Corps de l’article

Marcel Boyer a récemment publié un long ouvrage intitulé Manifeste pour une social-démocratie concurrentielle (SDC). De l’avis même de l’auteur, ce projet de « révolution organisationnelle » dans la façon de produire, de distribuer et d’allouer les biens et services publics et sociaux est ambitieux :

En un sens, le modèle SDC peut être qualifié par l’oxymore social-démocratie rationnelle centrée sur l’efficacité ou social-démocratie libérale, et même à travers le super-oxymore « social-démocratie néolibérale »! Plus sérieusement, c’est potentiellement le modèle social-démocratie ultime.

p. 60

Les prétentions du manifeste nous justifient de tenter une évaluation de sa pertinence et de son réalisme.

Idée maîtresse et application

Une critique risque toujours de fausser la pensée de l’auteur, de construire un homme de paille pour le mieux démolir. Pour éviter ce piège, nous laisserons à l’auteur le soin de définir son modèle et d’en faire le résumé d’une application.

Le modèle SDC est au premier chef un modèle d’organisation sociale basé sur la croyance que les biens et les services publics et sociaux sont essentiels pour assurer la croissance économique et la cohésion sociale. Parmi les conditions nécessaires pour que ces biens et ces services publics et sociaux génèrent le plus de bénéfices possible et optimisent le bien-être de tous les citoyens, deux sont cruciales aux yeux des sociaux-démocrates concurrentiels : d’une part, les biens et les services publics doivent satisfaire les besoins des citoyens et, d’autre part, ils doivent être produits, distribués et fournis de manière efficace et efficiente. La première condition sera vérifiée grâce au processus démocratique et la seconde grâce au recours systématique aux processus concurrentiels, ceux déjà connus et standardisés aussi bien que les nouveaux et ceux qui n’ont encore été ni créés ni même imaginés.

p. 101

Il s’avère utile, pour bien saisir le sens de la thèse, d’en exposer une application de l’auteur au domaine des corporations municipales.

Une implication de ce qui précède est que les gouvernements municipaux ne devraient pas avoir l’autorisation d’avoir des employés municipaux, sauf pour les deux compétences clés se rattachant à la conception des biens et des services publics et sociaux municipaux et à la gestion des contrats avec le secteur concurrentiel. Tous les autres travaux, tels que la construction et l’entretien des routes et des bâtiments, le développement et l’entretien du système d’eau, des jardins publics, les loisirs, la sécurité, la collecte des taxes, la comptabilité aussi bien que les services directs aux résidants et d’autres services, devraient être fournis par les organisateurs du secteur concurrentiel en suivant des mécanismes d’appel d’offres ouverts, transparents et efficaces.

p. 147-148

Dans le modèle SDC, les biens et services peuvent rester « publics » dans le sens où leur production et leur fourniture peuvent continuer parfois à être financées par l’État. Ce qui les distinguera, c’est qu’ils seront désormais produits et fournis par le secteur concurrentiel dans le cadre d’un partenariat ou d’un contrat avec le secteur gouvernemental.

Le manifeste n’est pas un document libertarien. Il prône un rôle étendu à l’État, d’où le recours a l’expression de social-démocratie concurrentielle :

… un système de marché concurrentiel ne peut fonctionner de manière efficace sans un leadership fort et adéquat de l’État comme régulateur de marché. Un système de marché doit reposer sur un État informé et éclairé, capable de concevoir et de faire appliquer des lois sur la propriété comme des lois et règlements en matière de concurrence, entre autres, de maintenir la liberté de choix et de déplacement, de favoriser l’investissement dans les meilleurs produits, services et technologies, d’accroître la recherche et le développement comme les inventions et les innovations, dans le respect des règles de la propriété intellectuelle (droits d’auteur et brevets), et d’arbitrer les conflits inévitables, le tout pour l’amélioration du bien-être collectif et individuel. En particulier, les lois et les institutions traitant de la concurrence doivent être conçues, calibrées et respectées dans le but de favoriser la libre entrée dans les industries et les marchés et d’éviter le développement d’un pouvoir de marché durable et tenace dans les mains d’entreprises ou d’organisations du secteur concurrentiel, y compris les syndicats, sans nécessairement éradiquer les pouvoirs de marché transitoires, qui sont sources de croissance et de développement. Le modèle SDC repose nécessairement sur ces pouvoirs étendus de l’État pour favoriser un secteur concurrentiel dynamique en matière de recherche des meilleures pratiques parmi d’autres objectifs.

p. 42-43

Pour ce faire

il est souhaitable qu’un bureau gouvernemental soit créé, avec la responsabilité de concevoir un ensemble complet de politiques qui pourraient encourager et soutenir la création et le développement d’organisations, d’entreprises, de coopératives, d’organisations à but non lucratif, d’organisations de l’économie sociale, de syndicats, dans le secteur concurrentiel, qui soient crédibles et capables de participer aux appels d’offres pour les contrats gouvernementaux.

p. 86

En résumé,

La recherche d’une coexistence, d’une complémentarité et d’un renforcement optimal entre, d’une part, le charme des politiques sociales-démocrates vis-à-vis de la provision de biens et de services publics et sociaux pour le bien-être de tous les citoyens, et d’autre part, l’efficacité des mécanismes de marché dans la sphère de la production et de la distribution, quel que soit le type de biens et de services considérés, est activement poursuivie et atteinte par le modèle SDC.

p. 60

Prétention ou objectivité? Nous aborderons la question en la situant dans la dynamique du processus politique, dont en particulier la possibilité de décentraliser la centralisation. Nous soulignerons en conclusion le caractère formaliste du modèle proposé.

