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Mission sainte. Améliorer, rendre plus belle une société, c’est faire de l’art social[1].

Entre 1880, moment de renaissance de la propagande politique en France avec le retour des amnistiés de la Commune, et 1914, année où « la Première Guerre mondiale fait s’effondrer la croyance en une possible et immédiate fraternité des peuples[2] », la propagande anarchiste illustrée se multiplie sous la forme de journaux et revues plus ou moins pérennes, faisant de la France un pôle incontournable de la diffusion des documents textuels et visuels des principales figures européennes associées à l’anarchisme[3]. Par le truchement de réseaux de diffusion établis à la fois avec les revues artistiques, littéraires et sociales contemporaines et avec les groupes anarchistes internationaux, les périodiques anarchistes illustrés parisiens analysent et représentent les crises politiques et sociales de l’Europe comme autant de symptômes d’une « société mourante[4] », victime de la décadence du monde capitaliste. Pressés d’accélérer la disparition de ce dernier et de préparer l’avènement de l’inexorable « âge d’or de l’humanité[5] », nombre de participants aux revues et journaux politiques, artistiques et littéraires souhaitent assigner à la presse un rôle central dans la médiation des relations entre art et discours social, ainsi que dans la discussion et la diffusion de leurs nouveaux principes moraux.

En réservant une place considérable à la réflexion sur l’art et à l’oeuvre d’art en tant que telle, le journal anarchiste offre, par son rapport avec l’actualité politique, un cas d’espèce conjuguant imaginaire et oeuvre de presse selon les modalités d’un combat politique mouvant. Le présent article souhaite mettre en lumière les principales caractéristiques des conceptions de l’art discutées dans la presse anarchiste et dans les périodiques littéraires et artistiques y étant associés, de même que le contexte de théorisation et les filiations historiques de ces conceptions de l’art. Englobant sous les mêmes prémisses littératures et arts plastiques, ces conceptions constituent autant d’appels aux écrivains et aux artistes à modifier leurs pratiques artistiques et à faire du journal le support privilégié de leurs oeuvres. Leur examen permettra de dégager les principaux enjeux intellectuels mis en mouvement par les périodiques anarchistes dans leur rapport avec l’imaginaire artistique, à travers l’analyse de pratiques artistiques allant du glanage littéraire à l’élaboration d’une imagerie moralisatrice.

Le journal comme champ de Mars de l’imaginaire artistique

Le débat sur l’art qui remplit les pages des périodiques littéraires et artistiques dans les vingt dernières années du XIXe siècle exigent du lecteur une attention soutenue tant les rebondissements sont nombreux, les alliances éphémères et les bifurcations fréquentes. Au fil des articles, des comptes rendus d’événements, des critiques et des répliques, une récurrence de thèmes, de concepts et de postulats se dévoile, laissant paraître le coeur d’un contentieux, soit la nature de l’art, sa nature passée, présente et future qui, comprise comme relative au monde sociopolitique, doit se transformer à l’image de ce monde. Motivés par l’impression que l’art de leur époque est en décalage, qu’il est plus incompris que celui des époques précédentes et que sa décadence est si avancée qu’elle exige des prises de position radicales et des actions immédiates[6], les débatteurs rivalisent de plaidoyers, de manifestes, de discussions et d’éditoriaux invitant les artistes et littérateurs à se préoccuper de la « moralité du Beau[7] ». Les déclinaisons de sens induites par un tel postulat constituent l’essentiel du débat, chacun ayant sa nuance à ajouter à l’acception morale du Beau ou à la conception esthétique du Bon, tous ayant intérêt à faire valoir une idée du Beau ou du Bon proche de leurs propres conceptions esthétiques.

En apparence antinomiques, deux conceptions de l’art prédominent dans ce débat : l’art social et l’art pour l’art. Cependant, loin d’être circonscrit dans les limites binaires de cette antinomie, le débat est l’occasion d’une définition, redéfinition et documentation des expressions « art libre », « art social », « art pour art », « art socialiste », « art moral », « art utile » ou « art utilitaire », « art pur » et « art vrai », qui sont inévitablement liées à un ensemble de faits sociaux, de remarques économiques et politiques ou de considérations esthétiques. Le vocabulaire utilisé pour traiter de la question est l’objet d’une singularisation continue de la part de chaque débatteur, mettant en lumière ses références et ses fréquentations. C’est par les croisements de ce vocabulaire qu’il est possible de restituer les échanges intellectuels et les réseaux de collaboration, les mises en commun de doctrines et d’idéologies, les croyances et les présupposés qui conditionnent l’identité des individus et le ton général des publications auxquelles ils s’associent.

