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Dans ce numéro thématique sur l’héritage des bonimenteurs, nous proposons d’approfondir nos connaissances sur ce que Noël Burch qualifie « d’interrègne » dans l’histoire du cinéma : la période de tâtonnements et d’expérimentations qui précède l’institutionnalisation du cinéma parlant entre 1927 et 1937. Ces dates sont évidemment arbitraires, car on sait maintenant, notamment grâce aux travaux de Valérie Pozner et Giusy Pisano (2005), que de multiples formes de sonorisation des films existaient bien avant 1927 et que, de plus, la « stabilisation » du média survient plutôt à la fin des années 1930, comme l’a souligné Alain Boillat (2007). Il est cependant bien établi que le cinéma « parlant » tel que nous le connaissons aujourd’hui s’est imposé durant cette période, même si les limites de cette dernière sont difficiles à cerner avec précision. De fait, nous n’excluons pas qu’il faille déborder un peu ces limites pour mieux comprendre le problème qui nous occupe ici.

Ce que nous ambitionnons de mieux comprendre dans cet interrègne, ce sont l’importance et l’influence des pratiques bonimentées accompagnant le cinéma, et leur éventuelle survivance au-delà de 1927 : l’héritage des bonimenteurs. Il est vrai que la disparition de ceux-ci est estimée autour des années 1915-1920 en général, ce postulat mériterait donc peut-être certains aménagements à la lumière de ce que nous prétendons soulever ici.

Pour analyser cet héritage, nous proposons une approche selon trois perspectives complémentaires.

Il y aurait d’abord les expériences de projection qui s’inspirent directement des méthodes des bonimenteurs et voient le jour après l’avènement du parlant, comme certaines formes de cinéma éducatif par exemple. Peut-on envisager que cette forme, traditionnellement peu ambitieuse sur le plan artistique, ait eu recours aux mêmes ficelles que les bonimenteurs ? Et quelles en seraient les raisons, les motivations ? Sur un tout autre plan, on sait que dans certains contextes culturels particuliers, le cinéma bonimenté a connu un destin différent de celui qui a été le sien en Europe et aux États-Unis et qu’il a survécu plus longtemps. Il s’agirait donc de voir si l’institutionnalisation du parlant s’est adaptée en conséquence, comme dans le cas du benshi au Japon.

De plus, même dans le contexte occidental, il est possible de trouver des réminiscences du bonimenteur dans les films eux-mêmes. Il s’agirait donc aussi d’interroger des corpus filmiques relevant de l’interrègne qui pourraient montrer une éventuelle continuité — un « écho », dirait Daniel Sánchez Salas — avec le bonimenteur. Celui-ci ne serait plus dans la salle comme aux temps anciens, mais bien plutôt dans le film lui-même, inséré dans la narration ou dissimulé dans les formes du discours filmique.

Enfin, si l’interrègne concerne directement le cinéma, il n’en va peut-être pas ainsi de l’héritage des bonimenteurs : et si celui-ci avait migré vers d’autres cieux médiatiques ? Il s’agirait donc, pour clore temporairement cette réflexion, de s’interroger sur l’influence éventuelle du cinéma bonimenté, cet art intermédial par excellence, sur d’autres productions culturelles qui émergent à la suite du cinéma parlant : dans ce numéro, nous proposerons donc une approche inusitée des débuts de la bande dessinée en Belgique.

