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La violence est un constituant de nos sociétés. Elle s’exerce dans une grande diversité de lieux, sous une multitude de formes pour des raisons ou des destinations tout aussi distantes que les acteurs qui la produisent. Toutefois, tout n’est pas violence. Néanmoins, nous devons composer avec cette présence, ses expressions, ses conséquences, sa nature plus ou moins affirmée, ou simplement suggérée, au coeur de nos lieux d’existence et des territoires potentiellement construits.

La violence [1] est un acte physique, psychologique ou mémoriel perpétré à l’encontre d’individus avec pour finalité une forme de coercition, de subordination, d’exploitation ou de totale soumission, voire de destruction physique, matérielle ou psychologique.

Le territoire [2] est une parcelle d’espace terrestre appropriée légalement ou illégalement, physiquement ou psychologiquement, perceptible par un marquage physique, cognitif ou virtuel qui la délimite et la rend reconnaissable par tout acteur ou observateur en lui donnant une forme de légitimité.

À partir de ces deux définitions, nous supposons que la violence, expression d’une forme de territorialité, est une source de territorialisation qui engendre une mosaïque de territoires à divers niveaux de construction (Ferrier, 1984) sans pour cela que tout territoire soit une production de violence.

Une grande diversité d’approches, de démarches ou d’analyses peut être conçue pour vérifier cette hypothèse. Pour notre part, nous limitons nos investigations à une seule question. Comment rendre accessibles les mécanismes de la construction d’un territoire par la violence, au coeur de l’urbain et de l’espace périurbain, tout en conservant le caractère universel et reproductible des dynamiques mises en exergue ? Autrement dit, qu’est ce qui fait que la violence, dans ce qu’elle projette, par sa mise en oeuvre, acquiert la capacité de structurer un territoire ? Qu’est ce qui fait qu’elle s’inscrit comme un marqueur de territorialisation en induisant une interface humanité / espaces terrestres ?

Afin de parvenir à cet objectif, nous optons pour un développement orienté en direction d’une théorisation des territorialisations de la violence. Ce domaine de recherche en devenir nécessite des ébauches de théorisation pour que, ultérieurement, des développements peut-être aussi denses que ceux d’Habermas (1987) puissent être diffusés.

Notre approche propose une réponse, source de débats, sur le thème des mécanismes perceptibles de l’élaboration d’un territoire par la violence. Nous n’abordons qu’une petite partie de ce vaste domaine de recherche des sciences humaines, de la géographie et de la géosociologie [3] en devenir, en percevant et en structurant une interface à même de poser la violence comme vecteur d’un territoire pour vérifier la pertinence du schéma théorique proposé par sa mise en oeuvre dans deux exemples.

Percevoir et structurer une interface

L’interface humanité / espaces terrestres peut être définie comme étant l’objet de la géographie. Cette globalité est réduite, pour les fins de la présente étude, à une interface articulée autour de la violence et d’une parcelle d’espace terrestre. L’objet élaboré dépasse la perception immédiate (Ullmo, 1969 : 23). Il réclame qu’on observe des mécanismes en profondeur et qu’on structure les relations entre les acteurs ainsi que les dynamiques induites par la construction territoriale qui en résulte. Le positionnement de l’étude entreprise contribue à l’appropriation des constituants de l’interface pour parvenir à la construction de celle-ci.

Un positionnement d’étude

Le positionnement de cette étude tend à coordonner les phénomènes (Merleau-Ponty, 1945 : 50) de territorialisation et de violence dans leur production d’un territoire fondé par la violence. Nous constituons des liens entre l’acte social de violence et la construction spatialisée qu’est le territoire (Simiand, 1909). Cela signifie que nous oeuvrons dans un esprit transdisciplinaire (Nicolescu, 1996) et que nous prenons appui sur des interrelations induites entre la sociologie et la géographie (Rhein, 2003) pour une meilleure compréhension de l’espace observé.

En outre, à ces associations de démarche générale nous ancrons fermement notre recherche au coeur des méthodes qualitatives (Poupart et al., 1997 ; Maxwell, 1999 ; Strauss et Corbin, 2004) et des perspectives offertes par cette orientation (Bertrand et al., 2007). Ainsi nous sommes en mesure de relier des faits sociétaux, des dynamiques sociales et des constructions spatiales à des activités anthropiques de nature économique ou délictueuse.

