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Le Groupe µ a introduit la rhétorique, classiquement liée à l’expression langagière, à l’intérieur de la problématique de l’image (1992) et, par là, nous invite à reconsidérer et sans doute à préciser ce que nous entendons par ces deux domaines dont la mise en relation pourrait d’abord surprendre. La question est si vaste – elle engage la sémiotique tout entière – que nous devons choisir un fil conducteur particulier, qui n’aura pas la prétention de nous fournir une vue synoptique du problème, mais essaiera de nous mener à un lieu depuis lequel on puisse percevoir peu à peu le point d’inflexion, le seuil plus ou moins net, où le langage et l’image à la fois se rencontrent et se séparent, non sans avoir, sur quelques points, fusionné leurs moyens d’expression. Nous ne chercherons donc pas à construire un tableau dans lequel s’opposeraient terme à terme deux régimes sémiotiques, mais nous essaierons plutôt de comprendre en quel sens une dialectique est possible qui aménagerait des passages entre eux. Cette comparaison nous conduira peu à peu à envisager quatre différents niveaux d’analyse : celui de la rhétorique tout d’abord, puis ceux de la prédication, de l’ontologie et, finalement, celui de l’économie.

Quelques opérations rhétoriques

La rhétorique est traditionnellement située entre la logique (ou analytique), qui a trait au discours vrai, et la dialectique qui concerne le plus généralement l’art du discours, ce qui le conduit à travers les dédales de la conversation, de la pensée ou de l’histoire. Bien sûr, le sens de ces termes a considérablement varié au cours du temps, ce qui ne doit pas pour autant nous laisser ignorer le lien de structure qui les unit. De la sorte, il est douteux que l’on puisse toucher en quelque façon à l’un de ces trois domaines sans que cela ait des conséquences sur les autres, tant du point de vue de leurs extensions que de la compréhension que l’on peut en avoir. Regardons dans cette perspective les opérations que le Groupe µ relève comme essentielles à la rhétorique des images.

Le tableau de la page 157 du Traité du signe visuel propose une liste d’opérations corrélées à des familles de transformations. Notons tout d’abord les transformations : adjonction, suppression, substitution et permutation. Chacune de ces transformations peut se concevoir (c’est-à-dire s’interpréter) dans les domaines géométriques, analytiques, optiques et cinétiques. Ainsi, une anamorphose sera comprise comme une opération de permutation dans le domaine cinétique, une transformation topologique comme une substitution dans l’ordre géométrique, etc. On trouve, dans certains contextes, une opération mixte, dite suppression/adjonction (par exemple, dans le chapitre sur la rhétorique du cadre). On pourrait comparer ces opérations à celles proposées par Freud dans sa logique du rêve (déplacement et condensation), bien que curieusement, à notre avis, les opérations de condensation ou de fusion soient ici absentes. Il nous paraît plus justifiable de nous reporter aux opérations auxquelles C. Perelman a recours dans sa rhétorique argumentative.

Prenons nos exemples dans l’Empire rhétorique (1977). Perelman distingue :

  • Les arguments transitifs qui vont de la partie vers le tout. Ainsi dit-on qu’il faut mettre de l’ordre en soi avant d’en mettre dans sa famille et en mettre dans sa famille avant d’en mettre dans l’état.

  • Les arguments par inclusion qui consistent à rapporter un cas particulier à un cas plus général.

  • Les arguments par liaison de succession. Ainsi, on argumente la valeur d’une action en faisant valoir les bienfaits de ses conséquences ou les malheurs auxquels elle nous permet d’échapper.

  • Les dissociations, nombreuses chez Perelman, construisent des paires de notions opposées comme le réel et l’apparence, l’opinion et la science, l’humain et le divin, etc.

  • Les mélanges vont des fusions aux amalgames, dont on connaît l’importance dans le discours politique.

Cette liste, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, nous paraît comparable à plus d’un titre à celle proposée par le Groupe µ. Remarquons d’ailleurs que, si la liste du Groupe µ nous intéresse ici en ce qu’elle concerne l’image, il reste qu’elle a pour ses auteurs une valeur qui ne se limite pas à ce domaine comme en témoigne leur Rhétorique générale (1970).

Quelles raisons peut-on trouver à ce rapprochement et que nous apprend-il quant à la dialectique langage/image ? Il nous semble que la terminologie même utilisée par ces auteurs invite à considérer les opérations rhétoriques comme des opérations méréologiques. Il s’agit toujours, plus évidemment chez Perelman, de lier et de délier, de séparer et de conjoindre, de rapprocher et de distancier, de telle sorte que la rhétorique se présente davantage comme une gestuelle opérant sur des totalités et sur des parties que comme une logique procédant par démonstration. Si nous reprenons une à une les opérations fondamentales du Groupe µ (supprimer, adjoindre, substituer, permuter), on voit immédiatement qu’elles peuvent toutes se comprendre comme une suite d’actions portant sur un objet virtuel dont on manipule les éléments. Il en va de même chez Perelman qui ajoute cependant, par la fusion et la dissociation à la fois, l’idée de tri (par la dissociation) et une certaine plasticité de l’objet (impliquée par la possibilité de la fusion).

Nous pouvons retenir comme premier acquis que, chez ces auteurs, il n’est sans doute pas exagéré de dire que la rhétorique suppose en son fond l’idée d’un objet doué d’une dynamique (il s’agit toujours d’action) et susceptible de compositions multiples. Que les parties constituant cet objet soient des arguments, des notions, des traits ou des couleurs n’est évidemment pas sans importance. Mais on peut postuler que, sous-jacente à ces sémiotiques particulières, se trouve la même exigence de composition, terme qui s’applique aussi bien au discours en langue qu’à une image. Il nous semble que, au moins quant à sa structure fondamentale, la composition relève d’une théorie du tout et des parties (une méréologie).