Deux approches distinctes à l’économie publique

Le manifeste prescrit une façon de faire au secteur gouvernemental. Avant de l’évaluer, il est utile de noter la présence de deux approches distinctes dans l’analyse économique des activités du secteur public. Ces deux orientations reflètent des conceptions différentes de la relation entre la vie politique et l’économie[1]. La première, qualifiée d’approche anglo-saxonne, conceptualise la politique comme indépendante de l’économie ou autonome. C’est une relation unidirectionnelle de l’impact du gouvernement sur l’économie, telle l’étude de l’incidence de l’augmentation d’une taxe. Dans cet univers, le despote bienveillant (le central) vient corriger les défaillances de la décentralisation ou des marchés.

La deuxième approche brise cette relation à sens unique pour favoriser une relation réciproque entre le politique et l’économie. L’économie publique devient l’étude de la participation des citoyens, à l’intérieur des institutions politiques et fiscales, à la réalisation de résultats fiscaux. Parce que cette approche succède à des travaux pionniers d’économistes suédois, allemands et italiens, elle est qualifiée de continentale. Dans la seconde partie du vingtième siècle, cette approche a poursuivi son développement mais changé de nom pour devenir le public choice[2]. Comme l’affirme James Buchanan, c’est ici la volonté de regarder la politique without romance.

Il n’y a aucun doute que le manifeste s’inscrit dans la première approche : il conseille le gouvernement sur la meilleure façon de produire les services financés par le secteur public. Le manifeste ne veut pas expliquer les phénomènes; il prescrit ou moralise. De la fiction, non de la réalité.

Le manifeste ignore la dynamique des processus politiques : l’objectif de réélection, l’importance du votant médian, les groupes d’intérêt inégaux, les problèmes d’information entre les électeurs, les élus et les bureaucrates… Il en résulte ce que l’économiste Karl Brunner affirmait avec raison que « l’essence de la politique est la redistribution et que les conflits politiques sont centrés sur des questions de redistribution »[3]. En se situant hors du politique, le manifeste risque de prescrire à vide, en somme de n’être qu’un exercice formel.

Une erreur de logique

Le texte ne contient aucune analyse de la politique. L’auteur affirme que « La première condition (que les biens et services doivent satisfaire aux besoins du citoyen) sera vérifiée grâce au processus démocratique. » Est-ce bien le cas? Les processus politiques donnent-ils des résultats efficaces? L’auteur le postule sans justification.

En postulant l’efficacité des processus politiques, le manifeste perd sa raison d’être. La distinction entre objectifs et moyens devient factice. Si les processus politiques sont aptes à déterminer la quantité optimale de biens et services publics, pourquoi ne peuvent-ils pas choisir le meilleur moyen de les produire? Les deux questions ne sont pas indépendantes. Le programme d’un candidat à la mairie porte à la fois sur les objectifs et sur les moyens de les réaliser. Il en va de même de l’électeur.

Le postulat de processus politiques efficaces comporte une erreur de logique qui annule la portée du manifeste. La suite de nos commentaires admettra donc la réalité d’imperfections dans ces processus.

Décentraliser la centralisation

Le manifeste prône le recours à la concurrence et donc au marché dans la production des services gouvernementaux. Il s’agit donc d’une tentative de décentraliser la centralisation.

Quand on joue une partie de poker, on ne peut pas appliquer les règles du jeu de bridge. Cet enseignement a été crûment rappelé à l’un de nous par un étudiant il y a une quinzaine d’années. Bélanger proposait d’appliquer au secteur public les règles d’efficacité développées par les économistes, tout probablement en se référant à la publication de l’O.C.D.E., Gérer avec les mécanismes de type marché (1993). L’étudiant l’interrompit pour signaler son incohérence. Il proposait de recourir à la tarification des services publics, alors que les citoyens veulent confier ces services au secteur public précisément pour se soustraire à cette sorte de tarification[4].

Cette combinaison marché et secteur public renvoie au débat du milieu des années trente sur les possibilités d’un socialisme de marché[5]. Dans ce schéma, le gouvernement détient la propriété des industries majeures et un bureau de planification détermine les prix qui varieraient selon la présence de pénuries ou de surplus. Ainsi, le système imiterait le marché.

Les possibilités du socialisme de marché donnèrent lieu à une confrontation entre Oskar Lange et Abba Lerner, d’une part, et Friedrich Hayek et Ludwig von Mises, d’autre part.