Certaines revues, telles l’Ermitage, La plume ou La revue blanche, tentées par une analyse historique de la question, se proposent d’organiser le débat au moyen d’une réécriture de l’histoire de l’art et de la littérature[8]. Cette stratégie discursive est également centrale dans la Revue de l’art social, organe du Club de l’art social[9], groupe informel d’individus souhaitant réfléchir sur la place de l’art dans la société et dont les activités étaient soutenues par Jean Grave et Émile Pouget, éditeurs de deux des plus importants journaux anarchistes français que furent La révolte (devenu les Temps nouveaux en 1895) et Le père peinard[10]. L’analyse des arts privilégiée dans ce cercle est fortement influencée par le livre de Pierre-Joseph Proudhon intitulé Principes de l’art et de sa destination sociale[11]. Publié en 1865 et appelant à une diffusion massive d’une praxis artistique conçue à l’image des masses populaires, communément désignée par l’expression « art social », l’ouvrage de Proudhon constitue d’ailleurs une des premières oeuvres théoriques sur l’art à trouver sa place, sous forme d’extraits, dans les périodiques anarchistes[12]. À l’instar de Proudhon et du Club de l’art social, les revues de Grave et Pouget souhaitent repenser le rapport du Beau à la morale en associant l’art à l’utilitarisme, à l’autogestion et à l’internationalisme, qui constituent leurs principales convictions politiques[13]. À l’image du portrait peu flatteur qu’en dressait Proudhon, toute l’histoire de l’art et de la littérature est considérée par les défenseurs de l’art social, comme douteuse, voire menaçante, posant la nécessité de sa réécriture à partir de ces convictions[14]. Les développements passés des arts sont envisagés à la lumière de leurs relations plus ou moins explicites avec les structures des pouvoirs politique et religieux. La capacité des arts à ennoblir ou idéaliser les faits et les figures de la répression et leurs relations inextricables avec les classes dominantes font de la peinture et de la sculpture en particulier, les arts les plus douteux, ceux dont la corruption apparaît la plus évidente, ceux dont les motivations leur semblent les plus étrangères au développement harmonieux de la société en ce qu’ils reproduisent ses structures hiérarchiques[15].

Motivés par le postulat d’une décadence de l’art français de l’époque due, non à une perte du sentiment esthétique, mais à l’irrationalité générale des oeuvres littéraires et artistiques qui s’éloignent des conditions sociales contemporaines, les périodiques anarchistes ont à coeur de diffuser les théories et oeuvres d’artistes se consacrant aux tendances révolutionnaires et aux influences matérielles, techniques et scientifiques de la société contemporaine[16]. S’associant à Proudhon, la presse anarchiste défend la nécessité d’un réalisme, non dans la forme de l’oeuvre littéraire et artistique, mais dans sa socialité. Affiché dans le sujet de l’oeuvre et dans le choix de la presse comme support, un tel réalisme est, selon ses défenseurs, seul apte à répandre la force morale et le potentiel révolutionnaire de l’art social dans les classes populaires. Le fait de témoigner dans les pages des périodiques anarchistes de l’existence de ce réalisme, tout en assurant sa diffusion, contribue à créer une instance de légitimation des relations entre art et anarchisme prétendant dépasser la théorie pour atteindre une dimension pratique. Dans ce cadre, la presse devient le lieu par excellence d’une célébration du caractère sociopolitique de l’imaginaire contemporain ou, inversement, de sa dénonciation[17].

