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Comme en témoigne un contentieux abondant, l’application du droit criminel canadien soulève les difficultés les plus variées. Chaque année, par exemple, les affaires pénales occupent de 30 à 50 p. 100 du rôle de la Cour suprême du Canada[1]. Souvent, les appels portent principalement sur des questions de preuve et de procédure pénale et sur leurs liens avec certaines garanties constitutionnelles relatives à la justice. Cet état de choses peut inciter à conclure que le droit pénal important se trouve principalement dans ses institutions de preuve et de procédure ainsi que dans les règles de détermination des peines.

La substance du droit pénal ne provoque pas autant de débats judiciaires, même devant la Cour suprême du Canada. Ces problèmes seraient-ils trop philosophiques ou définitivement réglés ? Pourtant, ils demeurent essentiels. Parfois inconsciemment, la mise en oeuvre du droit pénal substantiel soulève des questions fondamentales quant à la nature même de l’être humain. L’étude des fondements de la responsabilité pénale confirme la pertinence de ces questions dans le système juridique canadien.

J’ai donc cru à propos d’étudier une courte période de l’évolution de cette responsabilité pénale, principalement à partir de l’examen de la jurisprudence de la Cour suprême. Je ne prétends pas en refaire l’histoire, ce qui dépasserait largement le contexte de ce bref essai. J’ai voulu souligner l’importance de l’action de la jurisprudence canadienne, depuis l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés[2], à l’égard de la détermination et de la consolidation des fondements de la responsabilité pénale.

Toutefois, l’adoption de la Charte en droit canadien n’a pas créé une césure entre deux systèmes de droit, l’un antérieur et l’autre postérieur à sa mise en oeuvre. La Charte s’est plutôt inscrite dans la continuité d’une common law qui avait graduellement établi les bases de la responsabilité pénale, mais elle me paraît avoir encouragé les tribunaux à approfondir et à mieux comprendre la nature de la responsabilité pénale. Tout en continuant à se situer dans une perspective large de ses sources et de son histoire, la jurisprudence canadienne a mis en évidence plus clairement les fondements de cette responsabilité. Elle a voulu l’établir sur la base de l’autonomie et de la conscience de la personne. Elle l’a fondée sur le postulat que l’être humain est capable de connaissance et de volonté. La jurisprudence a ainsi organisé les règles de la responsabilité pénale autour de l’examen de la capacité de liberté de l’être humain. Elle suppose que la personne humaine demeure un être libre. Elle présume que l’enfant de 3 ans ne porte pas en lui le criminel de 30 ans. Elle ne repose pas primordialement sur une volonté de protection ou de prophylaxie sociales, bien que la sécurité publique demeure l’une de ses préoccupations. Ce postulat peut être critiqué. Cependant, il s’inscrit à la base de la conception de la responsabilité pénale qui inspire toujours la jurisprudence dans cette partie essentielle du droit pénal.

J’examinerai maintenant certains aspects de la jurisprudence qui ont permis la consolidation de cette conception. S’agit-il d’une illusion ? Je ne trancherai pas, mais je rappellerai la nature de l’action judiciaire qui a donné vie à cette illusion, si elle en est une, et au postulat qui l’exprime[3].

1 Le primat de l’intention et le rejet de la responsabilité pénale absolue

Une étape importante de la consolidation des fondements de la responsabilité criminelle est survenue lorsque la Cour suprême a fortement restreint la possibilité pour le législateur d’imposer une responsabilité pénale absolue en l’absence de toute intention criminelle ou de faute assimilée à celle-ci. La question des composantes de l’acte criminel constitue un problème très vaste, particulièrement en raison de l’extrême diversité des formes de la responsabilité pénale. Je m’attacherai ici au seul problème de l’intention criminelle ou de la mens rea dans le vocabulaire traditionnel du droit pénal canadien. Je ne prétendrai pas non plus analyser tous les aspects de celle-ci, ni toutes les controverses qui entourent aujourd’hui encore certains aspects de sa définition.