La réflexion que les auteurs mènent ici couvre donc plusieurs domaines des études cinématographiques et médiatiques. En premier lieu, l’histoire du cinéma, sous de multiples aspects : les articles s’intéressent à l’interrègne, et ils pourront peut-être amener un regard neuf sur des phénomènes comme l’émergence du cinéma éducatif, les formes d’adresse au spectateur ou encore l’influence de l’évolution du cinéma sur la bande dessinée moderne. Mais aussi l’esthétique, puisque les auteurs éclairent certains aspects du langage cinématographique qui se sont cristallisés à cette période, particulièrement le générique de film et la voix over. Sur un plan plus théorique, outre des propositions intéressantes sur les spécificités d’un pacte spectatoriel traversé par la survivance du boniment dans le cinéma parlant, le lecteur pourra plus généralement se faire une meilleure idée de l’incidence de l’oralité et de la performance sur le cinéma parlant lui-même, et sur la façon dont elles ont pu travailler le média. Sur le plan intermédiatique, enfin, les textes réunis ici permettent de voir à quel point le cinéma parlant s’est ouvert dès ses origines à d’autres formes culturelles, comme le café-concert et le cabaret (un domaine déjà bien documenté mais qui cache encore des surprises) ou encore la radio, qui partage avec le cinéma quelques accointances, comme la déconnection de la voix et du corps. En retour, ce sont des liens inattendus entre la cristallisation du langage cinématographique et la bande dessinée qui sont également proposés.

Mais d’une façon plus globale, ce sont surtout les interférences, les interactions entre cinéma et oralité qui passent un nouveau degré : si le rapport du cinéma des premiers temps à l’oralité est bien compris et documenté, le passage au parlant et l’institutionnalisation du langage semblent paradoxalement avoir laissé un grand blanc, une impossibilité théorique enchâssée dans l’impossible interaction entre le film et le public, soit la disparition du bonimenteur. Au vu des textes rassemblés ici, il semblerait que cette disparition n’ait pas été si radicale, d’une part, et que, d’autre part, le boniment n’en ait pas moins laissé, dans le cinéma parlant, une marque durable et finalement reconnaissable. Or, comme ces textes ne couvrent qu’un spectre, certes large, mais très lacunaire, de l’ensemble des possibles « pratiques orales du cinéma », la recherche engagée ici n’est qu’un coup de sonde, un état des lieux préliminaire qui appelle des travaux ultérieurs et, sans aucun doute, de très nombreuses précisions, remises en questions et corrections.

Il faut signaler aussi que chacun des trois domaines proposés dans ce numéro — les pratiques bonimentées ayant survécu au-delà de l’avènement du parlant, les formes cinématographiques marquées par le bonimenteur et la migration du bonimenteur de cinéma vers d’autres formes médiatiques — est à ce jour inégalement documenté : tandis que la posture de bonimenteur cinéaste a été plusieurs fois décrite dans des contextes différents, les pratiques bonimentées du parlant sont pratiquement passées inaperçues jusqu’à maintenant et l’influence du bonimenteur de cinéma sur la culture populaire a été ignorée lorsque les objets culturels produits n’étaient pas des films. C’est donc tout l’intérêt de ce numéro que de tenter de corriger le fait que peu d’études ont jusqu’à présent porté sur la perpétuation de formes cinématographiques héritées ou dérivées du bonimenteur.

En nous concentrant sur la période de transition du muet vers le sonore, nous proposons de réfléchir sur la spécificité de cette perpétuation, sur ses formes et nécessités premières : ce travail pourra servir de base de réflexion à des travaux portant sur des corpus cinématographiques postérieurs à l’interrègne tout en étant marqués par l’oralité. Ainsi, à la suite d’historiens du cinéma tel André Gaudreault ou Martin Barnier, nous proposons de remettre en cause des clichés de l’histoire du cinéma, comme la disparition du bonimenteur.

Quelles sont les assises et les implications théoriques de la démarche globale proposée ici ?