Au-delà d’un débat qui semble bien établi autour de questions esthétiques, la lecture des textes donne parfois à penser que c’est moins l’art social lui-même qui est l’objet d’un débat, que les raisons devant pousser les artistes à s’impliquer pour son avènement, tel que le mentionne Paul Aron à propos des débats sur l’art social dans le champ littéraire belge à la fin du siècle : « Toute l’idéologie de l’artiste, à l’époque, se nourrit de la croyance en la pureté mythique de l’art qui, prétend-on, n’a rien à voir avec les exigences morales, les réalités économiques, les lois mondaines et, bien entendu, les faits sociaux[18]. » Une telle vision stéréotypée de l’artiste se retrouve non seulement chez les défenseurs de l’art pour l’art, mais est reproduite par les journaux politiques pour servir leur argumentation. Un extrait du journal La lutte pour l’art de Bruxelles, reproduit dans le supplément littéraire de La révolte, est accompagné d’un avant-propos qui témoigne de l’attitude méprisante de certains journaux anarchistes à l’égard des artistes :

L’infécondité vicieuse des artistes est généralement constatée et n’est pas sans nous contraindre à un peu de pitié. Ils sont les parias d’une société dont ils ne sentent pas l’horreur. L’ignominie bourgeoise est cynique, la leur est inconsciente. Aujourd’hui cependant, un mouvement de relèvement se produit par suite des progrès de l’idée anarchiste. L’endehors à Paris, La lutte pour l’art à Bruxelles, combattent pour la révolution anarchiste, ils ont compris que l’artiste est aussi un homme, qu’il ne peut vivre qu’en liberté, et à l’heure actuelle, en révolte[19].

La naïveté pure du génie artistique est aux yeux des théoriciens de l’art social une manifestation de la fausse conscience bourgeoise et les analogies de procédés entre la rébellion contre les formes artistiques académiques et la révolution contre l’ordre social sont regardées avec suspicion[20]. Si, par leurs descriptions radicales et sèches des maux de la société contemporaine, les romans de Zola, de Maupassant et d’Edmond de Goncourt sont considérés comme des manifestations d’un art social susceptibles de révéler les rituels mondains et les scandales qui, dès lors, ne peuvent plus être ignorés, les arts plastiques nécessitent de plus prolixes justifications. En effet, à l’exception du caricaturiste dépeignant les moeurs bourgeoises et de l’illustrateur participant à la propagande anarchiste, les artistes peinent à démontrer la légitimité de leur pratique en face de cet impératif réaliste et social revendiqué par les militants de l’art social. Hormis quelques filiations périodiques et isolées avec l’art de Jacques-Louis David ou d’Honoré Daumier, les artistes se trouvent constamment dans une situation peu enviable où la moindre association esthétique avec le passé est scrutée pour être finalement jugée peu probante en termes révolutionnaires.

Loin de chercher à tout prix à historiciser leur filiation avec l’art social des générations précédentes, ses défenseurs de la fin du siècle aiment à situer leur production littéraire et artistique dans la contemporanéité. Bien que les exemples des révolutions de 1789, 1848 et 1871 puissent indiquer le potentiel de quelques motifs et informer sur l’origine de certaines productions, les analogies avec le passé sont nécessairement limitées dans la mesure où l’art social se fixe comme but de changer les conditions économiques du travail de l’artiste et les valeurs au fondement du jugement esthétique. S’il est possible d’établir une filiation entre les formes de l’art social saint-simonien ou fouriériste avec celui de la fin du siècle, il est nécessaire de souligner que très peu de références directes y sont faites par les artistes socialistes ou anarchistes de la fin du siècle[21]. Puisque l’imagination des défenseurs de l’art social puise ses références dans la courte durée, c’est nécessairement la société du Second Empire qui devient l’exemple du règne décadent de la bourgeoisie et non la Monarchie de Juillet. En outre, le souvenir des révolutions de 1848 semble définitivement dissipé par l’aura de la Commune de Paris, considérée par les anarchistes comme la seule forme de gouvernement populaire ayant vécu et dont l’écrasement pur et simple constitue selon eux l’exemple par excellence de la répression opérée par une bourgeoisie solidement installée au faîte de la société. En ce sens, si les relations avec l’art social saint-simonien ou fouriériste peuvent servir de modèles de comparaison, il est nécessaire de contextualiser les nouvelles valeurs et les nouveaux usages de l’art. Profondément transformé par les luttes sociales, passant d’un art social saint-simonien élitiste à un art social inspiré par la production artistique internationale diffusée dans la presse, l’art social est, dans l’esprit des débatteurs, en voie de constitution à la fin du siècle[22], la littérature et les arts plastiques étant, selon eux, le corollaire de la révolution et non son anticipation[23].

