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La trame de L’énigme du retour [1], prix Médicis 2009, peut paraître bien banale. Un écrivain haïtien en exil à Montréal depuis plus de trente ans, alter ego de son créateur Dany Laferrière, apprend la mort de son père qui vivait à New York. Abandonnant subitement sa routine et son confort montréalais, il décide de retourner au pays natal. L’itinéraire que décrit le roman rappelle ainsi les intrigues de nombreux récits parus récemment en France et au Québec, et dont les figures centrales sont des parents absents ou perdus, des aïeux spectraux et des héritiers inquiets. Tropisme d’époque sans doute… Méditant sur son histoire intime, le personnage du roman contemporain n’en finit plus de retracer ses origines et de recomposer sa généalogie familiale, comme s’il lui fallait tenter de s’enraciner quelque part. Mais le sol se dérobe, l’arbre généalogique se défait et l’histoire ne cesse d’échapper à celui qui espérait en rapailler les épisodes épars.

Dès l’incipit de son roman, Laferrière témoigne de sa maîtrise exceptionnelle de l’art du récit. Oscillant entre les vers libres — inspirés du haïku — et la prose, il nous plonge dans les premiers moments d’un deuil, tout juste après l’« appel téléphonique fatal/que tout homme d’âge mûr/reçoit un jour » (13). Le réflexe du narrateur est de prendre la route « sans destination », de suivre le fleuve gelé jusqu’au bout, là où vit « un barbu plein de fureurs et de douceurs/au milieu d’une meute de chiens,/[qui] tente d’écrire le grand roman américain […]/le seul, aujourd’hui, qui sache/danser avec les fantômes, les fous et les morts » (17). Il s’arrête à Trois-Pistoles, mais ne trouve pas « le maître de maison » (18). Lors de ce premier voyage, il s’agit de traverser les étendues enneigées, d’y dessiner une boucle avant de revenir à Montréal pour se préparer au véritable départ. Perdu dans le blanc du paysage, le narrateur s’efface et se laisse envahir par les voix que lui transmet la radio et par les silences de la campagne. Ces moments voués à l’oubli de soi annoncent la suite d’un récit tissé de rencontres et de hasards. S’il commence à Montréal, le roman se termine à Baradères, le patelin du père. Encore une fois, l’auteur dessine une boucle, relie l’exil et le retour au point de les confondre : « Ce n’est plus l’hiver./Ce n’est plus l’été./Ce n’est plus le Nord./Ce n’est plus le Sud./La vie sphérique, enfin. » (285) Le temps est suspendu, comme en ces heures de fièvre que traverse le narrateur vers la fin de son récit. Sans commencement ni fin, sans origine ni destination, il ne cherche plus à s’inscrire en un lieu mais bien à se laisser envahir par l’instant, à se perdre « dans la gueule du temps » (286).

Je disais que l’intrigue de ce roman pouvait paraître bien banale. Ce n’est pas tant par son propos que le roman de Laferrière a su séduire la critique et le lectorat, mais plutôt par son ton, son rythme et sa modestie. Grave sans être tragique, méditatif sans sombrer dans la mélancolie et le regret, contemplatif surtout, Laferrière se tient bien loin du pathos et du cynisme. Il nous offre au contraire un livre dominé par l’empathie, assez serein, dans lequel la notion d’accompagnement acquiert une réelle importance. Accompagné, le narrateur l’est, par les spectres de ses aïeux, par ses proches, par les amis et les connaissances qu’il croise au hasard de son parcours, mais aussi par les écrivains qu’il a lus et médités. Jamais ses références ne semblent plaquées ou ostentatoires. Le narrateur n’a rien à faire de l’étalage du savoir, les livres qu’il cite sont bien plus des oeuvres amies avec lesquelles il s’est longtemps entretenu que des signes de son ample érudition. Le plus bel exemple d’accompagnement demeure la relation qu’il a nouée avec Le cahier d’un retour au pays natal de Césaire. Le livre l’accompagnait lors de son arrivée à Montréal. Vingt-trois ans plus tard, au moment de son retour en Haïti, il fait toujours partie de ses bagages. Vers la fin du roman, le narrateur le lègue à son neveu : « J’ai glissé dans la sacoche de mon neveu/le vieil exemplaire gondolé par la pluie/du Cahier d’un retour au pays natal./C’est avant de partir qu’on en a besoin. Pas au retour » (264).