La jurisprudence de la Cour suprême a posé un principe important lorsqu’elle a reconnu l’exigence même atténuée d’une intention criminelle comme condition nécessaire à l’attribution d’une responsabilité pénale. Le crime ou l’infraction ne peuvent plus se résumer à la commission d’un acte. La poursuite doit aussi établir un élément intentionnel.

Le problème de la responsabilité absolue s’est posé tant à l’égard des infractions dites réglementaires que des actes criminels proprement dits. Déjà dans un arrêt prononcé en 1978, avant l’entrée en vigueur de la Charte, la Cour suprême avait tenté d’étendre l’application d’une exigence de la présence d’une intention criminelle comme élément nécessaire de la responsabilité pénale, à l’occasion de l’examen d’une infraction réglementaire[4]. À cette fin, le juge Dickson avait utilisé la technique d’interprétation législative qui imposait au législateur l’emploi d’un langage clair pour écarter l’exigence d’une intention coupable[5]. En effet, suivant les règles traditionnelles d’interprétation, les infractions de nature réellement criminelle étaient présumées comprendre une forme de mens rea[6]. Toutefois, en l’absence de garanties constitutionnelles des droits fondamentaux, rien n’interdisait au législateur de créer des infractions de responsabilité absolue, s’il employait un langage suffisamment clair[7]. La Cour suprême avait alors consolidé un principe d’interprétation important, mais elle n’avait pu établir une règle constitutionnelle.

Le problème de la nécessité d’une intention coupable pour établir la responsabilité pénale n’a été abordé directement par la Cour suprême qu’après l’entrée en vigueur de la Charte. La question s’est posée d’abord à propos des infractions réglementaires. En 1985, la Cour suprême a décidé, dans le Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.)[8], que l’article 7 de la Charte canadienne permettait de reconnaître l’existence de principes de justice fondamentale touchant à la substance même du droit pénal. Elle a conclu alors que l’article 7 ne permettait pas de combiner une responsabilité pénale absolue avec une peine d’emprisonnement. En effet, la loi invalidée privait de toute défense la personne accusée d’avoir conduit un véhicule automobile sans permis valide. Cette interprétation de l’article 7 permettait de transformer la présomption d’interprétation de l’arrêt Sault Ste-Marie en une règle de justice fondamentale. Selon cette règle, la poursuite devait prouver la présence d’une forme d’intention coupable. Son existence constituait une condition nécessaire pour l’attribution d’une responsabilité pénale. Toutefois, selon la Cour suprême, il demeurait possible d’imposer au prévenu le fardeau de prouver l’absence de cette intention.

Ce principe de justice fondamentale s’est imposé dans la jurisprudence de la Cour suprême sur la nature de l’intention coupable requise par plusieurs crimes prévus dans le Code criminel[9] et a permis d’écarter des formes de responsabilité absolue. Ainsi, dans l’arrêt R. c. Hess ; R. c. Nguyen[10], la Cour suprême a invalidé l’article 146.1 du Code criminel qui interdisait alors toute relation sexuelle entre un homme et une femme de moins de 14 ans. Cette disposition législative établissait un régime de responsabilité absolue qui rendait irrecevable toute défense de bonne foi quant à l’âge de la victime. Selon la Cour suprême, l’imposition de cette responsabilité absolue portait atteinte à un principe de justice fondamentale. En effet, la gravité des conséquences d’une accusation criminelle et des stigmates moraux qu’elle impliquait exigeait la présence d’une forme d’intention coupable de l’accusé. La culpabilité devait ainsi reposer sur la reconnaissance d’une capacité de vouloir l’acte reproché au prévenu. La connaissance d’un fait constitutif de l’infraction, l’âge de la victime, ne pouvait être présumée de manière irréfragable sans remettre en cause une exigence essentielle de la justice fondamentale.

