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Les politiques envers les personnes âgées ont connu en France au cours du dernier demi-siècle de profondes modifications touchant tout autant leurs « référentiels » (Muller, 1990) que les institutions chargées de leur application. Au risque d’un schématisme simplificateur, ces changements se caractérisent par la mise en oeuvre d’un principe de proximité conduisant à la fois au choix de politiques de plus en plus singularisées, modulées sur les besoins différenciés des personnes âgées, favorisant le maintien à domicile plus que la prise en charge collective du grand âge, transférant de l’État aux départements la majeure partie de la politique de la vieillesse. Les évolutions démographiques et les modifications de l’espérance de vie conduisent par ailleurs à porter une attention particulière à la priorité accordée au « mieux vieillir » (Périnel, 2009 : 185-199) afin de retarder le plus possible la dépendance des personnes âgées. Alors que l’aide aux personnes âgées dépendantes est désormais de la compétence des conseils cénéraux (les départements), il revient à la Caisse nationale d’assurance-vieillesse (CNAV), par le biais de ses prestations d’action sociale, d’intervenir auprès de ses retraités afin de les aider à conserver le plus longtemps possible leur autonomie. Ces interventions sont de deux natures. Les premières visent à soutenir les politiques de prévention de la dépendance instaurées le plus souvent au niveau local par les collectivités locales elles-mêmes et par le monde associatif, portant sur une offre non discriminante (activités collectives plus ou moins ciblées pour les retraités, offertes à tous). Les secondes ont pour objet la mise en place d’une aide individualisée, destinée aux personnes jugées les plus « fragiles » afin d’éviter qu’elles ne basculent dans la dépendance, et c’est à ces dernières que le présent article est consacré. Il reste encore pour la CNAV à rendre opératoire cette notion de fragilité afin qu’elle permette de classer, au sein des retraités non dépendants, ceux d’entre eux susceptibles de bénéficier d’une aide spécifique en raison de leur fragilité. C’est avec cet objectif que la CNAV a soutenu la recherche dont on expose ici certains résultats[1].

Après avoir présenté la généalogie du dispositif étudié et sa visée pour la CNAV, on questionnera la pertinence du choix de la notion de fragilité comme critère discriminant au sein d’une population de retraités non dépendants et les effets de ce choix dans la mise en oeuvre d’une politique de prévention.

Généalogie du dispositif

Depuis une quinzaine d’années, la notion de fragilité devient d’un usage de plus en plus courant pour caractériser des populations nécessitant une attention particulière et des compétences spécifiques de la part de celles et ceux amenés à intervenir auprès d’elles à des titres divers. Dans le discours des responsables politiques ayant en charge aussi bien les problèmes de l’emploi que ceux relevant du champ qualifié de social, il est ainsi régulièrement fait allusion à ces publics « fragiles », essentiellement les enfants et les personnes âgées, d’autres qualificatifs étant éventuellement réservés aux adultes en difficulté. Au-delà de ce discours très généralisant d’une fragilité associée de manière mécanique à l’âge des individus, la CNAV a décidé de se réapproprier cette notion, non plus pour désigner un état général qui caractériserait la population des personnes âgées, mais un qualificatif permettant de cibler, au sein des retraités non dépendants, une population spécifique qui, parce que fragilisée par un évènement affectif, un changement survenu dans son environnement, un accident de santé, etc., nécessite une prise en charge appropriée afin de l’accompagner peut-être temporairement dans l’épreuve et, dans tous les cas, de l’aider à préserver son autonomie. Un rappel historique rapide permet sans doute de mieux comprendre comment la CNAV en est arrivée à orienter son action sociale sur cet objectif.

Une politique d’action sociale visant l’ensemble des retraités

Les caisses de retraite, dont les prestations d’action sociale sont facultatives et souvent « extra-légales »[2], ont accompagné l’évolution des politiques vieillesse (Cadiou et Gagnon, 2005 : 11-32). Leurs fonds d’action sociale, financés par une fraction du produit des cotisations d’assurance-vieillesse se sont développés dès les années 1960, permettant d’offrir aux retraités des prestations collectives (financement de services de proximité en faveur des personnes âgées, d’établissements d’hébergement…), ainsi que des aides individuelles sous forme de transferts financiers (prestations d’aide ménagère, aides à l’amélioration de l’habitat, allocations vacances, remboursements d’appareils ménagers, paiements d’une partie de la facture d’énergie ou de soins médicaux…). C’est ainsi que lors de sa création en 1967, la CNAV, dont la mission principale est le service des prestations de retraite du régime général des travailleurs salariés, se voit confier également la gestion d’une politique d’action sanitaire et sociale. Celle-ci est mise en oeuvre dans chaque région par les Caisses régionales d’assurance maladie (CRAM). Dans une période de reconstruction et de montée en charge du système de retraite, la mise en place d’aides de type « action sociale » apparaît alors comme un complément pour les quelque neuf millions de bénéficiaires de pensions dont le montant est encore peu élevé.

À cette conception de la vieillesse rattachée à la pauvreté, la CNAV, par sa politique d’action sociale, se fait également l’écho d’une nouvelle conception de la vieillesse et de ses besoins : celle du troisième âge, largement inspirée du plan Laroque (Laroque, 1962). En effet, alors que les politiques vieillesse, jusqu’à cette date, visaient à apporter la sécurité économique aux retraités dans une logique de réparation et d’élimination de la pauvreté, le plan Laroque a jeté les bases d’une nouvelle politique sociale en direction des personnes âgées (Guillemard, 1986). Celle-ci se fonde sur une approche préventive du vieillissement et de la perte d’autonomie, et encourage la mise en place d’une politique basée sur une offre de services diversifiés pour favoriser le maintien à domicile, éviter le placement en institution, et ainsi lutter contre l’exclusion et la marginalisation des plus âgés. Toute une série d’équipements et de services adaptés sont préconisés dans le domaine à la fois sanitaire et social, s’adressant à l’ensemble de la population âgée.

