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Dans une remarquable entrevue qu’il accordait à Jean-Marie Thomasseau en 2002, Valère Novarina insistait sur la nécessité vitale du théâtre comme remède pour notre époque. Se mesurant aujourd’hui aux artifices des sociétés médiatiques et convaincu que le souffle de l’acteur peut s’opposer radicalement à l’essoufflement de la pensée contemporaine, le dramaturge propose en retour une corporéité miraculeusement préservée par le jeu scénique. L’acte théâtral pourrait donc mener à l’évidement de l’histoire et à son repeuplement dans l’extériorité de la voix : « L’homme demande à être représenté dehors, mis hors de lui, représenté en danse et en autopsie. Encore une fois mis hors de lui, […] il faut le représenter à l’envers, ouvert, portant le langage, offrant devant lui son corps de langage [1]. » Ce défi, que l’auteur lance avant de disparaître dans la curieuse altérité qui l’habite et qui est la nôtre au moment où nous parlons, permet de refonder l’histoire à partir de son origine dans le dialogue et le jeu corporel des acteurs. Contrairement à ce que chacun peut croire au soir de la représentation, le théâtre illumine le temps. Il tient la durée à bout de bras comme si elle était une pure différence. Cette mise hors de soi par la lumière traverse une bonne part de la littérature contemporaine. Les trois ouvrages qui seront discutés dans cette chronique témoignent de la « force opératoire » (162) que Novarina attribue à la rencontre tripartite entre le livre, le corps et l’immanence de l’altérité théâtrale.

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Depuis sa Leçon d’anatomie en 1992 jusqu’à ses oeuvres les plus récentes, Larry Tremblay n’a cessé d’explorer sur scène et dans certains textes théoriques importants la pertinence absolue du théâtre en regard des multiples formes de représentation qui influent sur la vie quotidienne. Comment le théâtre pourrait-il être aujourd’hui une pratique désuète du spectacle, comme s’il était incapable de mobiliser un présent désormais voué à la fluidité des espaces virtuels, alors que tout dans le jeu des acteurs interroge notre inscription dans le réel ? Ainsi, Tremblay réaffirme la nécessité de la représentation théâtrale, non pas comme un pauvre avatar du récit, mais comme une sorte de flamboiement de la représentation. C’est sur le seul comédien que repose le miracle de l’incarnation du langage, le théâtre marquant de cette façon les limites de la pensée abstraite et des savoirs qui lui sont rattachés. Dans ce contexte, Le corps déjoué. Figures du théâtre de Larry Tremblay, sous la direction de Gilbert David, me paraît être un livre particulièrement important, non seulement parce qu’il met en lumière une oeuvre théâtrale assez peu commentée sur le plan critique, mais aussi parce qu’il souligne avec force un ensemble de « dramaturgies de la transfiguration » qui interpellent directement notre époque [2]. Issus d’un atelier sur le théâtre de Larry Tremblay, organisé à l’Espace GO de Montréal en mars 2007, les textes réunis dans cet ouvrage ne traitent que de deux oeuvres récentes de cet auteur : Le ventriloque (2001) et La hache (2006). Cette approche assez limitée d’un corpus considérable s’étendant sur plus de vingt ans de production aurait pu affaiblir la portée de l’ouvrage, mais tel n’est pas le cas, dans la mesure où les textes de Tremblay amènent inévitablement chacun des auteurs à envisager le personnage et son jeu comme des formes vitales et profondément incarnées. À la manière de Novarina, Tremblay voit le théâtre comme un renouvellement radical du dualisme corps-esprit et, au-delà de chacune des figurations particulières, comme une réappropriation de la matière expérimentale. Dans une postface qui fait suite aux diverses études de son oeuvre, Tremblay, citant assez souvent Gaston Bachelard, évoque la puissance de la voix humaine en tant qu’appel à l’organicité du réel : « L’énergie imageante se ramasse, contractée comme une force enroulée sur elle-même, et s’ancre dans un endroit précis du corps d’où elle irradie, propulsée par le texte et le contexte de l’action théâtrale » (134). Dès lors, la scène est appelée à « dérouter » tout effort de représentation psychologique. Elle ne fait appel qu’à la présence physique de l’acteur dont le corps en mouvement s’est métamorphosé en un langage suspendu dans l’espace.

La première moitié du volume, portant sur Le ventriloque, offre les perspectives les plus fortes sur le théâtre de Tremblay. Dans son texte d’ouverture, Hélène Jacques approfondit la notion même de ventriloquie, source de complexes emboîtements, de « présences en creux » (15) et de récits enchâssés. Jacques explore aussi les traces subtiles de la pensée romantique dans cette oeuvre où les êtres représentés sont souvent doués de voyance. Le personnage, tout comme l’acteur, est alors stimulé par la voix du « rhapsode, transporté par la fureur divine » (19). Dans une étude par ailleurs tout à fait remarquable, Thomas Dommange décrit également le désir chez le dramaturge d’atteindre le « lieu de fusion » entre la pensée abstraite et la matérialité du monde : « Dépasser le dualisme classique, construire un “corps harmonieux” soustrait à l’empire de la division, tel est je crois, pour Larry Tremblay, le rôle métaphysique du théâtre » (34). Toutefois, cette quête passe par l’anatomie du corps démembré, tel qu’il s’incarne dans le jeu de la scène. Tout est dans le geste décomposé par la lumière.

