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Les droits reproductifs et sexuels constituent une nouvelle génération de droits revendiqués par les féministes et reconnus par la communauté internationale comme droits de la personne, lors de la 4e Conférence internationale des Nations Unies sur la population et le développement (au Caire, en 1994) et de la 4e Conférence mondiale sur les femmes (à Beijing, en 1995). Les programmes d’action du Caire et de Beijing, adoptés par consensus, définissent ces droits comme le droit pour les femmes de décider de façon libre et responsable du nombre d’enfants qu’elles auront et de l’espacement des naissances, et d’avoir de l’information concernant des moyens de le faire, et comme le droit d’être dans le meilleur état possible de santé en matière de sexualité et de procréation. Ils comprennent le droit des femmes d’être maîtresses de leur sexualité sans contrainte, discrimination ou violence et le droit de prendre librement et de manière responsable des décisions dans ce domaine (Nations Unies 1996). L’exercice de ces droits est considéré, selon ces mêmes programmes d’action, comme fondamental pour la jouissance des autres droits des femmes.

Cependant, les droits reproductifs et sexuels sont un thème d’actualité qui suscite d’importants débats nationaux, régionaux et mondiaux, car ils sont aux prises avec le conservatisme, le fondamentalisme et la domination masculine, qui reposent sur le maintien des croyances et des valeurs patriarcales centrées sur ce que Françoise Héritier, anthropologue française et professeure au Collège de France, appelle la « valence différentielle des sexes » et le dénigrement des femmes (Héritier 1996 : 24). Dans toutes les sociétés, les relations socialement construites entre les hommes et les femmes s’organisent de façon hiérarchique en donnant au masculin une valeur supérieure à celle du féminin. Or, les droits reproductifs et sexuels viennent ici redéfinir la domination masculine puisqu’ils octroient aux femmes le droit de décider de leur vie reproductive et sexuelle.

L’avortement, une des principales composantes des droits reproductifs, soulève de nombreuses questions d’ordre éthique, déontologique et religieux. Les institutions internationales ne peuvent à cet égard qu’adopter des positions neutres et se contenter « de réaffirmer que les gouvernements doivent faciliter son accès dans le cadre de la loi et que les femmes victimes de complications d’avortement doivent être traitées avec humanité » (Guillaume et Lerner 2007 : 2), sans quoi les accords et traités ne seraient pas approuvés par consensus.

L’ensemble de la région latino-américaine et caribéenne a introduit dans sa politique les droits reproductifs et sexuels définis par les programmes d’action du Caire et de Beijing. Toutefois, dans l’ensemble des pays de la région, à l’exception de Cuba et de la Guyane, l’avortement est illégal et pénalisé, sauf en cas de viol ou pour des raisons thérapeutiques. Cependant, en général, ces dispositions restent plus théoriques que réelles. La pratique de l’avortement volontaire se fait ainsi dans la clandestinité, et donc dans des conditions d’hygiène non appropriées qui ont des conséquences sur l’état de santé des femmes. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estimait en 2000 que dans la région 17 % des décès maternels étaient dus à des avortements à risque (WHO 2004). Dans les pays en voie de développement, l’Amérique latine et les Caraïbes représentent la région où les conséquences des interruptions de grossesse sont les plus importantes[1].

La Bolivie ne fait pas figure d’exception. Elle s’est engagée à promouvoir les droits reproductifs et sexuels et à les appliquer dans toutes les sphères politiques et sociales, mais sa politique en matière d’avortement reste restrictive. Depuis 1973, le Code pénal bolivien considère l’avortement comme un délit. Il l’autorise en revanche sous certaines conditions. L’avortement légal requiert alors un ordre judiciaire pour qu’une personnalité spécialisée et consentante le réalise. Cependant, comme dans le reste de la région, l’application de cet article reste très relative, et la quasi-totalité des avortements provoqués se font dans des conditions insalubres, qui engendrent des complications, voire la mort de nombreuses femmes.

Les expressions légales et sociales des droits reproductifs et sexuels en Bolivie, ainsi que leur réappropriation par les femmes, ont fait l’objet d’une étude sociologique, de 2001 à 2006, à travers deux variables clés : la contraception et l’avortement. Notre recherche consistait alors à observer et à appréhender la réalité légale, politique et sociale des droits reproductifs et sexuels des Boliviennes, celles de La Paz et d’El Alto en particulier.

La Paz est le siège du gouvernement bolivien. Comptant plus d’un million de personnes, La Paz est une ville particulièrement multisociale et multiculturelle (la moitié de la population pacénienne est d’origine indienne) et la plus grande du pays. El Alto, ancien quartier marginal de la capitale, a été élevé au rang de ville en 1985. Cette ville est la plus pauvre du pays après Potosi. La population alténienne, qui regroupe plus de 800 000 personnes, est majoritairement d’origine migrante et indigène.

Dans ce contexte urbain, social et culturel, nous avons rencontré une centaine d’actrices et acteurs sociaux, politiques, universitaires et médicaux, qui régissent le thème de la santé reproductive et sexuelle en Bolivie. Nous nous sommes ensuite immergée quotidiennement dans les services gynécologiques et obstétricaux de trois hôpitaux publics. Là, nous avons conversé avec plus de 180 femmes hospitalisées, parturientes et consultantes extérieures et avons mené des observations méticuleuses de l’attention médicale afin d’appréhender les occasions offertes aux femmes pour exercer leurs droits en matière de reproduction et de sexualité. Pour compléter cette information, nous avons organisé des ateliers sur le thème de la santé féminine et maternelle dans des groupes de femmes de quartiers populaires de La Paz et d’El Alto, soit auprès d’une quarantaine de femmes.