Plusieurs remarques sont maintenant nécessaires. La première concerne le statut de la méréologie dans le contexte qui nous occupe. La méréologie peut être une logique et ainsi se déployer comme la conséquence d’un certain nombre d’axiomes. Elle peut être aussi une phénoménologie dans la mesure où le monde tel qu’il nous apparaît, mais aussi, comme nous venons de le voir, les discours paraissent bien se présenter selon un principe de composition à l’intérieur des totalités et entre elles. Mais la démarche phénoménologique, qui a affaire au monde perçu et qui nous intéresse ici tout spécialement, a des particularités dont il est utile de fournir au moins un exemple. L’un des axiomes logiques des plus courants est l’axiome de transitivité qui veut que si A est une partie de B et B une partie de C, alors A est une partie de C[1]. L’évidence logique de cet axiome cache une difficulté phénoménologique considérable, dans la mesure où les entités du monde perçu, qu’il s’agisse des objets au sens usuel ou des images, ont des limites, des bords, des frontières, dont la fonction est sans doute de les constituer sous forme de totalités, mais qui, pour cette raison même, sont des obstacles à la transitivité. Ainsi, ce n’est pas parce que telle figure, par exemple un cheval, est une partie d’un tableau et que le tableau est une partie de la pièce où il se trouve que l’on peut percevoir ce cheval comme une partie de la pièce. La raison en est précisément l’existence d’un bord, le cadre renforçant considérablement cet effet. On constate aisément qu’il en va ainsi, à des degrés divers, pour les objets, pour les images et, d’une façon nettement plus complexe, pour les univers distincts que nous pouvons faire coexister dans les textes, mais qui, pour autant, ne se composent pas entre eux si aisément[2]. Retenons que le point de vue phénoménologique possède une dimension méréologique tout à fait essentielle et propre à décrire une bonne part des opérations rhétoriques que nos auteurs ont inventoriées.

La deuxième remarque découle de ce qui précède. Il est clair que la notion de composition ainsi comprise relève d’une théorie générale de l’iconicité. On pourrait dire que le Groupe µ, en montrant la possibilité d’une rhétorique de l’image, nous a aussi permis de soupçonner le fond imageant de la rhétorique. Il y a entre la rhétorique et l’iconicité une intersection forte à laquelle nous devons réfléchir. Mais cela demande aussi que l’on définisse la notion d’iconicité d’une façon plus satisfaisante que celle qui a cours dans la théorie des signes. Nous entendons par iconicité un type phénoménologique, c’est-à-dire une modalité particulière selon laquelle le monde sensible se manifeste à nous, qu’il s’agisse de la perception des objets, des états de choses, des artéfacts comme les images ou la musique. La caractéristique de l’iconicité tient moins dans la présence de morphologies, de parties et de totalités, de texture et de plasticité que dans le fait que tous ces éléments prennent ensemble, comme on le dit par exemple d’éléments matériels réunis dans un moule et qui, de ce fait, stabilisent peu à peu leurs rapports. Il se peut qu’une icône ainsi comprise soit icône de quelque chose, mais ce n’est là qu’un cas particulier lié à un acte mimétique. Plus généralement en effet, l’iconicité est une modalité de l’expression du sens pour autant que celui-ci a à voir avec le monde sensible[3]. C’est en cela qu’il nous paraît pertinent de parler d’iconicité lorsque l’on considère les opérations rhétoriques et les compositions auxquelles elles aboutissent, tant du point de vue des agencements argumentatifs que des tropes visuels. Il serait sans doute exagéré de dire que la rhétorique est seulement un fait de perception, même dans le cas de l’image. Il semble cependant qu’il soit possible d’accorder que les compositions méréologiques offrent un terme commun entre rhétorique et perception.

La troisième remarque, qui va nous occuper plus longuement, envisage la nature des éléments mis en jeu dans la rhétorique de l’image. Les opérations portent sur des parties, mais qu’est-ce qu’une partie d’image ? Nous allons entrer dans cette question en interrogeant le rapport entre partie et prédication.

Prédication et iconicité

Dans le Traité du signe visuel, la question de la prédication est abordée en connexion avec la théorie du type. Le type, tel qu’il est conçu par le Groupe µ, est le moyen terme entre le référent, dont il propose un simulacre, et le signifiant iconique que le type permet de juger adéquat ou non à son objet possible. L’exemple qu’il propose (1992 : 140) est celui d’un chat dont le type comporte à la fois des moustaches et des oreilles triangulaires, ces traits permettant un taux d’identification minimal. Cette relation entre type et signifiant est plus précisément donnée sous la forme d’un syntagme minimal, conçu « sur le modèle gestaltiste de la ségrégation d’une entité (sujet) à partir d’une qualité translocale (prédicat) » (ibid. : 141). Cette formulation a une certaine évidence tant du point de vue du rapport de l’iconicité aux formes perceptives que de l’organisation en syntagme du signifiant iconique. Nous chercherons cependant à déplier les notions qui nous semblent y être présupposées et, pour cette raison même, intéressantes pour notre propre investigation.

Notons en premier lieu la difficulté qu’il y a à concevoir une image selon les termes de la prédication. Cette difficulté ne réside pas tant dans le fait même de la prédication que l’on peut supposer être du ressort de l’image. Notons pourtant que, si une image est toujours divisible en parties, il est contestable que l’on puisse par principe y reconnaître un sujet et un prédicat. Que l’on puisse, la plupart du temps, décrire une image ainsi est un fait. Qu’elle se présente elle-même ainsi est un tout autre problème. Reste largement ouverte la question de savoir si la prédication que l’on attribue aux images est le fait des images elles-mêmes ou de leur traduction en langue. Pour rendre ce point sensible, imaginons quelques exemples simples.

Un tableau peut bien représenter un arbre que l’on reconnaîtra à ses feuilles vertes et abondantes, ce qui nous fera sans doute dire : cet arbre est vert. Il est courant cependant que le vert soit la qualité dominante du tableau au point que nous puissions demander ce qu’est cette forme verte sur la toile. On dira peut-être qu’il s’agit d’un arbre. La même expérience peut être faite dans la nature. C’est une simple question de bonne distance de savoir si cet arbre, relativement proche, est vert ou si, dans le lointain, cette tache verte se révélera finalement être un arbre. Le rapport grammatical entre le sujet et le prédicat n’est donc pas si simple à reconnaître dans une image, car savoir ce qu’est le sujet et ce qu’est le prédicat ne se détermine pas sans de fortes incertitudes. Plus précisément, cela appartient au style propre de l’image de nous faire penser qu’une de ses parties est sujet et une autre prédicat. Examinons un second exemple.

