Corps de l’article

Le sport a généralement une connotation positive dans l’opinion publique, qui souligne ses valeurs éducatives, son importance pour la santé ainsi que son rôle de socialisation, et les historiens nous rappellent que peu d’époques ont été aussi peu violentes que la nôtre (Chesnais, 1981). Mais les multiples actes de violence perpétrés autour des stades ou par les sportifs contredisent largement ces points de vue. Cette contradiction résulte souvent d’un problème d’appréhension, car la violence est un phénomène éclaté dont les définitions se chevauchent fréquemment. Le mot vient du radical vis signifiant « force vitale » et amène, au sens large, la confusion entre violence et affrontement alors qu’au sens étroit, la violence se limite au recours à la force physique en vue de porter atteinte à l’intégrité des biens ou des personnes.

De même, en devenant un élément majeur de la société, le sport ne se prête pas à une définition simple. Étant à la fois une organisation institutionnelle codifiée, un mode de loisirs, un enjeu économique et l’un des éléments des stratégies politiques, il apparaît comme un concept protéiforme analysé par des chercheurs de nombreuses disciplines (Augustin, 2007). Le mot provient du verbe desporter qui, dans l’ancien français, signifie s’ébattre, et c’est en Angleterre qu’il se transforme en disport, puis en sport et que l’idée de pari et de compétition en change le sens. Dans le langage courant, le mot est utilisé aujourd’hui pour évoquer tout exercice physique visant l’apprentissage, le perfectionnement et la pratique d’activités multiples, alors qu’une définition plus stricte considère qu’il doit rassembler quatre composantes : d’abord un ensemble de situations motrices, puis un système de règles, ensuite un enjeu lié à la compétition et, enfin, un caractère institutionnel.

Les rapports du sport avec la violence prise dans son sens étymologique peuvent paraître naturels. Si le terme « violence », de par sa racine latine, évoque puissance et utilisation du corps pour exercer sa force, on mesure sa proximité avec le sport, alors que si l’on s’en tient à une définition juridique, seuls les actes délinquants sont à prendre en compte. On comprend mieux les analyses plurielles concernant le couple sports et violences : pour certains, le sport s’inscrit clairement dans un processus historique de domination symbolique et rituelle de la violence et de régulation de l’agressivité (Elias et Dunning, 1994), alors que pour d’autres, la violence est au coeur des activités sportives (Brohm, 1977) et l’un des principaux maux dont elles souffrent.

Mais les violences liées aux sports se situent dans des territoires et la géographie, en précisant leurs localisations, leurs dimensions et leurs propriétés, permet l’étude des rapports des sociétés à leurs espaces. Cet article est à la fois un état des lieux prenant en compte diverses recherches en cours et une invitation à poursuivre les réflexions territoriales concernant le couple violences et sports ; il vise à montrer comment les violences accompagnant les pratiques sportives se perpétuent dans des lieux spécifiques, que ce soit autour des stades, dans les stades ou dans les espaces de nature accaparés par des groupes de pratiquants. Après la présentation des interprétations historiques du phénomène considérant le sport de compétition soit comme un élément des codifications de la violence, soit comme une guerre en miniature, cet article propose une analyse des violences contemporaines autour des stades de football et, enfin, une réflexion sur les affrontements territoriaux des sportifs.

Les interprétations historiques des rapports sports et violences

La violence dans les jeux et les activités physiques de l’Antiquité grecque apparaît, selon les historiens, sans comparaison possible avec celle de l’époque contemporaine. Ainsi, on peut rappeler que les violences corporelles (doigts brisés par exemple) étaient tolérées et que les jeux s’accompagnaient parfois de meurtres (Elias, 1979). Cette violence s’est accentuée à l’époque romaine, notamment dans les combats de gladiateurs, et s’est perpétuée durant le Moyen Âge, où sous maintes formes et dans nombre d’exercices, on retrouve l’image du duel et de la guerre (Jusserand, 1986). Parmi ces activités, l’une des mieux connues est la soule dont la violence a justifié la multiplication des interdictions. En France, on établit le début de cette pratique vers le XIe siècle et divers textes relatent son maintien jusqu’au XIXe siècle ; des jeux semblables sont mentionnés dans des documents médiévaux de nombreux pays et, si les manières de jouer sont assez différentes, la brutalité, l’absence de contraintes et la violence les rapprochent largement.

