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Cet ouvrage de Perla Serfaty-Garzon analyse le vécu de femmes qui ont émigré à partir de témoignages et en relation avec leur chez-soi, leur lieu de vie, celui dans leur terre natale qu’elles ont dû quitter mais aussi celui de leur pays d’adoption. L’auteure aborde les départs, les exils du pays d’origine, les transitions, les entre-lieux (p. 97), la migration et, enfin, après les tumultes et les mouvements, l’enracinement, le véritable établissement. Elle donne la parole à ces femmes, quinquagénaires et sexagénaires, ayant vécu une ou plusieurs migrations depuis leur pays natal et qui ont acquis un certain recul pour pouvoir en parler en toute objectivité. Elles partagent ainsi leur cheminement et les étapes très personnelles de leur vie qui ont mené jusqu’à leur établissement.

Dans la première partie, l’auteur aborde le premier chez-soi de l’émigrante, celui de la terre natale; parfois une maison, parfois un logis précaire ou temporaire, c’est le chez-soi d’abord et avant tout rattaché à la famille, qui ramène des souvenirs de prime enfance, de jeunesse. Ces souvenirs du là-bas (p. 29) sont autant d’ancrages, pour ces femmes, particulièrement celles qui ont eu à affronter un exil forcé. Comme l’auteure le mentionne, « le lyrisme des souvenirs, leur relief et leur présence sensible, les émotions qu’ils suscitent […] est bien ce qui a fait les personnes qui nous parlent […] et ce qui continue à être une part essentielle d’elles-mêmes » (p. 36). Le premier lieu de vie est donc circonscrit comme un élément non seulement essentiel, mais également fondateur de la personne, une base de ce qu’elle est. Certaines se remémorent la maison de l’enfance avec les jardins fastueux, sublimes et sublimés par le souvenir, comme un paradis perdu, ôté de force par la guerre et les bombardements, leur famille n’ayant eu d’autre choix que de partir pour trouver un lieu habitable et sûr. Pour d’autres, ce sont plutôt des souvenirs douloureux de parents très autoritaires et rigides et de liberté réprimée, de malaise à la fois par rapport à la famille mais aussi par rapport au reste de l’environnement immédiat. Des femmes qui ont pris la décision de partir seule pour être libres et se construire une identité propre. Cette liberté est jugée comme élément fondamental du chez-soi et, dans certains cas, comme élément déclencheur de leur migration.

Cependant, d’autres femmes, ayant subi l’exil, ont dû transiter par plusieurs logements précaires, leur résidence d’origine n’étant plus sécuritaire ou habitable. Ces logis de transition étaient alors principalement utilitaires et pratiques. Ces femmes, qui s’y sont arrêtées avec leur famille proche, se sont approprié ces espaces de différentes façons; par la cuisine et la nourriture de leur pays d’origine, qui maintient un lien avec leur passé, malgré la coupure et un abri qu’il était parfois impossible d’habiter entièrement : des espaces exigus, dont on est locataire, des logis temporaires avec rien de vraiment à soi. Lorsque ces déplacements se faisaient en famille, la table était également le lieu privilégié des échanges, permettant de conserver la cohésion familiale en tant qu’ancrage immatériel. Cet ancrage est également lié aux relations tissés avec le voisinage ou la famille élargie que l’on retrouve puisqu’il permet de se rattacher à des ramifications sociales plus grandes, et donc à la société d’accueil (p. 42). Il permet de retrouver un quotidien et une normalité (p. 41). Le vécu de la migration passe aussi par le vécu du corps, celui qui a souffert le froid d’une adaptation au climat du nouveau pays ou qui devait s’adapter à des conditions de vie parfois spartiates; l’espace est alors défini par les sensations, notamment tactiles et sonores. Ces expériences de migrations amènent les femmes qui les ont vécues à définir petit à petit les critères qu’elles estiment nécessaires pour se créer un chez-soi véritable et normal.

Certaines de ces femmes ont décidé de partir seules, notamment à cause de problème familiaux. La migration était alors dans leur cas une véritable libération; elles voyageaient léger non seulement de bagages, mais aussi de coeur. Elles pouvaient être véritablement elles-mêmes, vivre comme elles l’entendaient, sans devoir se conformer aux contraintes de la famille, qu’elles soient d’ordre religieux ou social. Pour ces femmes, leur famille qui vient les rejoindre est donc perçue davantage comme une contrainte qu’un repère. Toutefois, la décision de partir, pour certaines d’entre elles, n’a pas été prise à cause d’un élément déclencheur extérieur, mais plutôt à cause d’un impératif intérieur, d’un processus de réflexion très intime, par lequel elles décident de suivre leur voie. Ce choix n’en est pas moins une obligation que se donne à elle-même la femme qui émigre : repartir à zéro pour mieux se rebâtir ailleurs. Par exemple, étudier ce qui lui chante ou se créer une nouvelle identité. En ce sens, le nom de même que le passeport deviennent les seules identités, bases sur lesquelles la femme doit se fonder une nouvelle identité sociale, en rapport avec les autres. Les récits de ceux et celles qui sont partis lui donnent également de l’espoir pour ce chez-soi meilleur et confirme cette voie comme possible.