J.-P. Sartre, dans un texte consacré au peintre Rebeyrolle, écrit : « Quand je regarde ses rivières et ses truites, je me rappelle ce mot d’un philosophe chinois, inventé par Paulhan : “La nage poissonne” »[4]. Le « poissonnement » de la nage apparaît comme une bizarrerie linguistique, une chinoiserie en l’occurrence, que l’on pourrait ranger dans la classe rhétorique des permutations. Il n’en est rien pour ce qui concerne l’image et l’on peut convenir avec Sartre que c’est bien cela, en effet, que montrent certaines toiles de Rebeyrolle. Le problème est en un sens évident, mais en un autre, pour peu que l’on veuille lui donner une certaine précision, difficile à articuler. Cherchons à définir le plus exactement possible les points sur lesquels porte la difficulté.

Nous sommes parti de la question de la prédication. Doit-on l’entendre d’un point de vue grammatical ou d’un point de vue logique ? Il semble bien qu’aucun de nos deux exemples ne pose véritablement de problème logique. On pourrait les traduire dans la logique des prédicats sans réelle difficulté. Rien ne semble s’opposer logiquement à un prédicat comme « poissonner ». Il suffit de l’inventer. La difficulté vient plutôt de la relation entre la nage et le poisson si nous la traduisons en termes actantiels. Le problème est donc grammatical, mais aussi, notons-le dès maintenant, ontologique. Il y a une corrélation entre le fait d’être considéré comme une entité et la capacité d’être un prime actant, et cela reste vrai même si une multitude de contre-exemples se présentent aisément à l’esprit. Mais, point sans doute le plus important, le schéma actantiel met dans une certaine forme unitaire ce qu’il a d’abord fallu diviser. Si l’on peut dire simplement que le poisson nage, c’est bien parce que, d’un point de vue qui n’est cette fois pas grammatical mais ontologique, on a distingué le poisson d’un côté et la nage de l’autre. Peut-être atteindrions-nous un point central de notre questionnement si nous demandions maintenant : est-on en droit de supposer que l’unité de la prédication se présente de la même façon dans le langage et dans l’image ? Est-ce que les entités, les propriétés, les actions, les qualités sensibles que notre esprit ou notre perception sont amenés à distinguer doivent retrouver la même unité dans l’ordre grammatical d’une langue, toujours particulière, et dans l’ordre iconique des images, elles-mêmes soumises à des économies très variables ? Regardons cette question en laissant pour l’instant entre parenthèses le problème ontologique sur lequel nous reviendrons. Il nous paraît d’abord nécessaire de faire un inventaire, même succinct et provisoire, des différentes façons dont peuvent s’établir des dépendances entre des prédicats. Nous attendons de cet inventaire qu’il nous suggère ce que peuvent être les formes générales de la liaison.

Les formes générales de la liaison

Le problème peut être formulé ainsi. Si nous avons une diversité, quelle que soit la nature des éléments qui la composent, comment donner à ces éléments une unité ? La première solution qui se présente à l’esprit est de leur fournir un ensemble de règles de liaisons. Les règles grammaticales, et plus particulièrement les règles syntaxiques, en sont le premier exemple. Nous pensons surtout aux formes de la prédication. Mais on peut aussi se référer aux règles unissant les éléments d’un jeu, d’un scénario, d’un rituel, etc. L’unification par des règles concerne aussi bien des éléments abstraits que des éléments figuratifs. On peut ainsi coordonner des objets, des actions, des événements, des qualités sensibles, etc. L’unification par des règles concerne donc un ensemble considérable de pratiques parmi lesquelles la grammaire possède un rôle paradigmatique. On remarquera que les ensembles ainsi constitués forment des domaines nécessairement limités, dont une des fonctions est précisément de se détacher de l’arrière-plan du monde, que ce dernier soit conçu comme langagier, culturel ou sensible. Une totalité unifiée par des règles s’isole.

Un autre type d’unification, de nature bien différente, nous est fourni par l’écran. Un écran donne, par exemple, une unité à une diversité de faisceaux lumineux, quelles que soient leurs origines. Ce principe peut être défini comme une fonction d’arrêt ou, ce qui revient au même, de tri. L’écran offre une unification par sélection. Il assemble des éléments en vertu de sa seule présence. On pense aux lumières émises par un projecteur de cinéma, mais aussi aux couleurs sur une toile, sur une photographie, etc. Il nous semble également que, si la syntaxe utilise plus spécifiquement une unification par règle, la sémantique, par contre, se sert plus volontiers de la fonction d’écran. Qu’est-ce qu’une isotopie si ce n’est une forme d’écran sémantique sur lequel viennent se réfléchir des contenus, par là regroupés en une unité de sens ? L’écran nous offre la possibilité de lier ensemble des prédicats sans schéma de prédication. Remarquons également que l’écran révèle, mais que, pour les mêmes raisons, il cache, conformément au double sens de ce mot. Comme les règles, mais selon un tout autre mode, l’écran sépare parce qu’il unifie.

Nous emprunterons à l’ancienne physique un autre principe d’unification : le tourbillon. Le modèle du tourbillon est celui de l’attracteur. Un tourbillon capture dans son champ la diversité des êtres qu’un courant d’air, d’eau ou de tout autre milieu, apporte à son voisinage. Si l’écran arrête, le tourbillon dévie puis capture. Par là, il unifie ce qui se présentait à lui d’une façon contingente. Le modèle du tourbillon peut avoir, comme les deux précédents, une interprétation sémiotique. Il correspond à ces signifiants suffisamment prégnants pour capturer autour d’eux des significations qui n’ont cependant entre elles aucune dépendance instituée. Proust décrit ainsi les bijoux figurant sur la robe de madame Swann et qui peuvent devenir aussi bien l’indice d’une réminiscence, d’un pari, d’un caprice. On sait l’importance de ces signifiants dans la logique du désir.

La fusion entre des parties distinctes nous offre un autre mode d’unification. La fusion se distingue du tourbillon en cela qu’elle ne conserve pas aux parties fusionnées leur identité première. La fusion a son équivalent abstrait dans l’idée de synthèse, même si toute synthèse n’est pas une fusion. La condensation, dont nous avons fait état précédemment, en est une autre version. Les plans d’expression des diverses sémiotiques en sont des lieux de manifestation constants, depuis les mots-valises jusqu’aux mélanges de couleurs et de matières. Soulignons, une fois encore, le fait que les opérations unifiantes que nous cherchons à décrire se rencontrent aussi bien au plan abstrait qu’au plan figuratif. En outre, ce qui est particulièrement important pour le problème présent, elles ne semblent pas être propres à des sémiotiques particulières. On peut supposer pourtant, comme le cas des fusions le montre aisément, que les grandeurs concernées par chacune de ces opérations peuvent être différentes selon les sémiotiques. Des prédicats de couleur ne fusionnent pas linguistiquement, même s’ils peuvent être liés ensemble (le « rouge orangé » par exemple). Ils fusionnent aisément iconiquement. Nous reviendrons sur ce point central.