Elias, le sport et la codification de la violence

Norbert Elias souligne la lente transformation des jeux physiques du Moyen Âge à l’époque contemporaine et montre que les origines des sports d’affrontement comme le football, le rugby et le hockey remontent directement à un ensemble de jeux populaires médiévaux et de l’Ancien Régime ; il note qu’on y jouait dans les rues des villes et à la campagne en obéissant à des règles orales et qu’il n’y avait pas d’agents externes de contrôle. Il analyse minutieusement les tentatives visant à interdire les formes les plus violentes de compétition par l’élaboration de règles qui réduisent l’affrontement, en limitent la durée et en précisent les conditions techniques. Ainsi s’affirme un processus d’euphémisation de la violence qui transforme les jeux physiques en activités mimétiques où la vie des joueurs n’est généralement plus en danger, processus qui révèle un changement de sensibilité des pratiquants et des spectateurs, qui ne supportent plus la vue de la mise à mort ou du sang versé.

Cette approche de la transformation des jeux en sports s’inscrit dans les travaux d’Elias concernant la civilisation des moeurs (Elias, 1973) et qui analysent de manière plus générale la pacification de la vie sociale. Celle-ci s’opère avec la formation des États-nations modernes où l’usage de la violence se trouve monopolisé par l’armée et la police et où les désaccords de la société civile doivent se régler sans brutalité. Elias s’attache à rappeler les conditions sociopolitiques que connaît l’Angleterre dès le XVIIIe siècle et la forme parlementaire qui s’y installe permettant une alternance de pouvoir entre deux partis opposés sans recours à la violence ; il explique que l’organisation des sports à cette époque est indissociable de ce contexte. D’où la thèse de la rupture entre les sports modernes et les jeux de compétition du passé puisque la société elle-même est présentée comme inscrite dans une autre forme de relation que les sociétés anciennes. S’opposant aux discours de célébration sur l’olympisme qui cherchent à montrer la continuité des jeux modernes par rapport aux jeux antiques, Elias note que la cité-État grecque est plus proche des sociétés archaïques que des sociétés industrielles complexes : la violence n’y est pas monopolisée par un pouvoir central disposant d’une justice et d’une police, les citoyens circulent en armes et les jeux tolèrent des actes que les sports modernes écartent de leurs règles.

Au total, le sport moderne serait un élément essentiel de l’histoire des codifications de la violence sur la longue durée. Il remplit une double fonction permettant d’une part, la libération des pulsions et des tensions dans des lieux scénographiques (stades, gymnases et autres terrains de jeux) et, d’autre part, la régulation des pratiques par des codes et des règles. Ces analyses peuvent paraître paradoxales lorsqu’on évoque l’évolution actuelle du football avec la multiplication des débordements agressifs attribuables notamment aux supporteurs des équipes. Proche collaborateur d’Elias, Dunning analyse le phénomène du hooliganisme en distinguant la pratique du sport lui-même et les formes de projection par identification sur les équipes qui réinjectent les oppositions sociales ou nationales mises entre parenthèses au niveau du jeu (Elias et Dunning, 1994) ; l’auteur note que jouer ou assister à un sport quelconque est devenu l’un des principaux moyens de se constituer une identité dans la société moderne et de donner un sens à sa propre vie, pour beaucoup de gens. Il considère que le sport devient de plus en plus la religion séculière de notre époque de plus en plus séculière.

Les analyses marxistes et la critique de la violence liée au capitalisme sportif

L’interprétation proposée par Elias et Dunning se fonde davantage sur la structure des relations sociales et la formation des espaces politiques et nationaux que sur l’armature économique et industrielle que privilégient les marxistes. Les travaux d’inspiration marxiste concernant le sport se sont organisés en plusieurs écoles qui peuvent se résumer en deux tendances. La première montre que le sport se définit par son essence bourgeoise ; elle insiste sur le rôle des paris en argent effectués lors des courses et des matches dès le XVIIIe siècle en Angleterre et sur les relations qui lient maîtres et serviteurs dans les sports patronnés où les domestiques courent et boxent sous les couleurs de leurs maîtres ; cette tendance démontre les rapports de domination entre propriétaires de clubs et joueurs, entre hommes et femmes et entre coloniaux et colonisés. Les tenants de cette approche modifient leurs perspectives dans les années 1950 lorsque l’Union soviétique rejoint les compétitions olympiques, et limitent leurs critiques du sport bourgeois.