Dans leur nouveau quotidien, certaines de ces femmes ont dû faire face au manque matériel, mais aussi au manque de ressources relativement à leur nouvelle vie. Pour relever ces défis, elles doivent se dépasser et prendre des risques, tous leurs efforts convergeant vers cet objectif. Au premier abord, elles cherchent à se distancier de leur « vie d’avant ». Par exemple, si elles admirent souvent la culture et la langue de leur pays d’adoption, cela ne rend pas leur solitude moins pesante, et les premiers temps de leur vie dans ce nouveau lieu peuvent être particulièrement difficiles. Pour contrer cet isolement et s’éloigner de leur vie d’avant, elles se choisiront une « famille de substitution » (p. 72) dans leur pays d’accueil, notamment des collègues de travail ou d’études. Comme le mentionne l’auteure, « le choix d’une famille de substitution s’impose de lui-même comme une des facettes importantes de l’expérience de la migration. Cette famille est alors plus familière que la famille naturelle » (p. 74). Également, le fait de trouver un conjoint ou de fonder une famille en terre d’accueil est un autre élément fondamental de l’établissement et le premier pas vers la naturalisation, un projet de s’établir pour de bon sur la terre d’accueil et d’en faire un chez-soi propre à long terme. La maison que l’on bâtit alors devient un petit nid, douillet, contribuant à son bien-être, s’il est accueillant et ouvert sur le monde.

L’auteure distingue aussi très clairement les voyages et la migration, qu’elle différencie par la profondeur de l’investissement et l’inscription ou non dans la durée. Certaines des femmes qui ont émigré ont dû changer de pays plus d’une fois; elles ont donc vécu le processus de déracinement et de reconstruction deux ou même trois fois. Certaines ont dû retourner dans leur pays natal; d’autres ont quitté le premier pays d’adoption pour aller dans un autre pays. Parfois, elles partent à cause de contraintes politiques ou sociales à leur établissement. C’est toujours une deuxième adaptation. Pour certaines, l’adaptation sera d’autant plus difficile que la décision de cette deuxième émigration n’est pas venue d’elles mais de leur famille ou de leur mari. Dans ce cas, plus la famille ou la belle-famille s’immisce dans cette décision et plus la migration est déplaisante. Parfois, la nostalgie du premier pays d’adoption devient aussi forte que celle du pays natal, et ce n’est, comme dans le cas d’un retour au pays d’origine, que la confrontation avec le réel qui remet les choses en perspective. Cependant, une deuxième transition demeure toujours difficile, encore plus si l’on y ajoute l’obstacle d’une barrière de langue ou une barrière d’accent. Certaines femmes se sont aussi heurtées à la machine bureaucratique, qui enfermait leur identité dans les cases, « minorités visibles ou religieuses ». Pour elles, dont tous les efforts tendent vers l’adaptation et l’intégration, c’est réducteur et cela ne fait qu’introduire davantage de distance avec le pays d’accueil. Comme le mentionne l’auteure, « l’expatriée ne voit pas […] son identité résumée par ses origines mais considère celles-ci comme un aspect de soi auquel elle donnera, de son propre chef […] la place qu’elle voudra en fonction de et à l’intérieur du projet de vie inauguré par son départ » (p. 122).

Enfin, les émigrantes dont le témoignage a été recueilli par l’auteure avaient toutes un profond désir de s’enraciner, de s’établir dans un vrai chez-soi. Elles l’ont fait, notamment en meublant leur demeure d’objets liés à leur passé et à leur présent, parfois des héritages. Cependant, elles se sont aussi enracinées en se réappropriant leur passé, en visitant leur pays d’origine, en tissant des liens avec des membres de la famille de leur pays natal. Pour certaines, la nostalgie du pays d’origine pouvait sembler presque plus forte que le sentiment d’appartenance au pays d’adoption, mais la nouvelle filiation créée l’emportait. Ainsi, le lieu de vie est une composante intrinsèque du vécu de ces femmes, façonnant ce qu’elles sont au fil du temps.

En guise de conclusion, j’aimerais apporter une touche personnelle à la suite de la lecture de ce livre, Enfin chez soi?, dont les témoignages et les récits de ces femmes m’ont particulièrement touchée et dans lesquels je retrouve une partie de moi-même en tant que jeune femme quittant son pays d’origine pour la France, certes pour l’aventure et découvrir un monde nouveau mais, surtout, pour m’émanciper, affirmer ma propre personnalité et réussir ma vie. Mon pays natal, le Maroc, n’était pourtant pas en guerre, mais j’avais cette soif, voire cette rage, de quitter mon chez-moi douillet pour la découverte de l’inconnu. J’ai dû, par la suite, vivre une deuxième migration de la France vers le Canada pour suivre mon mari et fonder ma famille. Même si mon vécu ne s’inscrit pas tout à fait dans le registre de ce qui a été décrit dans ce livre, Enfin chez soi?, la question du chez-moi reste posée puisque, après avoir vécu environ 30 ans d’exil, dans le sens où je suis éloignée de mon pays natal, je me raccroche à mes souvenirs d’enfance et d’adolescence dans mon pays d’origine et à mes souvenirs de jeune adulte dans mon premier pays d’adoption. Je me sens aussi bien marocaine, française que québécoise et canadienne, et parfois le manque de l’un de ces trois pays se fait particulièrement ressentir, tant et si bien que je reste et resterai toujours profondément partagée par cette même identité imprégnée de trois cultures, de trois vécus et de sentiments complètement différents. La chanson de Georges Brassens : « Auprès de mon arbre, je vivais heureux. Je n’aurais jamais dû m’éloigner de mon arbre…» reste toujours une source de réflexion.