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Une oeuvre, un must ! Lors de sa parution en 1991, L’urbanisme des réseaux. Théories et méthodes, de Gabriel Dupuy, avait fait grand bruit. L’ouvrage présentait un réquisitoire contre l’urbanisme contemporain trop exclusivement préoccupé par l’espace aréolaire, le plan et le zonage, au détriment de l’espace réticulaire, soit les nouvelles formes de territorialité liées à la généralisation des réseaux techniques, à la banalisation de l’accès aux nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC). Cette incapacité à penser et à analyser les réseaux expliquait la crise de l’urbanisme, son absence de maîtrise de la dynamique urbaine contemporaine qui bouleversait l’espace-temps et faisait éclater les centralités. Mais si le fossé s’était progressivement creusé entre responsables des réseaux et acteurs de l’urbanisme, les réseaux s’implantant initialement dans les morphologies existantes, il n’en avait pas toujours été ainsi, comme l’auteur le faisait ressortir par un retour sur certains textes fondateurs de la doctrine urbanistique ayant accordé une place centrale aux réseaux : par exemple les travaux de Cerda, Soria y Mata et Wright, qui s’étaient interrogés quant aux effets sur le tissu urbain des nouveaux moyens de locomotion et de communication. L’ouvrage s’attaquait ensuite à la redéfinition d’un nouvel urbanisme en mettant de l’avant divers outils et méthodes centrés sur les caractéristiques topologiques, cinétiques et adaptatives des réseaux, sur une typologie des niveaux d’opérateurs de réseaux organisant l’espace urbain.

Alors que L’urbanisme des réseaux, en plus de son impact dans le monde francophone, avait donné lieu à une version espagnole, les deux éditeurs hollandais ont voulu faire connaître les travaux de Gabriel Dupuy au monde anglophone. Aussi Urban Networks – Network Urbanism est plus que la simple traduction et adaptation de L’urbanisme des réseaux, qui n’était en fait l’objet que de la première des cinq parties de ce récent ouvrage. Y sont regroupés une série de textes et de livres que Gabriel Dupuy a produits sur près d’une trentaine d’années ; seul le dernier chapitre (19) a été rédigé spécifiquement pour cet ouvrage. Ainsi, la partie II du recueil montre l’émergence de la territorialité des réseaux à travers le développement de différentes infrastructures et les adaptations consécutives du système urbain. Les parties III et IV, toutes constituées de textes postérieurs à 1995, portent sur deux types de réseaux qui ont connu une croissance phénoménale, l’automobile et les NTIC. Le titre de la troisième partie, « La dépendance automobile », situe bien l’importance du phénomène qui, par ses effets de club, de parc et de réseau, joue un rôle d’adaptateur territorial universel et excède les capacités de contrôle des planificateurs et urbanistes. Est-il possible de réduire cette dépendance ? L’auteur pense plutôt qu’elle va s’accentuer et qu’un pacte social collectif devrait être conclu autour de la forme de territorialité engendrée. Dans ces deux parties, différents contextes sont examinés et contrastés pour tenter de cerner les variables à l’oeuvre, l’effet des politiques publiques et, plus particulièrement, la fracture numérique qui résulte du déploiement des réseaux de NTIC. Par exemple, comment les politiques française et anglaise d’assistance à la pauvreté peuvent favoriser une dépendance à l’égard de la localisation ou, au contraire, de l’automobile ; comment l’Islande, par une approche très interventionniste et une gouvernance concertée des opérateurs publics et privés, est devenue une métropole, un hub de l’Internet, alors que le territoire des îles Saint-Pierre et Miquelon n’arrive pas à transcender le handicap de sa faible masse critique par l’établissement de liens avec ses voisins nord-américains immédiats, parce qu’il est tributaire de la relation géopolitique entre l’Europe et l’Amérique du Nord. Enfin, la partie V est consacrée à un retour sur la planification urbaine et l’urbanisme : si les planificateurs veulent le meilleur intérêt de la collectivité, il urge qu’ils revoient les hypothèses qui sous-tendent leurs interventions. Les réseaux ne peuvent plus être appréhendés comme se développant exclusivement dans des espaces urbains continus pouvant être gérés localement : ils produisent leurs propres territoires. Le paradigme de la courbe en S pour expliquer et régir le développement des réseaux doit être remis en question : sont requis de nouveaux modèles simples, mais pertinents. « La ville en réseau ne ressemble plus en rien aux villes du passé » (p. 247).

Les éditeurs Van Schaik et Klaasen ont utilisé le terme d’oeuvre pour introduire l’ouvrage : le terme a toute sa pertinence. Les textes colligés montrent la cohérence et la complémentarité des travaux de Gabriel Dupuy, tout au long de sa carrière, afin de comprendre le déploiement des réseaux et construire un urbanisme des réseaux. Ils permettent de saisir l’originalité de sa contribution. Pourquoi un must ? Malheureusement, le diagnostic posé en 1991 sur le mutisme de l’urbanisme par rapport aux réseaux reste toujours d’actualité au Québec. Le développement des différents réseaux y est essentiellement abordé sous l’angle fonctionnel, avec un recours à un urbanisme de projets subordonné à la participation publique pour négocier leur arrimage au territoire. Si cet urbanisme est nécessaire, il ne suffit pas : une réflexion prospective sur la territorialité des réseaux s’impose. Il faut espérer que la diffusion de l’ouvrage de Dupuy contribuera à l’émergence de ce paradigme chez les planificateurs québécois.