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Le développement est d’ordinaire le produit des relations de pouvoir qui s’exercent sur un territoire et dans la société ou les groupes humains qui l’habitent (Willis 2005 : 207). Comme l’observe le géographe historique canadien Cole Harris (voir le débat autour du livre Making Native Space inclus dans ce numéro), le territoire, et par extension son développement, aura été le principal médium sur lequel s’est écrite l’histoire des relations entre autochtones et sociétés coloniales au Canada. Bien qu’il soit faux d’affirmer que les autochtones ont toujours été en marge du développement dominant, force est d’admettre qu’ils ont rarement été en mesure de déterminer les règles et les conditions initiales de ce développement. Alors que les relations entre autochtones et non-autochtones reposaient essentiellement sur l’interdépendance des cultures en contact lors de la traite des fourrures, elles se sont passablement transformées avec l’ouverture des fronts pionniers, la création des réserves et l’exploitation des ressources forestières vers le milieu du xixe siècle, et avec l’exploitation des ressources minières et hydroélectriques au xxe siècle. Ces transformations ont entraîné graduellement, dans la plupart des cas, une ségrégation spatiale et légale (Simard 1990), une distance sociale, un déficit de développement des communautés autochtones et, jusqu’à tout récemment, l’imposition des perspectives de la société dominante en matière de développement, notamment au nord, la construction du complexe hydroélectrique de La Grande en étant l’exemple par excellence (Desbiens 2004).

Issue du contexte d’exploitation des ressources hydroélectriques du Nord, la Convention de la Baie James et du Nord québécois, entrée en vigueur en 1975, a constitué un tournant important en matière de développement des territoires autochtones en cela qu’elle a présidé à l’émergence d’une nouvelle approche, celle de la « cogestion » (Canada 1996, vol. 2 : 748-749 ; Usher 2003). Par cette approche – qui précise le rôle croissant des autochtones dans la gouvernance liée à l’aménagement, la gestion et le développement des ressources territoriales –, c’est la nature même de la relation autochtone-allochtone qui s’est trouvée redéfinie. La Convention a ainsi pavé la voie à d’autres ententes du même titre, pensons au traité Nisga’a en Colombie-Britannique ou à l’entente de principe d’ordre général dite de l’Approche commune au Saguenay–Lac-Saint-Jean et sur la Côte-Nord en guise d’exemples (Rivard 2007).

Cependant, alors que ces ententes ont permis de redéfinir positivement les rapports de force qui façonnent la relation que les partenaires autochtones entretiennent avec l’État (fédéral ou provincial), elles ont laissé de côté un acteur important de l’équation sociale propre au développement territorial, les populations non autochtones locales. Les modalités de ces ententes sont d’ordinaire négociées sans que les populations régionales soient consultées (même si elles sont aujourd’hui mieux informées), une réalité qui a d’ailleurs grandement alimenté l’argumentaire des opposants régionaux à l’Approche commune lorsqu’elle fut rendue publique en 2000. Même si ces opposants ne constituent pas nécessairement la voix majoritaire des sociétés régionales concernées, il va sans dire que cette opposition a un impact non négligeable sur la qualité des relations entre autochtones et allochtones et qu’elle donne lieu à des tensions interethniques possiblement nuisibles au développement des localités et des régions affectées. D’une certaine manière, cette démarche se rapproche davantage d’une vision « par le haut » du développement que par une perspective réellement locale et « ascendante ».

Pourtant, cette vision va à l’encontre de ce qui se fait en matière de développement depuis quinze ou vingt ans. Effectivement, la littérature sur le sujet ne cesse de prôner une approche « partenariale » qui soit d’abord définie à l’échelle locale et régionale, bref, une démarche de développement basée sur l’acteur, celui qui agit directement, par ses gestes et ses décisions, sur le devenir du territoire sur lequel il vit (Klein 2006[1]). Cette approche permet l’habilitation (empowerment) des communautés locales en matière de développement. Dans cette perspective, l’État ne peut suffire à lui seul à assurer une « relation durable » en territoire interethnique ; il faut aussi reconnaître l’importance des acteurs locaux autochtones et allochtones dans la mise en oeuvre d’un développement qui soit véritablement viable, durable et équitable.

C’est dans cette perspective que s’inscrit ce numéro thématique consacré à la place des autochtones dans le développement des communautés régionales et locales au Québec (mais aussi au Canada et ailleurs dans le monde), et aux relations entre autochtones et non-autochtones. Les textes de ce numéro émanent d’un colloque tenu à l’Université du Québec à Chicoutimi en mai 2005, dans le cadre du congrès annuel de l’Association francophone pour le savoir (ACFAS), et qui avait pour objectif de présenter une réflexion multidisciplinaire sur la question.