La Troisième République est envisagée par les défenseurs de l’art social comme un lieu et un temps de passage, s’offrant en terreau fertile d’expérimentations ayant le potentiel d’accélérer l’avènement du socialisme. Explicitant cette vision de l’époque dans leurs textes, ils recourent par calcul aux libertés contemporaines, à l’éclectisme du goût et à l’engouement général pour certaines valeurs dites républicaines afin d’étendre leur sphère d’influence[24]. Convaincus que l’autonomisation de la sphère de l’art est intégralement liée à la forme des échanges économiques au centre desquels les artistes trouvent leurs moyens de subsistance, ceux-ci focalisent leurs réflexions et discussions sur les déterminants sociaux et économiques des formes privilégiées de l’art. Plusieurs artistes sont d’ailleurs convaincus qu’il ne leur sera possible de modifier considérablement leur production que dans la mesure où leurs conditions d’existence auront profondément changé[25]. La nuance est fondamentale, d’autant qu’elle rend encore plus palpable la relation qu’entretient le débat sur l’art social avec l’engagement contemporain en faveur de l’éducation, de la morale et de l’utile[26].

L’art social trouve sa place dans la presse en tant que sa définition et ses manifestations, tant littéraires qu’artistiques, sont le fruit d’une réflexion sur le monde contemporain et ses crises sociales, associant à la part d’imaginaire de l’art social, un rapport à l’actualité dont la presse se veut le porteur. Partageant avec les publications contemporaines une volonté de parler d’art, d’en définir les formes de productions et de réceptions en privilégiant nettement la polémique pour stimuler les débats[27], la presse anarchiste s’affirme aussi comme espace de création, se voulant simultanément journal d’actualité et bibliothèque historique, musée patrimonial et galerie d’art.

Propagande et pratiques artistiques dans la presse anarchiste

Si l’éveil de la propagande anarchiste, écrite et illustrée, précéda de plusieurs années les attentats anarchistes qui polarisèrent l’opinion publique française entre 1891 et 1894, c’est sans conteste la propagande par le fait qui motiva le Figaro littéraire à consacrer son numéro spécial du 13 janvier 1894 à un exposé devant instruire le public français au sujet des formes de la propagande anarchiste, de ses sources théoriques, de son organisation et de son réseau[28]. Les prétentions de Félix Dubois, rédacteur du numéro, sont évoquées d’entrée de jeu comme répondant à une menace directe contre laquelle il faut donner l’alarme :

Propagande par l’image, propagande par les écrits, on pourra se rendre compte de toutes les haines, de tous les blasphèmes que l’on sème au nom d’une humanité meilleure, et aussi des toutes les chimères, de toutes les utopies évoquées pour attiser ces haines[29] !

Reproduisant sur trois pages de nombreuses images de propagande tirées du journal Le père peinard, mais également des documents administratifs ainsi qu’une partition de « La Ravachole », le reportage est illustré de caricatures et d’images « synthétisant le mieux, et sous une forme artistique, la haine des révolutionnaires[30] ». Le Figaro présente les oeuvres « d’artistes classés[31] », tels Félix Pissarro, Maximilien Luce et Henri-Gabriel Ibels, dont la participation atteste l’influence des périodiques anarchistes dans le paysage artistique français. La question du rapport de l’anarchisme avec l’image de propagande y est explicitée en se référant à l’usage qui est fait des illustrations dans Le père peinard et des affiches décorant les salles de rédaction des journaux ou de réunions de groupes anarchistes, mais également en faisant allusion aux portraits ornant les murs du bureau du journal La révolte. La présence de portraits à l’eau-forte de Proudhon et de Michel Bakounine et d’une image mystique représentant les martyrs de Chicago est présentée par Félix Dubois comme une preuve de l’utilisation fondamentalement subversive qui peut être faite de l’image[32]. À l’image imprimée et reproduite se joint l’exposition publique et privée de portraits, ajoutant à l’utilité sociale de la propagande assumée à travers sa théorisation, sa reproduction et sa diffusion, une dimension de dévotion plus subtile que Dubois souhaite mettre en évidence[33].