La « controverse du socialisme » revenait ainsi à une évaluation abstraite d’une propriété du système socialiste, qui lui donnerait un pouvoir d’allocation efficace… On rapporte même qu’Abba Lerner alla à Mexico pour dire à Trotsky que « tout irait bien dans un état communiste s’il reproduisait simplement le résultat d’un système concurrentiel, en mettant les prix égaux aux coûts marginaux » [6].

Cette volonté de décentraliser la centralisation a cours encore aujourd’hui[7]. Les recommandations sur la tarification efficace des services publics en sont une illustration. Pourtant, chaque pôle a sa logique ou sa dynamique. Refuser cette règle signifie tomber dans l’incohérence qui se traduit par le phénomène de balancier qu’on observe dans les réformes qui alternent entre des directions opposées suivant les époques.

Les déterminants des contrats municipaux

Le manifeste prône que les corporations municipales généralisent le recours aux contrats pour la production de leurs services. Quels sont les facteurs qui influencent cette privatisation? Cette décision politique peut-elle être isolée des facteurs politiques?

Une étude pionnière sur ce sujet montre qu’il est difficile de sortir la politique des décisions politiques :

Les résultats empiriques confirment la théorie selon laquelle la décision de privatiser est partiellement déterminée par le choix qu’affrontent les politiciens entre les avantages politiques fournis par une production à l’interne et les coûts politiques de dépenses gouvernementales plus élevées[8].

Moins le pouvoir discrétionnaire du politicien est coûteux, plus grande est son utilisation. La tarification et la privatisation sont attrayantes quand la contrainte budgétaire devient insupportable.

Pourrait-on trouver un exemple où le recours aux contrats pour les services municipaux pose d’importantes difficultés et où la municipalisation du service serait de mise? Dans une récente publication, Richard E. Wagner donne un intéressant cas historique qui, selon un étudiant étranger, a encore lieu dans sa ville natale[9].

En Angleterre au seizième siècle, le transport des déchets de la résidence à une décharge municipale revenait à des charretiers privés. À maintes reprises, un transporteur laissait échapper sa charge avant la destination avec tous les inconvénients et les odeurs que cela occasionnait pour le voisinage. Vu la faible probabilité de détecter le vrai coupable, c’était l’ensemble des transporteurs privés qui obtenaient une mauvaise réputation. Une telle situation favorisait la municipalisation de la collecte des déchets même si les citoyens percevaient une augmentation des dépenses par rapport au recours au marché. De cette façon, ils connaîtraient l’autorité responsable des déversements et des odeurs.

Le manifeste et les coûts de transaction

Le manifeste propose la multiplication des contrats de performance du secteur gouvernemental au secteur concurrentiel. Il est surprenant de trouver peu sinon pas du tout de références à la théorie économique des contrats et particulièrement à la littérature sur les coûts de transaction. L’auteur se place dans un univers sans friction. Les textes classiques de Coase, de Williamson et de beaucoup d’autres n’apparaissent nulle part.

Cette lacune est d’autant plus surprenante que l’auteur a occupé de nombreuses fonctions où les difficultés d’établir des contrats efficaces sont omniprésentes. Au cours des dernières années, il a été membre du Conseil d’administration des partenariats public-privé (PPP). Voilà un secteur où le problème des contrats efficaces se pose directement puisque c’est la raison même de cet organisme. Le manifeste ne souffle mot de cette expérience.

Or une récente revue de 10 PPP canadiens souligne les nombreuses difficultés d’établir des contrats de longue période et illustre ainsi l’opposition entre les dynamiques respectives des deux secteurs, soit les objectifs de maximisation des profits du secteur privé et les objectifs politiques du secteur public. « Dans les projets d’infrastructure, il est souvent absurde d’essayer de transférer de gros montants de risque d’utilisation au secteur privé »[10].

Professeur d’organisation industrielle durant de nombreuses années, l’auteur avait une excellente occasion d’appliquer son modèle à l’institution universitaire. Pourquoi l’université n’adopterait-elle pas les réformes proposées pour les corporations municipales par la multiplication des contrats? Le département d’économique de son université aurait dû montrer la voie en cette matière[11].

Une petite municipalité se compare assez facilement à un grand hôtel ou à un hôpital sans but lucratif de bonne taille aux États-Unis. Ces deux institutions privées utilisent la sous-traitance pour certaines composantes des services, mais ce recours n’est pas emprunté pour l’ensemble des services[12].

Conclusion

Que peut-on conclure de ce long Manifeste? Le jugement global est simple : l’auteur se situe dans un monde sans friction. Cette sorte d’univers n’appelle toutefois pas un manifeste puisqu’il ignore les difficultés du monde réel. Les problèmes disparaissent par hypothèse ou ils deviennent artificiels. Le texte en donne une nette illustration en insistant sur l’indépendance non fondée des objectifs et des moyens dans les décisions politiques.

Dans un monde sans friction, il devient possible de faire aboyer les chats.