Il nous reste finalement à considérer deux formes d’unification qui ont un statut un peu à part et sans doute essentiel.

La première est l’unification notionnelle (ou conceptuelle). Une notion rassemble une diversité de réalités individuelles (l’extension de la notion) et leur donne une unité (en compréhension). Ces opérations appartiennent à la logique des noms et relèvent d’un usage, nécessairement particulier, du langage. Il n’en reste pas moins que cet usage a une fonction paradigmatique, dans la mesure où il nous indique comment un prédicat linguistique quantifié peut rassembler une diversité et, par là, exprimer un phénomène d’ordre général (tous les X ont telle propriété). En l’absence de cette possibilité, l’image ne semble pas exprimer autre chose que la singularité ou, pour être plus exact, ne pas pouvoir distinguer à elle seule entre un énoncé général et un énoncé portant sur un cas particulier. C’est le plus souvent l’usage qui décide si nous prenons tel visage peint pour le portrait d’une personne particulière ou pour la représentation d’un exemple prototypique de visage, comme on peut le voir dans certains livres de voyage ou d’ethnographie. Mais quelquefois l’image peut aussi, comme dans les livres médicaux, représenter une propriété tenue pour générale (ce qui ne veut pas nécessairement dire prototypique).

La seconde fonction d’unité que nous voudrions signaler nous est offerte par les référentiels. Un référentiel autorise la mise en scène d’une diversité d’événements parce qu’il permet de les situer, sans que ce terme de référentiel ait nécessairement une signification spatiale ou temporelle. Il s’agit d’une notion générale qui peut s’appliquer à beaucoup de circonstances particulières. Le rôle d’un référentiel est essentiellement sémiotique. L’exemple de la vitesse est le plus connu. Une vitesse ne peut se mesurer que par rapport à un référentiel, mais, ce qui est beaucoup plus important pour nous, elle n’a de sens que sous cette condition (le référentiel fait exister la vitesse comme telle). Comme le référentiel est le plus souvent présupposé, on ne rend généralement pas compte de sa nécessité.

Prenons comme autre exemple un énoncé comme : « Si je l’avais rencontré, je lui aurais dit de venir ». Cet énoncé suppose la mise en place d’un référentiel par rapport auquel il aurait pu se faire qu’une certaine action ait eu lieu. Celui-ci est pour ainsi dire invisible, car les conditions de temps données par le verbe supposent ce référentiel, mais ne le constituent pas. Il faut plutôt penser à un espace simplement possible par rapport auquel le temps lui-même doit être situé. Il est préférable, pour éviter trop de confusions, de le considérer sur un mode purement abstrait comme une condition nécessaire pour donner un sens, mais aussi une certaine forme d’existence, à des événements qui, comme le montre notre exemple, peuvent même ne pas avoir eu lieu.

Les fonctions d’unité que nous avons inventoriées peuvent souvent coïncider avec un référentiel, mais ne le constituent pas à elles seules. Ainsi, un tourbillon ou un écran peuvent, dans certains cas, avoir cette fonction sans pour autant se confondre avec elle.

Les quelques fonctions d’unité que nous venons d’explorer sont sans doute loin d’épuiser le problème. Il est clair que l’inventaire n’est pas complet. On peut penser par exemple à la notion physique de champ, qui fut utilisée en sociologie par P. Bourdieu (1980) et à laquelle on reconnaît parfois un statut phénoménologique qui autorise à parler de « champ de présence ». On peut également évoquer la notion de noeud, celui-ci possédant la propriété essentielle de pouvoir lier ensemble des relations, comme on le voit dans les différentes formes de réseaux. Mais il ne s’agit là que de fonctions très générales qui cachent de nombreuses variétés possédant des particularités souvent essentielles. Il en va ainsi de la notion de règle qui recouvre de trop nombreuses espèces pour que l’on puisse espérer en faire l’inventaire. De même, la notion abstraite de référentiel peut prendre des formes figuratives très nombreuses. On notera que les principes classiquement définis par les théoriciens de la gestalt possèdent également un pouvoir unificateur (principes de proximité, de similitude, de destin commun, de bonne continuation, etc.). Ces principes cependant présupposent ce que nous avons appelé un référentiel, mais ne l’établissent pas.

Nous avons simplement cherché, par ce bref inventaire de quelques fonctions, à nous procurer des ressources pour concevoir ce que pourraient être d’autres formes de liaison unifiantes que celle attribuée à la prédication linguistique. Revenons donc à ce problème. Nous admettrons, par une convention terminologique qui nous semble justifiée, que les différentes formes de liaison que nous avons envisagées peuvent recevoir le nom de « prédication ».

Prédication symbolique et prédication iconique

Dans les exemples de liaisons que nous venons d’inventorier, on remarque aisément que certaines sont plus spécifiquement d’ordre symbolique, comme les règles grammaticales et les notions. D’autres apparaissent immédiatement comme iconiques. Ainsi en va-t-il des écrans, tourbillons et, dans une certaine mesure, des champs. Les autres fonctions sont plus ontologisantes dans la mesure où elles font apparaître (comme c’est le cas des référentiels) ou disparaître (comme c’est le cas des fusions) les éléments qu’elles unifient. Il importe d’observer que ces fonctions ne sont pas pour autant spécifiquement propres à telle ou telle sémiotique. Il n’y a aucune raison de principe pour refuser au langage une dimension iconique ni pour priver les images d’une dimension symbolique[5]. Par conséquent, les fonctions de liaison que nous cherchons à comprendre ne sont pas a priori le propre d’une sémiotique ou d’une autre. Il faut cependant souligner qu’il n’est pas nécessaire non plus que ces fonctions concernent des grandeurs du même ordre lorsqu’on les transpose d’une sémiotique à une autre. Ainsi, le Snark de Lewis Carroll et la chafetière étudiée par le Groupe µ (1992 : 274) correspondent bien à la même fonction de fusion, mais selon des ordres de grandeur différents (l’icône de la chafetière étant plutôt de l’ordre d’un énoncé).