L’échantillon d’images réuni par le Figaro littéraire et mettant en scène la Bourgeoisie, le Capital, la Justice, le Paysan et un portrait de Ravachol, n’est que partiellement représentatif de la diversité des types d’images associées à la propagande anarchiste[34]. À ces images reproductibles et créées par des artistes s’ajoutent de nombreux documents visuels de toutes origines produits pour la propagande ou détournés pour servir ses fins. Si l’illustration prend de multiples formes dans la presse anarchiste, l’image privilégiée reste l’image moralisatrice ou mobilisatrice, et Félix Dubois souligne la qualité de ces images qui puisent formes et sujets dans l’iconographie des tendances artistiques contemporaines :

[P]armi les artistes, comme parmi les littérateurs, les théories anarchistes ont trouvé sinon de formelles adhésions, du moins certaines sympathies. On devine assez naturellement qu’elles se trouvent chez les « oseurs » en matière d’art, parmi les impressionnistes et les symbolistes[35].

La conception d’une part considérable des images offertes à la propagande par les artistes fait référence à la production symboliste et politique, dont le Groupe des XX à Bruxelles, Walter Crane, les préraphaélites anglais et le néo-impressionnisme sont emblématiques. En plus de ce rapport aux esthétiques contemporaines, les images mobilisatrices de la propagande anarchiste sont historicisées par les filiations directes avec les figures artistiques importantes que sont Honoré Daumier, Francesco Goya et Eugène Delacroix, créant un programme d’illustration morale hétérogène. Bien loin du réalisme simple auquel l’art social est souvent associé dans les textes théoriques de la fin du siècle, les sources iconographiques des artistes sont nombreuses, la création ex nihilo étant plus difficilement envisageable que l’appropriation de diverses références qu’ils conjuguent librement aux postulats intellectuels de l’anarchisme. Les liens entre art et anarchisme trouvent leur expression, non dans une synthèse, mais dans une pratique du glanage dont la fugacité sied parfaitement aux vicissitudes de la presse.

Si d’emblée la propagande visuelle constitue la dimension artistique la plus visible de l’anarchisme, de nombreuses oeuvres théoriques et littéraires sont également publiées sous forme d’extraits ou de feuilletons dans les journaux. Bien que relevant davantage d’une appropriation de discours éclectiques et d’un exercice de rhétorique, une des premières matérialisations de l’intérêt des périodiques anarchistes pour l’art et la littérature est le supplément littéraire de La révolte et des Temps nouveaux. Associant les oeuvres théoriques et littéraires du passé aux dernières nouveautés, le supplément littéraire souhaite à la fois témoigner de la vitalité et de l’actualité de l’anarchisme et justifier historiquement ses principes. C’est à son camarade Auguste Baillet que Jean Grave emprunta l’idée de « prendre dans la littérature tant ancienne que moderne, surtout chez les plus chauds défenseurs du régime capitaliste et autoritaire, tout ce qui pouvait s’y trouver d’aveux en faveur de l’idée anarchiste, et publier une revue entièrement composée d’extraits de ce genre[36] », idée qui donna sa forme initiale au supplément littéraire[37]. Baillet avait tenté de lancer une telle publication à Genève sous le nom de Glaneur anarchiste, mais les difficultés en tout genre le forcèrent à cesser la publication dès le second numéro[38]. Souhaitant améliorer sa revue pour la distinguer de la masse des publications anarchistes parisiennes, Grave mit l’idée de Baillet à contribution. Ce supplément littéraire, proposant, parfois sous la forme d’aphorismes, parfois de longs passages, des extraits des oeuvres de Rousseau, Voltaire, Diderot, Dumas fils, Alphonse Daudet et Zola, entre autres, fut très apprécié, tel qu’en témoigne Grave dans ses mémoires : « D’aucuns, même, m’écrivirent pour trouver qu’il était bien plus intéressant que le journal. Si c’était flatteur en un sens, ça manquait de l’être d’un autre. Les auteurs reproduits l’apprécièrent autant que les lecteurs[39]. » Confirmant l’intérêt des journaux anarchistes pour la presse contemporaine, on trouve également dans le supplément de nombreux extraits d’articles de la presse généraliste, formant avec les citations littéraires un ensemble éclectique, tel qu’en témoignent les pages d’un numéro du supplément de La révolte[40], comprenant entre autres textes « L’art dans la société future », d’abord publié par Edmond Cousturier dans les Entretiens politiques et littéraires[41], un court extrait de L’Ancien Régime d’Hippolyte Taine sensé confirmer « l’inutilité du suffrage universel », une citation discutant « la fausseté de la loi » tirée d’un ouvrage du lieutenant-colonel Floridor Dumas, ainsi qu’un texte de Remy de Gourmont intitulé « Le vin », dédié à Paul Verlaine dans les pages du Journal. Ces pratiques d’appropriation et de détournement des textes montrent cependant rapidement leurs limites, la propriété intellectuelle se trouvant ouvertement critiquée, voire simplement niée, par la pratique du glanage.