Pour nos entretiens individuels et collectifs, nous avons appliqué le « dialogue des savoirs », une démarche méthodologique qualitative et interculturelle proche de la discussion, élaborée par Susanna Rance, célèbre figure des sciences sociales en Bolivie, spécialisée en matière de genre et de méthodologie sociale ainsi que dans le domaine de la santé reproductive et sexuelle dans le pays (Rance 2002)[2]. Ce guide méthodologique nous a permis d’avoir une écoute attentive, d’être bien acceptée par les femmes interviewées et de recueillir ainsi de nombreuses histoires personnelles et surtout pertinentes pour l’étude.

Il nous est difficile de donner des caractéristiques fiables sur les femmes que nous avons rencontrées, interrogées et observées. En effet, soit l’information recueillie nous a été fournie par les femmes elles-mêmes, soit elle a été obtenue en consultant les dossiers médicaux dont le contenu ne correspondait pas toujours aux discours des patientes. Nous avons malgré tout observé que la majorité des femmes consultées dans les hôpitaux étaient âgées de 20 à 39 ans, étaient mariées ou vivaient en union libre, avaient un ou deux enfants et avaient étudié jusqu’au collège. En règle générale, les femmes qui se rendent dans les hôpitaux publics appartiennent aux classes moyennes et essentiellement populaires de la société, les femmes des milieux plus favorisés se tournant généralement vers des soins privés. Nombreuses étaient les patientes d’origine indigène, identifiées par leur tenue traditionnelle (la pollera) et par leur maîtrise de l’aymara, une des principales langues indigènes du pays. Les caractéristiques des participantes aux ateliers que nous avons réalisés étaient similaires.

La population féminine que nous avons consultée et observée était donc très hétérogène. Il nous est ainsi impossible d’affirmer des corrélations entre les caractéristiques sociales et culturelles et les caractéristiques reproductives et sexuelles. Nos discussions et nos observations ont certes souligné certaines réalités politiques, sociales et médicales, certains indicateurs de la santé reproductive et sexuelle en Bolivie, mais elles ne peuvent en aucun cas être généralisées, étant donné que l’investigation a été réalisée dans trois hôpitaux uniquement et dans un seul contexte urbain, celui de La Paz et d’El Alto. Les résultats présentés ci-dessous sont également le fruit des discours et des activités politiques et sociales observés ainsi que de nos nombreuses lectures médiatiques, propagandistes, militantes, médicales et étatiques relatives à la santé reproductive et sexuelle, à l’avortement notamment.

Notre propos est ici de montrer que l’avortement est aujourd’hui encore en Bolivie un thème au centre des revendications féministes et féminines et au coeur des débats politiques et sociaux. Notre recherche, à travers l’exemple de l’avortement, nous a permis de constater que les Pacéniennes et les Alténiennes consultées étaient soumises à des dominations politiques, socioculturelles et médicales qui ne leur permettaient pas de décider de façon libre et autonome de leur vie reproductive et sexuelle et les amenaient parfois à avorter (Rozée 2007). Or, nous verrons que cette pratique stigmatise les femmes, entretient un taux de mortalité élevé et est l’objet de controverses et de querelles politiques, sociales, religieuses et médicales. La Bolivie ne fait donc pas figure d’exception concernant le problème de l’avortement dans la région latino-américaine et caribéenne. Celui-ci n’en constitue pas moins un domaine d’étude et d’intervention cruciales étant donné la vulnérabilité et la marginalisation qu’il engendre. Il nous semble d’autant plus pertinent de faire l’état des lieux de ces débats sur l’avortement aujourd’hui, dans le nouveau contexte politique de la Bolivie. En effet, depuis l’élection d’Evo Morales Ayma, il s’est produit dans le pays de nombreux changements, y compris en matière de droits reproductifs et sexuels, à travers notamment l’adoption par référendum de la nouvelle constitution politique de l’État en janvier 2009.

L’avortement dans la réalité sociale bolivienne

Un phénomène social

Il existe une grande disparité entre les lois prohibitives et les circonstances réelles de l’avortement. Celui-ci est en Bolivie, comme dans le reste de la région, une pratique répandue, et ce, malgré les dispositions du Code pénal. Il est difficile de préciser le nombre d’avortements effectués dans le pays et leur nature du fait de l’illégalité de cette pratique. Des estimations, provenant d’enquêtes non gouvernementales, existent toutefois. Dans une étude de 1999, les fonctionnaires de la santé déclaraient qu’environ 50 % des lits en salles de gynécologie des hôpitaux étaient occupés par des patientes admises pour complications liées à l’avortement (Friedman et autres 1999).

Notre recherche a confirmé ce phénomène social. Chez les participantes aux ateliers que nous avons organisés, l’avortement était une expérience familière : la plupart d’entre elles connaissaient une voisine, une amie ou encore une belle-soeur qui avait avorté ou tenté de mettre un terme à sa grossesse; certaines ont raconté avoir elles-mêmes essayé d’interrompre leur grossesse dans le passé. Dans les services gynécologiques et obstétricaux étudiés, des femmes étaient hospitalisées, ou l’avaient été dans le passé, pour complications liées à la grossesse, menaces d’avortement ou hémorragies. Par ailleurs, les femmes rencontrées avaient souvent eu plus de grossesses que d’enfants nés et avaient donc avorté au moins une fois, mais souvent de façon non déterminée, c’est-à-dire intentionnellement ou non. Il est difficile de préciser le type d’avortement, car dans les rapports médicaux on emploie le terme « hémorragies » pour tout échec de grossesse, sans spécification. L’indice d’avortement provoqué en Bolivie est donc une information qui reste cachée dans les registres hospitaliers, ce qui ne permet pas de savoir s’ils ont été intentionnels ou non.

Pourquoi les Boliviennes avortent-elles?