Or, ce sujet du démembrement est justement au coeur de La hache, pièce mise en scène par l’auteur au Théâtre de Quat’Sous à Montréal en 2006. D’un point de vue théorique, Hervé Guay consacre de belles pages à l’ambiguïté générique de cette oeuvre dramatique dont une version en récit avait paru en 1999 dans Piercing. La hache met en scène un événement peu vraisemblable : au lieu de lui remettre son devoir comme il doit le faire, un étudiant se rend un soir dans l’appartement de son professeur pour lui faire don d’une hache. Cet objet inattendu et menaçant deviendra dans l’analyse que propose Guay le symbole de la violente fracture qui frappe le sujet contemporain. C’est aussi ce que remarque Catherine Mavrikakis dans une invention facétieuse aux contours allégoriques. Dans la dernière partie de cet ouvrage, deux textes semblent se répondre, l’un de Tremblay lui-même sur la matière scénique et l’autre de Lucie Robert sur la notion d’auteur dans un théâtre désormais centré sur l’acteur. Dans son article, Lucie Robert décrit le dramaturge comme celui qui « entend la voix » de ses personnages et qui devient alors un « carrefour de paroles » (124).

Il n’est pas possible de résumer chacune des études qui composent ce livre d’une grande cohérence intellectuelle. Outre le compte rendu d’une table ronde où interviennent Larry Tremblay et certains de ses metteurs en scène, il faut aussi prendre note des articles d’Yves Jubinville, Jean-Pierre Ryngaert, Manon Boudier, Alain-Michel Rocheleau, Stéphanie Nutting et Nicolas Doutey. Ce qui ressort de la lecture de ces textes, c’est assurément l’intelligence exceptionnelle du dialogue que l’écriture de Tremblay entretient avec le théâtre lui-même.

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Robert Vigneault a donné à son dernier livre sur l’essai et la culture une forme dialoguée en deux actes, inspirée autant de Platon que des écrivains français de l’Ancien Régime [3]. Les deux personnages de ce petit théâtre (LUI et L’AUTRE) se sont souvent croisés dans les couloirs de l’université où ils enseignent. On les voit ici discuter longuement sur l’enseignement de l’essai littéraire au Québec, sur le flou méthodologique qui entraîne chroniqueurs et critiques à confondre essais, études, traités, dissertations et monographies, et sur la « vraie » littérature dont l’objectif serait d’« initier les étudiants et futurs citoyens à la culture par la formation du sens critique, du jugement, du discernement, du goût, et pas seulement de “compétences” formatées » (25). Dans leurs répliques complémentaires, les « deux » hommes s’en prennent aux humoristes, aux fabricants de talk-shows télévisés, aux tenants de la société de consommation, aux enseignants du cégep et à tous ceux qui, aujourd’hui, ne savent plus qui sont Charles Péguy, Georg Lukács, Albert Thibaudet, Pierre Vadeboncoeur et André Belleau. Si ces essayistes français et québécois privilégiés par Robert Vigneault sont de nos jours tombés dans une certaine obscurité, ce n’est pas tant le résultat d’un jugement négatif sur leurs oeuvres, pense-t-il, qu’une mise à l’écart de la forme essayistique elle-même.

Vigneault donne à cette aigreur profonde qu’il ressent devant ses contemporains une forme de théâtralité sur laquelle il faut s’interroger. À quoi sert un dialogue entre deux personnages qui, à mesure que nous avançons dans la suite des échanges, parlent d’une même voix ? Dans son avant-propos, l’auteur explique ce choix de la disputatio : il avoue sa réticence devant une « façon d’écrire, forcément systématique, toujours un peu corsetée » (ix) qu’il attribue à l’étude de type universitaire : « L’essai critique s’écrit de façon organique : il provient de l’intérieur, de l’intimité ; il n’est pas commandé de l’extérieur par une structure rationnelle, à la façon du travail savant. » (54, italiques de l’auteur) Si l’essayiste a choisi ici le dialogue théâtral, c’est pour créer des discordances et des « inflexions » particulières dans un discours qui lui semble figé. Au contraire, la joute théâtrale entre LUI et L’AUTRE donne l’impression de l’instantanéité. Elle permet — mais Vigneault n’en convient pas explicitement — une plus grande liberté polémique qui, construite dans son rapport avec une altérité fictive, paraît justifiée par la forme même du dialogue.