La seconde tendance, la plus radicale, considère que le sport est une guerre en miniature qui doit être gagnée par tous les moyens et que la violence n’est pas seulement visible chez les supporteurs de football, mais inscrite dans la logique de l’affrontement. Les tenants de cette approche, dont le thème principal reste celui du sport capitaliste, occupent en France une place non négligeable en raison des travaux d’un groupe de militants chercheurs réunis autour de Brohm (1977). Ces chercheurs estiment que le sport est un appareil idéologique d’État fonctionnant dans tous les systèmes politiques, qu’ils soient libéraux ou démocratiques, développés ou sous-développés, même si l’association structurelle entre l’appareil d’État et les appareils sportifs prend des formes variées. Ce sport capitaliste est porteur de violence ; il est pour eux un opium du peuple devant être étudié dans le cadre d’une sociologie historique du capitalisme, Ce qui en appelle à une analyse critique de la culture sportive.

D’autres interprétations méritent d’être signalées. Celle de Guttmann (1978) qui, en s’inspirant de Max Weber, propose une analyse du sport comme forme de rationalisation dans le monde industriel, sous l’impulsion du protestantisme. Mais cette approche, reprise dans les débats entre marxistes et culturalistes, ne traite qu’indirectement de la violence. Celle de sport-distinction, influencée par les travaux de Bourdieu (1978), considère le sport comme un champ d’analyse où la situation des acteurs dans l’espace des positions sociales est déterminante. Le sport participe aux compétitions entre les fractions de classes, et la valorisation de certaines pratiques permet aux fractions dominantes d’imposer une violence symbolique au reste de la société.

Ces analyses générales suggèrent la complexité du phénomène et la variété des approches, tandis que d’autres se consacrent à l’étude d’un sport particulier dans lequel les violences peuvent être ramenées à des cycles conjoncturels et localisés qui en changent le sens. Dans cette perspective, la prise en compte des territoires sportifs dans leur diversité permet, en complément des analyses globales sur la codification de la violence ou la critique du capitalisme sportif, l’étude des violences sportives qui se perpétuent chez les supporteurs autour des stades de football, ou chez les sportifs dans les stades ou dans les espaces de nature accaparés par les pratiquants.

Les violences des supporteurs autour des stades de football

Les violences liées au football existent depuis longtemps, mais elles ont changé dans leurs formes et dans leur nature depuis les années 1970 en Europe. Les événements du Heysel en Belgique (39 morts et 200 blessés en 1985), de Sheffield en Angleterre (95 morts en 1989) ou de Furiani en Corse (15 morts et 2177 blessés en 1992) soulignent la dramatisation des enjeux autour des stades. De nouveaux épisodes ont marqué l’actualité ; citons les violences des supporteurs hollandais à Nancy en novembre 2006, celles des partisans de Manchester United à Lille en février 2007 et celles autour des matches Sedan-Paris-Saint-Germain ou Saint-Etienne-Lyon en mars 2007. Au-delà des causes accidentelles (effondrement des tribunes par exemple), c’est la violence attribuable aux spectateurs de football qui a retenu l’attention et alimenté les recherches.

Le football en Europe générateur de violences urbaines

La nouveauté vient de l’apparition de groupes Ultras de supporteurs (Bromberger, 1992, 1998). À côté des supporteurs classiques, les groupes d’Ultras et de Hools (contraction de hooligans) se forment dans les grandes villes où un club est implanté. Les premiers s’organisent pour planifier leur soutien à l’équipe, ils se mettent en scène en créant par eux-mêmes un spectacle dans le stade. Les seconds cherchent la confrontation physique avec leurs homologues des bandes adverses plus que le soutien apporté à l’équipe ; leurs violences sont planifiées, à la différence des violences spontanées attribuables à des causes conjoncturelles. Ces supporteurs, qui s’approprient une place dans les tribunes, sont porteurs de valeurs masculines. Ils sont dans leur grande majorité des jeunes hommes de 17 à 30 ans dont les origines sociales sont diverses, alors qu’on les a un temps suspectés d’être issus de milieux défavorisés.

Les recherches internationales menées en Europe sur les supporteurs de football ont proposé des analyses prenant en compte plusieurs facteurs : la disparition du contrôle des familles sur les jeunes qui cherchent alors à s’intégrer dans des groupes d’appartenance (Clarke, 1978), la vulnérabilité sociétale des supporteurs liée aux expériences négatives vécues par rapport aux institutions, le caractère inégalitaire de la société qui, en s’opposant à l’idéal démocratique du sport, initie des processus de contestation (Ehrenberg, 1985).