Rappelons l’objet de notre quête. Nous cherchons à comprendre pourquoi, selon notre hypothèse de départ, l’image se prête avec plus de facilité à exprimer les idées, par ailleurs concevables, qui nous feraient dire que « la nage poissonne » ou que le « vert arborise ». Rappelons également que nous avons reconnu là un problème en premier lieu grammatical et non un problème strictement logique. Il peut sembler d’abord qu’un des obstacles à l’acceptation simple de ces expressions linguistiques provient de l’inversion qu’elles semblent opérer entre le prédicat verbal et le substantif en position de sujet. Plus spécifiquement, notre étonnement devant le poissonnement de la nage proviendrait de ce que nous attribuons au verbe la propriété d’exprimer un procès et au nom, celle de désigner un objet. Benveniste cependant s’est opposé vigoureusement à cette vision trop simple des fonctions attachées aux morphologies nominales et verbales lorsqu’il écrit :

Une opposition entre « procès » et « objet » ne peut avoir en linguistique ni validité universelle, ni critère constant, ni même sens clair. La raison en est que des notions comme procès ou objet ne reproduisent pas des caractères objectifs de la réalité, mais résultent d’une expression déjà linguistique de la réalité, et cette expression ne peut être que particulière. Ce ne sont pas des propriétés intrinsèques de la nature que le langage enregistrerait, ce sont des catégories formées en certaines langues et qui ont été projetées sur la nature. La distinction entre procès et objet ne s’impose qu’à celui qui raisonne à partir des classifications de sa langue native et qu’il transpose en données universelles ; et celui-là même, interrogé sur le fondement de cette distinction, en viendra vite à reconnaître que, si « cheval » est un objet et « courir » un procès, c’est parce que l’un est un nom, l’autre, un verbe.

(1966 : 152)

Nous ne chercherons pas à discuter la thèse, souvent énoncée par Benveniste, et souvent discutée, avant et après lui, selon laquelle les catégories, comme ici celles d’« objet » et de « procès », sont d’abord des catégories de langue « projetées » ensuite sur la nature. Notre problème est autre. Il ne s’agit pas de chercher un statut aux catégories, ni de savoir si leur origine se situe dans l’être, le jugement ou la langue. Nous voulons comparer deux sémiotiques dans l’usage qu’elles font des formes générales de la liaison. Comme nous l’avons noté, en accord en cela avec toute une tradition, les catégories sont bien des formes de la liaison. Mais l’usage qui en est fait ne peut pas être seulement pensé en fonction du seul vis-à-vis du langage et du monde, chacun cherchant à savoir lequel est le miroir de l’autre. Les conclusions qui s’en suivent sont invariablement tautologiques. Nous essayons au contraire de déplacer le problème en convertissant le rapport spéculaire du langage et du monde en une question de traduction. Benveniste, sur ce point, nous aide à poser la question le plus clairement possible. Le fragment de texte que nous venons de citer distingue nettement deux choses que l’on aurait sans doute tendance à confondre. D’une part, une forme de liaison particulière qui nous fait regrouper une diversité d’êtres et d’événements sous les catégories d’« objet » et de « procès » et, d’autre part, deux catégories appartenant à la morphologie, celles de « nom » et de « verbe ». La confusion entre les deux nous place dans un cercle vicieux qui nous conduit à voir dans le cheval un objet parce que « cheval » est un nom. Mais si, renonçant à croire à la prééminence soit de la catégorie de « verbe » soit de celle de « procès », nous remarquons simplement qu’il existe des formes de liaison dont certaines peuvent être plus caractéristiques de la perception et qui nous donnent des objets ou des procès, d’autres plus propres à une langue particulière et qui offrent des noms ou des expressions verbales, nous pouvons essayer de comprendre comment se fait le passage de l’une à l’autre. On constate alors, comme le fait Benveniste à la suite de la citation précédente, que le « procès » ne correspond pas nécessairement à un verbe, mais peut être marqué par des noms, des adjectifs, voire des pronoms, et que, finalement, il n’y a aucune correspondance nécessaire entre procès et verbe, sauf à privilégier des cas particuliers à certaines langues. Mais cette absence de lien nécessaire n’implique en aucune façon qu’il ne puisse y avoir dans une langue, quelle qu’elle soit, une traduction assez exacte de ce qui serait, pour notre perception, un objet ou un procès. Le mystère ne réside donc pas dans une correspondance terme à terme entre le langage et le monde perçu, à l’évidence fallacieuse, mais dans la possibilité de passer d’un domaine à un autre, comme paraissent l’exiger les besoins vitaux les plus élémentaires.

Prenons un autre exemple, peut-être plus proche de notre propos. Il se trouve traité dans le texte célèbre de Benveniste « Catégories de pensée et catégories de langue » (ibid. : 63-87). Après avoir relevé les particularités de la langue grecque quant à l’usage du verbe être, en particulier la capacité de ce dernier à devenir une expression nominale s’il est précédé d’un article, l’auteur se propose de comparer le verbe grec avec ce que pourraient être ses traductions dans la langue ewe du Togo. Il découvre ainsi cinq verbes ewe qui peuvent traduire des usages particuliers du verbe grec. Bien sûr, ces verbes n’ont pas pour autant de liens nécessaires entre eux, de telle sorte que la comparaison se fait nécessairement du point de vue grec :

Cette description de l’état des choses en ewe comporte une part d’artifice. Elle est faite au point de vue de notre langue, et non, comme il se devrait, dans les cadres de la langue même. À l’intérieur de la morphologie ou de la syntaxe ewe, rien ne rapproche ces cinq verbes entre eux. (Ibid. : 72-73)

On ne peut cependant en conclure que le passage d’une langue à l’autre soit non pertinent. Il faut plutôt remarquer que ce que l’une rend immédiatement disponible, l’autre ne peut le construire sans un certain subterfuge. Plus exactement, la langue ewe ne peut regrouper ses cinq verbes que dans le miroir du grec, ce qui est à l’évidence un artifice, mais certainement pas une absence radicale de traductibilité. Il est dommage que nous ne sachions pas quel élément morphologique ewe pourrait poser un problème symétrique pour la langue grecque.