La CNAV participe activement à la promotion du plan Laroque, notamment au moyen d’une de ses prestations d’action sociale : l’aide ménagère à domicile. Alors que dans les années 1970, la majorité des crédits de l’action sociale étaient consacrés à « l’aide à la pierre » (participation à la construction d’établissements d’hébergement collectif), la tendance s’inverse dans les années 1980 : la CNAV donne progressivement priorité à la prestation « aide ménagère » qui représente en 1985 les trois quarts des crédits de l’action sociale CNAV (Boudreau et Picoche, 1997 : 125). D’autres aides, telles que l’aide à l’amélioration de l’habitat, le portage de repas à domicile, les services de petits travaux et les aides aux vacances, viennent compléter ce dispositif de soutien du maintien à domicile. Toutes ces aides visent à cette époque l’ensemble des retraités. Elles sont attribuées selon des critères précis de ressources, la participation financière des retraités étant fixée selon un barème tarifaire fixé à l’avance par la CNAV.

Les effets de la politique dépendance ; catégorisation de la vieillesse et individualisation des aides

À partir des années 1980, mais surtout des années 1990, la prise de conscience du vieillissement de la population devient l’objet de préoccupations politiques majeures, posant la question de la préservation de l’autonomie lors du grand âge et du maintien à domicile des populations âgées. On assiste alors à l’émergence d’une catégorie sociale nouvelle qualifiant la situation des plus âgés : celle de la dépendance, catégorie largement influencée par le modèle médical qui consacre une approche ségrégative du handicap (Frinault, 2005 : 33-54). Dans le cadre des politiques de décentralisation, les conseils généraux des départements se voient alors confier la gestion d’une nouvelle prestation en direction des personnes âgées identifiées comme « dépendantes » (la Prestation spécifique dépendance en 1997, qui est remplacée en 2001 par l’Allocation pour l’autonomie : APA).

Ainsi, le statut de retraité qui avait été le principal critère de sélection des populations bénéficiaires d’aides dans le cadre des dispositifs construits initialement autour du troisième âge actif et participatif, perd de son importance au profit d’un critère médical (Argoud, 2001 : 25-42) : les besoins d’aide sont mesurés en fonction du niveau d’incapacité de la personne âgée appréciés au moyen d’une grille d’évaluation (la grille AGGIR[3]). Avec la mise en place d’une allocation dépendance, la politique vieillesse devient une politique ciblée, elle se tourne vers des populations jugées « prioritaires » et s’organise autour d’un mode de gestion individualisé des aides (Frinault, 2005, op.cit.). La CNAV accompagne ce mouvement de recentrage de l’action gérontologique et oriente ses aides vers les personnes âgées dépendantes, affectant des crédits supplémentaires vers cette population, la prise en charge pour l’aide ménagère pouvant aller jusqu’à 90 heures par mois. Elle participe aussi à l’expérimentation et à la mise en place de la prestation dépendance. Elle met en effet à la disposition du conseil général des travailleurs sociaux des CRAM pour participer aux équipes médicosociales chargées de l’administration de la grille AGGIR au domicile de la personne âgée.

De la légitimité d’une politique de prévention vers les personnes âgées fragilisées

Lors du débat sur la loi créant l’Allocation pour l’autonomie des personnes âgées (APA), l’ouverture des droits de cette prestation s’élargit, intégrant désormais les personnes classées en GIR 4 (Loi n° 2001-647 du 20 juillet 2001). L’extension au GIR 4 retire alors à la CNAV la prise en charge d’un nombre important de personnes âgées lourdement dépendantes de l’aide ménagère. Il pèse alors une incertitude très forte sur la pérennisation de son action sociale. Le rapport Briet-Jamet (Briet et Jamet, 2004) pose, par exemple, l’éventualité d’un transfert de compétences et de crédits pour l’ensemble des personnes âgées (GIR 1 à 6) vers les conseils généraux avec pour objectif de s’orienter vers une unification du système. Finalement, il est décidé que la CNAV participe au financement de l’APA pour compenser la diminution du nombre d’heures d’aide ménagère désormais prises en charge par les conseils généraux, ce qui ampute considérablement les moyens dont elle dispose pour développer une action autonome. Elle conserve cependant une action sociale en faveur des retraités qui n’entrent pas dans la sphère de compétence de l’APA (donc les personnes classées en « GIR 5 et 6 ») et qui sont autonomes. Et, ainsi, sur la base d’une expérimentation effectuée en 2003-2004, la CNAV réoriente sa politique d’action sociale sur une politique de prévention construite autour de deux axes :

  • le soutien à des actions de caractère général visant cet objectif (contribution au financement de centres d’animation socio-culturels, ateliers mémoire etc.) ;

  • des actions ciblées sur les personnes identifiées comme « fragiles » selon son vocabulaire. Perçues au départ par les responsables de l’action sociale comme « des cas légers », les personnes peu ou pas dépendantes (« les GIR 5 et 6 ») vont devenir une population potentiellement « fragilisée socialement », qui a des besoins spécifiques, et auprès de laquelle il est important d’intervenir.