Pour Mignon (1998), l’arrivée de ces groupes marque la fin d’un âge d’or du football où l’engagement des spectateurs était limité au soutien des leurs. Cet âge d’or s’est défait avec la crise de la société, de la croissance et de l’intégration : pour manifester leur refus et leur inquiétude, certains groupes ultras exhibent des symboles provocateurs proches de l’extrême droite (Hourcade, 1998 et 2002). On peut reprendre ici la distinction entre modèle d’identification et modèle d’expérimentation proposée par Galland (1990) pour analyser les modes d’entrée dans la vie adulte. Celui-ci considère que les jeunes sont passés progressivement d’un modèle d’identification fondé sur l’héritage assumé de l’identité sociale associée à la figure du père à un modèle d’expérimentation où cette identité se construirait, par approximations successives, au gré des diverses expériences sociales qui suivent la décohabitation familiale. Être Ultra s’apparente à un rite de passage et permet de s’affirmer comme un individu mûr, comme un homme véritable.

Les analyses les plus récentes soulignent la structuration territoriale des groupes d’Ultras autour des grands clubs professionnels européens en insistant sur les bandes belliqueuses qui fondent leur activité sur une recherche systématique de l’affrontement et sur le défi physique et verbal :

La sous culture de ces bandes joue un rôle dans la production et la reproduction de l’identité masculine : la virilité, la capacité à se battre, le défi physique et verbal y sont valorisés. Ce mouvement hooligan est fondé sur la ritualisation de la violence, instaurant des règles du jeu dans les bagarres dont le but est d’humilier l’adversaire sans occasionner de blessures graves.

Bromberger et Lestrelin, 2008 :130

Il s’agit de pratiques urbaines territorialisées où la violence est une ressource aux multiples facettes visant à défendre une identité et un territoire.

Cependant, les pratiques des Ultras restent complexes et ne peuvent pas être réduites seulement à un type d’engagement individuel. Certaines formes peuvent faciliter une intégration et une affirmation sociale tandis que d’autres se caractérisent par un repli sur soi et des pratiques de plus en plus délinquantes. Dans tous les cas, il s’agit de bricolages identitaires qu’on retrouve dans d’autres domaines de la société.

Si le football européen est concerné par ces dérives alors que d’autres sports sont épargnés, c’est qu’historiquement il constitue un spectacle de masse, qu’il draine un nombre toujours croissant de spectateurs et que la couverture médiatique des matches est la mieux organisée. Les pays d’Europe ne sont pas les seuls à être confrontés à la violence de certains supporteurs. En Amérique latine, et notamment en Argentine, les barrabravos (traduction argentine de hooligans) sont organisés autour des clubs et bénéficient parfois de leur soutien. Les violences dans les stades ont contraint la justice à interrompre, du 13 au 28 mai 1998, toute compétition de football sur le territoire à la suite d’une requête d’une organisation non gouvernementale, la Fondation du fair play, qui estime qu’une centaine de décès et 25 000 blessés ont été recensés dans les stades d’Argentine depuis 1930. En Amérique du Nord, le phénomène du hooliganisme n’existe pas ; les quelques troubles observés après la finale de basket de la NBA, en 1992, sont plus dus à des frustrations sociales qu’à des actes prémédités. On avance plusieurs facteurs pour expliquer cette différence, notamment l’organisation familiale du spectacle, l’animation musicale et chorégraphique des matches ou le style narratif et moins guerrier des commentaires journalistiques. Ces facteurs méritent d’être complétés par des éléments plus structurels, mais les recherches comparatives sont encore trop rares.

Réguler les violences des supporteurs à l’intérieur et autour des stades de football

Pour lutter contre les dérives du hooliganisme, qualifiées de problèmes de société, les pouvoirs publics des pays les plus concernés ont proposé des formes de régulation sociale et surtout, des dispositifs répressifs contre les violences des supporteurs.

En France, des textes récents ont renforcé la répression pour endiguer ces violences. Le rôle des stadiers, ces professionnels chargés d’assurer l’ordre dans les stades, a été renforcé par le décret du 4 avril 2005 qui leur donne l’autorisation de fouiller les spectateurs à leur entrée dans le stade. Ce rôle était jusque-là réservé aux forces de l’ordre. La loi du 23 janvier 2006 autorise les préfets à prononcer des mesures administratives d’interdiction de stade contre les individus constituant une menace à l’ordre public. Dans les faits, les interdits de stade ont fortement augmenté : ils sont estimés à plus de 400 pour la saison 2006-2007 (Bromberger et Lestrelin, 2008), dont 200 à l’égard des supporteurs du Paris-Saint-Germain. La loi du 5 juillet 2006 relative à la prévention de la délinquance permet de dissoudre les groupes ayant commis, lors ou autour des manifestations sportives,

des actes répétés constitutifs de violence contre des personnes ou des biens, ou d’incitation à la haine ou à la discrimination contre des personnes en raison de leur origine, de leur sexe ou de leur appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.