Nous dépassons le seul fait sociétal pour appréhender la violence (Wievorka, 2005) sous différentes formes et projections (Pain et Hellbrunn, 1987 ; Fischer, 2003 ; Collovald, 2001). Ces sources proposent des cas particuliers, des mises en perspective de situations de violence ou analysent des faits violents (Beaud et Pialoux, 2003) afin de comprendre comment la violence se répand et pourquoi elle devient un moyen d’expression pour de nombreuses personnes qui pensent n’avoir que la violence pour option.

Au sujet des aspects méthodologiques, des influences marquées (Durkheim, 1937) fruit d’un engramme profond sont très présentes dans nos développements alors que nous prêtons une attention soutenue à des options qui associent épistémologie et méthodologie (Madoré, 2005). Par ailleurs, cet ensemble transdisciplinaire est soutenu par une démarche méthodologique spécifique élaborée pour l’étude de ce phénomène de construction de territoire.

Nous avons observé des faits de violence en employant l’observation participante, clandestine (pour la prostitution) ou intégrée (banlieues). Pour l’ensemble des phases d’observation, nous avons employé les mêmes critères d’analyse : les acteurs, les faits violents, les territoires visibles ou perceptibles, les conséquences pour les riverains, les modes d’appropriation ainsi que les types d’affrontement ou d’affirmation qui en résultent. Après l’analyse des phénomènes, il nous était possible de caractériser les comportements, de préciser les lieux d’exercice, les dynamiques de défense ou de conquête, les particularités d’implantation et d’ancrage en relation avec les producteurs d’une violence.

Les constituants de l’interface

Les constituants de l’interface sont la violence et l’espace terrestre qui deviendra un territoire. La violence est considérée dans ses finalités de destruction (meurtres, incendies), de neutralisation (blocage de cage d’escalier, agressions), de harcèlement (visite, bousculades, menaces), de dissuasion (coercition, sentiments de peur), de captation (racket, prostitution) et de contrôle (guetteurs, présence). Le territoire en devenir est, pour l’heure, hors de la sphère privée. Il est fixé sur les espaces collectifs et publics, les parcelles pouvant être appropriées, les zones fonctionnelles selon les opportunités d’exploitation.

Les actions conductrices de violences révèlent une multitude de visages. Dans le cas présent, nous retenons trois aspects dominants : les actions verbales, physiques ou psychologiques. À l’intérieur de ces domaines, quatre subdivisions viennent affiner leur analyse : les défiances, les oppressions, les agressions et les coups d’éclat. Il est alors possible de caractériser une action de violence selon sa nature et son mode de diffusion.

Les acteurs sont constitués de l’ensemble des individus en mesure d’agir sur ou dans un espace terrestre. Que ce soit une personne, une structure administrative ou une structure militaire, cette humanité est la présence qui donne vie à la parcelle territorialisée. La présence physique ou virtuelle permet la surveillance, le contrôle, l’occupation ou la défense du territoire ainsi que son existence aux yeux de tous.

Nous arrivons aux destinations du territoire construit véhiculées par la violence employée. Chaque secteur d’activité a ses orientations propres. Cependant, les thèmes principaux, qui sont le profit, la puissance, le contrôle et l’identité, permettent d’englober la totalité des constructions territorialisées par une forme de violence.

Cette forme de violence est :

  • exposée : un groupe stationne en permanence à un carrefour,

  • matérialisée : un mur le long d’une frontière,

  • pratiquée : à tout instant, des actes de violence peuvent être perpétrés,

  • suggérée : comportements, type de communication,

  • symbolisée : des tags, le poids d’un acte fondateur.

Le support est cette parcelle d’espace terrestre sur ou dans laquelle un individu va matérialiser ses actes de violence. Cette parcelle varie en dimensions : de la niche, là où s’expose une prostituée, un voleur à la tire, un violeur, jusqu’aux vastes étendues d’une nation. Cette base physique doit posséder des qualités de fonctionnalité propre à l’exercice de la violence employée, c’est-à-dire qu’elle doit permettre l’activité violente tout en pouvant se défendre de potentiels agresseurs.