La même exigence d’un élément intentionnel a été imposée dans des affaires pénales relatives à des accusations d’homicide, mais pour définir de manière plus stricte la nature de l’intention criminelle nécessaire pour l’imposition d’une responsabilité criminelle à l’égard de certaines infractions particulièrement graves. Le problème de l’intention coupable s’est posé d’abord à propos de dispositions du Code criminel sur le meurtre par interprétation. En effet, à l’époque, l’article 213 (d) du Code criminel assimilait certains types d’homicides à des meurtres sur la base de la seule participation d’un accusé à l’infraction à l’occasion de laquelle l’homicide était survenu. L’application de cette disposition avait fait condamner pour meurtre au second degré le complice de l’auteur d’un vol à main armée qui avait abattu le client d’un établissement commercial au cours de son crime. Dans l’arrêt R. c. Vaillancourt[11], la Cour suprême a décidé que l’article 7 de la Charte commandait que l’intention criminelle nécessaire reflète la gravité particulière du crime et de la stigmatisation qu’il entraînait. La Cour a imposé alors comme exigence constitutionnelle minimale, dans le cas d’une accusation de meurtre, la preuve hors de tout doute raisonnable d’une prévisibilité objective de celui-ci. Il fallait que la poursuite démontre que l’accusé pouvait prévoir que son complice pourrait causer la mort ou des lésions corporelles graves au cours de son crime. La nature de l’intention pénale requise devait refléter l’opprobre moral découlant du meurtre et la gravité des peines qui le sanctionnent[12].

Inspirée par le même souci d’équilibre entre la nature de l’acte et l’intention pénale nécessaire à l’imposition d’une responsabilité pénale, la Cour suprême a déclaré aussi invalide l’article 213 (a) du Code criminel en 1990, parce qu’il classifiait comme meurtre un homicide survenu au cours de la tentative de commettre une liste d’infractions établie par le Parlement. En raison de l’importance des stigmates et des conséquences pénales de cet acte, seule la preuve d’une intention subjective de tuer, que ne prévoyait pas l’article 213 (a), satisfaisait aux exigences de la norme constitutionnelle de justice fondamentale[13]. Toutefois, la Cour a reconnu que la reclassification d’un meurtre comme meurtre au premier degré, lorsqu’elle survenait au cours de la commission d’un certain nombre d’infractions énumérées par le Code criminel, était constitutionnellement valide parce que le prévenu se trouvait déjà condamné pour meurtre. Cette condamnation signifiait que la poursuite avait déjà démontré que le prévenu pouvait prévoir subjectivement la possibilité de la mort de la victime. La loi respectait ainsi un rapport suffisant de proportionnalité entre la classification de l’acte criminel et la culpabilité morale du prévenu[14].

La mise en oeuvre de l’exigence constitutionnelle d’une intention coupable a posé de graves difficultés lorsque la Cour suprême a dû déterminer la nature de l’intention nécessaire dans le cas de l’intoxication volontaire et de ses conséquences. En bref, si un prévenu s’intoxique volontairement, est-il présumé assumer toutes les conséquences de sa décision initiale ? Les règles traditionnelles de common law répondaient par l’affirmative et limitaient l’application de la défense d’intoxication volontaire aux seuls crimes d’intention spécifique comme le meurtre. Elles ne l’acceptaient pas à l’égard des crimes d’intention générale. Cette règle avait été consacrée au Canada par l’arrêt Leary c. La Reine[15]. Quelques années après l’entrée en vigueur de la Charte, à l’occasion de la première contestation constitutionnelle de la règle dite de Leary sur l’intoxication volontaire, la Cour suprême avait reconnu sa validité dans le cas d’un crime d’intention générale, l’agression sexuelle, malgré une vive dissidence du juge en chef Dickson. Selon l’opinion de la majorité de la Cour suprême, l’élément nécessaire de faute se retrouvait dans l’acte même d’intoxication volontaire[16].

Ce jugement n’a pas arrêté le débat. Le problème de l’intoxication volontaire est revenu rapidement devant la Cour suprême, dans l’arrêt R. c. Daviault[17]. Comme dans l’affaire Bernard, le prévenu était accusé d’agression sexuelle et soulevait une défense d’intoxication volontaire. Cette fois, la Cour suprême a conclu à l’invalidité constitutionnelle de la règle de Leary. Celle-ci devait être considérée comme contraire à la Charte parce qu’elle pouvait provoquer la condamnation d’un accusé en l’absence de l’élément de faute requis pour établir la mens rea ou même l’actus reus, si l’ivresse rendait ses actes involontaires. L’arrêt exprimait une volonté ferme d’éviter des condamnations criminelles dans le cas où l’accusé ne pouvait former l’intention criminelle requise.