La loi stipule que la reconstitution d’un groupe dissous est passible de deux ans de prison et de 30 000 euros d’amende.

Ces mesures répressives sont accompagnées de dispositifs préventifs pour identifier les individus et les groupes dangereux avec, en particulier, l’installation d’appareils de vidéosurveillance de haute technologie dans les stades et l’infiltration de policiers dans les groupes de supporteurs les plus violents. D’autres dispositifs sont imposés dans l’aménagement des stades afin de filtrer les spectateurs et de séparer les supporteurs des équipes invitées et des équipes locales.

À un autre niveau, les fédérations nationales de football imposent, lors des tournois internationaux, des stades de plus en plus sécurisés répondant à des normes précises. Ainsi, pour la préparation à la candidature de l’Euro 2016 de football, les pays concernés doivent présenter un ensemble de stades rénovés pouvant accueillir de 40 000 à 100 000 spectateurs dans des conditions de sécurité maximum avec aménagement des tribunes par des séparations entre les gradins et limitation des places debout.

La question des grands événements sportifs et en particulier du football, le sport universel rassemblant le plus de spectateurs, est devenue un enjeu d’aménagement pour limiter les confrontations violentes et tenter de créer des espaces de convivialité festive. Cette volonté de concilier fêtes et sécurité amène dans certains cas, notamment dans l’option retenue par les Anglais, à faire du spectacle sportif un lieu réservé aux classes moyennes et aisées de la population et à réduire la présence des classes populaires. Souvent justifiée par les enjeux sécuritaires, cette régulation par le marché qui sélectionne les clientèles des stades est moins retenue dans les pays du sud de l’Europe, où l’on trouve les publics les plus importants et les plus diversifiés.

Dans tous les cas, la tendance est à promouvoir les grands stades de football comme lieux pouvant offrir des spectacles multiples. Le stade de France, à Paris, est exemplaire dans ce domaine puisqu’à côté des rencontres exceptionnelles de football, de rugby et d’athlétisme, il propose d’autres formes de spectacles sportifs par des aménagements provisoires permettant des démonstrations de ski acrobatique, de patinage artistique, d’escalades sur murs artificiels, etc. Le stade sert aussi pour les concerts, les opéras en plein air et toute une série d’activités artistiques. Il s’agit d’une tendance née en Amérique du Nord qui transforme le stade en parc d’attraction dans la perspective d’une « disneylisation » du spectacle sportif. Le stade s’inscrit dans un ensemble associé à des centres commerciaux, des restaurants et parfois des musées et des cinémas ; il participe à la tendance de privatisation avec la valorisation du nom du commanditaire qui symbolise le lieu, comme l’AOL Arena de Hambourg ou l’Emirates Stadium de Londres. Cette diversification des pratiques dans un même lieu sportif est présentée par les concepteurs comme devant participer à la pacification des lieux et limiter les risques d’affrontements.

La violence autour du sport et des stades prend donc des formes diverses et apparaît inégalement répartie, au plan des pratiques comme au plan géographique, alors que les affrontements et les violences des joueurs semblent plus structurellement liés à la logique de la compétition.

La violence des sportifs sur les territoires d’affrontement

Si l’on admet que le sport, et en particulier le sport de compétition, participe à un comportement de domination, on comprend mieux les affrontements et les violences des sportifs eux-mêmes. L’augmentation du nombre des sportifs et des compétitions entraîne l’augmentation des actes agressifs et force les responsables de l’institution à s’interroger. Les études qui se sont multipliées sur cette question (Lassalle, 1997) font ressortir des différences significatives selon les sports : dans certains, comme la boxe (Rauch, 1992), la violence constitue le fondement de la compétition ; dans d’autres, comme les sports collectifs (football américain, hockey sur glace, rugby, football, etc.), le degré d’agressivité varie, mais reste fort et les violences nombreuses, alors qu’elles sont plus modérées et souvent inexistantes dans nombre de pratiques individuelles.