Nous avons observé que les avortements provoqués étaient souvent le fruit de grossesses non planifiées et non désirées. En effet, si de nombreuses grossesses nous ont été décrites comme décidées et planifiées, dans la majorité des cas, les grossesses étaient notées dans les histoires cliniques et racontées par les femmes elles-mêmes comme totalement imprévues et non programmées. Toute grossesse non planifiée n’est pas nécessairement une grossesse non désirée et ne conduit pas toujours à un avortement. Cependant, nos observations et nos entretiens nous ont fait soupçonner des grossesses non désirées avec une hypothétique volonté de les interrompre. Certaines femmes dont la grossesse était menacée refusaient de prendre le traitement ou voulaient rentrer chez elles à tout prix, même si cela signifiait la perte du foetus. Au lieu d’être soignées, elles demandaient et signaient, contre avis médical, une autorisation de sortie. D’autres femmes ont déclaré avoir ingéré des substances reconnues comme ayant des principes actifs sur les grossesses ou ont été suspectées par le personnel médical de l’avoir fait.

Les grossesses non planifiées et non désirées que nous avons observées étaient notées dans les histoires cliniques ou justifiées par les femmes elles-mêmes comme le résultat d’un accident (oubli de pilule, par exemple), de négligence (rapport sexuel non protégé, notamment) et parfois de viol. Ces grossesses étaient également le fruit de demandes en matière de contraception non satisfaites. En effet, les femmes rencontrées auraient voulu avoir moins d’enfants qu’elles en avaient. Pourtant, peu d’entre elles avaient utilisé une quelconque méthode de contraception. Nos observations et nos discussions rejoignent ainsi les conclusions des enquêtes nationales officielles. Selon l’Enquête nationale de démographie et santé (ENDSA) de 2003, la plus récente enquête de l’Institut national de statistiques (INE) de Bolivie dont les résultats ont été rendus publics, le taux de fertilité observé était de 3,8 enfants par femme, alors que le taux de fertilité souhaité par les femmes interrogées a été estimé à 2,1 enfants par femme (INE 2003). La différence entre ces deux taux montre bien qu’il y a une demande pour planifier la famille qui reste insatisfaite.

En générale, les méthodes de contraception sont connues en Bolivie. La majorité des femmes rencontrées connaissaient ou avaient entendu parler de « contraception » ou de « planification familiale ». Mais peu en utilisaient au moment de l’enquête (sans compter les femmes enceintes ou parturientes). Selon l’ENDSA (2003), 94 % des femmes en union et en âge reproductif (de 15 à 49 ans) ont déclaré connaître une quelconque méthode, mais seules 58 % d’entre elles déclaraient en utiliser une. Connaître ne signifie pas nécessairement que les femmes aient une information précise sur la méthode. De plus, avoir l’information ne détermine pas son utilisation, même s’il s’agit là d’une condition nécessaire.

L’utilisation de contraceptifs n’est pas en Bolivie une garantie pour éviter une grossesse non désirée. Nous avons rencontré des patientes qui ont déclaré être enceintes parce qu’elles ignoraient le processus de reproduction et ne savaient pas qu’une grossesse était possible lors de l’allaitement. Les méthodes traditionnelles peuvent en effet se révéler inefficaces à cause du manque de contrôle et de connaissance du cycle reproductif de la femme. Pour utiliser la méthode par abstinence sexuelle périodique par exemple, qui est la méthode traditionnelle la plus fréquemment choisie en Bolivie, et pour ainsi éviter une grossesse non désirée, il est important de connaître et de respecter son cycle menstruel. Or, au niveau national, 50 % des femmes qui utilisaient cette méthode en 2003 le faisaient de façon inappropriée, car elles ne savaient pas identifier la période fertile (INE 2003).

L’efficacité des méthodes modernes peut être tout aussi relativisée à cause de l’insuffisance d’information, de structure d’encadrement et de suivi. La pilule, par exemple, s’obtient théoriquement sur prescription médicale. Or dans la pratique, les femmes l’obtiennent sans consultation ni ordonnance. Il n’existe donc aucune garantie de recevoir l’information sur la manière de bien utiliser cette méthode, ses effets secondaires ou ses contre-indications.

Enfin, malgré les politiques gouvernementales, l’orientation en matière de contraception n’est pas systématique dans les services de santé. Lors de notre étude, elle s’est révélée rare, voire inexistante, et le cas échéant, peu détaillée et incomplète. Les médecins n’exposaient pas les différentes méthodes existantes en Bolivie : ils ne respectaient donc pas le libre choix informé[3], nécessaire à l’optimisation des chances de planifier sa vie reproductive et sexuelle et d’éviter l’avortement.

La pratique contraceptive subit l’influence de la scolarité, du lieu de résidence et du statut socioéconomique. Selon l’ENDSA (2003), les femmes qui utilisent le moins les méthodes contraceptives et qui sont donc les moins susceptibles de planifier leur grossesse sont celles qui ont été les moins scolarisées, qui vivent en zone rurale et qui sont les plus pauvres (INE 2003). Cependant, l’avortement toucherait tous les milieux sociaux, culturels et tous les âges. Notre étude n’a pu conclure à de quelconques relations entre les caractéristiques sociales et culturelles des femmes observées et la probabilité d’avorter. De plus, nous avons essentiellement étudié les femmes de La Paz et d’El Alto qui étaient hospitalisées; or un grand nombre de femmes qui avortent ou tentent d’avorter ne se rendent pas aux centres médicaux, car la pratique est illégale et elles ont honte ou peur d’être jugées, voire dénoncées, par le personnel médical.