En effet, à partir de 1890, Jean Grave se retrouva au centre de démêlés juridiques avec la Société des gens de lettres nouvellement présidée par Émile Zola. Ce dernier avait, au départ, autorisé Grave à reproduire des extraits de ses oeuvres dans le supplément littéraire, avant de se rétracter pour se conformer aux statuts de la Société. En plus d’assigner Grave à comparaître en correctionnelle, la Société avertit ses membres au moyen d’un encart dans L’éclair, qu’ils s’exposaient à une amende ou à la radiation s’ils autorisaient d’eux-mêmes la reproduction de leurs oeuvres. Certains membres de la Société, parmi lesquels Hector France, Aurélien Scholl et Pierre Bonnetain, contestèrent cette façon de procéder et reçurent effectivement une amende. Grave souligne qu’ils s’empressèrent de payer de leur poche, au tarif de la Société, la reproduction d’extraits de leurs oeuvres dans le supplément littéraire en faisant valoir l’argument selon lequel le journal constituait un moyen plus direct d’exposer leurs oeuvres au regard du peuple[42].

La reproduction massive d’oeuvres artistiques et littéraires est en effet conçue par certains théoriciens anarchistes comme la concrétisation de l’utilité morale de l’oeuvre d’art dans la société française, et cette reproduction s’oppose à la propriété intellectuelle. Dans un texte intitulé « L’écrivain et l’art social », Bernard Lazare écrivait en 1898 :

[L]es artistes prétendent aussi jouir seuls de l’art, de l’art qui se nourrit de tout le labeur des siècles, de l’art qui n’est rendu possible que par la civilisation qui est l’oeuvre de tous, des milliers d’êtres qui sont morts, en conquérant pour leurs descendants une parcelle de beauté qui s’ajoute au commun trésor[43].

Cette critique de l’appropriation du bien commun, qu’il soit force de travail ou produit de la civilisation, sert l’argumentaire principal du Groupe de l’art social selon lequel l’art, issu du bien collectif, doit être rendu à la société en assurant sa transformation concrète dans le sens des intérêts du plus grand nombre. À la fois détournement et appropriation des oeuvres intellectuelles au profit de la propagande anarchiste, le supplément littéraire de La révolte contribua à vivifier le réseau de relations entre la presse anarchiste et une presse littéraire anarchisante. Les soubresauts de cette presse, associés par le Figaro littéraire, à des revues telles les Écrits pour l’art, les Entretiens politiques et littéraires, l’Ermitage, l’Idée libre et plusieurs autres, trouvèrent leur cohérence dans la fondation par Zo d’Axa de l’Endehors en 1891. Ces revues et bien d’autres, telles L’art libre, L’art social, L’art pour tous, la Revue jeune, le Devenir social et même, à ses heures, le Mercure de France, prendront pied dans les polémiques sur les liens entre art et anarchisme en tentant de se ménager une situation idéologique et esthétique originale.

Les enjeux intellectuels

L’échec supposé de l’avènement du socialisme ne doit pas masquer l’importance de la discussion sur l’art social dans le contexte de la Troisième République et la transformation persistante des valeurs artistiques qu’elle suppose. L’une des constantes du discours permettant de donner corps à l’ensemble discursif que constituent toutes les polémiques et les manifestes est encore une fois l’analyse structurelle que les débatteurs partagent. En effet, ces derniers, convaincus de l’inéluctabilité du projet socialiste, se développant dans l’histoire telle une spirale toujours amplifiée par la communauté d’intérêts qu’est le mouvement international des travailleurs, présentent l’avènement d’un art social comme lui-même inéluctable[44]. Et dans la mesure où le socialisme changera surtout les conditions d’existence de l’artiste, agissant nécessairement sur les conditions de production de l’oeuvre, l’artiste sera libre de donner à ses oeuvres la forme qu’il souhaite[45].