Cependant, peu après l’arrêt Daviault, le Parlement a rétabli rapidement la règle de Leary en adoptant l’article 33.1 du Code criminel[18]. Celui-ci rend à nouveau inadmissible la défense d’intoxication volontaire à l’égard des infractions impliquant des atteintes ou des menaces à l’intégrité physique des personnes ou des voies de fait. La défense demeure toutefois possible dans le cas des crimes d’intention spécifique, comme la Cour suprême l’a rappelé dans l’arrêt R. c. Daley[19].

L’exigence d’une forme de faute a été aussi confirmée par la jurisprudence relative à la grande catégorie des crimes de négligence, comme la négligence criminelle proprement dite ou la conduite dangereuse d’un véhicule automobile. La jurisprudence cherche à respecter l’exigence constitutionnelle d’un élément fautif ou d’une forme d’intention criminelle, mais la difficulté consiste à déterminer la nature de cet élément fautif. Malgré leur divergence d’opinions sur ce dernier sujet, les membres de la Cour suprême ont toujours conservé le souci de chercher à déterminer un niveau de faute pénale qui évite de confondre les différentes formes de négligence pénale avec la responsabilité civile pour faute en droit civil ou pour négligence en common law. En effet, la Cour rappelle que la responsabilité civile s’intéresse d’abord à l’indemnisation des victimes pour des préjudices subis sous réserve du cas des condamnations à des dommages punitifs ou exemplaires en common law et en droit civil. Par contre, la négligence criminelle veut punir une conduite moralement blâmable. Pour préserver cette distinction, la Cour suprême a décidé que la poursuite devait établir que la conduite de l’accusé déviait objectivement de la norme appropriée dans les circonstances. Cependant, cette preuve ne suffisait pas. Afin d’établir la perpétration d’une infraction de négligence, le ministère public devait également démontrer que le prévenu demeurait conscient du risque ou des dommages qu’entraînerait sa conduite[20].

Au terme de cette évolution jurisprudentielle, la responsabilité absolue en l’absence de la preuve d’une intention coupable est devenue une impossibilité juridique en droit criminel proprement dit. Elle ne conserve une place dans le droit pénal réglementaire que dans la mesure où l’infraction ne peut être associée à une peine d’emprisonnement[21].

Il faut toutefois se rappeler que le concept d’intention criminelle comporte toujours des limites importantes. Le droit criminel refuse de l’assimiler à la notion de norme morale au sens plus large. Le droit criminel ne se demande pas si le prévenu se sentait moralement justifié, mais plutôt s’il appréciait les conséquences de ses actes[22]. L’intention coupable n’est pas une question d’échelle de valeurs, comme le soulignait la juge McLachlin[23]. Par ailleurs, la mens rea peut exister même en cas d’ignorance de la loi. L’article 19 du Code criminel exprime toujours la règle traditionnelle sur ce point. Seule l’erreur de droit provoquée par une personne en autorité constitue une excuse capable d’entraîner un arrêt de procédure[24]. En dehors du champ d’application de cette exception, même si elle est honnête, la croyance erronée dans l’état du droit ne constitue pas un moyen de défense à une accusation criminelle. En effet, selon la Cour suprême, la connaissance de l’illégalité d’un acte ne représente même pas un élément de la mens rea[25].

2 La capacité pénale

Les affaires de la responsabilité pénale posent parfois un problème ultime, le plus important sans doute, celui de la capacité pénale proprement dite, de l’aptitude du prévenu à vouloir son acte et à en connaître la nature et les conséquences. L’étude de la jurisprudence soulève alors la question des justifications et des excuses qui écartent la responsabilité pénale, même dans des cas où les éléments constitutifs du crime, soit la mens rea et l’actus reus, se trouvent établis. Sous ces deux aspects, le problème de la capacité met en jeu l’existence et l’exercice de la liberté humaine. Dans le règlement de ces questions, la Charte n’a pas complètement innové. Cependant, son adoption et son application ont permis de préciser et de consolider des tendances déjà fortes dans la common law contemporaine. La jurisprudence qui a invoqué la Charte a confirmé la validité d’une conception du droit de la responsabilité pénale qu’elle voit comme un ensemble de règles structurées autour de la liberté humaine et destinées à préserver l’intégrité de celle-ci.