Si le bonimenteur de film a disparu entre 1915 et 1930 pratiquement partout où il avait été observé, évincé par de nouvelles pratiques institutionnelles nées du cinéma sonore, cela ne signifie pas forcément qu’il n’ait pas eu de « descendants » qui auraient déployé des tactiques [1] (Certeau 1990) spécifiques adaptées au cinéma sonore. Nous pensons que ces nouvelles tactiques liées à l’oralité répondaient à des nécessités plus ou moins similaires à celles auxquelles obéissait le bonimenteur : elles visaient à adapter le discours du film ou, de façon plus générale, le média cinématographique, à une culture et à un contexte spécifiques, par l’intermédiaire de la langue locale et de la culture vernaculaire. Elles pouvaient aussi simplement tenter de réintégrer dans le cinéma parlant quelques-unes des spécificités de la culture orale, comme l’interaction avec le public et la performance, c’est-à-dire l’impression que le film et son discours s’élaborent en fonction des réactions du public présent. Ainsi, dans son texte sur le katsuben japonais, Jean-Michel Durafour expose un cas particulier, devenu institution à son tour, d’une tactique visant à expliquer, à traduire et à adapter les films étrangers, mais aussi tout le cinéma en tant que média, au contexte culturel japonais.

Mais comment caractériser sur un plan théorique, de façon plus rigoureuse et analytique, les différentes modalités de l’adaptation du cinéma parlant à l’oralité ?

1. Oralisation du cinéma et agencement médiatique

Grâce aux recherches sur le cinéma des premiers temps et les formes de spectacles précinématographiques (Pisano 2004 ; Pisano et Pozner 2005), nous savons que le média cinématographique s’est construit au moyen d’une série de transferts médiatiques (Klucinskas et Moser 2004) ou d’effets de remédiation (Bolter et Grusin 1999 ; Despoix 2005). Par exemple, sur un plan technique, le dispositif cinématographique des frères Lumière combine la technologie de l’optique et de la chambre noire, la photographie sur pellicule souple 35 mm d’Edison et le mécanisme de défilement de la machine à coudre. Par la suite, la projection cinématographique permet l’apparition de nouvelles formes de divertissement qui bouleversent irrémédiablement le marché déjà instable des spectacles de la scène.

De même, chaque innovation apportée au dispositif cinématographique modifie l’équilibre médiatique, comme la généralisation du cinéma sonore (Barnier 2002) qui, en amont, s’inspire des spectacles de la scène de Broadway et de la radio et, en aval, modifie notre rapport à la technique audiovisuelle en créant de nouvelles techniques, de nouveaux besoins et de nouvelles pratiques.

Ce qu’il faut bien comprendre ici, c’est que ces transferts médiatiques ainsi que cette remédiation, qui caractérisent l’oralisation du média cinématographique, sont indissociables d’une reformulation du rapport aux médias de la société dans laquelle ils prennent place : ce mouvement d’échange et de codéfinition est à double sens, et il entraîne la société dans son sillage : il s’agit alors d’une sorte de « réagencement médiatique ». L’oralisation du média cinématographique est donc liée de près au « substrat » que forment les agencements médiatiques déjà présents et qui dessinent les contours d’une société, son rapport à la représentation, au spectacle.

Il en va de même pour le commentaire de film, depuis les origines diverses du bonimenteur (dont les spectacles de foire, la représentation de lanterne magique, etc.) jusqu’à ses influences esthétiques et techniques sur le média cinématographique et sur d’autres formes de production culturelle. C’est pourquoi il nous semble important de caractériser et d’interroger l’héritage du cinéma oral et du bonimenteur sur des corpus ou des pratiques cinématographiques ultérieurs, ainsi que sur des pratiques culturelles adjacentes comme le théâtre, la radio (voice on air, Boillat), la chanson ou la bande dessinée (Scheppler).

D’un côté, il nous semble utile de mieux comprendre comment certains cinéastes, notamment Guitry (comme le démontrent Alain Boillat et Martin Barnier), s’inspirent du bonimenteur et de ses avatars pour mettre au point de nouvelles formes esthétiques ou des stratégies d’énonciation qui établissent un rapport avec le public qui rappelle la performance du bonimenteur.