La domination masculine, prédominante en Bolivie, est également un facteur clé de compréhension du phénomène de l’avortement. À travers ses expressions les plus communes, c’est-à-dire la violence et l’irresponsabilité paternelle, elle peut être responsable de grossesses non planifiées et non désirées, ainsi que d’avortements naturels et provoqués. Nous avons observé que les hommes jouaient un rôle clé dans la pratique contraceptive, en décidant de l’utilisation ou non d’un moyen de contraception, voire en menaçant les femmes qui recourraient à des méthodes contraceptives modernes, symboles d’infidélité et d’émancipation sexuelle (Rozée 2009a). Nous avons ainsi montré que, lorsque les femmes sont aux prises avec la réticence des hommes quant à l’utilisation de moyens contraceptifs ou placées devant des relations sexuelles forcées, l’avortement devenait parfois pour elles une forme de contraception.

La place des hommes dans la pratique clandestine de l’avortement est rarement considérée et étudiée. Étant donné le consensus social selon lequel les femmes ont l’entière responsabilité de la reproduction et de l’expérience de l’avortement, on a occulté la participation des hommes comme coauteurs du processus reproductif (Figueroa et Sánchez 2000). Or, selon Ivonne Gebara, religieuse féministe brésilienne dont les déclarations sont souvent reprises par les féministes boliviennes, « une société qui met sous silence la responsabilité des hommes et culpabilise les femmes […] est une société excluant, sexiste et abortive » (Gebara 1999 : 8). En revanche, si les hommes jouent un rôle primordial dans les décisions reproductives, l’avortement n’en reste pas moins une responsabilité exclusivement féminine, une affaire de femmes dans laquelle les hommes ne s’engagent pas (Aliaga, Quiton Prado et Gisbert 2000).

Les causes de l’interruption volontaire de grossesse sont également liées aux stigmates et aux préjudices sociaux, culturels et religieux relatifs aux relations sexuelles hors union et hors désir de procréation : la sexualité féminine hors reproduction reste taboue et condamnée dans la société bolivienne. Quel que soit le milieu social et culturel d’une femme seule, sa grossesse est perçue comme un affront à la dignité de la famille. Les femmes avortent donc parfois contre leur volonté, sous la pression de la famille. À l’inverse, les femmes qui refusent la maternité et optent pour l’avortement sont tout autant marginalisées. Ce patron de stigmatisation sociale contribue à un taux élevé d’avortement en Bolivie. Susanna Rance (2002) en conclut que la double morale prédominante laisse les femmes seules avec leur grossesse et ses conséquences, et plus tard les condamne pour avoir avorté dans des conditions insalubres. Ainsi, cette pratique socialement rejetée reste une réalité occultée par la double morale qui la rend inacceptable en public, mais un recours nécessaire en privé.

Une pratique clandestine, insalubre et mortelle

Les méthodes les plus communes en Bolivie pour provoquer un avortement sont le port d’objets lourds, les activités physiques excessives, les coups dans le ventre, la chute intentionnelle et surtout l’ingestion de la pilule « Cytotec[4] » utilisée comme pilule abortive. Les Boliviennes, notamment celles d’origine indigène, connaissent et utilisent également des infusions d’herbes qui peuvent provoquer un avortement. Ces herbes sont disponibles chez les guérisseurs ou les guérisseuses ou en vente libre dans des boutiques connues pour vendre des herbes rituelles et curatives. Les femmes ont aussi recours aux lavages vaginaux et à l’introduction d’objets divers non stérilisés dans le vagin (Salinas 2000). L’avortement clandestin peut ainsi provoquer différents types de complications psychologiques (conduites dépressives, angoisses, sentiments de culpabilité) et physiques (perforation utérine, hémorragies, infections) qui peuvent entraîner l’infécondité et surtout la mort.

En Bolivie, l’avortement clandestin contribue au maintien d’un taux élevé de mortalité maternelle, estimé en 2003 à 229 morts maternelles pour 100 000 naissances vivantes (INE 2003). Malgré une baisse certaine, le taux de mortalité maternelle en Bolivie reste l’un des plus élevés en Amérique latine et dans les Caraïbes après Haïti[5]. Les hémorragies occupent le premier rang des causes de mortalité maternelle en Bolivie (INE 2003). Or, il existe un lien très étroit entre hémorragie et avortement : les hémorragies des premiers mois de grossesse sont en majorité provoquées par des avortements clandestins. Cette relation est cependant difficilement démontrable et politiquement dérangeante puisque si l’avortement a été reconnu comme un des principaux problèmes de santé publique, il demeure paradoxalement soumis à la loi du silence imposée par l’aide coopérative des États-Unis et les préceptes moraux de l’Église catholique.

Les débats et les controverses autour de l’avortement en Bolivie

L’avortement dans la politique bolivienne

La Bolivie joue un rôle de pionnière dans l’établissement de normes juridiques relatives à l’avortement. En effet, dès 1864, le Code pénal considérait l’avortement comme un homicide. Il était cependant permis uniquement en cas de viol ou quand la femme présentait des signes de violence ou d’idiotie (idiotez). En 1943, l’avortement est mis au rang des délits contre l’intégrité et la communauté. Il est aujourd’hui régi par le Code pénal et considéré comme un « délit contre la vie et l’intégrité corporelle ». L’article 266 autorise certains cas d’avortement, lorsque le produit de la grossesse est le fruit d’un viol ou d’enlèvement non suivi d’un mariage, d’inceste, et lorsque la poursuite de la grossesse constitue un danger pour la santé ou la vie de la mère. Les peines dépendent des circonstances de la pratique et du consentement ou non de la femme. Contrairement à ce qui se passait durant les années 70 et 80, la législation actuelle n’oblige plus à dénoncer ni à questionner les patientes sur l’origine de leur hémorragie. Seule la Caisse nationale de santé (CNS), caisse de sécurité sociale pour les fonctionnaires de l’État et leur famille, soustrait ses prestations aux patientes soupçonnées d’avoir provoqué elles-mêmes un avortement.