Le droit criminel canadien refuse d’imputer une responsabilité pénale à un prévenu incapable d’apprécier la nature, la qualité et les conséquences de son comportement. À défaut de cette capacité, un prévenu ne peut être considéré comme moralement blâmable. Le Code criminel codifie d’ailleurs ce principe. Toutefois, la même disposition du Code criminel tempère ce principe en établissant une présomption juris tantum, selon laquelle les personnes humaines sont réputées capables d’apprécier la nature et les conséquences de leur comportement[26]. Après l’entrée en vigueur de la Charte, la Cour suprême a confirmé la validité constitutionnelle de cette présomption dans l’arrêt R. c. Chaulk[27].

Certes, il faut d’abord que l’accusé sache qu’un acte est moralement répréhensible. Savoir que l’acte accompli serait mauvais constitue une exigence fondamentale de la responsabilité pénale. Encore faut-il déterminer la nature de ce mal. En 1977, un arrêt de la Cour suprême avait conclu que la connaissance requise était celle de l’illégalité d’un acte. Pour établir une défense d’aliénation mentale, l’accusé devait démontrer que sa maladie le rendait incapable de connaître l’illégalité de son acte[28].

L’arrêt prononcé dans l’affaire Chaulk, en 1990, a toutefois adopté une approche différente et décidé que l’accusé devait plutôt établir qu’il ignorait que son acte était moralement répréhensible selon les normes morales ordinaires de la société. Selon cette interprétation, l’aliénation mentale dépend de l’incapacité du prévenu d’apprécier l’immoralité de l’acte plutôt que son illégalité. L’aliénation mentale affectera le plus souvent la capacité de former l’intention criminelle, bien qu’elle puisse parfois constituer une excuse à l’égard d’un acte dont la mens rea et l’actus reus sont autrement établis, selon le juge Lamer[29]. Par conséquent, la conviction d’un prévenu qu’il est à l’abri des sanctions de la loi et qu’il ne saurait être puni pour les conséquences d’un acte criminel n’écartera pas sa responsabilité pénale[30].

Dans ce contexte, la règle générale posée par l’arrêt Park c. La Reine[31], quant à la capacité de former l’intention pénale, demeure applicable. Il faut démontrer que le prévenu a saisi la nature de son acte et de ses effets. L’absence de cette compréhension fait disparaître l’intention criminelle. Cette incapacité peut prendre bien des formes. Son évaluation déchire parfois les tribunaux supérieurs à l’occasion de l’examen des faits pertinents relativement à des affaires particulières. Toutefois, dans son principe, cette conception de la capacité pénale vise toujours le respect de la liberté humaine, fondée d’abord sur la connaissance et la compréhension de l’acte accompli. Un exemple de la mise en oeuvre de cette conception se trouve dans la reconnaissance jurisprudentielle de l’automatisme, si restreinte qu’elle ait été, particulièrement de celui qui ne résulte pas d’une maladie de l’esprit. Le même souci demeure : éviter de condamner un prévenu qui n’aurait pas accompli un acte volontaire.

Cependant, l’automatisme a posé des difficultés importantes dans le domaine de la responsabilité pénale. Chacun sait qu’il consiste en un état d’inconscience dans lequel un individu demeure apte à agir, mais ne perçoit plus son action. L’esprit et le corps se dissocient[32]. L’automatisme peut d’abord résulter d’une maladie mentale. Sa seconde forme, qui survient en l’absence d’un trouble psychiatrique, est celle qui a particulièrement préoccupé la jurisprudence récente. Celle-ci est restée fidèle au principe que seul un acte volontaire devrait être puni. Sans doute parce qu’elle était préoccupée par les difficultés de preuves inhérentes à cette forme d’automatisme, la Cour suprême a reconnu ce moyen de défense, mais en imposant au prévenu le fardeau de la preuve de l’état d’automatisme conformément à la norme de la prépondérance des probabilités.