Difficile de trouver une formule qui décrirait avec justesse la force et l’originalité de L’énigme du retour. Livre des secrets et des errances, récit de l’exil et de la quête des origines, comme on l’a trop souvent écrit au sujet de ce type de texte, ce roman autobiographique n’est pas nécessairement inclassable puisqu’il répond à de nombreuses appellations et catégories fort prisées par la critique contemporaine. Mais il n’est pas si facilement classable. Laferrière s’y révèle intimiste mais jamais impudique, refusant de donner dans la représentation narcissique de soi. En cela, il nous ramène à la conception de l’intimisme développée par Jacques Brault à la toute fin de son magnifique recueil d’« accompagnements » Au fond du jardin :

Nous avons sondé le coeur de l’intimité. Qu’avons-nous découvert ? Si peu de choses, et tellement hors de l’actualité, de ses décrets, de ses faveurs. Une certaine transparence, une fragilité certaine — et une naïveté que l’angoisse ne submerge pas tout à fait. Écrire en toute intimité, cela est si rare, et si précieux ; nous l’avons banalisé pour l’amoindrir, le déprécier […] Les intimistes, les vrais, qui ne cèdent pas d’un millimètre à l’intimidation, vivent pour l’ordinaire dans l’utopie et l’anarchie [2].

Laferrière, en effet, a écrit dans la transparence et la fragilité. Les leçons de sagesse ou de virtuosité, il les a laissées aux autres.

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Prix Robert-Cliche 2009, le roman Les murs [3] d’Olivia Tapiero relate le séjour d’une jeune femme suicidaire à l’hôpital psychiatrique. Écrit à la première personne, il se déroule dans un huis clos presque parfait. Rares sont les passages du roman qui se déroulent hors les murs de l’institution et, surtout, hors la conscience tourmentée de la narratrice. Il est sans doute bien injuste de commenter ce texte après avoir parlé de L’énigme du retour. Si les deux écrivains nous plongent dans l’intimité de leurs narrateurs respectifs, force est de constater que Tapiero n’a guère le talent, l’expérience et l’humilité de Laferrière. Je n’invoquerai pas le très jeune âge de l’auteure — dix-neuf ans — pour excuser les faiblesses de son premier roman. Oui, elle écrit correctement, elle a su structurer son intrigue autour des pensées intérieures de son personnage, elle l’a nourrie de fureur et de passion, mais elle n’a pas réussi, d’après moi, à cultiver une saine distance entre elle et son personnage, à privilégier les nuances et les demi-teintes qui confèrent sa profondeur et sa plurivocité au genre romanesque. Malgré la gravité de son propos, le roman de Tapiero demeure superficiel en ce qu’il trahit trop tôt ses intentions et donne même parfois dans un certain moralisme adolescent. Or nombreux sont les romans récents qui traitent de la négativité adolescente ou jeune adulte en contournant le piège du renversement radical, usé et simpliste. Je pense notamment à Vu d’ici [4] de Mathieu Arsenault et, bien sûr, au Ciel de Bay City [5] de Catherine Mavrikakis.

La narratrice des Murs est une révoltée. Elle a tenté pour une énième fois de se suicider, elle s’automutile, elle refuse de manger, elle a lu Sartre et Dostoïevski, elle s’oppose avec ferveur à l’Autre, avec un grand A, qu’il soit médecin, psychologue, parent ou ami. Dans son monde, il y a le chaud (tout ce qui réconforte : l’amour, la nourriture, le confort, les émotions) et le froid (tout ce qu’elle recherche : les lames des rasoirs, l’absence de sentiments, le squelette, surtout, qu’elle souhaite devenir). Au fil du récit, elle tente de résister au chaud par le froid, appelant la mort de ses voeux, cherchant à tout prix à disparaître, à s’effacer pour de bon. C’est qu’elle croit porter en elle un monstre infâme, miroir déformant de ses failles et de ses angoisses : « Ce corps, ce mur me cache, me coupe des autres comme je me coupe moi-même, il ne faut pas qu’ils puissent voir, qu’ils puissent même deviner le monstre grotesque au visage rouge et déformé, le monstre derrière le rideau. » (10) Les oppositions entre le chaud et le froid, la haine de l’Autre, la question de la monstruosité et la métaphore du spectacle théâtral traversent le roman, mais sans être développées et approfondies, ce qui donne lieu à des répétitions qui finissent par lasser le lecteur.

L’on comprend assez tôt que la narratrice a choisi de mourir, et qu’elle ne risque pas de revenir sur sa décision. L’originalité du roman repose d’ailleurs sur l’obstination de son héroïne. Jamais elle ne capitulera. En annulant ainsi toute chance de rédemption, l’auteure a su nous épargner le classique happy end qui clôt souvent les récits asilaires et autres histoires de cas. Mais, comment dire, l’originalité n’est pas toujours là où on croyait l’avoir mise. Elle loge le plus souvent ailleurs, comme en témoigne le roman de Laferrière. À force de métaphores, d’effets stylistiques peu maîtrisés et d’explications psychologiques superflues, Les murs s’essouffle et s’épuise, à l’image du « vent soupir[ant] comme une femme lasse qui veut faire savoir qu’elle s’ennuie » (96).