En se recentrant sur des populations fragiles, donc en créant une nouvelle catégorie cible de son action sociale, l’enjeu de la CNAV est de s’imposer comme un acteur à part entière dans le champ gérontologique[4]. La légitimité de sa position vis-à-vis des conseils généraux découle d’une distinction entre la logique de compensation du handicap (que prend en charge l’APA) et une logique dite de « prévention » de la perte d’autonomie : « Les politiques de la branche retraite visent moins à pallier la perte d’autonomie qui une fois survenue est souvent difficilement réversible, qu’à empêcher ou à retarder son apparition » (Responsable de l’action sociale de la branche retraite).

Le nouveau discours sur la prévention de la perte d’autonomie est conçu autour d’une nouvelle conception de la vieillesse et du vieillissement, largement inspirée du modèle du « vieillissement réussi ». Celui-ci a été élaboré à partir d’études psychosociales et médicales émergentes dans les années 1990 (Baltes et Baltes, 1990 ; Rowe et Kahn, 1997 : 292-293) et qui se développent en réaction à « l’âgisme » qui sévit à la fois dans le monde social et dans le monde de la recherche (Hummel, 2002 : 41-52). L’objectif est de promouvoir une vision positive du vieillissement et de l’image sociale de la vieillesse. Le « vieillissement réussi » repose sur l’idée que l’avance en âge conduit inéluctablement à l’augmentation des risques de maladies et de handicaps : « De nombreux risques sont liés à l’âge (age related), mais non dépendant de l’âge (age dependent) ; autrement dit, ce n’est pas l’avance en âge même qui cause la maladie, mais l’augmentation des risques à l’âge – ces risques peuvent faire l’objet de stratégies de prévention ». Ainsi ce modèle serait transcrit dans le domaine social : de nombreux risques sociaux sont liés à l’âge mais non dépendants de l’âge : le fait de vivre un veuvage, de voir ses ressources financières diminuées, le risque de développer davantage de maladies entraînant des conséquences dans la vie sociale (ne plus pouvoir se déplacer ni sortir de chez soi, restreignant la possibilité d’entretenir des relations sociales et des activités extérieures), autant de facteurs qui peuvent accélérer le vieillissement et faire basculer la personne d’une situation d’autonomie à une situation de dépendance. Une aide ponctuelle et souple à un moment donné (lors d’une sortie d’hospitalisation par exemple) serait ainsi susceptible de permettre un retour à l’équilibre en évitant le risque de basculer dans la dépendance. La définition de la fragilité sociale devient alors un enjeu important dans la mesure où elle débouche sur l’accès privilégié aux aides de la CNAV.

La notion de fragilité en question

La fragilité, une définition inspirée du modèle biomédical

Fragilis en latin, vient de frangere qui veut dire « briser, rompre, mettre en pièces ». Le signifié de fragilité est proche de celui de vulnérable (qui trouve son origine dans la racine latine vulnus, eris), qui signifie « blessure » : est donc vulnérable celui qui peut être blessé. L’inverse de la fragilité est la capacité de résister sans se rompre, appelée résilience (on parle d’enfants « résilients », c’est-à-dire ceux qui ont la capacité de surmonter certaines épreuves, ou de vieillards « résilients » sur les plans physique ou psychique…).

La notion de fragilité retenue par la CNAV pour fonder sa politique ignore les débats et les recherches suscités par cette notion dont l’usage est croissant depuis une vingtaine d’années dans la littérature médicale et psychosociale consacrée au vieillissement.

Dans son acception courante, cette notion fait référence à un mauvais état de santé physique et mentale, à des limitations fonctionnelles, à une perte d’autonomie motrice, etc. (Arveux, 2002 : 569-581) caractérisant les personnes âgées qui ne vieillissent pas bien. Dans ce sens, la notion est étroitement associée à celle de dépendance et de grand âge. Les travaux de recherche récents se sont toutefois attachés à préciser le contenu de cette notion afin de la rendre plus opératoire. Les recherches en gérontologie, après avoir été centrées sur l’identification des symptômes de la fragilité dans différents domaines tels que la santé physique ou cognitive, l’état nutritionnel ou le métabolisme énergétique (Fried, 2001 : 146-156), se sont attachés à la spécifier en la distinguant à la fois de la dépendance et de la co-morbidité (Fried, 2004 : 255-363). Cette distinction ne signifie toutefois pas absence de liens avec la dépendance ou la co-morbidité. La fragilité y est conçue comme prédictive d’un futur état de dépendance. Elle est, le cas échéant, liée à des maladies mortelles, soit en contribuant à leur progression, soit en en étant la conséquence. La fragilité est analysée comme un état, cliniquement identifiable à partir, par exemple, de la diminution de la masse musculaire, de l’état des systèmes de défenses immunitaires et de dysfonctionnements du système neuro-endocrinal, mais aussi comme un processus ne conduisant pas forcément à la dépendance. À ces dimensions physiologiques ont été ajoutés des facteurs psychologiques et psychosociologiques soulignant la plus ou moins grande capacité des individus vieillissants à accepter les changements de rôles liés à l’âge, à compenser leurs déficiences physiques, à trouver dans leur environnement des ressources permettant ou non d’y suppléer.