Associant l’agitation pédagogique de la Troisième République à une volonté claire de liquider toutes les valeurs économiques et sociales du Second Empire, le projet de l’art social est au centre d’un questionnement général sur les valeurs sociales et sur la manière dont elles sont réifiées dans toutes les sphères d’activité de la presse[46]. Misant sur l’intérêt général pour les questions éducatives, les discours sur les valeurs et usages de l’art tiennent pour acquis le fait qu’une meilleure éducation pour le plus grand nombre augmente les chances pour l’artiste de voir sa production appréciée selon de nouveaux critères. En ce sens, l’appel aux artistes les intime à oeuvrer à l’éducation morale du plus grand nombre, considérant qu’ils auront ainsi créé, par leur propre travail, de nouvelles conditions de réception pour leur art. La responsabilité morale des artistes, en particulier des jeunes artistes, par rapport à leur production est engagée d’une manière radicale et cristallisée dans une critique des institutions artistiques et littéraires ainsi que de leurs figures de proue. Conscients de l’attractivité de leur projet pour une jeunesse idéaliste ne se reconnaissant pas dans les milieux officiels de l’art et dont les conditions d’existence sont souvent plus laborieuses, les défenseurs de l’art social n’hésitent pas à pourfendre les critiques méprisantes qui sont formulées à l’encontre d’une jeunesse supposée paresseuse et peu inspirée par certaines figures établies.

Périodiquement, — le délicat M. Barrès en tête, de plus vieux emboîtant le pas, — on mesure, on jauge, on pèse les jeunes... D’une merveilleuse alacrité de plume, ces analystes hypothétiques vous dissèquent la génération, palpent les viscères, peu à peu viennent à la tête, l’attifent, enrubannent les oreilles, empersillent les narines, pressent le cerveau, en expriment la quintessence, le fin du fin, l’abstraction caractéristique, quelque chose comme un alcali qu’on vous débouche sous le nez... Un tour de langue, on colle une étiquette, — et voilà, sublimé, l’esprit de la génération[47] !

Dans un tel contexte, les liens entre art, société, anarchisme sont souvent exprimés sous la forme d’une querelle entre anciens et modernes, dans sa version fin de siècle. Les symbolistes, dont le mouvement est parfaitement contemporain, sont ainsi associés aux régimes politiques et artistiques du passé, là où le naturalisme est vu comme un précurseur de l’art social pour avoir oeuvré à la conscientisation des masses en dépeignant la décadence morale des élites du Second Empire. Dans la mesure où de nombreuses manifestations associées à l’art social sont visibles dans les pages des périodiques sous la forme de caricatures, d’images moralisatrices et d’extraits d’oeuvres littéraires, l’histoire de l’art social de la fin du siècle dépasse largement les cadres d’un âge d’or potentiel pour devenir une véritable remise en cause de la primauté de certaines productions comme critère de jugement esthétique. La mise en commun de ce bien collectif potentiellement révolutionnaire, assuré par la reproduction d’oeuvres artistiques et littéraires et leur diffusion massive, est au principe même de l’art social. C’est précisément à ce principe que se réfèrent les éditeurs de journaux anarchistes Jean Grave et Émile Pouget pour définir le rôle des artistes dans l’illustration de leurs périodiques et pour motiver leur association à certains auteurs d’oeuvres littéraires et théoriques. Ces divers partis pris en faveur d’un partage des références intellectuelles et de l’utilisation de l’image dans un but d’action constituent deux modes de contestation de l’autonomie de l’art privilégiés par les artistes et théoriciens anarchistes. Questionnant les droits d’auteur, la socialité de l’art et de la littérature ou le rôle de la presse conçue comme support des oeuvres, les anarchistes et défenseurs de l’art social semblent avoir mis au jour quelques enjeux inhérents à la modification des structures médiatiques de la société, enjeux dont les échos, un siècle plus tard, ne sont pas près de s’atténuer.