jésuite Vimont écrivit :

Tous les Chrestiens qui sont les principaux d’entre eux firent vn complot, sans nous en rien dire, d’assembler les Sauuages pour les induire fortement à croire ; que si quelqu’vn se montroit formellement ennemy de la foy, ils prirent la resolution de le chasser de la bourgade qu’ils commencent. Nous ayant donné aduis de leur dessein, nous iugeasmes qu’il les falloit laisser faire, et que cette action si extraordinaire aux Sauuages […] pouuoit prouenir de l’esprit de Dieu. (Vimont 1972 [1640] : 7)

Une assemblée eut lieu, au cours de laquelle trois nouveaux chrétiens auraient pris la parole : Etienne Pigarouich[8] , Noël Negabamat et Jean-Baptiste Etinechkaouat. Puis,

Vn payen seul, homme arrogant, mais qui l’a autrefois esté dauantage, prit la parole apres ces trois harangues. Ie voy bien, dit-il, qu’on veut nous chasser, […]. Pour moy si i’étois parent des François comme vous qui auez receu leur creance, ie ne voudrois pas pourtant offenser mes compatriotes. (ibid. : 8)

Faute de consensus, la réunion se termina sans qu’aucune décision n’ait été prise. On se donnait du temps pour y penser. Cependant, poursuivait le jésuite,

Nos Chrestiens ne quitterent pas leur poincte, ils nous vindrent prier d’agir secrettement auec Monsieur le Gouuerneur, afin qu’il les portast à créer quelques Chefs pour les conduire dans leurs petites affaires, iugeans bien que le petit nombre des Chefs estant gagné, tout le reste suiuroit aisement apres. (ibid. : 8-9)

Trois jours plus tard, les Amérindiens se seraient rendus à la mission pour s’informer de la procédure à suivre :

leur ayant expliqué comme cela se pourroit faire par bulletins secrets, ils conclurent tout sur l’heure qu’il falloit qu’ils entrassent l’vn apres l’autre dans la chambre de l’vn de nous pour nommer au Pere qui seroit là trois des principaux qu’ils iugeroient plus propres pour commander ; cela se fit sur l’heure, le Pere escriuit leurs voix secretement, puis leur declara tout haut combien chacun d’eux auoit de suffrages, sans nommer ceux qui les auoient donnez ; les Chrestiens l’emporterent par dessus les Payens. […]

L’election faite, ils se regardoient l’vn l’autre bien estonnez, n’ayant iamais procedé en ceste façon ; pas vn ne prenoit la parole.

(ibid. : 9)

Le nouveau conseil se composait de quatre personnes. En plus des trois élus, y siégeait aussi Jean-Baptiste Etinechkaouat qui « n’entra point dans l’eslection; car estant Capitaine d’extraction[9], chacun luy donna le premier rang » (ibid.). Il y avait là, sans doute, un message assez clair révélant que l’assemblée refusait de s’en remettre entièrement aux institutions qu’on tentait de lui imposer. Un des chrétiens s’en offusqua et en fit reproche à l’assemblée en ces termes :

A quoy pensons-nous ? pourquoy personne ne parle-il ? voyla vostre ouurage, c’est nous qui venons de conclure qu’il faut que tels et tels commandent, ou plustost c’est Dieu qui l’a ainsi ordonné, il a conduit nos voix et nos suffrages, il ne reste plus qu’à obeyr. (ibid.)

Voyant qu’aucun des siens ne voulait commenter ses propos, l’individu suggéra aux jésuites de les laisser se « retirer en quelque endroit hors de vostre maison, afin que nous puissions nous consulter les vns et les autres, sur ce que nous venons de faire, et qu’vn chacun dise librement ce qu’il en pense » (ibid.). C’est ainsi que se serait tenue, vers la fin du règne de Louis XIII, l’élection de ce qu’on peut considérer comme la première maquette des conseils de bande imaginés au milieu du xixe siècle par les fonctionnaires du département des Affaires indiennes et mis en place par le Législateur en 1869[10].

Défection des résidents indiens vers les années 1660

Après 1650, selon l’éditeur du registre de Sillery, les Jésuites n’employèrent plus jamais le terme « réduction ». Ils le remplacèrent par « les expressions in sacello, in ecclesia Sti Josephi, plus tard, Sti Michaelis. Ce changement de terminologie coïncide sans doute avec la constatation d’échec du projet de Réduction de la part des promoteurs du projet » (Hébert : 1994 : 27-28). Il est bien évident que la vocation agricole de la « réduction » de Sillery n’a pas été à la hauteur des rêves des Français. Assez rapidement, les Jésuites furent contraints d’accepter que plusieurs de leurs néophytes s’absentent durant l’hiver pour la chasse et le piégeage. « En 1646, par exemple, aucun néophyte ne se trouve à la messe de Noël à Sillery, mais quelques jours plus tard, plusieurs d’entre eux assistent à une représentation théâtrale à Québec; les autochtones de Sillery n’ont pas cru bon de hâter leur retour de quelques jours pour assister à la fête de Noël. » (Jetten 1994 : 47)