Il est difficile malheureusement de prendre appui sur les modèles avancés par Robert Vigneault et son double, car le dialogue s’élabore dans l’amertume. Il ne fait aucun doute, pourtant, que les pratiques essayistiques sont au coeur des savoirs actuels, puisqu’elles mettent en scène une véritable écologie du sujet face à un monde marqué par l’angoisse de sa disparition. Mais le renvoi à la tradition essayistique française (Péguy, Claudel, Du Bos, Thibaudet), s’il reste instructif sur le plan de la sensibilité au style, ne peut être vraiment utile en ce qui concerne les subjectivités fragiles qui hantent la littérature aujourd’hui. On s’attendrait à ce que la forme dialogique adoptée par Vigneault permette de nuancer et de fragmenter le propos, mais les deux personnages, intervenant de façon convergente dès le début du premier acte, finissent par confirmer un dogmatisme de plus en plus troublant. Cette dernière observation me semble assez importante. En effet, tel qu’il se donne à lire dans cet ouvrage, l’essayiste occupe une position centrale au sein de la culture, car il « rend manifeste une intelligibilité qui, sans lui, resterait enclose dans l’oeuvre » (60). Cependant, son rôle de garant de la tradition l’amène à rejeter dans l’erreur des pans entiers de la culture contemporaine, et c’est alors qu’il préfère se réconforter en relisant les phrases familières d’auteurs oubliés qui témoignent d’une éloquence perdue. Traversé par cette curieuse nostalgie, le petit théâtre inventé par Robert Vigneault perd alors beaucoup de sa force élocutoire.

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Enfin, dans une étude qui vient de paraître aux États-Unis, Elizabeth Dahab répertorie une quarantaine d’écrivains d’origine arabe au Québec et au Canada français [4]. Ces auteurs très divers forment selon elle un corpus distinct à l’intérieur des littératures plus « officielles » au Canada. Ils peuvent tous, de près ou de loin, être lus et compris sous l’angle d’un exil parfois réel, parfois psychologique dont témoignent abondamment leurs oeuvres. Le travail d’Elizabeth Dahab confirme l’intérêt soutenu que portent les chercheurs étrangers aux oeuvres québécoises et canadiennes-françaises issues de l’immigration.

L’originalité de cet ouvrage réside dans la mise en rapport de corpus généralement conçus comme distincts. C’est ainsi que l’auteur canadien-anglais d’origine égyptienne Saad Elkhadem et la romancière et dramaturge québécoise francophone Abla Farhoud, originaire du Liban, appartiennent tous deux, selon Dahab, au corpus unifié des oeuvres arabo-canadiennes. Cette perspective, bien qu’elle soit poussée ici aux limites du concevable, n’est pas sans intérêt, car elle permet de décentrer à l’extrême l’étude de ces écrivains. On y voit Naïm Kattan jouer un rôle considérable, telle une sorte de voix médiane entre deux espaces, lui qui s’est toujours senti très à l’aise de part et d’autre des frontières du Québec. Hédi Bouraoui, largement identifié à la littérature franco-ontarienne qu’il a souvent commentée, se trouve ici réinséré dans un tout autre répertoire. Bien que ces réalignements puissent comporter une valeur heuristique, il reste tout de même difficile d’admettre qu’un corpus arabo-canadien existe véritablement, étant donné les fortes divisions institutionnelles et linguistiques qui structurent les littératures au Canada.

Cela dit, Elizabeth Dahab a le mérite de faire apparaître certains points de convergence, notamment dans l’oeuvre d’Abla Farhoud. Dahab s’intéresse particulièrement au oeuvres théâtrales sur lesquelles elle a raison d’insister. Dans Les filles du 5-10-15¢ et dans Jeux de patience, Farhoud évoque les tensions intergénérationnelles qui nourrissent le sentiment d’exil. Dahab note que le personnage de Kaokab dans la première de ces deux pièces s’exprime dans un mélange d’arabe et de français. D’une certaine manière, la langue est encore une fois une mise hors de soi, l’inter-langue étant chez Farhoud le seul véritable lieu habitable pour l’immigrant. Cet état de séparation détermine l’identité de tous les personnages, qu’ils soient venus d’ailleurs ou qu’ils soient nés dans le pays d’accueil.

L’ouvrage de Dahab comprend également un chapitre sur le dramaturge Wajdi Mouawad dont les pièces, très rapidement traduites en anglais, semblent confirmer le caractère « trans-linguistique » du corpus arabo-canadien. Faisant appel aux nombreuses études consacrées au théâtre de Mouawad, notamment celles de Pierre L’Hérault et de Jane Moss, Dahab offre une analyse fort utile de la notion de promesse dans Littoral, Incendies et Forêts. Elle fait remarquer la présence incontournable du sacré dans ce théâtre où, pour chacun des personnages, le tragique résulte souvent d’une parole non tenue, d’un serment brisé. L’étude qui nous est proposée porte uniquement sur les textes publiés. Or, un regard sur les mises en scène — difficile à partir des États-Unis, j’en conviens — aurait sans doute montré le caractère réparateur de la voix et du geste chez Mouawad. Car c’est sur scène que l’exil peut être « déjoué ». Et c’est la matérialité de la parole mise en mouvement par l’acteur qui comble l’absence et résout, pour un temps, l’impasse du tragique exilaire. Bien qu’il comporte certaines erreurs de faits, surtout dans le chapitre d’introduction, ce livre d’Elizabeth Dahab nous amène à repenser les lieux d’appartenance où peuvent s’inscrire des oeuvres qui, loin d’être marginales, posent plus que toutes autres la question des filiations identitaires et littéraires.