De l’autre, pour bien prendre conscience de l’implication d’un tel « réagencement médiatique », tel qu’il survient lors du passage au parlant, il faut s’extraire d’une vision peut-être trop occidentale de l’évolution du langage cinématographique et envisager des variantes survenant dans d’autres aires culturelles, où le recours à l’oralité dans l’expansion du cinéma eut des implications plus durables et remarquables qu’en France ou aux États-Unis. En particulier, il est nécessaire de poser la question de l’impact des projections sonores sur ces formes d’oralité. Il est également essentiel de suivre l’influence du cinéma oral sur d’autres pratiques culturelles, comme le recyclage du bonimenteur dans la bande dessinée (Scheppler).

Ainsi, dans ce numéro, nous explorons la remédiation de deux éléments essentiels des pratiques cinématographiques orales : le premier est l’hétérogénéité médiatique ; le second, la parole et l’accent comme références d’un contexte d’émission (et de réception).

2. Hétérogénéité médiatique

Décrivant les activités du bonimenteur rouge aux débuts du régime soviétique, Valérie Pozner (2004) souligne le fait que la séance de cinéma donne lieu à l’exposition à différents médias. Cette hétérogénéité médiatique concerne autant la multitude des supports (livre, parole, film, diapositives, affiches, etc.), que la diversité des pratiques de propagande (coupures de presse, slogans, illustrations graphiques, journaux filmés, commentaires oraux, débats, conférences, sketchs, etc.). Cependant, la principale diversification médiatique apportée au dispositif cinématographique est la présence d’une oralité directe lors de la projection. Ainsi, à chaque séance, le dispositif de réception lui-même prend part au spectacle, il est vécu de manière active par les spectateurs.

Paul Zumthor (1983) conçoit l’oralité comme un phénomène évoluant en fonction des modes d’expression (média technique, contexte de production et de réception). À ses yeux, l’oralité seconde qui se développe dans un contexte dominé par l’écriture est constituée par ce rapport premier, et indéfectible, à l’écriture. Zumthor propose alors de considérer une oralité mécaniquement médiatisée, c’est-à-dire incluant une séparation spatio-temporelle des contextes d’émission et de réception. Dans le cas du cinéma sonore, nous sommes en présence d’une oralité médiatisée, où les différents sons (sons directs, synchrones, ambiance, voix, musique, etc.) sont fixés sur une bande sonore (principalement son optique, puis piste magnétique). Le bonimenteur commentant un film muet apporte une voix (oralité primaire) à ce dispositif sourd. Le commentateur présent lors de la projection peut être confronté à d’autres sons, dont ceux du pianiste ou du chanteur (présence réelle) et ceux qui sont enregistrés sur différents supports (présence différée, sons médiatisés dans l’espace et dans le temps). La situation médiatique se complexifie encore lorsqu’une voix commente en direct un film sonore. Les sources sonores réellement présentes contextualisent la projection cinématographique, proposant une nouvelle médiation entre le film et les spectateurs. Au-delà de la perspective sonore, les autres médias présents lors de la séance (livres, affiches, musique, radio, etc.) complètent l’hétérogénéité médiatique du dispositif cinématographique : le spectacle se situe dans la globalité, ou l’interstice, formée par la conjonction de toutes ces formes médiatiques convoquées par la séance de cinéma commentée, comme le démontre d’ailleurs Vincent Bouchard lorsqu’il décrit le rôle de l’Interpreter dans les circuits de cinéma colonial en Gold Coast.

La diversification médiatique apportée par le commentateur de film modifie en profondeur la réception. D’un côté, l’interprétation de l’oeuvre est simplifiée, car la voix présente traduit, adapte et complète les voix internes aux films. De l’autre, l’hétérogénéité médiatique rompt la continuité cinématographique et modifie en profondeur le régime de lecture fictionnel (Odin 1980). On obtient alors une autre compréhension du média cinématographique, en quelque sorte une conception non plus esthétique mais médiatique du « cinéma impur » de Bazin (1985).

3. L’énonciation médiatisée

Quid de l’oralité dans un cinéma parlant machinique ? Le bonimenteur s’étant fait proprement couper la chique, comment certains aspects de sa performance pourraient-ils passer outre et réapparaître, remédiés, et gagner l’énonciation toute neuve du parlant ? La question se pose avec d’autant plus d’à-propos que l’on s’intéresse à la voix, mais aussi à l’accent, à la langue, des dimensions essentielles de la performance du défunt.