Spini et al. (Spini, 2007 : 572-579), outre un état documenté des travaux de recherche sur la notion de fragilité, présentent deux modèles intégrant la fragilité dans un processus soit « linéaire », soit « cyclique ». Dans le premier, la fragilité est une étape de transition qui succède à l’autonomie, susceptible de déboucher sur la dépendance. Dans le modèle cyclique, la fragilité est due, comme dans le modèle précédent, à un phénomène naturel de sénescence, mais dont la survenue est provoquée par un élément déstabilisateur (physique, psychologique) dont les conséquences peuvent être réversibles ou irréversibles selon la manière dont il est traité. Le modèle linéaire (qui comporte plusieurs variantes) est déterministe en ce sens qu’il repose sur un raisonnement de cause à effet et qu’il pâtit donc des faiblesses inhérentes à ce type de raisonnement : la difficulté à distinguer causes et conséquences. Selon Spini et al., ce modèle ou ses variantes a cependant un double mérite : il distingue des degrés de fragilité (que l’on retrouve par exemple dans la grille AGGIR), et il intègre dans ses analyses des antécédents à long terme et à court terme prenant en compte les modes de vie et l’environnement.

Le modèle cyclique, systémique est, quant à lui, typiquement fonctionnaliste. Composé d’une série de sous-systèmes interdépendants, il repose sur l’hypothèse qu’un déséquilibre survenant dans l’un d’entre eux doit être compensé, au risque de déséquilibrer l’ensemble. Même si ce modèle s’efforce d’intégrer des dimensions psychologiques, il s’applique particulièrement bien à une analyse de type médical. Construit à partir d’un évènement déstabilisateur, le modèle permet un diagnostic de l’état d’une personne à un moment donné et les mesures éventuellement à prendre pour aider à rétablir l’équilibre. Le modèle linéaire, dans la mesure où il comporte une dimension généalogique, est plus difficile à opérationnaliser.

De ces modèles qui mériteraient une discussion bien plus approfondie que ce qu’il est possible de faire dans le cadre du présent article, on peut retenir le progrès accompli dans l’effort d’une définition opérationnelle de la fragilité même si aucune définition médicale n’est universellement reconnue. Plusieurs études se proposent en effet de construire des indicateurs de fragilité, à partir de critères fonctionnels et médicaux[5]. C’est ainsi que les personnes âgées fragiles peuvent être définies et comptabilisées dans un modèle ne prenant en compte que des dimensions bio-médicales, en ignorant les dimensions sociales et environnementales que l’on ne sait toujours pas intégrer dans un modèle systémique tant les variables à prendre en compte sont nombreuses et hypothétiques.

Même si la définition de la notion de fragilité n’est pas encore totalement stabilisée, elle se réfère en gérontologie à l’état d’une personne positionnée entre autonomie et dépendance. Dans le cadre de la politique française envers les personnes âgées, la notion s’applique bien aux personnes prises en charge par les conseils généraux dans le cadre de l’APA, alors que l’action sociale de la CNAV est limitée aux retraités classés en GIR 6 et 5, ceux qui sont considérés comme autonomes.

Disposant de moyens limités pour sa politique sociale, souhaitant les utiliser de la manière la plus efficiente possible, la CNAV a donc pris le parti de cibler, au sein de ses prestataires, ceux qui sont « socialement fragilisés » en raison de l’avancée en âge, du niveau de ressources, de l’isolement social, de l’état de santé ou des conditions de vie. Cependant, ces critères ne sont pas considérés comme limitatifs. Alors, quels critères retenir ? À partir de quand, de quel seuil, une personne âgée peut-elle être considérée comme fragile ? Doit-on privilégier l’état de santé physique, psychologique, les difficultés financières, l’isolement social ? Ces questions sont d’autant plus difficiles à résoudre que, pour comprendre comment ces critères agissent sur la situation observée, il faut également apprécier comment ils rentrent en relation avec le contexte de vie de la personne.

Une approche compréhensive de la fragilité sociale

Amanda Grenier (Grenier, 2005 : 131-146) a pu montrer l’importance de l’environnement social et contextuel dans l’expérience de la perte des capacités physiques et du handicap. Cette expérience ne peut être comprise qu’en la replaçant dans l’ensemble de l’histoire de vie de la personne âgée. La recherche que nous avons menée auprès de personnes âgées qualifiées de fragiles par la CNAV s’inscrit dans la continuité de cette approche. Elle montre que la fragilité sociale ne prend sens qu’en fonction du parcours de la personne, de son histoire, du contexte social et familial, et de l’environnement dans lequel elle vit. S’il est nécessaire de saisir les éléments objectifs de sa situation, que sont l’état de santé, la situation financière, les différents réseaux de soutien (famille, voisinage, amis, services professionnels), les conditions de vie (logement, habitat, accès aux services), comme le requiert la définition institutionnelle de la CNAV, seule l’analyse du parcours de vie permet de comprendre comment ces différents éléments s’articulent entre eux, se cumulent et évoluent, pouvant être à la fois des facteurs protecteurs ou fragilisants, accélérant ou retardant les effets du vieillissement. L’histoire biographique révèle donc des fragilités potentielles, qui au moment du grand âge, se cumulant avec des évènements marquants ou des ruptures, généralement plus fréquentes à cet âge de la vie (maladie, veuvage, hospitalisation…), vont amener la personne vers un processus de fragilisation.