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On oublie parfois que la phrase « Dieu est dans les détails » est de Ludwig Mies van der Rohe qui soutenait ne rien laisser au hasard dans ses oeuvres architecturales. Destin [6] d’Olga Duhamel-Noyer pourrait bien se placer sous l’égide de cet aphorisme. Dans ce roman, les détails empruntent la forme de subtils rappels, d’effets d’écho, de fines remarques et confèrent à l’intrigue, apparemment hasardeuse, une rare cohérence. Il n’y a rien de surfait, de clinquant ou de trop écrit ici. Bien au contraire, le style est maîtrisé et la trame du récit, intimiste elle aussi, suit les mouvements et les hasards de la vie d’Olga, personnage principal et narratrice du roman. Destin, comme son titre l’indique, rassemble les événements contingents de son existence. Le roman commence en 1983 et s’ouvre sur le souvenir d’une séquence cinématographique. Dans la chambre d’un hôtel de Canterbury, la jeune Olga regarde un film qu’elle qualifie de « traversée de l’enfer » (10). Mais « [à] un moment, les deux héroïnes sont dans la maison, le gramophone fait entendre un air sur lequel elles dansent malgré la catastrophe de la guerre, leurs pas ont quelque chose de saccadé, et leurs lèvres vont se toucher longtemps » (10). Cette scène « a transformé [la] vie » de la narratrice (10).

Ce souvenir n’est guère anodin. Au sens littéral, il constitue une forme d’éveil à la sexualité — la narratrice découvrant qu’elle aimera les femmes. Au sens figuré, il renvoie aussi à la quête d’une forme d’apaisement, voire d’un moment de communion, qui rompra avec le rythme effréné, non pas de la « traversée de l’enfer », mais d’une existence où les êtres, les choses et les événements semblent parfois s’accumuler et se juxtaposer presque bêtement, sans composer une histoire véritable. Alors qu’elle est toujours dans la vingtaine, la narratrice raconte son immense fatigue à son ami Jean-Nicolas : « J’étais fatiguée par la vie, exténuée d’avoir vécu tant d’années tendue vers l’avenir et l’avenir n’était jamais advenu. Les jours me paraissaient mornes, les gens m’ennuyaient. » (32) C’est la fatigue qui s’empare d’elle, une lassitude née de l’attente d’un avenir improbable, plus que d’une quelconque tragédie. Il y aura bien sûr la rencontre, toujours différée, de Sonny qui rompra l’attente. D’abord entrevue à une fête, croisée plusieurs fois ensuite lors de séjours en France, le plus souvent fuyante et insaisissable, Sonny décide de venir à Montréal et y reste plus longtemps que prévu. Elle s’installe chez Olga, qu’elle rejoint parfois la nuit, puis elle fréquente Hischam, danseur des trois C, et futur père d’Hadrien.

S’il y a un événement marquant dans Destin, outre la rencontre de Sonny, c’est bien la naissance d’Hadrien puisqu’elle reconfigure progressivement le réel d’Olga et des siens. Hischam, Sonny et elle en viennent à former une drôle de famille dans laquelle les liens filiaux sont inversés :

Nous aussi nous étions une famille. Mais dans notre famille ce n’était pas les ancêtres qui distribuaient les noms. Les filiations ne partaient pas d’eux. Notre famille s’était agencée à partir d’Hadrien. À partir de lui, des liens invisibles avaient commencé à nous attacher les uns aux autres. Nous ressemblions aussi peu à une famille que les flocons, et pourtant, quelque chose dans leurs lignes rappelait irrémédiablement le concept abstrait de flocon, son fondement à partir duquel, éternellement, chaque flocon serait différent des autres.

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La famille s’est imposée à elle. Sans le vouloir, Olga et les siens ont procédé à rebours des conventions, non pour choquer leurs contemporains ou se faire les apôtres d’une morale de la vie juste, mais plutôt parce que le hasard l’a voulu ainsi. La trame du roman est en effet tissée de « lien[s] abstrait[s] » (41), de curieux effets de symétrie qui rattachent le passé au présent. Les chiffres, les signes, les âges, les rencontres se superposent et témoignent de l’existence de continuités discrètes entre les différentes époques d’une vie : « un ordre était respecté, un ordre secret et dépourvu de sens peut-être, mais un ordre quand même. Une ordonnance immuable » (41).

Comme le narrateur de L’énigme du retour, Olga s’intéresse surtout aux vies des autres, qu’elles soient tragiques comme celle de son parrain Alain, mort du sida à la fin des années 1980, ou ordinaires comme celle de ses grands-parents, qui vécurent une bonne partie de leur vie dans le Nord du Québec. Lorsqu’elle relate ces micro-histoires, la narratrice affiche une sorte de détachement, fort éloigné de l’indifférence ou du mépris. Elle semble plutôt fuir l’émotivité, le trop-plein de sentiments et les larmoiements qui accompagnent parfois les tragédies de l’intimité. Elle leur préfère la délicatesse et la discrétion.