Un autre avatar du bonimenteur pourrait bien être le doubleur, apparu comme la voix off pendant les premières années de « l’interrègne ». Les études sur l’histoire du doublage sont encore pour le moins lacunaires, mais les études théoriques sur le doubleur permettent de constater que celui-ci a hérité d’un des principaux mandats du bonimenteur : la traduction. C’est à lui qu’on demande d’effectuer le transfert du film dans une langue compréhensible pour des publics autres. Or, tous les problèmes que comporte cette nouvelle fonction (synchronisation physique, mouvement des lèvres, gestuelle, rythme des syllabes, intonations et accents) demandent des réponses qui étaient auparavant la tâche du bonimenteur. Celui-ci déplaçait le foyer d’énonciation, faisant du film une partie de son propre spectacle narratif, l’exemple le plus évident étant celui du katsuben. La langue devenait alors un marqueur d’énonciation décisif, le film étant pris en charge par l’idiome connu de la communauté de diffusion. Si l’on n’en était pas convaincu, l’étude du doublage montre donc que la langue du spectacle est un déictique important signalant un déplacement du foyer d’énonciation et de réception. Le film doublé est devenu autre, une copie modifiée perçue comme plus compréhensible que l’original, parce qu’un de ses matériaux est ce son modulé qu’on appelle langue.

On trouve l’intuition et la confirmation de ces hypothèses dans les travaux de Mikhail Bakhtine, dont la réflexion sur la translinguistique, développée ultérieurement par Robert Stam, est très révélatrice lorsqu’on l’applique à un examen de l’interrègne. Stam pense (1989, p. 44), à la suite de Bakhtine, que l’énonciation est par définition un acte social, mais que l’énonciation filmique est en outre située, connotée par la langue et les gestes qui s’y rapportent, comme le confirment les travaux de Fodor (1976, p. 14) sur la sémiologie du doublage. Ces réflexions concernent tout ce qui est lié à la traduction enregistrée sur une bande sonore, mais elles pourraient s’appliquer aussi aux occurrences ignorées mais très nombreuses où les films sonores sont traduits sur place, présentés, commentés ou discutés dans la langue et l’accent locaux. Si Bakhtine et Stam parlent de translinguistique, on pourrait spécifier encore plus ce terme et parler de « transcinématographique », puisque l’émergence des tactiques de traduction du film sonore montre à rebours que le film muet était tout aussi peu universel, comme le laisse penser Fodor (1976, p. 14) lorsqu’il écrit ce qui suit :

Besides denotation the motion picture has a connotative function : apart from the action, the content has a moral, aesthetic expression which is embedded in definite social surroundings and epoches represented by specific personages with individual characters ; these features are determined by the tongue and the national character.

4. « Transmédiation orale »

Ces différentes réflexions se rejoignent dans le concept de « transmédiation orale », qui désigne les phénomènes de migration et de transposition d’un média irrigué par l’oralité vers d’autres médias, lesquels configurent ou reconfigurent certains de leurs traits dominants par cet héritage, adoptant au passage des traits spécifiques d’une forme d’oralité, même s’il s’agissait déjà de médias où la voix était prépondérante.