L’analyse des entretiens semi-directifs permet également de saisir le sens, les valeurs, les idéaux et les logiques sociales à l’oeuvre dans la mobilisation des différentes ressources dont dispose la personne pour faire face à ce processus de fragilisation. À partir de ces entretiens, on peut analyser les trajectoires de vie de la personne et identifier des moments de ruptures (de bifurcations), les réseaux sociaux dans lesquels elle est insérée (famille, voisinage, amis, et services professionnels), le rapport qu’elle entretient avec les services professionnels, et l’anticipation des problèmes de vieillissement. La compréhension de l’ensemble de ces éléments et leur interaction avec leurs dimensions contextuelles (historiques, sociales et environnementales) permet d’étudier la vulnérabilité des personnes âgées de manière dynamique. L’importance de l’insertion dans les réseaux pour faire face à la fragilité ressort clairement de notre enquête, leur fonctionnement et leur mobilisation ne pouvant être compris qu’à la lumière du parcours de vie de la personne. Les couples qui se sentent les moins fragiles sont ceux qui ont accès à de multiples réseaux dont l’analyse montre qu’ils ont chacun leur fonctionnalité. On n’échange pas la même chose avec les voisins et avec les amis. On ne demande pas à la famille ce que l’on peut obtenir d’un voisin en échange d’un service.

La notion de fragilité sociale, au terme de l’analyse, ne se présente pas comme le résultat d’un ensemble de variables pondérées que l’on pourrait additionner pour traduire un état par essence stable. La fragilité se situe à la conjonction d’une situation et d’un évènement ou de plusieurs évènements. C’est un croisement de facteurs plus qu’une addition de variables qui permet de l’identifier. De plus, c’est un processus dynamique, mouvant, qui possède une réalité subjective irréductible. D’où la difficulté à la saisir et à la figer dans une définition objective et par conséquent à l’opérationnaliser dans un dispositif d’action sociale.

La difficile opérationnalisation de la notion de fragilité dans le contexte d’une politique de prévention

L’usage de la fragilité comme catégorie pour cibler une population bénéficiaire d’aides place la CNAV face à trois types de difficultés : une première difficulté tient à l’évaluation en pratique d’une notion floue, mouvante, multidimensionnelle et donc difficilement saisissable. Par ailleurs, la distance aux aides qui est l’une des dimensions constitutives de la fragilité génère une difficulté à sélectionner les plus fragiles, distance qui est renforcée par la logique de l’offre et les conditions structurelles de fonctionnement du système d’aide.

Entre évaluation multidimensionnelle et critères administratifs

L’étape d’évaluation et donc la mise en oeuvre concrète d’un diagnostic de fragilité est un moment essentiel, car il permet de séparer les fragiles des non-fragiles pour faciliter ou bloquer l’accès aux services[6]. Il faut cependant noter qu’être considéré comme « fragile » facilite mais ne garantit pas l’accès aux aides, l’ouverture des droits aux aides étant aussi largement conditionnée par les ressources disponibles au niveau de chaque caisse régionale. Le dossier d’évaluation est l’outil pratique qui consacre la définition de la fragilité, objectivant la situation de la personne et formalisant la réponse aux besoins. Celui-ci est administré par un évaluateur spécifiquement formé à l’évaluation et mandaté par la CNAV pour opérer la catégorisation des personnes âgées. L’évaluation donne lieu à l’élaboration d’un plan d’action personnalisée (PAP) dont l’évaluateur doit, en principe, assurer le suivi[7]. L’évaluation et la création d’équipes d’évaluateurs introduit des pratiques et un langage commun autour de la mesure de la catégorie créée : « Ça a des effets positifs parce qu’on arrive plus facilement à profiler notre clientèle, puisque du coup on peut donner des instructions à notre évaluateur sur le profil type des clients, on peut lui donner des directives sur les critères de sélection, et ce sont des choses qui vont constituer progressivement une référence commune, une culture professionnelle commune à tous nos évaluateurs ». (Responsable de l’action sociale d’une CRAM)

Cependant, la fragilité se manifeste de manière très variée selon les individus, et toute la difficulté réside dans la réalisation d’une évaluation « neutre » et « objective », commune à l’ensemble des évaluateurs. Si le dossier d’évaluation est un document unique, conçu pour être rempli de manière objective permettant d’envisager la situation de la personne de manière globale : outre quelques informations concernant l’état civil de la personne, il est constitué par la grille AGGIR et des questions prenant en compte les dimensions physiques et psychiques, médicosociales, familiales, ainsi qu’environnementales (habitat, voisinage, commerces…), une marge d’appréciation relativement large est laissée à l’évaluateur. L’évaluation (qui dure entre une heure et une heure trente) sera d’autant plus fine qu’elle se veut au plus proche de la situation de la personne. Si l’évaluateur compétent est sans doute capable d’évaluer l’état du logement, son accessibilité, il est sans doute plus difficile dans le laps de temps dont il dispose et pour lequel il est payé de prendre la mesure de l’environnement, de la qualité des liens de voisinage… Il est tributaire de ce que dit le retraité ou la personne qui l’accompagne éventuellement[8]. Par ailleurs, que l’évaluatrice soit assistante sociale, infirmière, psychologue ou ergothérapeute, celle-ci aura tendance à effectuer une évaluation à l’aune de ses propres critères de compétences professionnelles et de son rôle d’experte. Elle va donc mettre l’accent de manière privilégiée sur un aspect de la fragilité, en fonction de la représentation qu’elle s’en fait et de sa pratique professionnelle.