Les marquages nous inscrivent déjà dans une notion d’interface humanité / espaces terrestres. Toutefois, leur nature physique (une présence, une voiture brûlée), symbolique (des tags, des destructions), mémorielle (inscrits dans la mémoire collective) ou référencée (type d’activité en un point), nous permet de saisir les instants initiaux de l’exposition d’une appropriation territoriale. Ces marquages appartiennent au modèle tétraédrique du signe (Klinkenberg, 1996 : 93) où le signifiant, le signifié, le stimulus et le référent se trouvent en relation pour rendre intelligible le message diffusé. Ces derniers seraient de peu d’efficacité sans les potentialités des territoires [4]. Les capacités de communication, de rayonnement, d’image, de défense, de préservation, de surveillance, de gestion, de réponse et de sanctuarisation sont le minimum vital pour qu’un territoire fondé sur des dynamiques violentes puisse être viable.

Les moyens sont les objets, les références ou les actes qui vont matérialiser le territoire élaboré. Ils sont physiques comme une présence policière, matériels avec des détecteurs de chaleur, cognitifs en fonction des rumeurs fondées ou non qui circulent sur un lieu. Enfin, ils peuvent être sociétaux, à savoir l’arsenal législatif dont se sont dotées les démocraties pour faire vivre leur peuple en paix.

La destination transférée, c’est-à-dire à quoi va être destiné le territoire, est un aspect qui nous inscrit aux portes de l’interface. Cette destination transférée fait de la cave une niche à viols, d’un hall d’entrée un sas de contrôle de trafic ou, encore, d’une friche industrielle un squat de délinquants.

Construction de l’interface

La construction entreprise est une action multidimensionnelle. Elle s’effectue simultanément lors de la mise en place des acteurs. Elle est constituée des relations, des imbrications et des interdépendances d’une structure conceptuelle fondée sur cinq concepts [5]  : différenciation, moindre contrainte, rupture / continuité, réentrée et temporalité. Ces concepts sont les bases à l’élaboration de toute interface humanité / espaces terrestres.

La différenciation semble une évidence pour tout géographe. Mais sa mise en oeuvre opérationnelle l’est beaucoup moins. Nous optons pour une différenciation à l’image de celle de Ferrier (1998 : 61) qui sépare les éléments pour individualiser et démarquer les acteurs. Sur ce thème, Vallaux (1911 : 174-255) avait devancé Ferrier, et il était lui-même fortement influencé par Ritter (1974 : 48-50). Nous allons à la recherche du plus petit dénominateur commun.

Dans un esprit de moindre contrainte, c’est-à-dire d’acceptation d’une part de contraintes dans nos constructions intellectuelles ou sociétales (Giddens, 1987 : 220-252), se met en place une forme d’équilibre entre les acteurs en fonction de leurs calculs (Bergson, 1996 : 44) ou des jeux d’influences (Di Méo, 2001 : 254).

La rupture / continuité est l’acceptation du fait que la surface terrestre n’est pas une boule de billard. Chaque phénomène de rupture est un objet et non une simple discontinuité dans une infinie discontinuité de succession de phénomènes[6]. Ce concept focalise l’attention du chercheur sur la diversité des objets et permet de séparer des entités sans perte de cohérence pour l’étude entreprise en préservant la continuité visuelle (Bergson, 1968 : 34-36).

La réentrée effectue la sélection des informations disponibles tout en poursuivant les investigations en cours, de manière à ce que seules les informations indispensables soient réemployées. Ce concept (Edelman et Tononi, 1992 : 106) dépasse la boîte noire et le feedback trop superficiels pour les dynamiques permanentes de l’esprit (Ullmo, 1969 : 267).

La temporalité nous permet de saisir l’instant de l’immédiateté, jusqu’à la très longue période du millénaire, propre au symbolisme de certains monuments qui nous rappellent toute la violence dont ils ont été les écrins (les arènes). La temporalité prend en compte des durées d’occupation, de destination et de possession. Elle ne bascule pas en direction de la complexité de la durée exposée par Bergson (1968 : 41-67).

L’interface humanité / espaces terrestres est constituée. Nous avons accès aux acteurs de violences, aux actes, aux dynamiques, aux relations qui en résultent, aux marquages qui deviennent visibles, ainsi qu’aux périodes auxquelles les territoires sont perceptibles. Une dynamique violente s’est approprié une parcelle de l’espace terrestre. C’est une action sociétale sur le domaine géographique. Elle a constitué cette parcelle en territoire. Cela signifie que les « extérieurs » à l’entité savent que, là, existe un territoire fondé sur une forme de violence et ceux qui en sont les instigateurs diffusent leur violence par l’intermédiaire de ce support.