À partir des années 90, le thème de l’avortement est progressivement introduit et considéré dans les programmes gouvernementaux. On ne peut à cet égard occulter le rôle primordial de la société civile organisée, celui des organisations féminines et féministes en particulier, ainsi que le travail officieux de médecins et de membres du personnel du réseau de la santé. Par la continuité et la persévérance de ces acteurs et actrices sociaux et médicaux à dénoncer l’ampleur et les conséquences de l’avortement, le thème est peu à peu introduit dans les débats et les programmes politiques.

L’influence du contexte international des années 90 est également indéniable. La Déclaration andine pour une maternité sans risque (1993) demande aux ministères de la Santé des pays andins de rendre propices ou de mettre au point des normes techniques hospitalières qui prendraient en charge l’avortement incomplet et ses complications et mettraient en place un service de conseils et d’offre en matière de contraception postavortement. Elle recommande aux parlementaires de revoir leur législation sur l’avortement et d’étudier la possibilité de dépénaliser cet acte.

Au niveau mondial, les conférences du Caire et de Beijing restent les plus grands moteurs de changement en Bolivie. Le travail politique et social qui les précède offre à la Bolivie une très bonne représentation à ces conférences, avec des propositions progressistes : le gouvernement bolivien y reconnaît notamment l’avortement comme un problème de santé publique et déclare être conscient que ce problème doit être réglé en faisant face aux causes socioéconomiques qui le provoquent et en aidant les couples, et en particulier les femmes, à éviter l’avortement par l’information et les services de planification familiale; que les femmes qui ont recours à l’avortement doivent être traitées de façon humaine et disposer de toute l’information nécessaire pour ne plus recourir à cette pratique.

Les programmes d’action du Caire et de Beijing invitent les gouvernements signataires à traiter les conséquences des avortements pratiqués dans de mauvaises conditions en tant que problème majeur de santé publique et à réduire le recours à l’avortement en étendant et en améliorant les services de planification familiale. Conformément à ses engagements internationaux, le gouvernement bolivien désigne en 1996 la mortalité maternelle liée à l’avortement comme une priorité du système national de santé, et le ministère de la Santé déclare publiquement l’urgence de débattre sur la législation de l’avortement. Les hémorragies et les complications liées à un avortement incomplet sont ainsi peu à peu introduites dans les programmes de santé. Aujourd’hui, elles sont soignées dans les centres et hôpitaux publics et sont prises en charge par la sécurité sociale universelle materno-infantile (SUMI), dernier système de sécurité sociale relatif à la santé reproductive et maternelle mis en place en 2003, qui englobe les soins chez les femmes enceintes jusqu’à six mois après leur accouchement et les enfants jusqu’à l’âge de 5 ans.

Si l’introduction et la considération du thème de l’avortement ont été et sont encore si difficiles en Bolivie, c’est notamment en raison des pressions financières et idéologiques. En effet, par manque de ressources propres, la politique bolivienne, celle en matière de santé notamment, est fortement dépendante de la coopération internationale. Elle est ainsi soumise à des pressions extérieures et à des crédits conditionnés. La dépendance économique et financière se double d’une dépendance idéologique très forte, exercée entre autre par les États-Unis et l’Église catholique.

Tout au long de notre étude, nous avons observé que l’Agence des États-Unis pour le développement international (United States Agency for International Development (USAID)) détenait le quasi-monopole de l’aide coopérative du pays, tant gouvernementale que non gouvernementale, concernant notamment les mesures et les actions liées à la santé reproductive et sexuelle. Au début des années 90, le financement de l’USAID a permis de mettre en place le premier programme de santé reproductive et sexuelle. Cependant, en tant qu’agence des États-Unis, l’USAID suivait et appliquait la Gag rule aussi appelée « loi Mordaza » ou « Règle d’obstruction globale »[6]. Cette loi interdisait, entre autres, à toutes les institutions financées ou créditées par le gouvernement nord-américain de travailler sur le thème de l’avortement. Notre étude a confirmé que cette mesure avait un fort impact en Bolivie essentiellement parmi la majorité des organisations non gouvernementales (ONG) et autres entités internationales telles que celles des Nations Unies appartenant directement au circuit de l’USAID, car elles devaient renoncer à toute activité directement liée à la problématique de l’avortement (Rozée 2007)[7].

L’influence financière et surtout idéologique était également exercée par l’Église catholique, un des acteurs politiques et sociaux clés du pays[8]. En effet, celle-ci agit en tant qu’agent moral au sein de la société bolivienne et finance des associations civiles, certains partis politiques et de nombreuses campagnes électorales. Or l’avortement est la « mère des batailles » de l’Église catholique, dont la doctrine condamne toute interruption provoquée de la vie du foetus, car elle considère que la vie commence dès l’union de l’ovule et du spermatozoïde. La politique du Vatican prône une sexualité procréatrice des femmes et défend le droit à la vie, rejetant ainsi l’avortement en toute circonstance.

Grâce à la mobilisation croissante d’acteurs et d’actrices sociaux et médicaux de même qu’aux engagements internationaux, l’État bolivien assume de nouvelles responsabilités, en particulier celle de promouvoir des politiques et des programmes sociaux de santé qui doivent aider les couples, spécialement les femmes, à éviter l’avortement. L’expression politique et légale de l’avortement repose ainsi sur la formulation de mesures spécialisées qui incluent le traitement des hémorragies du premier trimestre de grossesse et sur la reconnaissance de l’avortement comme un problème majeur de santé publique. Toutefois, ces progrès normatifs ne se sont pas réellement traduits dans la réalité sociale du pays. L’avortement provoqué reste un problème irrésolu dans le pays et continue d’être un problème de santé publique, notamment parce que les dispositions du Code pénal autorisant l’avortement dans certaines circonstances ne sont pas appliquées.