L’utilisation obligatoire de la grille AGGIR pose également problème. Elle conçoit la fragilité dans son sens médical comme une catégorie d’exclusion du champ de l’autonomie. Au moment de l’évaluation, les indicateurs de la grille AGGIR sont en contradiction avec la définition même de la fragilité retenue par la CNAV, ce qui rend alors problématique l’utilisation de la fragilité comme catégorie opératoire. Mise au point d’abord dans le milieu hospitalier où l’aide permanente du personnel fait partie des données du contexte, la grille AGGIR n’apparaît pas tout à fait adaptée pour une utilisation à domicile, comme en témoigne de nombreux évaluateurs. L’algorithme de calcul du résultat néglige les variables dites illustratives qui concernent la vie quotidienne de la personne. Ainsi la capacité ou non de préparer ses repas, ou de prendre ses médicaments n’est pas prise en compte, alors que ces variables conditionnent pourtant largement la qualité de vie de la personne et son niveau d’autonomie quant à ses capacités à effectuer certains actes de la vie quotidienne, comme la capacité de s’habiller ou d’utiliser le téléphone. Sur le plan mental, pour les personnes dépressives, la grille AGGIR ne semble pas non plus adaptée, alors que l’on sait qu’une personne en situation de dépression, malgré sa capacité physique à effectuer les actes de la vie quotidienne, aura besoin d’une présence et d’un soutien plus important. L’évaluation de ces types de fragilité est alors laissée au jugement de l’évaluateur et à sa compétence professionnelle lorsqu’il remplit la grille.

Si les personnes dépendantes sont fragiles, les personnes fragiles ne sont pas toutes dépendantes mais de ce fait, l’utilisation prioritaire de la grille AGGIR (approche fonctionnelle) minimise ainsi les autres dimensions de la fragilité. Et les réponses qui y sont apportées sont elles aussi amoindries par rapport à une fragilité ayant pour origine un critère fonctionnel. En effet, le barème d’heures est fixé selon un plafond qui correspond à 15 heures par mois d’aide à domicile (correspondant à 3 000 € par an, plafond de l’aide accordé intégrant toutes les formes d’aide). Mais, « une personne isolée… parce que normalement, on n’intervient que pour les plus fragiles… donc, une personne isolée, vous croyez que 15 heures d’aide à domicile, ça lui suffit ? moi, j’en suis pas persuadé », se demande un responsable de l’action sociale.

La distance aux aides ou le paradoxe de la fragilité

Les prestations offertes par la CNAV supposent une démarche volontariste et individuelle de la part de la personne âgée. Or, comme nous l’avons maintes fois constaté, les difficultés d’accès aux services professionnels peuvent constituer en tant que telles un critère de fragilité. L’utilisation pratique de la notion de fragilité est problématique en raison du paradoxe inhérent à sa définition. Les plus fragiles sont souvent, pour des raisons que nous évoquerons brièvement, les plus éloignés du système d’aide, cette fragilité se manifestant justement dans sa non-manifestation ou dans la distance existant entre la personne âgée et le système d’aide ; la fragilité demeure alors dans un état latent et non repérable. Les services sociaux rencontrés font état d’un recours très tardif à l’aide par les personnes âgées : la majorité des demandes d’évaluation émane soit du réseau institutionnel (associations, centres communaux d’action sociale), soit des proches. Il y a très peu de demandes directes de la part des retraités, à l’exception de cas de situations de crise, comme une hospitalisation imprévue. De plus, les recherches conduites en France sur les processus de décision de recours à une aide à domicile ont montré la difficile adéquation entre l’offre et la demande de services, mettant en évidence au contraire « le décalage entre une offre technique, rationalisée et médicale dont une des fonctions sociales est le contrôle des bénéficiaires, et une demande qui ne s’exprime pas spontanément » (Legrand, 1999 : 87). L’enquête menée auprès des retraités de la CNAV vérifie ce résultat[9].

Le recours à l’aide institutionnelle dépend en effet de la légitimité que l’on attribue au système d’aide et donc de la vision que l’on a de l’aide et de son besoin à un moment donné. S’informer et avoir recours à une aide suppose de ressentir la nécessité d’une aide, ce qui implique reconnaître la survenue des difficultés liées à l’âge et, si on se place dans une démarche de prévention, anticiper les risques que l’on peut rencontrer au cours du processus de vieillissement. Une des raisons objectives fréquemment évoquées, notamment par les retraités connaissant une situation précaire, est le coût du service même si, en raison de leurs revenus, ils n’ont à payer qu’une somme relativement modique pour la prestation offerte. Leur préoccupation principale est l’augmentation de leur pension de retraite. L’évocation de besoins d’aide à domicile apparaît comme très secondaire. Dans le même registre, les études sur les inégalités sociales de santé montrent que les populations les plus précaires se préoccupent moins de leur état de santé, donc ont un recours beaucoup plus tardif au système de soins.

Par ailleurs, la précarité se cumule également avec une difficulté à « faire valoir ses droits ». Les difficultés de langue et de communication avec les administrations, la complexité des démarches associées aux coûts financiers de l’aide (même si le remboursement est fonction des revenus) expliquent qu’un certain nombre de retraités renoncent à demander de l’aide. Par conséquent, ceux qui bénéficient d’aide à domicile ne sont pas ceux qui objectivement ont le plus de besoins, mais surtout ceux qui, grâce à leurs ressources sociales et organisationnelles ont su s’engager dans des démarches administratives[10].

Les études scientifiques portant sur le soutien à domicile des personnes âgées dépendantes[11], montrent également que si l’appel à une aide extérieure est fonction des conditions de vie objectives de la personne âgée, elle dépend très souvent aussi des comportements culturels et normatifs, obéissant à une logique familiale de solidarité qui veut que la prise en charge soit une affaire de famille, ce que la recherche en cours confirme également. Le recours à l’aide dépend de la légitimité que l’on attribue à l’aide institutionnelle par rapport aux autres réseaux d’aide (famille, voisins, amis). L’étude des parcours de vie permet d’approfondir cette analyse sur le rapport à l’aide et le phénomène dit de réticence (Paquet, 1999).