Ces exemples empruntés à Benveniste nous conduisent à la réflexion suivante. Il n’est pas certain que ce qui, dans la sémiotique des images, se présente comme un « objet » doive toujours être traduit par un nom dans la langue (française en l’occurrence). Si nous revenons à notre exemple, nous voyons que Sartre a essayé de traduire par un verbe, sans doute judicieusement, une réalité iconique que l’usage aurait plutôt rendue sous une forme nominale. Dans d’autres cas, il faudrait peut-être avoir recours à un adjectif ou un adverbe. Le passage de la langue à l’image poserait le même problème, ce qu’on admettra sans doute plus facilement. Il nous paraît ainsi justifié de dire que la difficulté de la traduction en langue française des tableaux de Rebeyrolle est du même ordre que celui posé par la traduction de l’« être » grec en langue ewe.

Mais l’essentiel nous paraît être dans l’acte de traduction lui-même et non dans ses termes aboutissants. Comment se fait le passage de l’une à l’autre sémiotique, du moins dans le cas où la traduction est pensable ? Nous ferons l’hypothèse selon laquelle ce passage repose essentiellement sur les postulats ontologiques que chaque sémiotique pose plus ou moins implicitement et qui n’apparaissent jamais si évidemment que dans l’exercice de la traduction.

Ontologie et liaison

Parler d’ontologie dans un contexte sémiotique présente en général quelques risques de confusion. Les protestations s’élèvent inévitablement, qui veulent que le sens ne s’occupe que de lui-même, enfermé qu’il serait dans l’immanence de la langue. Pourtant, un lecteur de textes devrait se rendre compte que ces textes supposent, invariablement et quels que soient leurs genres, l’existence d’entités de diverses natures qui dessinent certaines configurations d’un monde, que celui-ci soit conçu comme réel ou fictionnel. Ces entités, étant dépendantes de la sémiotique qui les introduit, ne nous semblent pas étrangères à la possibilité même qu’il y ait un sens. Plus précisément, notre hypothèse est que ces deux domaines, le sémiotique et l’ontologique, se nourrissent de l’écart que chacun d’eux pose avec l’autre, instituant ainsi des dépendances réciproques. Prenons un exemple simple pour mieux fixer le point en question. Nous avons vu plus haut que l’une des formes essentielles de la liaison était illustrée par l’idée de référentiel. Cette notion, très générale, possède de nombreuses applications dont la plus simple consiste sans doute à faire émerger la notion de vitesse. On admettra sans peine que la vitesse peut être un fait sémiotique puisqu’elle dépend, dans son existence même, de la position arbitraire d’un référentiel, c’est-à-dire d’une structure symbolique. Mais on ne peut refuser, sans assumer un irréalisme extrême, d’admettre qu’un objet, quel qu’il soit, appartienne à un système de réalité qui n’est pas d’ordre symbolique. Ainsi, que notre référentiel le situe comme objet immobile ou comme objet d’une certaine vitesse, cet objet aura, quant à son être, le même destin (par exemple, se heurtera avec un autre). Cela montre simplement que le sens ne peut se concevoir sans que soit posée, selon la même intention, une altérité au sens. C’est là sa condition d’existence. La réciproque est d’ailleurs vraie, car il n’y aurait pas de sens à vouloir dire ce qui est, l’ontologie, en dehors de tout langage[6]. Notre hypothèse est que les formes de liaison, donc les formes de prédication, comportent des contraintes ontologiques plus ou moins implicites et que celles-ci génèrent des difficultés considérables lorsqu’on veut traduire une sémiotique dans une autre. L’énoncé que nous étudions pose exactement ce genre de problème[7].

S’il y a des formes diverses de la liaison, c’est-à-dire de la prédication, on peut se demander ce qui par elles se trouve lié. Une toile peut nous donner dans une unité un ensemble de couleurs sans figures. Nous dirons qu’elle lie ensemble des qualités sensibles. D’autres fois, nous serons à même de voir se constituer des objets, des mouvements, des procès, des entités de différentes natures. Il ne s’agit pas de revenir à une théorie de la représentation ou de la mimétique, même si ces conceptions sont nettement moins naïves qu’on le dit d’ordinaire. Nous cherchons plutôt à tracer l’horizon défini par toute prédication, tout au moins dans le contexte de ce que nous appellerons plus loin une économie. Prédiquer, c’est toujours « faire être » dans un espace défini par une forme de liaison. Comment comprendre ce qui vient ainsi à l’existence ? Il existe à cet égard plusieurs perspectives possibles, dont trois nous intéressent plus particulièrement[8]. Elles se caractérisent chacune par une compréhension particulière de la notion d’objet. Nous n’envisageons donc pas les questions liées aux événements, états de choses, processus.

La première se caractérise par le fait d’admettre qu’une chose est en quelque façon le support d’un ensemble de qualités, parmi lesquelles il est permis de distinguer les propriétés essentielles, accidentelles et dispositionnelles. On reconnaît la vieille opposition entre substance et accident. Cette conception vénérable pose de multiples problèmes, en particulier celui de savoir ce que peut bien être ce support, ou cette substance, une fois celui-ci séparé de ses propriétés. Il est courant, bien que contestable, de rapprocher ce schéma de celui de la prédication comprise selon le rapport du sujet au prédicat. Mais, quoi qu’il en soit, cela revient toujours à distinguer deux types d’entités, le support et ses qualités. Même si la tradition philosophique a plutôt vu dans ce support une réalité substantielle, rien n’interdit de l’imaginer selon les formes de liaison que nous avons décrites plus haut. On aurait ainsi un support-écran qui viendrait agréger des propriétés, ou encore un support en forme de noeud reliant des propriétés relationnelles, etc. Dans tous les cas cependant, nous serions conduit à distinguer des éléments stables et des éléments changeants. Or, c’est bien ce que suggère une phrase comme « le poisson nage », et cela parce que nous sommes traditionnellement enclins à penser que le poisson est une entité stable à laquelle il arrive, mais pas toujours, de nager. Par contre, « la nage poissonne » ne nous donne pas le même sentiment de stabilité. On ne peut sans doute pas conclure de cette remarque que la langue impose, strictement parlant, une ontologie car, comme nous l’avons dit plus haut, il est essentiel de distinguer ce qui relève de la morphologie d’une part, de la forme prédicative d’autre part, et enfin des entités propres à l’ontologie choisie. Mais il faut bien reconnaître que notre langage a hérité, au moins dans sa sémantique, des conceptions qu’il a servi à défendre pendant des siècles et que celles-ci sont, la plupart du temps, substantialistes.