À l’origine, la Cour suprême avait manifesté une méfiance profonde à l’égard de la défense d’automatisme en raison du risque de simulation et des problèmes de preuve qu’elle provoquait, notamment dans l’arrêt Rabey. Cependant, en 1992, elle a admis que le somnambulisme pouvait conduire à un état d’automatisme sans qu’il soit possible de l’assimiler à une maladie de l’esprit. Cet état privait ainsi l’acte criminel de son caractère volontaire[33]. Quelques années plus tard, la Cour a confirmé à nouveau la recevabilité de cette défense. Elle a reconnu qu’elle reposait sur le caractère involontaire de l’acte, ce qui justifiait son acceptation. Cependant, à la majorité, la Cour a imposé au prévenu le fardeau de la preuve de son état suivant la norme civile de la prépondérance de preuve. Son opinion s’est appuyée sur la présomption que toute personne agit volontairement. En conséquence, elle a conclu qu’il appartenait au prévenu de renverser l’effet de cette présomption. Bien que cette solution ait porté atteinte aux droits garantis au prévenu par l’article 11 de la Charte, selon la Cour suprême, les difficultés importantes qu’imposerait au ministère public la preuve du caractère volontaire de l’acte justifiaient cette solution en vertu de l’article premier de la Charte[34]. Cette solution a été parfois critiquée[35]. Cependant, au-delà de ce problème de la charge de la preuve, la Cour suprême est demeurée fidèle au principe selon lequel seul un acte volontaire justifie l’attribution d’une responsabilité pénale.

Le même principe a été clairement admis et appliqué dans les arrêts relatifs aux défenses de contrainte et de nécessité. Dans ces cas, la nature de l’acte est connue. Ses conséquences sont perçues. L’actus reus et la mens rea sont présents. Cependant, la conduite du prévenu est justifiée et il est dispensé des conséquences pénales de son geste parce que le droit reconnaît que son acte ne possède pas de caractère volontaire. La nature juridique de ces justifications a donné naissance à une importante littérature juridique. Leur fondement et leur rôle dans le système de droit pénal ont été fortement discutés[36]. Ces deux défenses mettent souvent en conflit le devoir de chacun de respecter l’intégrité d’autrui et la volonté fort compréhensible d’assurer sa propre préservation. Faut-il se mettre en péril pour obéir à la loi ou pour sauver son prochain ? L’équilibre nécessaire ne se trouve pas aisément puisqu’il faut évaluer le comportement des personnes ordinaires, non « de saints ou de héros[37] ».

Dans le cas de la défense de nécessité comme dans celui de la contrainte, la Cour suprême a voulu que l’analyse des tribunaux se concentre sur l’étude de l’intégrité de la volonté. Si la situation ne permettait pas au prévenu d’accomplir un acte réellement volontaire, il ne pouvait pas être considéré comme un être libre. Il n’était pas question alors de lui imposer les stigmates et les conséquences de la responsabilité pénale.

L’arrêt Perka[38] a joué un rôle décisif dans l’élaboration de la défense de nécessité, cette fois dans le contexte de l’évolution de la common law. Ce moyen de défense permet au prévenu d’échapper aux conséquences d’un acte qui ne serait pas volontaire. Selon des critères objectifs, dans des situations de péril imminent et urgent, en l’absence de toute autre solution raisonnable, elle permet d’accomplir un acte objectivement mauvais, à condition que le tort causé reste moindre que celui qu’elle évite. Dans l’affaire R. c. Latimer[39], la Cour a reconnu à nouveau les conditions de l’admissibilité de la défense de nécessité. Cependant, elle a révisé le critère de proportionnalité et exigé que le dommage causé soit au moins équivalent au préjudice évité. La présence d’une volonté libre, selon des critères objectifs, demeure nécessaire pour conclure à la responsabilité pénale du prévenu.