Plusieurs Innus de Sillery se retirèrent peu à peu de la région de Québec. En 1668, Mgr de Laval allait confirmer près de cent cinquante Innus à Tadoussac (Rochemonteix 1895 : 255). Vers les années 1670, des descendants des familles algonquines de la mission de Sillery, certains après un détour de quelques années à Tadoussac et à Chicoutimi, reviendront sur leurs terres ancestrales de Yamachiche et de la Petite rivière du Loup (Louiseville), en passe de devenir seigneuriales. Ils y retrouveront des congénères désertant de la même façon la réduction de la Conception, également tenue depuis 1641 par les jésuites de Trois-Rivières.

Dès le départ, le rêve paraguayen des promoteurs de la Nouvelle-France était voué à l’échec. La situation démographique des peuples autochtones de la vallée du Saint-Laurent avait peu en commun avec celle des Guaranis. Le politicologue Maxime Haubert signalait que, à la veille de l’implantation des réductions au Paraguay, ces derniers formaient la nation amérindienne « de loin la plus nombreuse » (Haubert 1967 : 12). Il faut aussi savoir que les réductions jésuites d’Amérique du Sud étaient un moindre mal pour les Guaranis, pour qui la seule autre possibilité aurait été la servitude ou l’esclavage dans les encomiendas tenues par les colons espagnols (ibid. : 25) . Il y a bien eu ici aussi de nombreux esclaves amérindiens, mais les jésuites d’ici n’offraient aucune protection contre l’esclavage pratiqué dans la colonie française par l’ensemble des nantis (évêques, curés de villages, communautés religieuses, gouverneurs, fonctionnaires, seigneurs, commerçants, militaires, etc.) [Trudel 2004[11]].

Des « réductions » du XVIIe siècle aux « réserves » duXIXe

Au lendemain de la signature du traité de Ghent en 1814 entre la Grande-Bretagne et ses anciennes colonies, la Couronne fit savoir aux autorités canadiennes qu’elle était désormais disposée à leur remettre les pleins pouvoirs en matière d’administration des Indiens, domaine sur lequel elle avait exercé une juridiction exclusive depuis 1760. Les parlementaires de Londres souhaitaient vivement réduire les dépenses encourues pour l’administration des affaires autochtones. D’autant plus que, vers 1805, le bois ayant remplacé la fourrure en tête des exportations vers l’Angleterre, les Indiens avaient déjà perdu à leurs yeux toute pertinence économique. Voilà que la paix retrouvée avec la nouvelle république états-unienne faisait également disparaître leur pertinence militaire. Toutefois la situation politique intérieure de la colonie, plutôt houleuse à cette époque, ne permit pas aux politiciens d’envisager sérieusement une telle éventualité avant l’Acte d’Union de 1840. En 1842, le gouverneur Charles Bagot confia à trois commissaires le mandat de « s’enquérir de l’emploi de l’allocation annuelle faite par le parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande en faveur des Sauvages […] ». Favorablement impressionnés par les villages de missions établis par les Français (Kahnawake, Wendake, Kanesatake, Odanak, Wôlinak, Restigouche) et le degré d’assimilation qu’on pouvait y observer, et s’inspirant des expériences plus récentes de création de réserves à l’ouest de la rivière des Outaouais, les commissaires adoptèrent la formule réserve pour libérer les territoires nécessaires aux futurs développements du pays. Les titres de ces « réserves », tout comme celui de la « réduction » de Sillery, devaient théoriquement être accordés aux résidents, mais de façon temporaire, le temps que l’assimilation ait fait son oeuvre. Par la suite,

Sur le rapport d’un officier du Département des Sauvages constatant qu’un Sauvage est qualifié sous le rapport de l’éducation, des connaissances des arts et coutumes de la vie civilisée, et des habitudes d’industrie et de prudence, qui le mettent en état de protéger ses propres intérêts et de se maintenir comme membre indépendant de la société en générale, le Gouvernement sera prêt à lui accorder des lettres patentes pour la terre qu’il cultivera ou qu’il occupera lui-même […] (Canada 1845, section III, chap. III : terres, recommandation 8).

On retrouve dans cette recommandation les mêmes objectifs d’assimilation visés par l’opération « réduction » du xviie siècle, ainsi que les procédés mis en oeuvre pour les atteindre. D’où le titre du présent article.