Un autre style d’ontologie nous présente le monde comme un faisceau de perceptions liées entre elles. À l’opposé de la position substantialiste, qui repose d’abord sur une substance unificatrice, nous avons ici affaire à une multiplicité pour laquelle il faut chercher des principes de liaison. Le problème est l’inverse du précédent. Nous n’avons plus affaire à une trop grande stabilité, mais au contraire à une mobilité extrême. Cette conception phénoméniste convient sans doute mieux à la sémiotique de la perception et à certains genres d’image. Si nous suggérons sur une toile une multiplicité de mouvements, on peut comprendre que, de ceux-ci, émerge l’unité d’un poisson. Ainsi pouvons-nous penser que le passage de l’énoncé « Le poisson nage » à l’énoncé « La nage poissonne » signifie la conversion d’une ontologie substantialiste en une ontologie phénoméniste. Cette dernière semble convenir aux phénomènes esthétiques, car elle laisse l’imagination libre de lier et de délier les qualités prégnantes. Cependant, soulignons-le une fois encore, il ne s’agit pas là d’une règle nécessaire, mais plutôt d’une convenance, d’une tendance, à laquelle nous pouvons nous fier sans que, pour autant, une transgression soit exclue.

Évoquons pour finir le type d’ontologie que l’on nomme « hylémorphisme ». On suppose qu’une entité est donnée par l’union d’une matière et d’une forme. L’une des difficultés engendrées par cette conception est de savoir comment matière et forme peuvent réellement s’unir. L’image du moule ne suffit pas car, comme l’a fait remarquer G. Simondon (1989), jamais une matière et une forme ne s’associeront si un savoir technique ne vient pas gouverner l’opération. L’hylémorphisme bien compris nous oblige à mettre en avant la question de la technique, ce qui rapproche cette conception de la rhétorique (qui est elle-même une technique). Il y a une rhétorique des choses qui concerne tous les arts du faire. Le monde n’est alors ni un univers substantiel et stable, ni un composé résultant de la multiplicité des qualités sensibles, il est un procès de transformations. L’avantage de cette ontologie est d’être compatible avec une problématique des formes énonciatives, dans la mesure où elle privilégie les faits de transformation. On remarquera que l’ontologie substantialiste a, pour sa part, tendance à considérer les objets comme des perceptions débrayées, le phénoménisme choisissant la solution opposée.

Concluons de ces remarques que les formes de liaison, selon lesquelles les diverses sémiotiques organisent la prédication, ont une affinité évidente avec des dispositifs ontologiques qui paraissent entrer en résonance avec elles. Mais le rapport entre ces deux registres n’est pas rigoureux au point de pouvoir s’exprimer par des règles. Par contre, le passage d’une sémiotique à une autre, lors d’une traduction, rend la correspondance manifeste. C’est là le point que nous avons cherché à fixer par ces quelques exemples.

Une fois établie une certaine liaison entre une forme prédicative et une ontologie, il est troublant de constater qu’elle n’est pas absolument déterminée. Comment le comprendre ? La réponse à cette question est en un sens simple : les sémiotiques ne sont pas des systèmes formalisés exigeant une correspondance stricte entre les éléments du langage et les entités que l’on suppose exister. Les sémiotiques sont parties prenantes d’économies beaucoup plus vastes qui rendent illusoires de telles exigences. C’est la question que nous voudrions maintenant envisager.

Images et économies

Nous avons jusqu’ici rencontré trois niveaux d’analyse propres à définir une sémiotique, en ayant plus spécifiquement en vue la sémiotique des images. À un premier niveau, une image peut être comprise comme une composition de parties, la rhétorique jouant sur les déplacements et condensations que cette structure autorise. À un deuxième niveau, l’image offre des faits de liaison, d’une tout autre nature, dont nous avons illustré quelques possibilités et que nous avons compris comme relevant de la prédication. Ces faits entrent plus ou moins en résonance avec des hypothèses de nature ontologique qui forment un troisième niveau. Ce dernier point se comprend mieux si l’on remarque que, quelle que soit l’ontologie postulée, il s’agit finalement de comprendre comment des multiplicités peuvent être données dans des unités, ce qui, en un certain sens, est aussi un problème de liaison. Nous dirons donc que trois niveaux d’analyse se dégagent : des compositions méréologiques, des liaisons prédicatives, des horizons ontologiques[9]. Ces niveaux ne sont pas nécessairement hiérarchisés, mais établissent cependant des rapports entre eux à l’intérieur de complexes plus vastes que l’on appellera des économies. Le terme d’« économie », tout à fait classique dans le cadre de l’analyse des images[10], peut se justifier aisément si l’on songe à la difficulté suivante. Examinons quelques éléments de base d’une image (en simplifiant, la surface, la texture, la couleur et la forme). On peut à première vue les considérer comme des invariants. Il n’en est pas moins vrai que ceux-ci n’ont pas le même sens, et même, très littéralement, ne sont pas la même chose, quand bien même ils seraient strictement identiques matériellement, si l’on considère un tableau du xviie siècle français, une icône byzantine, une image publicitaire ou une peinture aborigène venue d’Australie. La raison en est que ces images ne procèdent pas de la même économie et qu’il serait pour cette raison absurde de croire que le plan de l’image, pour nous en tenir à cet exemple, va être la même chose dans tous les cas, ou même que ce qui est désigné par là sera toujours à comprendre comme un plan. Il y a plusieurs économies comme il y a plusieurs langues.