La défense de contrainte a connu des développements parallèles. Toutefois, cette évolution a dû prendre en considération non seulement la jurisprudence de common law, mais aussi l’article 17 du Code criminel. En effet, ce dernier codifie la défense de contrainte de common law à l’égard d’un certain nombre d’infractions. Tout d’abord, la Cour suprême a décidé dans l’arrêt Hibbert que la défense devrait être considérée comme une excuse qui reposerait sur le concept de volonté normative ou morale. Sa reconnaissance dépendrait de l’absence d’autres solutions raisonnables analysées objectivement dans la situation du prévenu[40]. Dans un autre arrêt, la Cour suprême a invalidé les critères d’immédiateté et de présence de la menace que retenait l’article 17 du Code criminel, parce qu’ils ne tenaient pas compte des menaces d’un mal futur. À son avis, la contrainte devait être considérée comme une excuse. Elle reposait sur un principe de justice fondamental qui interdisait d’imposer des sanctions pénales à des actes moralement involontaires[41].

Dans la même perspective, la Cour suprême a précisé certains aspects du contenu de la légitime défense que codifie le Code criminel[42]. L’arrêt R. c. Lavallee[43] reste particulièrement marquant à l’égard de la défense de la personne. Dans cette affaire, une femme maltraitée par son conjoint avait abattu celui-ci alors qu’il quittait sa demeure. L’interprétation traditionnelle de l’article 34 (2) du Code criminel voulait que l’accusée ne puisse invoquer cette défense parce qu’elle n’était plus menacée d’une attaque imminente. La Cour suprême a admis que la situation d’une femme victime d’abus conjugaux lui permettait, dans les circonstances de cette affaire, de plaider qu’elle avait commis l’homicide pour protéger sa vie ou son intégrité physique et qu’elle se situait donc dans le contexte de la défense permise par le Code criminel. En un sens, elle devait agir ainsi parce que les actes dont elle était victime ne lui laissaient plus de choix véritable. Le comportement de son conjoint l’avait privée de la liberté nécessaire pour accomplir un acte susceptible d’entraîner des conséquences pénales. Au point de vue normatif, son acte n’était plus moralement blâmable.

La distinction établie entre le régime de la responsabilité pénale et celui de la protection de la société, dans le cas des prévenus acquittés pour cause d’incapacité mentale, illustre encore l’orientation adoptée par la Cour suprême. Dans sa jurisprudence sur la validité des dispositions législatives relatives au sort de ces prévenus, la Cour a reconnu que les mesures prises relèvent de l’aspect préventif du droit criminel et appartiennent ainsi à la compétence législative du Parlement fédéral[44]. La Cour suprême a cependant invalidé l’article 542 (1) du Code criminel qui permettait la détention des prévenus acquittés pour cause d’aliénation mentale au bon plaisir du lieutenant-gouverneur de la province, en raison de l’absence de mécanismes de contrôle appropriés de la détention et de ses conditions. Tout en cherchant à prévenir les risques pour la sécurité publique que présenteraient ces accusés et à assurer leur traitement, la Cour a suggéré la mise en place d’un régime plus efficace de surveillance et de contrôle de la détention. Ce régime n’aurait pas pour objet de punir les accusés mais de protéger le public tout en favorisant la réinsertion des prévenus dans la société lorsque cela s’avérait possible. Toutefois, ce système a été proposé précisément parce que la Cour suprême ne voulait pas attacher les conséquences de la culpabilité pénale à un acte involontaire.

Conclusion

J’ai résumé à très grands traits dans ce qui précède une jurisprudence complexe. Mon propos ne rend pas compte de toutes les complexités de sa conception et de son application. Cependant, il me semble nécessaire de souligner qu’elle veut préserver l’intégrité de la liberté humaine et la dignité de la personne. Faute de liberté, l’imposition d’une responsabilité pénale violerait les règles essentielles du droit pénal et, ainsi, certains principes de justice fondamentale que la Charte entend protéger et dont la société canadienne découvre graduellement la richesse et l’importance. La même interrogation sur le rôle de la liberté humaine se pose sans doute aussi dans d’autres domaines du droit criminel, notamment à propos de la détermination de la peine ou du statut des jeunes contrevenants. Les difficultés qu’éprouve le droit pénal et les solutions qu’il adopte en ces matières engagent profondément nos conceptions de la personne humaine, de sa place dans la société et de la nature de sa liberté.