La violence pour vecteur

Rendre accessibles des mécanismes de territorialisation est une action porteuse de subjectivité et permet de franchir le seuil de la formalisation (Foucault, 1969 : 244). Nous sommes en pleine géographicité, cette réalité géographique du rapport de l’homme au monde par son lien indissoluble à la Terre, si chère à Dardel (1990 : 2). Exposer les phases de territorialisation est, en quelque sorte, expliquer comment un acteur agit pour s’approprier une partie de l’espace terrestre en la transformant en interface humanité / espaces terrestres et en la finalisant en territoire. Nous sommes au coeur du domaine scientifique défini par Brunhes (1912 : 36) sans pour cela dire pourquoi nous agissons avec violence pour dominer un territoire quelles que soient sa forme, ses dimensions ou sa destination.

Au sein de l’interface humanité / espaces terrestres produite, les acteurs sont en relation, souhaitée ou fuie. Les phases de construction d’un territoire par la violence sont maintenant projetables. L’ensemble des spécificités propres aux caractères de territorialité de la violence pour des espaces ouverts alimente les phases de notre théorisation.

La violence, sous toutes ses formes, n’est pas nommée dans le schéma. Elle est présente à chaque étape sous diverses formes. Elle est le lien entre les phases, les acteurs et les phénomènes. Dans la première phase, les supports et les acteurs ont une relation forte puisque le territoire en devenir ne pourra être territoire qu’à partir d’un point initial. Les supports sont au minimum l’espace dans lequel évoluent les acteurs, l’urbain où ils vivent et les divers praticables qui peuvent leur offrir des opportunités d’implantation. Les acteurs sont animés de la volonté de construire leur propre territoire, de la nécessité de se fixer en un point en fonction d’attentes particulières liées partiellement à une affirmation et à une recherche d’identité. Les temporalités sont employées comme zone de transition. Elles favorisent le passage à l’étape suivante en fixant dans le temps l’utilisation de la parcelle placée sous domination.

Phase 1

La phase 1 met en relation initiale les supports et les acteurs (figure 1). Avant même qu’un territoire commence à être élaboré par une forme de violence, il y a déjà une relation du type d’une réentrée entre ces deux constituants. Les sociétés et les territoires dans lesquels nous vivons précèdent notre existence. L’individu, le citoyen, l’acteur social que nous sommes appartient de quelque manière que ce soit aux entités sociétales présentes avant sa naissance. Nous ne partons pas d’une surface lisse. Ce prérequis semble être une évidence. Si nous ne précisons pas que toute production territoriale actuelle est héritée de ce que nous sommes, nous occultons une part des problèmes territoriaux si présents de nos jours.

Figure 1

La violence : source de territoires

La violence : source de territoires
Source: Yannick Brun-Picard

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Cette forme de génétique d’une construction structurée par un système impose l’acceptation des productions héritées et des évolutions de nos sociétés. Notre humanité est indissociable de son support et des dynamiques sociétales antérieures, selon les concepts de rupture / continuité et de réentrée, origines du monde dans lequel nous vivons.

Phase 2

L’appropriation d’une parcelle se poursuit en exploitant au mieux les potentialités et leurs moyens. Les potentialités de rayonnement, la faculté de faire du nouveau territoire un centre d’attraction, de rentabilité et de prestige, c’est-à-dire de briller aux yeux des autres sont exacerbées. Le territoire construit est renforcé par ce qu’il apporte, que ce soit ouvertement (prostitution) ou en toute discrétion (drogue). Les acteurs, instinctivement ou sciemment, évaluent ce que la parcelle peut leur apporter. Ils mettent en corrélation leurs attentes, en fonction de ce qui se trouve à leur disposition ou de ce qu’ils peuvent s’approprier pour rendre visible leur territorialisation.

Pour parvenir à cette mise en valeur et à cette exposition du nouveau territoire, les moyens physiques, matériels et cognitifs des acteurs et de la parcelle doivent être mis en synergie. Ceux-ci, en fonction de leurs emplacements, de leurs emplois et de leurs destinations, contribuent au marquage, c’est-à-dire à la délimitation du territoire conquis. Ces marquages symboliques, psychologiques ou de présences sont fonctionnels. Ils différencient ce qui est approprié de ce qui est à l’extérieur de la zone captée.