Les chercheurs distinguent l’agression hostile de l’agression instrumentale qui vise à atteindre son objectif sans nuire à la victime ; mais les frontières entre les deux sont difficiles à délimiter. Au Québec, les actes de violence dans le hockey amateur ont suscité la création d’une commission d’étude en 1975 pour limiter le phénomène (Augustin et Sorbets, 1996) et de multiples gouvernements ou fédérations sportives ont mis ce thème à l’étude. Les résultats de ces travaux, au-delà des différences attribuables à la structure des sports, montrent que les comportements d’agression non réglementaires s’effectuent généralement dans un but utilitaire pour parvenir à la victoire ; en d’autres termes, ils ont une valeur instrumentale et les sportifs les commettent parce qu’ils y voient un moyen efficace d’obtenir le résultat souhaité. C’est surtout dans les sports professionnels que la conjonction entre l’utilisation de l’agressivité et l’importance des impératifs économiques favorise cet utilitarisme et entraîne les dérives, mais les compétitions amateurs ne sont pas épargnées par cette logique (Fodimbi, 2008). La réponse institutionnelle à cette situation ne peut venir que de la précision des règles et de la sévérité de l’arbitrage.

L’affrontement varie selon les pratiques sportives et amène à diviser les sports en catégories. Les essais de classification reflétant la diversification des pratiques ne manquent pas et la plus complète a été proposée par Parlebas (1986, 1999). Nous nous limiterons ici à la distinction entre les sports qui se déroulent dans des lieux spécialement aménagés (stades, gymnases, etc.) et ceux qui s’effectuent en terrain naturel. Cette distinction recoupe largement (mais pas totalement) les sports classiques institutionnalisés et les pratiques de loisirs qui assurent leur vitalité à l’écart des structures d’encadrement traditionnel. La forte progression de ces dernières mérite attention et permet de préciser les effets attribuables à la dimension territoriale des sports. Les affrontements sont plus violents dans les sports de compétition se jouant sur un terrain construit – nous prendrons l’exemple du rugby – que dans ceux qui se pratiquent en nature ; dans ce dernier cas, les conflits sont largement atténués mais pas éliminés pour autant, comme nous le verrons avec l’exemple du surf.

L’utilitarisme agressif : le rugby, sport de combat territorial

À l’instar d’autres sports collectifs mais avec des particularités qui lui sont propres, le rugby peut être analysé comme étant lié à un processus emblématique territorial d’identification s’appuyant sur le club, le stade et la communauté locale. Une partie de la terminologie du rugby est en effet fondée sur la notion de territoire, comme le soulignent les termes de camps, de domination territoriale et de conquête (Augustin et Garrigou, 1985).

Le terrain de jeu est divisé en trois parties : les deux extrémités sont constituées par les en-buts, sorte de lieu sacré où il s’agit de porter le ballon ou d’en interdire l’accès à l’adversaire ; entre les deux, le territoire est mobile puisqu’il est délimité par la progression du ballon. Celui-ci fixe les limites mouvantes de l’en-jeu et du hors-jeu. Les deux règles essentielles du rugby que sont le hors-jeu (jeu actif dans le camp adverse) et de l’en-avant (passe en avant à un partenaire placé par conséquent dans le camp adverse) reposent sur la notion de territoire. Les expressions « remettre de l’ordre », « renvoyer chez soi » désignent l’éviction d’un adversaire qui n’est pas dans son camp, qui gêne ou peut gêner de ce fait l’équipe sur le territoire de laquelle il empiète. Réprouvées lorsqu’elles dépassent un seuil de violence, ces remises en ordre sont approuvées par les supporteurs de l’équipe et acceptées par ceux de l’autre camp. Pendant longtemps, les arbitres ont eu à leur égard une attitude compréhensive qui a changé avec les consignes de l’International Board pour freiner la violence. En revanche, les joueurs partagent et approuvent ces règles tacites de la sanction réciproque, y voyant une manière de suppléer l’arbitrage, de régler leurs comptes eux-mêmes. Les joueurs ainsi sanctionnés par leurs adversaires ne se plaignent pas, trouvant normal le châtiment (à condition qu’il ne soit pas disproportionné) et aussi normal d’attendre l’occasion de « faire les gendarmes » à leur tour.

L’analogie entre l’affrontement territorial et la guerre est trop souvent suggérée pour ne pas modeler les perceptions. Le discours journalistique sportif utilise le langage guerrier : les rudes combats, les batailles d’avants, les comportements héroïques, etc. Les supporteurs exploitent ces expressions. Le vocabulaire technique même du rugby est un renvoi constant à la terminologie guerrière avec des termes aussi ambivalents que « mêlée », « contacts », « poussée » et « percussions ». Toute l’organisation du rugby rattache ce jeu à un combat.