La transmédiation orale suppose un substrat : celui de la tradition orale, qui correspond elle-même à une « configuration médiatique » bien particulière, où la voix et la performance sont au coeur des rapports constituant la société — l’oralité primaire, au sens de Walter Ong (1982). Plus qu’un transfert, la reconduction de l’oralité dans des contextes plus complexes sur le plan médiatique serait donc une sorte de transhumance. Comme exemple de ce mouvement, on peut notamment évoquer la naissance du cinéma bonimenté qui s’inséra « naturellement » dans d’autres formes de spectacles liés à la culture orale, comme le cabaret ou la foire. Selon cette conception, l’oralité évolue au fil des configurations médiatiques, se glissant et se transformant au contact de nouveaux agencements. Mais la nécessité première de cette transhumance tient à son substrat lui-même : on cherche à conserver dans le nouveau média quelque chose, plus qu’un écho, de la situation originelle d’oralité, non par nostalgie ou conservatisme (quoique cela puisse avoir son importance), mais plutôt par réminiscence, l’oralité ayant rapport avec des conditions fondamentales de socialité. Cependant, il ne s’agit pas du même noyau qui se glisse de média en média, mais plutôt d’un substrat souple qui se transforme et se complexifie au contact de chaque nouvel agencement médiatique auquel il est confronté, le travaillant de l’intérieur tout en étant en retour « augmenté ».

Ainsi, la « transmédiation orale » concerne la migration d’une oralité extra-cinématographique vers une oralité intégrée dans les films, soit les traces de l’oralité du commentaire sur l’esthétique des films ou les modifications apportées au média technique, comme dans la mise au point, décrite par Alain Boillat, de la voix over durant l’interrègne, qui prépare l’entrée dans la fiction (Odin 1980) du spectateur, comme le faisait le bonimenteur d’autrefois.

La « transmédiation orale » concerne également l’adaptation du commentateur de films à la modification du dispositif cinématographique avec l’arrivée du son. Vincent Bouchard montre ainsi comment l’Interpreter, tout en se glissant dans un agencement médiatique nouveau, y apporte des dimensions spécifiquement locales et liées à la tradition orale, tandis que Daniel Sánchez Salas expose la façon dont des écrivains de cinéma qui ont grandi pendant l’âge d’or du bonimenteur réinvestissent les modalités mêmes de son intervention dans de vieux films muets (Celuloides rancios) remontés et sonorisés de leurs commentaires humoristiques, transposant — et fixant — sur la pellicule elle-même l’intervention du bonimenteur.

Enfin, la « transmédiation orale » permet de mieux comprendre des phénomènes migratoires comme le passage du cinéma bonimenté vers d’autres formes médiatiques où, pourtant, aucun son ne peut se faire entendre. Gwenn Scheppler met ainsi en exergue ce curieux transfert des modalités principales de la performance du bonimenteur et du cinéma oral en général vers la bande dessinée.

Tous ces phénomènes seraient donc liés les uns aux autres par une volonté commune de prolonger l’expérience du boniment au-delà de l’avènement et de l’institutionnalisation du cinéma sonore.

Textes

Le présent numéro débute par une exposition de plusieurs cas de « mutation » du cinéma bonimenté au-delà de l’arrivée du parlant, ou de survivance et d’adaptation de la parole vive au nouveau média entraînées par le sonore et sa généralisation.

Vincent Bouchard montre très concrètement comment les autorités anglaises mettent ainsi en place, dès le début des années 1930, des circuits de cinéma — sonore — de propagande dans leurs colonies africaines, qui reposent sur l’intervention d’un Interpreter qui adapte le film et le discours aux cultures locales, rencontrant sur le terrain des fortunes diverses.

Jean-Michel Durafour montre ensuite comment le cinéma bonimenté a perduré au Japon bien au-delà du parlant. Le cas du benshi est bien connu, mais l’auteur, féru de culture japonaise et d’histoire du cinéma, montre cet art particulier sous un jour nouveau et surtout dans toute sa complexité et sa diversité. De façon fort intéressante, il démontre comment ce personnage — qu’il s’agirait maintenant d’appeler katsuben — non seulement n’a pas freiné le développement du cinéma sonore japonais mais, au contraire, a infusé celui-ci et lui a permis de forger ses propres spécificités.