Phase 3

Après avoir matérialisé le territoire, les acteurs le rendent visible. Pour cela, il faut que ce territoire soit reconnaissable en fonction de constructions propres. Ainsi, toutes les énergies mises en oeuvre pour l’appropriation et la structuration d’une parcelle par la violence se trouvent exposées en fonction de leur destination et de leur capacité à nuire à autrui. La reconnaissance de la construction est en premier lieu interne. Chaque participant contribue à la délimitation de l’entité violente. Puis elle est externe. Il y a diffusion de la violence pour et contre ceux qui sont « extérieurs » au territoire. Enfin, elle est sociétale, c’est-à-dire qu’il lui faut être reconnue au-delà de son activité, qu’elle devienne une forme d’avertissement permanent. L’existence de chaque territoire n’est réelle, pour tout producteur, que lorsque les « extérieurs » peuvent dire que là il y a quelque chose sans pour autant admettre son existence.

Cette reconnaissance négative se fonde sur la discrétion dans laquelle s’élaborent les violences initiées par des trafics ou des rackets. Pour réaliser cette pression sur les « extérieurs » des constructions fonctionnelles, explicites et contrôlables sont faites. Elles sont adaptées à la nature de la violence diffusée, aux contraintes des lieux d’exercice ainsi qu’aux orientations et capacités des acteurs. Cette association engendre des ruptures / continuités au sein de la trame urbaine et des territoires institutionnalisés. Une mosaïque de petits territoires s’agrège au sein d’un vaste territoire. Il peut y avoir des superpositions, des imbrications et des chevauchements en fonction du type de violence (bandes, drogues, trafics, prostitution).

Phase 4

Cette phase finalise l’action de territorialisation par la violence. Les expressions de perceptions, source de peur ou de crainte, sont associées aux luttes internes et externes qui donnent vie à ces entités. Les actions de défense, de préservation et de conquête sont les vecteurs des formes de violence : coercition, oppression, destruction, agressions de toutes sortes (verbales, physiques, symboliques, viols ou incendies). Les acteurs font en sorte que le territoire soit perçu, observable, et qu’une image de dangerosité soit diffusable afin de se préserver. L’interface produite, activité violente fixée sur un support terrestre, est en voie de devenir simultanément une interface de projection et de réception pour tous les observateurs du phénomène d’une affirmation exposée.

Cette dernière phase de territorialisation par la violence met en oeuvre le concept de moindre contrainte car, pour parvenir à l’affirmation de l’existence d’un territoire par la violence, il est impératif pour les acteurs que celui-ci puisse être intégré au coeur de territoires plus vastes ou à leurs côtés. Le territoire est là, physiquement et psychologiquement. Il pèse de toute sa violence sur les « extérieurs ». Pour ses initiateurs, il est constitué comme un sanctuaire sur les plans psychologique, physique et sociétal. Ce référent terrestre dans lequel les acteurs s’expriment et se font connaître peut servir de fondement, par une dynamique de réentrée, à de nouveaux territoires.

Tout objet géographique porteur de violence, construit selon la démarche exposée, est analysable par la méthode développée. Ce positionnement, donné pour humaniste d’une épistémologie non cartésienne (Besnier, 2006 : 253) et pragmatique (Hottois, 2002 : 279), place l’homme et son devenir au centre des préoccupations géographiques et il facilite la perception des phénomènes. Nous sommes menés à voir, non pas ce que nous voulons voir, mais ce qui se trouve là, que nous construisons [7], au coeur d’une interface humanité / espaces terrestres.

La violence est un vecteur producteur de territoire. Les quatre phases exposées sont une représentation synthétique dont l’objectif est de rendre explicite le phénomène. Les mécanismes sont adaptables à toutes les situations de violence source de territoire, que ce soit entre les États, dans les cités où des bandes s’approprient des zones de domination ou dans la rue pour l’emplacement d’une prostituée.