La régularité des matches n’est pas sans rappeler les guerres locales saisonnières qui caractérisaient les sociétés archaïques. Guerres et rituels s’y mêlent étroitement. Dans ce contexte, le terrain n’est pas tout à fait neutre : matches à domicile et matches à l’extérieur représentent deux catégories de la perception, mais aussi de la pratique, et expliquent que jouer à domicile soit considéré comme un avantage. Plusieurs raisons soulignent cet état de fait. Pour satisfaire le public local, les dirigeants alignent leur meilleure équipe, les joueurs mis en condition dans les vestiaires sont puissamment stimulés et savent qu’il n’est pas question de perdre devant les leurs. Cette préparation psychologique s’exerce hors du stade toute la semaine et le comportement du public lors du match, en soutenant fortement son équipe et en tentant parfois d’influencer l’arbitre, renforce ce conditionnement. La professionnalisation du rugby, décrétée par l’International Board en 1995, a modifié les enjeux économiques et sociaux des matches organisés par les clubs professionnels, mais n’a pas réussi à juguler la violence lors des rencontres nationales ou internationales (Chaix, 2004).

Les affrontements ne prennent jamais autant d’ampleur et de passion que dans les derbys opposant deux équipes et deux localités voisines. L’enjeu est proportionnel à la proximité, et la presse signale ces joutes comme des événements (Augustin et Bodis, 1994). Le rugby garde donc une réputation de violence. Pour les amateurs du fair-play, c’est une violence résiduelle qui nuit au jeu. On parle volontiers d’anti-jeu et la condamnation est plus esthétique qu’éthique. Pour les non-initiés, la violence est la caractéristique majeure du rugby. Mais c’est sans doute moins la violence elle-même qui est condamnée que ce qu’elle signifie : la vulgarité et la non-maîtrise des pulsions.

D’une manière générale, la violence est perçue comme illégitime lorsqu’elle vient de l’équipe adverse. Tous les publics, et souvent les dirigeants, manifestent une certaine indulgence pour la violence de leur équipe. Les brutalités de leurs joueurs sont soit inaperçues, soit considérées comme des actes de défense, de bravoure ou de force. Les affrontements et les violences, loin d’être résiduels ou marginaux sont au coeur du rugby comme du sport en général. De manière significative, ils sont au centre de la critique du sport et sans doute au centre de la passion sportive.

Les luttes d’appropriation territoriale : le surf

L’émergence des sports individuels depuis les années 1970 correspond à la montée du sport loisir, de l’individu, d’un nouveau rapport au corps et à la nature. Certains ont pensé que la pratique des sports de glisse, le surf en particulier, élimine les affrontements à l’oeuvre dans les sports collectifs, mais les études menées sur les plages atlantiques (Augustin, 1994) montrent l’apparition de conflits relevant plus de lutte d’appropriation que de violences au sens strict. Leurs analyses ne doivent donc pas être dissociées du contexte de la pratique de ces activités. À la différence des sports d’équipes, les sports de glisse, dont le surf apparaît une épure, peuvent être analysés comme liés à un processus symbolique d’individuation territoriale fondé sur la diversité des modalités de pratique et les agrégations sociales éphémères. Le surf est révélateur de sens et de signification, et la construction autour de la vague porteuse d’un dispositif scénique qui se réalise sous nos yeux donne à réfléchir à trois tendances majeures de cette fin de siècle. La première est celle de l’individuation qui devient un principe fondateur se distinguant de l’individualisme, qui est un repli sur soi. Elle manifeste une conscience élargie d’appartenance, une multi-appartenance, où l’individu cherche dans des groupes provisoires et des pratiques nouvelles un sens à son existence. La deuxième tendance est liée à l’émergence de nouvelles territorialités. Une mobilité accélérée amène les citadins à chercher des lieux d’exercice aux périphéries des emprises sociales stables qu’étaient le quartier, l’entreprise, le club et le stade. La plage et la vague deviennent des lieux centraux de territorialités passagères. La troisième est inhérente aux discours d’énonciation qui s’organisent autour des pratiques fortes de sens et qui sont repris par les médias, les pouvoirs et les agents économiques. La mer et la vague constituent une formation sociospatiale qui incarne les tendance postmodernes, en y intégrant de surcroît les attributs du sacré : le mystère, la pureté et la peur.