Une approche socioculturelle pour un développement en territoire interethnique

Bien que les dimensions économiques et politiques constituent toujours le coeur des études portant sur le développement territorial, les articles de ce numéro thématique mettent l’accent sur l’approche socioculturelle, qui fait appel à l’ethnicité et tourne autour de concepts comme le sentiment d’appartenance, la cohésion sociale, la communauté locale, la mobilisation et la territorialité (Bassand 1992 ; Gagné et Tremblay 1995 ; Jean 1993 ; Moquay 1998 ; Simard 1999 ; 2000). Comme le rappelle si bien le professeur d’histoire économique scandinave, Björn Hettne, l’ethnicité est une dimension restée longtemps négligée par les théories sur le développement (1996 : 16), une situation que les tenants de l’ethnodéveloppement (alternative development) ont tenté de renverser depuis le milieu des années 1980 (Stavenhagen 1986). Doctrine visant à mettre l’emphase sur les réalités ethniques et sur le pluralisme culturel, l’ethnodéveloppement remet en question le développement classique et son incapacité à tenir compte des minorités nationales et des peuples autochtones (Bystydzienski et Schacht 2001). Il conçoit le pluralisme culturel – et avec lui les différences ethniques ou identitaires – non pas comme un obstacle, mais au contraire comme une ressource essentielle au développement (Hettne 1996 : 25).

L’approche socioculturelle permet de mettre en évidence, d’une part, les identités « en-jeux », soit celles qui composent le paysage socioculturel d’une région et qui se retrouvent donc en amont du processus de développement (Jean 1993). Comment, par exemple, s’exprime à l’échelle locale ou régionale la rencontre des nationalismes autochtones et québécois (Desbiens 2004) ? Quel est l’impact des tensions interethniques sur le devenir des collectivités locales ? Quels sont les différences et les points communs propres aux visions autochtones et allochtones du développement territorial ? L’approche socioculturelle permet, d’autre part, de saisir les dynamiques identitaires issues des processus de concertation et de mobilisation sur lesquels s’appuie le développement. Ces identités rendent du coup possible « le développement d’une [nouvelle] territorialité » (Simard 2000 : 7) offrant ainsi un potentiel d’inclusion du fait autochtone aux réalités régionales et locales (Larsen 2008).

Au Québec, bien sûr, la question de la place des communautés autochtones au développement des régions québécoises n’est pas une problématique entièrement nouvelle. En effet, quelques spécialistes en développement local et régional – un champ de recherche particulièrement dynamique au Québec – se sont déjà penchés sur la place des communautés autochtones dans le développement des différents territoires régionaux québécois où ils sont en importance (Chiasson, Boucher et Martin 2005 ; Girard et Gagnon 2004 ; Langevin-Tétrault 2006 ; Martin 2003 ; Proulx et Gauthier 2007[2]). Toutefois, ces travaux demeurent marginaux en regard des problématiques dominantes qui animent la scène intellectuelle dans le domaine, à savoir celles, plus « globales » et socio-économiques, qui ciblent la réponse des communautés locales aux nouvelles logiques de délocalisation et de polarisation issues du contexte de mondialisation (Boucher et Favreau 2000 ; Favreau et Fréchette 2002 ; Fontan, Klein et Lévesque 2003)[3]. En fait, la visibilité somme toute modeste dont jouissent les problématiques autochtones dans le champ du développement local est encore loin de faire écho à l’importance qu’ont prise les questions et les revendications territoriales autochtones au Québec depuis les années 1970 (Rivard 2006), un phénomène qui a pourtant des ramifications ténues avec les mouvements identitaires transnationaux, pour ne pas dire « globaux ». Il y a en effet relativement peu d’études en rapport avec l’impact qu’ont les revendications autochtones et les ententes sur le régime territorial, sur la gestion des ressources et sur la nature des relations autochtones-allochtones à l’échelle des régions et des localités touchées par ces problématiques au coeur même de leur existence quotidienne (Goetze 2005 ; Larsen 2003). C’est un déficit qu’il devient impératif de combler si l’on veut mieux faire face aux exigences sociales, normatives et légales qui attendent les sociétés canadienne et québécoise dans les années à venir en matière de développement et d’aménagement des territoires autochtones. Aussi, la littérature aborde presque exclusivement la dimension socio-économique du développement, soit plus particulièrement la place qu’occupent les communautés autochtones dans l’économie dominante ou le passage d’une économie « traditionnelle » à une économie de marché ; elle aborde peu l’influence que ces communautés peuvent avoir sur la manière même de concevoir et d’opérer le développement territorial (Dufour 1998). En raison des inégalités d’ordre socio-économique dont souffrent de nombreuses communautés autochtones au Canada et au Québec, il va sans dire que la dimension économique reste hautement pertinente pour un meilleur diagnostic en matière de développement. Cela dit, un tel diagnostic ne sera complet que s’il tient également compte des aspects politiques (les questions de gouvernance et de cogestion notamment) et culturels (les questions identitaires, les représentations de l’espace et du développement, les territorialités, les échanges culturels ou le métissage) [Martin 2003].

Perspective critique sur fond de dialogue interculturel : la lumière au bout du tunnel ?

Replacer l’autochtone dans la problématique du développement territorial en mettant en évidence les aspects politiques et culturels nécessite une perspective critique visant à sortir de ce « tunnel de l’histoire » dont fait mention le géographe James Morris Blaut (1992 ; Desbiens 2006 : 396) et qui impose trop souvent une seule manière de penser le développement, rejetant du coup l’apport possible des cultures ou des savoirs autochtones en la matière.