Applications du schéma théorique

Nous employons l’exemple des bandes des cités et la prostitution périurbaine [8] pour effectuer la mise en application du schéma théorique proposé. Nous avons porté notre choix sur ces deux thèmes, car la présence des bandes aux portes des cités noyautées est accessible à tout un chacun et se situe au coeur de l’urbain. Pour la prostitution périurbaine, l’emploi se justifie par la nature de l’activité hors de l’urbain, dans un espace non borné qui permet la production d’un maillage souple et, par extension, d’un territoire malléable.

Ces exemples d’applications sont synthétiques [9]. Ils ont pour objectif de rendre lisible un phénomène étudié avec le schéma théorique proposé pour expliciter comment la violence contribue à la création d’un territoire.

Une application aux bandes des cités

L’approche proposée des bandes, de leurs dynamiques de territorialisation qui résultent de leur présence et de leurs activités, diffère des orientations exclusivement sociologiques, voire politisées (Kokoreff, 2008). Elle expose une appropriation d’espaces publics aux seules fins d’exploitation violente d’une activité illégale (figure 2).

Figure 2

Les bandes des cités: source de territoire

Les bandes des cités: source de territoire
Source: Yannick Brun-Picard

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Phase 1. Les acteurs d’une bande ont la volonté d’être vus, la nécessité de s’exposer pour affirmer une identité et une existence. Leurs attentes sont variables (profit, désobéissance). Toutefois, la possession d’un territoire propre, la possibilité de dire « nous sommes de tel endroit », sont des constituants incontournables de leurs attentes. Les supports sont les alignements d’immeubles, les tours et les entrées des bâtiments. Le construit et les infrastructures sont leur espace d’évolution. Les supports sont donnés, proposés, par la société en raison de leur nature de bâti. D’autres ont leur fonctionnalité détournée. Ils sont structurés, articulés ou définis comme étant un point, un lieu ou une zone qui fixe une entité. Les supports sont constitués de l’ensemble des points potentiellement opérationnels pour exercer leurs actions violentes à l’encontre des habitants de la cité. La permanence est un trait dominant de ce type d’oppression. Par rotation, les acteurs occupent chaque point sensible sans relâcher leur emprise sur la parcelle.

Phase 2. Les potentialités recherchées par la bande qui terrorise une cité sont celles du prestige, du contrôle, de l’image projetée. Les possibilités de développement de divers trafics, de racket ou simplement de gestion du territoire sous domination sont des aspects de la rentabilité et du rayonnement propre au territoire produit. La force physique, les attitudes menaçantes ou de défiance ainsi que des destructions ponctuelles sont les moyens employés pour matérialiser le territoire. À ces aspects se greffent l’oppression, la coercition et le coup d’éclat, qui rappellent – s’il en était besoin – que là existe une entité en mesure d’agir avec violence. C’est un aspect d’une violence véhicule d’identité (Brun-Picard, 2009). Les marquages sont essentiellement la présence d’acteurs au pied des bâtiments, des épaves de voitures ou des traces des derniers affrontements. Ils sont autant de symboles physiques et psychologiques qui pèsent sur les populations.

Phase 3. La bande est reconnue au sein de la cité lorsque les résidants se plient ou tolèrent sa présence et ses activités. Pour les « extérieurs » au territoire, la diffusion de l’information de l’existence d’une bande, qui contrôle la cité et la faculté à affirmer ses capacités à rayonner, fait que les structures similaires peuvent entrer en contact. Les affrontements de bandes rivales, les tensions dans les établissements scolaires ou les passages à tabac sont autant de vecteurs de reconnaissance. Les forces de l’ordre reconnaissent l’existence d’un territoire par les problèmes de relation avec les acteurs. Ces derniers constituent des constructions fonctionnelles dans les sous-sols, les stationnements ou des lieux en friche, difficiles d’accès pour tout étranger à la bande, afin de contrôler au mieux la zone accaparée. Ces constructions sont autant de zones de filtrage (halls d’entrée), de point d’observation (bouches de métro) ou de supports de protection (voies d’accès à une cité). Les acteurs de ces territorialisations sont reconnaissables en fonction du lieu de résidence (la cité), des attitudes face à la police (regroupement immédiat ou fuite) ou encore au code vestimentaire discret (collier) ou plus voyant (bandana, blouson). Une rupture / continuité se crée au sein du tissu urbain : sous l’apparente continuité de la ville, un territoire de violence s’est constitué.