La population de retraités sur laquelle nous avons enquêté, comprise dans une classe d’âge entre 70 et 80 ans, est née avant la Seconde Guerre mondiale. Elle s’est insérée au sein du marché du travail au lendemain de cette guerre et a connu une vie active au cours des trente glorieuses, période de reconstruction puis de croissance et de plein emploi. Elle est aussi la première génération à bénéficier de la Sécurité sociale (Guillemard et Lenoir, 1974). Les histoires de vie et le parcours biographiques des retraités auprès desquels l’enquête a été conduite ont des traits communs très distinctifs : un capital scolaire très faible, aucun capital économique initial, un très fort investissement dans le travail permettant parfois des parcours professionnels remarquables, la construction, l’acquisition de sa maison ou l’occupation stable d’un logement. Tous racontent la même histoire d’une lutte pour s’en sortir sans rien devoir à personne, qu’il s’agisse des nationaux ou des populations d’origines immigrées. Tous disent l’importance de la famille et de l’ancrage territorial, la place majeure accordée au logement. Tous racontent leur fierté d’une autonomie chèrement acquise au prix d’un rude labeur et leur réticence à l’aide. Cette « logique de l’honneur » (D’Iribarne, 1989) qui les anime les conduit paradoxalement à s’inquiéter beaucoup des risques de dépendance du grand âge au détriment d’une prévention efficace de la dépendance. On vit dans la crainte de « devoir vendre la maison pour payer la maison de retraite », car c’est le seul capital que l’on puisse léguer aux enfants. N’ayant été à la charge de personne et gardant en mémoire, pour beaucoup, la prise en charge de parents dépendants, le souci majeur est de ne pas dépendre des enfants dont ils ont par ailleurs conscience qu’ils ne pourront assumer ce qu’eux-mêmes ont vécu. Il reste alors à vivre au jour le jour en niant ou en minimisant les difficultés croissantes de la vie quotidienne. Les politiques sociales, si elles veulent atteindre leurs objectifs, doivent donc prendre en compte ce qui est sans doute bien un effet de génération.

Logique de l’offre et réponses stéréotypées

L’offre de service conditionne la vision que les personnes âgées ont de l’aide et des réponses pouvant être apportées à leurs problèmes. Associée à la mise en oeuvre d’une politique concernant l’évaluation des besoins et les plans d’actions personnalisées (PAP) indépendante des prestataires, la CNAV propose depuis 2007[12] un panier de onze familles de services susceptible de répondre à la diversité des besoins des retraités. Ces services vont de l’aide ménagère à l’installation d’une téléassistance en passant par les sorties accompagnées (courses, spectacles) ou l’amélioration de l’habitat. L’analyse d’une centaine de dossiers PAP montre, en fait, qu’indépendamment de la qualité du diagnostic porté sur la « fragilité » du retraité déjà évoqué, les propositions d’aides sont très stéréotypées[13]. L’aide à domicile est une constante que l’on retrouve dans tous les dossiers. Viennent ensuite les soins de pédicurie accordés selon une variabilité énigmatique allant de deux à six fois par an. L’amélioration de l’habitat se réduit le plus souvent à une barre d’appui ou à un siège de bain, à charge pour le retraité d’en faire l’achat et d’en obtenir la pose avant qu’une partie ne lui en soit remboursée après l’envoi des factures à sa caisse de retraite. Aucune autre prestation n’est suggérée dans ces plans par les évaluateurs qui en ont la charge.

Étant elle-même un organisme exclusivement financeur, la mise en oeuvre de la politique de prévention de la CNAV est totalement tributaire de l’offre locale de service. Elle dépend, de fait, des quelque 2000 associations et des services sociaux municipaux qui sont loin d’être capables d’assurer les prestations dont la CNAV propose la prise en charge. Les associations « non profit » sont spécialisées dans les soins infirmiers et l’aide à domicile. Les portages de repas sont assurés par les services municipaux. Certaines municipalités ont mis en place des services de téléalarme. Tous les autres services que la CNAV propose de prendre en partie en charge relèvent du secteur marchand et n’existent pas partout, tant s’en faut.

Quel que soit le diagnostic de fragilité et des besoins exprimés, la réponse standard est donc celle de l’aide à domicile considérée, à elle seule, comme un panier de services quand bien même les tâches que l’aide ménagère est autorisée à faire sont strictement définies par les conventions collectives en vigueur. Le choix prioritaire de cette prestation par les évaluateurs est très compréhensible. Ils sont certains de pouvoir la faire mettre en oeuvre par des associations couvrant assez bien l’ensemble du territoire (même si les modalités de la prestation ne correspondent pas tout à fait au choix des retraités, notamment en ce qui concerne les horaires de travail). Les bénéficiaires n’ont pas de démarche à faire auprès de la CNAV pour se faire rembourser, les associations ne facturant aux retraités que les montants non pris en charge. C’est cependant mal prendre en compte les réticences des retraités à son égard. Cette aide est, en effet, connotée de manière fortement négative par la population auprès de laquelle nous avons enquêté. D’un point de vue historique, c’est l’aide que la CNAV a le plus développée, s’adressant en priorité dans les années 1980 aux personnes âgées dites « dépendantes » afin qu’elles puissent rester à domicile. Ainsi, le recours à une aide institutionnelle, notamment à une aide à domicile, apparaît dans les représentations des enquêtés comme une aide légitime concernant la dépendance, mais non pas quand il s’agit de la fragilité. Entre fragilité et dépendance, « on se débrouille tout seul », « pas encore », « pas pour le moment », « on a tout le temps, on repousse un tout petit peu… » ponctuent les entretiens. Par ailleurs, cette aide est jugée très intrusive pour des personnes qui n’ont jamais eu les moyens de se faire aider et qui ont toujours assumé la charge de l’entretien de leur logement. En fait, comme on a pu le constater, l’acceptation de l’aide suppose l’intervention d’une autorité légitime qui la prescrit (le médecin de famille), statut que ne possèdent pas les représentants des organismes chargés de l’élaboration des PAP. Dans notre échantillon, les seuls ménages (très peu nombreux) utilisant cette aide sans en questionner le bien fondé sont ceux qui, au cours de leur vie active y ont eu recours, qui sont capables de la prendre en charge en choisissant le prestataire et entretiennent avec ce personnel une relation de service. Pour les autres (essentiellement des femmes seules et relativement isolées), la relation devient vite affective : « Je la considère comme la fille que j’aurais voulu avoir ! », visant à transformer l’aide à domicile en dame de compagnie et conduisant à de vives réticences envers les remplacements proposés en cas de maladie ou de congés.