Pris sous l’angle de la géographie culturelle et des discours, l’article de Caroline Desbiens rejoint cette perspective critique et met en évidence les difficultés qui émergent de la rencontre des imaginaires et des réalités culturelles relatives au territoire et à son développement. Comme le démontre l’exemple des noms de lieux, porteurs à la fois d’un vécu spatial et d’histoires, les territoires autochtones sont bien souvent marqués par des références culturelles et historiques invisibles aux non-autochtones, de sorte que les paysages nordiques apparaissent à ces derniers comme les indices d’une nature inexplorée et sauvage dont l’humanisation se résume aux traces matérielles laissées par les infrastructures hydroélectriques.

Sortir du « tunnel de l’histoire » consiste aussi, comme le font Martin Hébert et Manon Ruel dans leur article portant sur la Montagne du Guerrero (Mexique), à souligner les problèmes que peut aujourd’hui susciter une stratégie de développement qui ne tienne pas compte des perspectives autochtones locales et qui persiste à imposer des modèles définis exclusivement par un pouvoir central et urbain étranger aux régions visées. Bien que la mise en place d’infrastructures – la construction d’une route bitumée entre Tlapa et Marquelia dans l’étude de cas proposée ici – puisse être un projet porteur d’avantages économiques et sociaux pour les communautés rurales et autochtones concernées, la mise à l’écart de ces communautés dans les processus décisionnels à l’origine de ces stratégies de développement met avant tout en évidence un « héritage historique d’inégalités sociales » et soulève le mécontentement des populations autochtones. Un tel climat, clament Hébert et Ruel, implique que toute stratégie de développement, pour être durable et équitable, doive s’inscrire dans un débat public sur l’histoire politique des régions touchées.

C’est à ce genre de débat que nous convie le texte de Claude Gélinas, qui offre une relecture rafraîchissante et positive sur la nature des relations autochtones-allochtones. L’auteur démontre que, malgré la chute du commerce des fourrures, les autochtones n’ont pas cessé, de la fin du xixe siècle jusqu’aux premières décennies du xxe, d’être engagés dans le développement des régions québécoises. Les propos de Gélinas sont en rupture avec l’historiographie québécoise – à savoir que la coupure culturelle, économique, politique et géographique qui s’impose entre les réalités autochtones et allochtones n’est surtout pas absolue – et rappellent avec justesse que la transition d’une économie traditionnelle à une économie de marché est loin de constituer un paradigme entièrement nouveau pour les autochtones.

Un autre élément mis en relief par ces cas particuliers, contemporains et historiques, concerne l’importance du dialogue interculturel et des dynamiques identitaires. Ainsi, par exemple, la coexistence des territorialités crie et québécoise à la Baie James suppose, pour Caroline Desbiens, une « réécriture dialogique du paysage », et donc l’invention d’une « poétique de l’espace métissée », alors que Gélinas rappelle pour sa part que l’histoire est déjà porteuse d’exemples concrets de dialogues forgés au gré du quotidien des localités marquées par la coexistence ethnique. Mais c’est peut-être le dernier texte, celui de Daniel Arsenault, qui expose le plus éloquemment l’importance du dialogue interculturel et des dynamiques culturelles et identitaires au développement territorial. En mettant l’accent sur l’apport de la recherche archéologique dans la patrimonialisation des sites d’art rupestre et la reconquête de la mémoire et des traditions autochtones, Arsenault reconnaît l’importance des métissages (ou des dialogues interethniques) et de la rencontre des savoirs – d’une part universitaires, techniques et administratifs, et, d’autre part traditionnels et autochtones – dans la mise en place d’un partenariat implicite de développement fait en dehors des traités officiels et des infrastructures de développement institutionnalisées[4].

Le dialogue interculturel constituait aussi un objectif visé par le colloque ayant donné lieu à ce numéro de Recherches amérindiennes au Québec. La journée de communication fut en effet ponctuée de communications faites par des représentants autochtones. Cette participation se traduit ici par la transcription d’un entretien avec Mme Lorraine Bastien, consultante, fondatrice et directrice du Groupe Nekiera’ha, spécialisé en conseil et gestion en matière de développement d’entreprises et de projets. Mme Bastien, membre de la Nation Wendat, nous entretient notamment du rôle central de la formation et de l’entrepreneuriat comme outils de développement des communautés autochtones. Le dialogue interculturel s’exprime également par la présentation du Conseil Cris-Québec sur la foresterie (CCQF), structure de cogestion mise en place à la suite de la signature, en 2002, de la Paix des Braves ; le lecteur retrouvera ce texte dans ce numéro sous la rubrique « Documents ».

En somme, cette présentation du CCQF, cette entrevue et tous ces textes mettent en évidence la volonté autochtone de s’inscrire dans l’économie mondiale (Peters 2001 : 50) et de contribuer, de manière originale et culturellement conséquente, au développement des territoires. Ces contributions constituent donc une réflexion nécessaire sur les manières possibles de repenser le « vivre ensemble » d’une manière durable.