Phase 4. Les expressions sont matérialisées par le territoire constitué. Elles deviennent lisibles. Il y a perception d’une dangerosité portée par la bande à la simple vue des destructions effectuées. L’existence identitaire est physiquement exposée au regard de chacun. La bande se préserve de tout danger en défendant son image et ses lieux de regroupement. Ces expressions se réalisent dans la moindre contrainte induite par l’affirmation de la domination d’un territoire et la poursuite de la normalité au sein de ce territoire. Les actes de défiance (par exemple en projetant sa violence par des insultes) et des coups de force ponctuels (raids de vengeance ou d’affirmation) sont des vecteurs d’une démonstration d’existence en fonction d’actions de défense d’intérêts, de conquête (nouvelle parcelle ou conquête des esprits) et, enfin, de préservation du territoire approprié. La violence déployée par la bande sanctuarise l’interface humanité / espaces terrestres appropriée.

Une application à la prostitution périurbaine

La prostitution est un phénomène de violence qui imprègne nos sociétés. Sa portée, sa présence et ses extensions focalisent l’attention des pouvoirs publics (Danet et Guienne, 2006), des études juridiques (Ouvrard, 2000) ou des enquêtes sociologiques (Raes et François, 2001). Pour notre étude, nous associons l’espace de travail et l’activité de prostitution (Mathieu, 2000) en mettant en valeur les mécanismes de cette association (figure 3).

Phase 1. Les acteurs de la prostitution périurbaine sont des hommes et des femmes qui vendent leur corps pour quelques dizaines de pièces aux marges des villes. La nécessité est celle de manger ou de se plier à la tyrannie d’un souteneur ou d’un réseau. La volonté, celle de récolter un maximum d’argent par journée de présence. Les attentes sont que les passes se déroulent dans de bonnes conditions. Les supports sont constitués des marches des zones urbanisées, là où de nombreux lieux sont à l’abri des regards tout en demeurant facilement accessibles. Ce sont des espaces libres d’activités et de contrôles. Les supports sont le plus souvent des friches industrielles ou urbaines. L’interface structurée permet une lisibilité d’un secteur d’activité pour lequel existe un marché aux revenus conséquents et pour lequel une clientèle est prête à se déplacer pour se livrer à ce commerce répréhensible. L’occupation des lieux de pratique met en évidence des temporalités spécifiques liées aux prostitués, au type de clientèle et aux heures de pointe.

Phase 2. Les prostitués des zones périurbaines recherchent l’accessibilité du lieu pour tous les clients potentiels, le plus grand passage, la discrétion et la régularité des revenus. Ces qualités ne sont présentes qu’en certains points fonctionnels. Ils / elles les rendent visibles et explicites pour tout observateur par l’exposition de leur corps, des objets particuliers et l’habitude d’une présence. Les potentialités attendues s’élaborent, se projettent, en fonction des clientèles, des flux de véhicules et de l’accessibilité du lieu de racolage et de pratique (la prestation s’effectue dans un lieu discret). Elles fixent une image sur l’espace approprié selon l’exposition proposée par le ou la prostituée. Ainsi le territoire se trouve marqué par le symbole de la prostitution : une femme ou un homme en tenue provocante avec les moyens d’accueillir le client.

Phase 3. La société tend à ignorer la prostitution périurbaine, qu’elle reconnaît seulement lors des contrôles des forces de l’ordre. En revanche, pour la reconnaissance interne, c’est la présence et la préservation de la petite parcelle qui fixe et affirme cette activité vis-à-vis des clients potentiels. Les constructions sont restreintes. Cependant, des aménagements pour caravanes sont réalisés afin d’augmenter les potentialités de rentabilisation. Les marches urbaines sont alors mitées par des points temporairement accaparés par et pour la prostitution. Ces constructions non permanentes réclament de la souplesse pour répondre à de nouvelles contraintes, ainsi que des critères d’accessibilité qui minimisent les manoeuvres et réduisent les risques pour quitter le lieu de pratique. Ces constructions requièrent également des fonctionnalités de surveillance pour le souteneur, dans le cas où la prostituée est soumise à un réseau. Les clients potentiels reconnaissent l’activité proposée et les lieux d’exercice en « lisant » les règles de ce commerce. Il en résulte une rupture / continuité de la trame urbaine qui voit sa destination momentanément détournée.