En 1867, les artisans de la Confédération canadienne, aussi bien francophones qu’anglophones, confièrent au gouvernement fédéral le soin de réaliser le plus rapidement possible ces objectifs du rapport de 1845. Force est cependant de constater l’échec de cette mission sordide. En quatre siècles, tant sous le Régime français que sous celui qui lui succéda en 1760, des moyens considérables ont été consacrés à rien de moins qu’à l’éradication des peuples autochtones. Et pourtant, en 2008, des descendants de ces derniers s’accrochent encore à leurs langues, à leurs terres et à leur identité partout sur le territoire que le Canada considère d’ores et déjà comme le sien. Et s’il y a telle chose qu’une épopée dans l’histoire de ce pays, comme le prétend un certain hymne national, c’est bien celle de cette résistance séculaire.

Hors du champ de vision des Canadiens

Au Québec, où les gens sont pourtant souvent enclins à se plaindre du gouvernement central, on lui reproche rarement ses pratiques en matières autochtones. En ce sens, la société québécoise ne fait montre d’aucun caractère distinctif par rapport au Rest of Canada, sinon pour trouver qu’Ottawa se « traîne les pieds » quant à la solution finale envisagée depuis la Commission d’enquête de 1842 à 1845 mentionnée précédemment. D’où vient donc un tel aveuglement, se sont demandé plusieurs cinéphiles après avoir vu le film de Desjardins et Monderie sur nos voisins algonquins (Le Peuple invisible) ? Simplement du fait que la majorité de la classe politique québécoise, des médias et de l’intelligentsia a le réflexe de regarder ailleurs lorsqu’il est question de la situation dans laquelle nous tenons ces peuples depuis quatre siècles. Et pourquoi diable regardons-nous ainsi ailleurs ? Parce que rien, dans ce qui nous fut enseigné depuis plusieurs générations, ne nous a préparés à comprendre ce qui s’était réellement passé au début de notre histoire américaine et même par la suite.

Dans le cadre d’une recherche sur un village de Charlevoix en Québec, l’anthropologue Chantal Collard constatait qu’il n’était « pas du tout question des autochtones dans la petite brochure produite par la municipalité pour présenter le village ». Pourtant, faisait-elle remarquer, « D’après les témoignages oraux […], les Amérindiens ont cabané chaque été, pour la pêche, dans la région, jusqu’aux premières années du xxe siècle » (Collard 1999 : 34). Il ne fallait pas s’en étonner, ajoute l’auteure, car « Dans les cas de colonisation, la métropole stipule qu’une zone géographique fait partie de sa périphérie et est donc ouverte à une intrusion légitime. Pour les colons immigrants, cette zone est conçue comme un vacuum institutionnel, même si elle abrite d’autres groupes avec lesquels il faut composer » (ibid.). Et elle conclut en citant le proverbe mossi suivant : « Quand la mémoire s’en va ramasser du mort, elle rapporte le fagot qu’il lui plaît » (ibid. 38).

Quel que soit le statut du Québec dans l’avenir, son histoire antérieure résultera toujours de l’expansion de multiples zones d’intrusion du type de celle dont parlait Chantal Collard, un processus d’ailleurs toujours en cours au moment où ces lignes sont écrites. L’historien Marcel Trudel, qui a réfléchi et publié sur les multiples aspects de l’esclavage des Indiens au Québec de 1671 jusqu’au début des années 1830, faisait récemment appel lui aussi à un proverbe : « Nos pères ont mangé des raisins verts et les petits-fils en ont eu les dents agacées ». Mais il y ajoutait ce commentaire hautement pertinent : « Nous avons eu en effet les dents agacées, non pas tant parce que nos pères ont pratiqué l’esclavage (alors un fait social dûment accepté), mais parce que ce chapitre de notre histoire nous a longtemps été caché. » (Trudel 2001 : 175)

Le fait que certains de nos ancêtres aient considéré ces gens comme des marchandises susceptibles d’être achetées, échangées, vendues et léguées, explique peut-être aussi que la plupart d’entre nous persistent à nier l’existence de leur titre sur leurs terres et de leurs droits aux ressources naturelles que ces dernières recèlent. D’où le réflexe de regarder ailleurs. Maintenant que l’ignorance pourrait commencer à s’estomper, il serait sage de faire le nécessaire pour que nos descendants n’aient jamais « les dents agacées »… Comme le suggérait Marcel Trudel, nous n’avons pas à rougir de nos origines coloniales, à la condition cependant de ne pas attendre le 500e anniversaire avant d’en assumer les conséquences, notamment en reconnaissant pleinement les droits de ces peuples comme vient de le faire l’Assemblée générale des Nations unies[12] et en mettant en oeuvre cette déclaration le plus tôt possible. Refuser cette chance historique, à la manière du présent gouvernement canadien, c’est déjà léguer à nos descendants un héritage pire encore que toute dette publique. Quant à nous, Québécois, ce dossier n’est pas non plus étranger aux difficultés que nous n’en finissons plus d’éprouver à nous définir collectivement.