La non-application de l’article 266 du Code pénal

La réglementation de l’article 266 du Code pénal est peu claire et les dispositions légales qui permettent d’avorter ne sont généralement pas respectées par le milieu juridique ou médical. Lorsqu’une femme obtient l’autorisation d’avorter, à la suite d’un viol par exemple, le processus bureaucratique oblige finalement la victime à assumer la grossesse. Il existe trois exemples probants à cet égard, soit les cas de viol sur mineures par le père et le beau-père, qui se sont produits à Sucre, Santa Cruz et Cochabamba. Dans un des cas seulement, l’avortement a été réalisé. La Bolivie n’a donc connu qu’un seul cas d’avortement légal et les demandes d’avortement ont toujours généré un ample débat public auquel participent le Collège médical, l’Église et les autorités de l’État.

Dans le cas de la mineure de Cochabamba, enceinte après avoir été violée par son beau-père, le juge a donné un ordre autorisant l’avortement et demandé un rapport médical. Ce dernier a établi que, si la jeune fille se faisait avorter, elle pourrait souffrir de dommages mentaux et physiques, et a souligné que l’avortement induit la mort d’un être humain. Le Collège médical a menacé de se mettre en grève si le juge pénalisait les médecins pour ne pas accomplir l’ordre. L’Église catholique s’est opposée à l’avortement et s’est montrée disposée à conduire cette affaire devant le tribunal constitutionnel. Finalement, le juge a décidé de suspendre l’ordre pendant 30 jours. La famille a obtenu plus tard un autre ordre judiciaire qui lui permettait de chercher un autre praticien pour réaliser l’avortement. Cependant, le panel de médecins a informé le juge que la mineure de 16 ans ne souffrait pas d’anémie ni de dénutrition, et qu’elle était sexuellement active six mois avant la grossesse. Pendant ce temps, les groupes féministes de Bolivie ont annoncé que la mineure avait secrètement avorté à La Paz. Mgr Jesus Juarez, alors secrétaire de la Conférence épiscopale de Bolivie, a informé la population qu’il entamait une poursuite judiciaire contre le juge qui avait autorisé l’avortement, considérant que celui-ci avait violé les lois qui pénalisent l’avortement et qu’il avait agi au-delà de la morale et de ses compétences. Le docteur Geredo Rios, ex-président du Collège médical de Bolivie, a déclaré que le médecin qui avait pratiqué l’avortement avait agi sans considération du bien-être de la mineure et qu’il devait justifier qu’il n’avait pas agi dans un but lucratif.

Comme le montre cet exemple, les dispositions pénales ne sont pas respectées pour des raisons éthiques et religieuses, et la loi cède à la pression de la hiérarchie ecclésiastique et de groupes conservateurs de la société. Il règne une résistance des autorités judiciaires à donner l’autorisation pour qu’un médecin réalise l’avortement, et une résistance des médecins ou des responsables médicaux des services de santé publique à exécuter les dispositions judiciaires. Le thème de l’avortement transcende le strictement juridique et atteint des sensibilités morales, des valeurs éthiques et des normes de conduite. Il existe pourtant une disposition pénale qui établit que les juges doivent être impartiaux et interdépendants dans leurs décisions et se soumettre uniquement aux lois et aux traités internationaux en vigueur.

De même, la loi n’oblige nullement un médecin qui a reçu un ordre judiciaire à ce sujet de pratiquer un avortement si cela va à l’encontre de ses valeurs éthiques. À ce propos, un docteur bolivien nous a expliqué lors d’un entretien qu’il ne fallait pas, selon le code déontologique de la médecine, mêler, en tant que professionnel, ses propres valeurs avec la pratique médicale. Pour le docteur Carlos Mendieta, il n’est pas question de ce que dit l’Église mais de ce qu’énonce la loi (Rance et Olivares 1995). Les dispositions de l’article 266 du Code pénal engendrent ainsi de nombreuses mobilisations féminines et féministes, qui demandent une réglementation plus claire et plus efficace de cet article, voire une dépénalisation de l’avortement.

Les débats autour de la dépénalisation

En signant la Déclaration andine pour une maternité sans risque et les programmes d’action du Caire et de Beijing, l’État bolivien s’est engagé à réviser les lois qui pénalisent l’avortement. Les positions des parlementaires à ce sujet ne sont jamais claires et définitives : elles varient selon les crédits obtenus pour financer leur parti politique et les campagnes électorales, et dépendent des votes à obtenir au moment des élections. Dans le domaine du droit, le débat sur l’avortement reste également controversé, comme le montre le cas d’avortement légal demandé par la famille de la jeune fille de Cochabamba : les juges de cette affaire ont successivement publié des avis contraires quant à l’éventuelle intervention médicale interrompant la grossesse de la mineure violée.

Devant la réalité sociale et politique de l’avortement, devant une position versatile et peu prononcée des successifs gouvernements boliviens, de nombreuses organisations féminines et féministes, regroupées sous la Campagne du 28 septembre[9], ont choisi de revendiquer et de mener annuellement une campagne pour la dépénalisation de l’avortement. Dès 1996, sept ONG de La Paz intègrent ce réseau. Elles luttent pour l’accomplissement des programmes d’action du Caire et de Beijing, revendiquent la réglementation de l’avortement permis par la loi et protestent contre les cas de demandes légales et légitimes d’avortement non abouties. Elles soumettent régulièrement au gouvernement des propositions de lois qui sont restées sans réponse jusqu’à aujourd’hui.