Figure 3

La prostitution périurbaine: une source de territoire

La prostitution périurbaine: une source de territoire
Source: Yannick Brun-Picard

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Phase 4. La vue d’un ou d’une prostituée indique sans détour qu’en cette place une personne se vend. Elle sous-tend l’expression de luttes, à la fois pour la personne qui se livre à cette activité, pour celle qui l’oblige à le faire ainsi que pour la préservation de son lieu de travail et d’existence. La parcelle exempte de toute autre captation, ou domination d’autre réseau, en se préservant des « prédateurs » et des forces de l’ordre. Les prostitués, sur leur parcelle appropriée illégalement – puisqu’ils ou elles travaillent sur des terrains qui ne leur appartiennent pas – exercent une activité illégale dans une certaine moindre contrainte tant que la quiétude demeure. L’expression qui en résulte se structure autour de l’exposition faite, de la capacité de l’activité et de la spécificité de l’offre. Les actions liées à ce territoire d’activités visent à préserver dans les meilleures conditions l’extension de l’offre. Les prostitués sanctuarisent le point occupé par leur présence et une certaine démission des propriétaires qui, le plus souvent, ferment les yeux ou s’efforcent de repousser l’activité plus loin, sans grandes possibilités de lutte face à ce fléau.

Ces deux exemples soutenus par leur représentation schématique, reflet de notre proposition d’ébauche de théorisation, vérifient la pertinence de notre construction. Cependant, cette structure, très certainement perfectible, fixe une référence fonctionnelle d’étude et d’approfondissements des dynamiques des violences dans l’interface humanité / espaces terrestres.

Conclusion

Des particularités de la sanctuarisation par la violence n’ont pas été abordées dans nos propos. Les lieux fermés où s’exerce de la violence – le travail ou le domicile – peuvent être considérés comme des territoires de violences. Dans ces cadres géographiques et physiquement définis, les personnes qui subissent des violences sont actrices des lieux de réalisation. Néanmoins, les mécanismes imposés dans une entreprise ou dans une résidence peuvent s’intégrer dans notre schéma théorique : les marquages deviennent alors des lieux fermés où se déroulent les violences faites aux employés ou celles perpétrées à l’encontre d’un conjoint.

La volonté de comprendre comment la violence est employée en tant que vecteur de construction d’un territoire facilite la perception du phénomène à de multiples niveaux. Les expressions de violence – présence, coercition, trafics ou actes physiques – constituent des mosaïques de territoires au sein des territoires institutionnalisés. Les mécanismes, d’appropriation ou de préservation, voire d’expansion d’un territoire élaboré par une forme de violence, sont similaires à chaque niveau d’observation.

Les réponses apportées vérifient notre hypothèse : la violence, expression d’une forme de territorialité, est une source de territorialisation qui engendre une mosaïque de territoires à divers niveaux de construction, sans pour cela que tout territoire soit une production de violence. Le cadre théorique exposé donne une structure d’analyse des phénomènes violents producteurs de territoires tout en laissant ouvertes toutes perspectives de développement ultérieur.

L’acceptation et la compréhension de ces phénomènes et mécanismes s’imposent comme une option viable pour la géographie sociale et la géosociologie. Les acteurs avec leurs moyens, leurs constructions et leurs actions sont indissociables des supports, de leurs potentialités de la reconnaissance et des expressions qui en résultent. Ces relations à multiples niveaux s’agrègent, dans un mouvement continuel de réentrée, en fonction de temporalités variables, de différenciations fonctionnelles, de ruptures / continuités adaptatives et de moindres contraintes réalistes. Une démarche transdisciplinaire et humaniste favorise, dans cette perspective, une meilleure connaissance des espaces terrestres des hommes ainsi appropriés et sanctuarisés.

La maîtrise de la structuration de cette interface humanité / espaces terrestres, par cette forme de territorialité, permettra de proposer des réponses fonctionnelles aux maux de violence qui minent nos sociétés, sans pour autant parvenir à juguler la violence ainsi que ses formes d’expression.

Toutefois, gardons-nous de considérer ces constructions de territoires comme des objets quantitatifs. Elles ne le sont pas. Seules des démarches qualitatives, adaptées à chaque situation, permettront d’agir sur les mécanismes propres d’une violence source de territoires.