Daniel Sánchez Salas vient enfin exposer une pratique oubliée qui fleurit à la fin des années 1930 en Espagne, et qui constitue une sorte d’écho des explicadores d’autrefois : les Celuloides rancios, soit littéralement les « Pellicules rances », sont des programmes cinématographiques composés d’actualités et de bobines de vieux films muets sur lesquels de célèbres auteurs comiques de l’époque (Jardiel Poncela, Francisco Ramos de Castro, Antonio Lara « Tono », Miguel Mihura) enregistrent des commentaires qui détournent et reconstruisent le sens pour produire un effet humoristique.

Martin Barnier vient ensuite, selon une perspective historique, démontrer l’influence du cinéma de foire d’autrefois, notamment les commères et les compères, sur les débuts du cinéma parlant en France. Il propose ainsi une approche analytique des différents régimes de voix mis en place par les films pour accompagner le spectateur qui entre et sort du film, et qui le conditionnent comme le faisaient autrefois les bonimenteurs. L’auteur expose ainsi la remédiation des différentes fonctions du bonimenteur dans les films sonores et décrit les diverses formes prises par ce commentaire : la voix du compère, qui rassure le public (sur la qualité technique, sonore, et sur l’intérêt du film) ; la voix dramatique, qui installe le public dans une ambiance ; la voix de l’explorateur conférencier, qui voyage dans l’imaginaire du cinéaste ; puis la voix chantante, qui crée un lien très fort avec le public.

Alain Boillat propose quant à lui une approche théorique et historique faisant suite à ses travaux bien connus sur le bonimenteur, s’intéressant cette fois au générique de film dans les années 1930. C’est dans cette partie bien particulière des films — et leur dimension présentationnelle en particulier — qu’il situe l’héritage des bonimenteurs dans le cinéma parlant. Appuyant son analyse sur un grand nombre de films internationaux, il démontre que cette migration de la théâtralité bonimentorielle vers l’incipit des films sonores est un phénomène solide et étendu dans l’institutionnalisation du cinéma parlant.

Gwenn Scheppler propose, pour sa part, un aperçu de l’étendue de l’héritage de cette intégration originelle entre cinéma et oralité : il s’agit ici d’élargir le spectre d’analyse au-delà du strict média cinématographique pour voir dans quelle mesure le cinéma bonimenté a pu influencer de façon décisive d’autres formes narratives ou d’autres médias qui prenaient leur essor à la même époque, comme la bande dessinée. Il propose donc une analyse originale des débuts d’Hergé, le créateur de Tintin. Il vient ainsi montrer à quel point l’auteur a été influencé par le cinéma bonimenté, mais aussi comment, lors du passage au sonore, il a tenté de conserver quelques-unes des spécificités du « bonisseur bruxellois », notamment l’impression de coprésence entre celui qui raconte l’oeuvre et celui qui la reçoit.

Le texte de Germain Lacasse vient enfin, à partir d’une définition bakhtinienne de l’énonciation, montrer l’importance de la langue et de l’accent (en tant que marqueurs identitaires déterminants de l’énonciateur et de sa communauté) dans l’étude d’un cinéma oral et, plus largement, des théories structurales sur l’énonciation. Il démontre ainsi que chaque étude de la voix, de la parole ou de l’énonciation échoue si elle n’est pas élargie par des considérations sur la langue. Lacasse propose, enfin, de théoriser le rôle de la langue et de l’accent comme marqueurs d’une énonciation déictique (ou contextuelle) dans le cinéma sonore à ses débuts.

Ces textes permettent de comprendre les effets importants de cette remédiation cruciale que représente l’émergence du cinéma sonore. La communication orale enregistrée devint un support majeur du discours filmique, comme le montrent le début de la censure des dialogues, l’apparition de l’industrie du doublage, etc. L’oralité du muet (le bonimenteur), oubliée parce que ses traces ne sont visibles que dans d’autres médias, devint retraçable en étant enregistrée sur la bande sonore, même si sa présence dans la salle n’était plus visible. Mais quiconque regarde aujourd’hui un film l’écoute tout autant, et perçoit dans cette écoute la remédiation sonore qui l’informe sur la communauté de production et de diffusion de cette oeuvre.