Au niveau social, le thème de la dépénalisation de l’avortement est également controversé et divise la population, comme le montre la seule enquête d’opinion sur l’avortement réalisée en 1997 par l’entreprise Diagnosis et Marketing SRL auprès de 1 836 personnes dans les 14 villes capitales et intermédiaires du pays : 63 % des personnes interrogées ont déclaré que la dépénalisation éviterait la mort de nombreuses femmes et 55 % que le nombre d’enfants non désirés ou maltraités diminuerait. L’avortement devrait être légal quand la vie de la femme est menacée et quand elle a le syndrome d’immunodéficience acquise (SIDA) pour 68 % de la population interrogée, s’il s’agit d’un cas d’inceste pour 56 %, quand c’est le fruit d’un viol pour 53 % et quand il y a une malformation du foetus pour 45 %. Enfin, 63 % disaient être d’accord pour que les avortements permis par la loi se réalisent de façon légale dans les cliniques privées et dans les centres de santé publique (Olivares 1998). Les participantes aux ateliers condamnaient l’avortement et étaient contre une éventuelle dépénalisation, car cela le convertirait, selon elles, en une pratique commune qui serait utilisée comme un moyen de contraception.

Si l’opinion publique sur l’avortement reste divisée, la majorité des personnalités sociales, politiques et médicales que nous avons rencontrées a déclaré que, si l’avortement était régulé ou légal, cela éviterait les complications d’avortements provoqués et diminuerait le nombre de mortalités maternelles afférentes. Pour certaines d’entre elles, la législation concernant l’avortement cherche seulement à ce que les femmes aient le droit de décider quand les circonstances ne leur laissent pas trop le choix et la possibilité d’interrompre leur grossesse dans certaines conditions élémentaires de sécurité. Dans un article de la Crónica Azul, revue bolivienne spécialisée sur la santé reproductive et sexuelle, Gloria Coreaga Pérez parle de l’avortement comme détonateur de réflexions en suspens et se demande quels sont les éléments que l’on cherche à cacher dans le débat contre la dépénalisation de l’avortement : veut-on réellement défendre la vie ou essaie-t-on de limiter l’exercice des droits des femmes et de faciliter l’enrichissement illégal au détriment de la santé et de la vie des femmes (Coreaga Pérez 2003)[10]?

Le droit à la vie ou les droits des femmes?

L’argument du « droit à la vie » est relativement récent au sein de l’enseignement catholique. B. Teresa Flores, de l’Université catholique bolivienne, écrit que l’avortement comme crime échappe à une analyse logique, scientifique voire théologique (Flores 2000). L’Église catholique a changé sa position sur le thème tout au long de son histoire, et ce n’est qu’à partir de 1869 qu’elle parle d’excommunication. La proposition des Catholiques pour le droit de décider[11] est de faire connaître le droit de décider des femmes comme agentes morales capables et le droit d’appréhender les enseignements de l’Église comme une option éthique. L’Église catholique et surtout les mouvements et associations pro-vie estiment que cette organisation de femmes est un groupe destiné à créer la confusion par rapport à la doctrine de l’Église catholique[12]. Le concept du droit à la vie est d’autant plus critiqué qu’il existe différentes interprétations, y compris scientifiques, quant au statut de l’embryon, à savoir si ce dernier doit être considéré ou non comme un être humain (Flores 1999). Elizabeth Salguero, sociologue bolivienne féministe, écrit à ce propos que les lois qui interdisent quelque chose où il n’y a pas de consensus sont impossibles à appliquer (Salguero 2002).

Nous avons observé lors de notre recherche que la religion catholique n’était pas si déterminante dans la réalité sociale bolivienne, qu’il s’agissait principalement d’une légitimité dans le discours officiel, et que son rôle politique dépassait son poids dans la société. D’après l’enquête d’opinion sur l’avortement réalisée en 1997, seules 43 % des personnes interrogées savaient que l’avortement était interdit sans exception par l’Église catholique; 40 % des femmes et 44 % des hommes consultés rejetaient la position de l’Église catholique sur l’avortement (Olivares 1998).

Selon Ivonne Gebara, « c’est une position traditionnelle du Vatican. La position de quiconque qui n’a aucun dialogue avec le monde contemporain et encore moins avec les pauvres » (Gebara dont les propos sont repris dans Rance et Olivares 1995 : 32). L’avortement clandestin et insalubre est en effet un problème de justice sociale. Les femmes ayant de meilleurs revenus et qui souhaitent avorter ont l’argent et les contacts nécessaires pour que la pratique se fasse dans les conditions les moins dangereuses possible. En revanche, les femmes de niveau social plus modeste se tournent vers des méthodes dangereuses. Pour les premières, avorter sera un problème de conscience, d’équilibre entre « l’âme et le corps » ou la peur de la réaction sociale, alors que, pour les secondes, ce sera un risque pour leur vie.

Au niveau médical, l’ensemble des médecins boliviens que nous avons rencontré a montré une position ambiguë et ambivalente quant à l’avortement : ces médecins défendaient en effet le droit à la vie de tout futur être, mais reconnaissaient également le droit des femmes de décider au sujet de leur propre corps. Au-delà de tout critère éthique, la plupart de ces médecins nous ont expliqué qu’il valait mieux « prévenir que guérir » pour des raisons de santé publique mais aussi en fonction d’impératifs budgétaires. Des montants élevés sont dépensés pour la prise en charge des complications liées à l’avortement : en 1999, 60 % du total des coûts obstétriques et gynécologiques dans les hôpitaux publics auraient été consacrés à de tels soins (Friedman et autres 1999).