Malgré un panier de services diversifiés, l’offre de la CNAV a bien du mal à correspondre aux demandes que nous avons pu recenser et qui n’entrent pas dans les standards normés de l’offre. La première demande des retraités dont les revenus sont particulièrement faibles a trait à l’augmentation de leur revenu leur permettant de faire face, sans aide, à leurs besoins, mais cela ne dépend évidemment pas de leur caisse de retraite ! Leur fragilité tient d’abord à la faiblesse des ressources dont ils disposent pour faire face aux aléas en conservant leur autonomie. Ils préfèreraient un prêt sans intérêt pour l’entretien ou l’amélioration de leur habitat plutôt que la prise en charge partielle de l’aménagement de leur salle de bain. Les autres demandes sont souvent très précises et ponctuelles : « J’ai juste besoin de quelqu’un qui vienne de temps en temps laver mes carreaux parce que ça, je ne peux plus le faire, mais les femmes de ménage non plus parce qu’elles n’ont pas le droit de le faire ! », « Il faudrait quelqu’un pour tondre la pelouse ». La demande la plus fréquente est celle ayant trait aux moyens de transport à la périphérie des villes et à la campagne, celle aussi qui est le moins aisément satisfaite, car très onéreuse à mettre en oeuvre. Le facteur majeur de fragilisation est l’isolement souvent issu des transformations survenues dans l’environnement immédiat. Les voisins que l’on connaissait depuis longtemps sont partis, les boutiques proches ont été remplacées par des supermarchés éloignés. Les enfants ont fait leur vie ailleurs, le « capital d’autochtonie » (Retière, 2003 : 121-143) a disparu. Le familier et le proche deviennent étrangers, lointains et très vite hostiles. Mais, comme le souligne la CNAV, les aides ne sont pas destinées à devenir des prestations de confort ! Elles doivent répondre à un besoin clairement identifié ! Il reste au secteur caritatif, peu développé, à prendre charge ce besoin de liens sociaux.

Conclusion

La CNAV ne dispose d’aucun moyen efficace pour repérer au sein des retraités affiliés au régime général de retraite, parmi ceux qui ne sont pas bénéficiaires de l’APA, ceux d’entre eux qui seraient les plus fragiles. L’aide au retour d’hospitalisation (ARH) figurant au sein du bouquet de services est efficace, qui permet la mise en place immédiate d’une aide à domicile temporaire pour accompagner la période de convalescence des retraités ne disposant pas des moyens cognitifs et financiers pour y avoir recours. Elle suppose la signature de conventions avec les hôpitaux dont les services sociaux se chargent de la saisir, et elle est encore loin d’être étendue à l’ensemble du territoire. Pour le reste de son action sur le public qu’elle souhaite privilégier, la CNAV dépend entièrement des demandes qui lui sont faites et dont on sait qu’elles ne proviennent pas, tant s’en faut, des populations les plus fragilisées socialement. Les CRAM chargées de la mise en oeuvre concrète de cette politique filtrent ces demandes à l’aune des montants des pensions perçus par les retraités, ceux-ci servant désormais de critères discriminants pour l’attribution des aides. La fragilité est alors réduite aux moyens financiers dont dispose une personne âgée pour faire face aux aléas de la vie : elle dépend aussi des réseaux dans lesquels ces dernières sont ou non insérés et qui pourront servir de médiateurs pour formuler la demande d’aide. Le plan d’aide personnalisé permet sûrement d’offrir une gamme de services plus variés que ceux proposés par les organismes prestataires lorsqu’ils étaient également prescripteurs de la prestation. Au-delà des limites de ces plans qui ont été mises en évidence dans les développements précédents, leur mise en oeuvre dépend, outre l’acceptation des personnes, ce qui est bien normal, de la disponibilité des services proposés.

À défaut d’avoir pu donner un contenu précis à la notion, la fragilité est alors utilisée par la CNAV comme un moyen rhétorique pour légitimer le maintien d’une action sociale distincte de celle des conseils généraux, destinée aux retraités dont elle a toujours la charge. Il est sans doute trop tôt pour juger d’un dispositif récent s’appliquant à des retraités très marqués par un effet de génération. Il y a fort à parier que le dispositif mis en place devra être profondément revu pour faire face aux difficultés rencontrées par les nouvelles générations de retraités, socialement beaucoup plus fragiles et peut-être moins résilientes que celles issues de la génération de l’après-guerre.