Pourquoi parler ici d’économie et quel sens exact donner à ce terme ? L’économie désigne en premier lieu l’ordonnancement qui fonde la possibilité des valeurs et leur éventuelle circulation. Il peut donc s’agir, comme chez Aristote, de la gestion de la vie domestique, littéralement de « […] l’acquisition et la mise en valeur de la maison » (1968 : L.I 1343a)[11]. Dans la théologie chrétienne, on parle couramment de l’économie de la création, de l’incarnation, du salut. Le terme peut paraître polysémique parce qu’il désigne des réalités très diverses. On peut pourtant considérer qu’une même préoccupation fondamentale gouverne les différents usages de ce terme : comment concevoir un ordre dans lequel puissent se comprendre les rapports si divers qu’ont entre eux les êtres de toutes natures ? Interroger l’économie d’une image revient ainsi à se demander dans quel ordre global elle s’inscrit, quelle articulation fondamentale est présupposée pour que l’on puisse la comprendre. Il ne s’agit donc pas pour nous de reprendre, sur un mode qui serait nécessairement anachronique, les théories économiques de l’iconisme byzantin, mais d’essayer de situer la question de la visibilité des images dans un cadre suffisamment vaste pour éviter les illusions des descriptions trop littérales. L’économie de la représentation nous offre un exemple connu. Dans ce cas, l’image se situe entre deux instances, instance sujet et instance objet, entre lesquelles se jouent la représentation et même la représentation de la représentation (Marin, 1994). Peut-on dire que toute économie présuppose un jeu d’instances ? L’économie de l’incarnation, si fondamentale pour la problématique de l’image, semble bien être dans ce cas puisqu’elle présuppose deux ordres, le divin et le mortel, liés entre eux par la question de la chair. La présence d’une finalité, marque d’un destinateur et source d’une valorisation, est également caractéristique de ces deux exemples. La thématique de la libération, si spécifique des avant-gardes picturales, se présente moins comme une volonté de peindre autrement que comme l’affirmation d’une nouvelle économie. Ainsi, Malevitch écrit : « J’ai brisé l’anneau de l’horizon, je suis sorti du cercle des choses, de l’anneau de l’horizon, qui emprisonne le peintre et les formes de la nature » (1986 : 179). Ou encore : « Comme des poissons, vous êtes pris dans les filets de l’horizon. Nous, les suprématistes, nous vous ouvrons le chemin » (ibid. : 201). C’est le terme même d’économie qui vient sous la plume de Malevitch en 1920 dans un texte intitulé Des nouveaux systèmes dans l’art :

Ayant pris position sur le plan économique du carré suprématiste, en tant que perfection de l’époque contemporaine, je le laisse vivre et être la base du développement économique de son action. (Ibid. : 323)

On peut considérer que le suprématisme, en tant que pensée artistique, est précisément une tentative pour renouveler l’économie de l’art et, tout particulièrement, d’inventer l’économie dans laquelle s’inscrit ce que Malevitch nomme le « plan absolu ».

L’économie régit donc les différents niveaux dont nous avons fait état précédemment. Les niveaux méréologique, prédicatif et ontologique dépendent essentiellement de l’économie dans laquelle ils s’inscrivent et qui gouverne la visibilité des images. Remarquons également que les pratiques dans lesquelles les images sont prises s’expliquent, pour une grande part, par l’économie. Cela s’entend immédiatement à propos des modalités sensorielles de l’interprétation. On ne regarde pas selon la même temporalité des images inscrites dans ce que Mallarmé appelait l’« éternel reportage » et celles dont l’économie suppose des instances transcendantes. Il y a des images que l’on peut toucher, d’autres non, etc.

Est-il possible finalement de trouver une définition de l’économie suffisamment précise pour avoir quelque contenu formel ? En dehors de la problématique de l’image, le terme d’économie désigne un jeu d’instances, présupposant une opération de partage qui les institue dans leurs différences et, par là, dans leurs relations possibles. Ainsi en est-il de l’économie des richesses dans laquelle il est classique de distinguer les instances que sont le travail, l’usage et l’échange. À chacune de ces instances correspond une origine de la valeur plus ou moins privilégiée. Saussure s’est inspiré de ce jeu complexe pour concevoir sa théorie de la valeur en linguistique[12]. Bien sûr, l’économie monétaire n’est pas l’économie linguistique, pas plus que cette dernière n’est exactement l’économie iconique. Il est pour autant manifeste que le terme d’économie apparaît dès lors que se pose la question des grandes instances constitutives d’un domaine et de la façon dont elles peuvent fonctionner dans un certain ordre dynamique. Tout commence donc par un partage[13]. Les instances ainsi créées fournissent les assises nécessaires à la mise en place des valeurs, c’est-à-dire au jeu des forces et des formes (par exemple, un désir et des formes réalisantes, une volonté et une règle, etc.). Il n’est bien sûr pas nécessaire que ces instances soient énoncées explicitement. Mais il existe des cas où elles sont elles-mêmes des enjeux, comme dans les mouvements avant-gardistes.

Synthèse

Nous avons distingué quatre ordres d’opérations que l’on peut considérer comme nécessaires à la compréhension des images (ce qui ne veut pas dire qu’elles soient suffisantes).

Le premier concerne leur architecture méréologique et s’exprime dans la rhétorique et dans la composition. Pour la rhétorique, il s’agit fondamentalement, comme nous l’avons vu en lisant le Groupe µ, d’adjonction, de suppression, de substitution et de permutation. Mais il va de soi que ces opérations peuvent jouer bien des rôles dans la composition des images.

Le deuxième ordre d’opérations consiste en des formes de liaison dont nous avons fait un inventaire succinct à seul fin de comprendre le problème de la prédication iconique et les énigmes que pose la traduction éventuelle de celle-ci en une prédication linguistique.

Le troisième ordre nous est donné par les postulats ontologiques qui consistent dans le choix de certaines entités plutôt que d’autres (objets, états de choses, événements, etc.), l’essentiel s’exprimant par la dialectique de l’un et du multiple qui engendre ces entités.

Finalement, la notion d’économie nous a paru nécessaire pour exprimer les grands partages instaurant les jeux d’instances à l’intérieur desquels se situe toute image.

Il n’est pas nécessaire de concevoir des liens de dépendance stricte entre ces ordres. Il est manifeste cependant, comme nous l’avons vu à propos des formes de liaison, que certaines d’entre elles suggèrent des choix ontologiques sans pour autant y contraindre.

L’indépendance relative de ces ordres explique sans doute le fait que certains régimes d’images peuvent attirer notre attention vers l’un ou l’autre. Les images à problématique théologique, comme les images avant-gardistes, posent surtout des problèmes d’économie. Les images surréalistes paraissent essentiellement articulées au plan rhétorique. Nous avons essayé de montrer pourquoi certains tableaux de Rebeyrolle se situaient à l’intersection de la prédication et de l’ontologie.

Formellement, on reconnaîtra qu’il s’agit, dans tous les cas, de reconnaître des actes (séparer, fusionner, lier, unifier, partager) portant sur des genres de relations (partie/tout, liaison/diversité, unité/multiplicité, dépendances entre instances).