Pour les organisations féminines et féministes, l’avortement est considéré comme un droit de la personne fondamental. La pénalisation de l’avortement constitue, selon elles, une des dispositions les plus discriminatoires envers les femmes, car elle repose sur le paradigme général que les femmes ont la possibilité d’avoir des enfants mais non celle de décider au sujet de leur corps (Guillaume et Lerner 2007 : 1) :

Elle ne porte pas seulement atteinte aux droits reproductifs des femmes, mais aussi à leurs droits à la santé, à la liberté, à la sécurité et potentiellement à leurs droits à la vie. C’est une discrimination de genre puisque seules les femmes sont légalement pénalisées, jamais les hommes, auteurs de ces grossesses, et elles seules en subissent les conséquences sanitaires et sociales.

La clé du problème réside dans la définition des droits des femmes, à savoir si, parmi ces droits, figure celui de décider d’avoir ou non un ou une enfant ou si cette décision doit être prise par l’autorité publique.

Selon les Catholiques pour le droit de décider, « aucun droit n’est plus basique que le droit à la vie, mais rien n’est plus dévastateur que la vie sans liberté […] Le viol est une négation profonde de la liberté, et obliger une femme à garder l’enfant du violeur est une insulte à son humanité » (Católicas por el Derecho a Decidir Bolivia 2002 : 15). Les lois qui pénalisent l’avortement seraient alors des complices silencieux mais effectifs du fait que de nombreuses femmes victimes de violence sexuelle perdent la vie en tentant de récupérer leur liberté. En libéralisant l’avortement, le gouvernement pourrait sauver la vie de milliers de femmes chaque année.

Comme le rappellent Guillaume et Lerner (2007 : 4), « des cas de refus d’avortement suite à un viol sont décrits dans la littérature, mais les conséquences psychologiques et sociales pour ces enfants non désirés sont peu étudiées ». Pour sa part, Flores (2000) considère à ce propos qu’il est fondamental que les enfants soient aimés et désirés depuis le ventre : en avortant, la femme assume une attitude de responsabilité morale absolue, et mettre au monde l’enfant qu’elle ne désire pas ou lorsque les conditions d’éducation seront insuffisantes est immoral. Selon une intervenante à la journée d’étude sur les femmes, organisée par l’organisation Family Health International à La Paz en 1998, l’enfant de la rue est un avortement qui ne s’est pas fait à temps (Family Health International 1998). Le droit à la vie se voit ainsi confronté au droit des femmes à une maternité volontaire et à une autodétermination de leur propre vie, mais aussi au droit de chaque enfant d’être objet de désir et d’amour.

Conclusion

L’avortement est désormais de plus en plus considéré en Bolivie, tant à l’échelle de la société civile que sur le plan politique. Cependant, le thème est encore aujourd’hui au coeur des débats et des préoccupations nationales. Malgré les avancées discursives et normatives, il règne un certain tabou autour de la pratique. Le mot est d’ailleurs souvent occulté, tourné en métaphore ou paraphrase, telles les « hémorragies de première moitié de grossesse », que l’on trouve dans les textes officiels, ou la « Campagne du 28 septembre », expression employée par les ONG.

Par ailleurs, il n’existe pas en Bolivie, comme dans l’ensemble de la région, de production bibliographique complète sur le sujet. Guillaume et Lerner précisent que l’illégalité freine la production des connaissances scientifiques ainsi que l’obtention de données fiables et représentatives, qui permettraient pourtant de « définir les politiques de santé, réviser et modifier les lois, et sensibiliser les différents acteurs sociaux aux conséquences sanitaires et sociales négatives d’un cadre juridique qui pénalise l’avortement » (Guillaume et Lerner 2007 : 5). Connaître les causes, les proportions et les conséquences réelles des avortements clandestins permettrait de mieux circonscrire le phénomène comme problème de santé publique au-delà de tous critères éthiques et religieux. La prévention et la diminution de l’avortement impliquent le développement de trois contextes favorables : 1) la levée du tabou sur la sexualité et la reproduction au niveau social; 2) la mobilisation politique sur la prévention et le traitement des grossesses non désirées; et 3) la qualité de la prise en charge médicale relativement aux complications liées à l’avortement.

Depuis l’élection du président Evo Morales Ayma en décembre 2005, la politique bolivienne semble offrir un nouveau contexte pour l’exercice des droits reproductifs et sexuels, pour l’avortement notamment. Le SUMI, par exemple a étendu ses services de planification familiale à toutes les femmes et adolescentes, indépendamment de leur statut matrimonial et de leur situation reproductive, ce qui peut leur permettre de mieux planifier leur vie reproductive et d’éviter ainsi de recourir à l’avortement. Parallèlement, la politique bolivienne évolue dans un nouveau contexte coopératif et politique depuis l’élection de Barack Obama. La nouvelle politique des États-Unis permet à la société civile de reprendre ses activités relatives à la prévention des grossesses non désirées et à l’avortement, et d’ouvrir de nouveau le débat sur une éventuelle dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse.

D’autre part, en janvier 2009, a été approuvée par référendum la nouvelle constitution politique de l’État. Celle-ci reconnaît de façon explicite les droits reproductifs et les droits sexuels des hommes et des femmes[13] et prône la séparation de l’État bolivien et de l’Église catholique, ce qui a généré une campagne virulente du « non » à la Constitution appuyée par les églises catholiques et évangéliques : elles ont manifesté contre une constitution athée en revendiquant « Dites oui à Dieu et non à la Constitution ». Selon elles, cette séparation ouvre la porte à la légalisation de l’avortement (Rozée 2009b).

Ces changements donneront-ils lieu en effet à une nouvelle législation relative à l’avortement, voire à une dépénalisation de la pratique en Bolivie? Le contexte semble favorable, mais il reste tout de même incertain étant donné le manque de consensus politique, social et médical à ce sujet, et l’opposition puissante de la droite conservatrice bolivienne qui se montre clairement opposée à toute libération de l’avortement dans le pays.