L’étude des conflits autour du surf montre qu’ils sont multiformes : conflits vis-à-vis de soi-même ; conflits avec la nature puisqu’il faut se mesurer à la vague et tenter de la dompter, de la capturer ; conflits par rapport aux autres à qui il faut disputer l’appropriation du lieu, le spot, et de la vague. Ces conflits de plus en plus nombreux dans les lieux recherchés et faciles d’accès peuvent se résumer dans le schéma des sphères de conflits sur la vague (figure 1). La construction de groupes de pratiquants autour de critères discriminatoires (degré d’expertise, degré d’expérience) va dans le sens d’une lutte territoriale qui débouche sur des revendications parfois violentes divisant la population des surfeurs. Ces surfeurs se heurtent à d’autres glisseurs, eux-mêmes divisés en longboardeurs, bodyboardeurs, bodysurfeurs, kayac-surfeurs, etc. Le surf des neiges dans les stations de ski ou la planche à roulettes en milieu urbain participent aux mêmes logiques liées aux luttes d’appropriation de l’espace.

D’autres approches concernant le développement des sports extrêmes soulignent comment le goût du risque pouvant aller jusqu’à la mort s’inscrit dans des rituels de modernité où la violence vis-à-vis de soi-même tient une place non négligeable (Baudry, 1991).

Conclusion

Sport, affrontements et violences sont indissociables, même si le sport participe au processus de civilisation cher à Elias. En devenant un élément majeur des sociétés contemporaines, il s’inscrit dans l’ensemble des problèmes sociétaux et ne constitue pas un monde à part où l’important serait seulement de participer. Sa fonction sociale est fortement ambivalente puisqu’il est largement utilisé à des fins éducatives, à la prévention de la délinquance ou à la formation des identités locales et nationales (Augustin et Dallaire, 2007) ; mais en même temps, le sport ne fait pas l’économie, comme les autres domaines de la vie sociale, des dérives et des violences (Pfister et Sabatier, 1994), qui peuvent être très graves.

Certains le présentent comme un substitut aux grands desseins qui font défaut à nos sociétés et estiment qu’il a accompagné le passage d’une société de classe à une société d’individus, avec la fin d’une morale disciplinaire de la soumission et l’avènement du culte de la forme et de la compétition (Ehrenberg, 1991). Cette performance sportive donnerait une vision séduisante de la chose publique puisqu’elle propose une version spectaculaire du projet égalitaire cher à l’idéalisme de la jeunesse. D’autres insistent sur la mise en ordre territoriale que le sport impose par une quadruple régulation des lieux, des temps, des liens et des liants (Parlebas, 1995). Correspondant à une organisation de l’espace et à un quadrillage du territoire, les lieux sportifs ont permis le passage des jeux aux sports en utilisant, disciplinant et réaménageant des espaces quotidiens de la ville ou de la nature et en proposant des sites programmables et sans surprises. Les calendriers des entraînements et des manifestations rythment de plus en plus les temps sociaux des jeunes. Ils organisent les compétitions selon des rituels réglés minutieusement qui jugulent les débordements en imposant une temporalité sportive utile aux exigences du spectacle. Les liens entre les joueurs sont disciplinés par des règles et des codes favorisant une sociabilité sportive qui participe activement à un processus de contrôle et de pacification. Enfin, les instruments et les accessoires sportifs introduisent des liants entre les participants. Les nouveaux uniformes, complétés par des accessoires de plus en plus complexes et relevant souvent de haute technologie, parachèvent la socialisation des lieux (Laure, 2008).

Figure 1

Sphère des conflits sur la vague

Sphère des conflits sur la vague

Certains sports, ou plus globalement certains sites balnéaires, connaissent un « localisme » exacerbé. Ainsi, la priorité pourra être systématiquement refusée à un surfeur parce qu’il n’est pas chez lui. L’appropriation va même parfois jusqu’à se concrétiser par un marquage du territoire. Sur des murs en front de plage, des blockhaus ou des digues, apparaissent alors des tags exprimant des messages du type locals only. Il s’agit donc véritablement d’une emprise sur un territoire par un groupe d’individus réunis par une qualité commune (le fait d’être du coin) qui va légitimer l’action de faire sien un espace qui ne leur appartient pas de façon légale.

-> Voir la liste des figures

Le sport se prête à toutes les analyses contradictoires, d’autant que les discours journalistiques ne favorisent pas les clarifications. La relative mise à distance de la violence dans les pratiques réglementées n’est pas contradictoire avec le maintien d’affrontements violents sur le terrain et de violences autour des stades. Loin d’être résiduelle, l’agressivité des joueurs est au coeur du sport, mais ses excès peuvent être en partie combattus par les éducateurs et les autorités sportives. La violence qui s’instaure autour des stades est plus complexe, car elle prend ses racines dans une structure sociale en mouvement et apparaît comme un phénomène multiforme plus difficile à appréhender et à gérer.