Corps de l’article

Dans une économie ouverte avec des changements rapides et des sources d’invention et de production dispersées, les processus d’innovation de l’entreprise représentent unecapacité dynamique (Schreyögg et Kliesch-Eberl, 2007; Teece, 2007; Teece et al., 1997) source d’avantages concurrentiels durables. Cependant, la littérature en management del’innovation a rarement spécifiquement considéré le cas de l’entreprise familiale et notamment l’impact de la dimension familiale de la firme sur le processus de management del’innovation. Les rares travaux sur cette question proviennent du courant de l’entrepreneuriat et du courant des entreprises familiales. On distingue parmi ces travaux deuxapproches : (i) l’une met l’accent sur la gouvernance, la structure du capital et son impact sur l’innovation et la performance à travers la théorie de l’agence (Miller et LeBreton-Miller, 2005a; Schulze et al., 2001, 2003; Chrisman et al., 2005), (ii) l’autre insiste sur les caractéristiques conférant aux entreprises familiales un caractère spécifique(familiarisme[1]) source de différenciation et d’avantage compétitif durable au sens des théories des ressources(Gudmundson et al., 2003; Habbershon et Williams, 1999; Habbershon et al., 2003). Sont ainsi mises en avant la prise de risque, la culture, les valeurs, la vision de long terme, lanotion de stewardship, la cohésion comme autant de critères de spécificité des entreprises familiales.

Notre contribution relève de cette seconde approche. En effet, l’objectif de cet article est de s’interroger sur la manière dont la culture familiale participe aux choixstratégiques d’innovation. A cette fin, nous nous appuyons sur des données secondaires constituées de témoignages relatifs à l’innovation dans des firmes familiales pérennes maisaussi sur une étude de cas approfondie, plus à même de saisir, selon une approche ethnographique et inductive, « comment » les entreprises familiales innovent. L’approcheprivilégiée ici se démarque ainsi de la grande majorité des travaux (Gudmundson et al., 2003; Cassar et al., 2006; Zahra et al., 2004; 2005) qui mettent en évidence lesinteractions entre l’innovation et la dimension familiale en s’appuyant sur des méthodologies quantitatives à partir d’échantillons de grande taille.

Le cadre théorique retenu, et qui sera présenté dans un premier temps, part du constat de l’absence de la dimension familiale dans la littérature en management de l’innovation.Elle développe ensuite l’effet controversé du caractère familial des firmes sur leur capacité à innover au sein de la littérature portant sur les entreprises familiales. L’analysedes témoignages des dirigeants des entreprises familiales pérennes de l’échantillon retenu et les premières conclusions sont ensuite présentées, suivies enfin par l’étude de cas. Atravers l’analyse de l’étude de cas, la stratégie d’innovation sera discutée à la lumière des caractéristiques propres à la nature familiale de la firme.

Revue de la littérature et question de recherche

La littérature portant sur le management de l’innovation s’est intéressée à l’identification des facteurs favorables au développement d’une offre innovante et à son succès surle marché ainsi qu’aux obstacles qui peuvent expliquer les nombreux échecs dans le lancement des innovations. Avant de progresser plus avant, rappelons que, dans son acception laplus large, une offre est considérée comme innovante lorsqu’elle présente un changement en termes de technologie mobilisée, d’usage par le consommateur, de procédé de productionet/ou de modèle économique. Parmi les travaux portant sur l’innovation, certains ont cherché à lier la taille d’une firme à sa capacité à innover. A ce jour, il n’y a pas deconsensus sur cette question (Tsai et Wang, 2005). Certains trouvent dans la taille une source d’avantage car les grandes firmes peuvent s’appuyer sur la complémentarité entre laR&D et les autres fonctions indispensables pour innover comme le marketing ou la production (Cohen 1995). Elles peuvent également entretenir un portefeuille diversifié deprojets de R&D et sont plus aptes à absorber la connaissance développée en externe (Henderson et Cockburn, 2001).

A l’opposé, d’autres auteurs comme Hicks et Hedge (2005) montrent le rôle prépondérant joué par les petites firmes, par exemple dans le développement de nouvelles technologies.D’autres encore, comme Dougherty (1992) et Leonard-Barton (1992), montrent qu’au fur et à mesure que l’entreprise croît en taille, elle structure des routines et des compétencesqui deviennent un obstacle à l’innovation. Ainsi les grandes entreprises seraient plus aptes à développer des innovations incrémentales car il est très difficile de gérer lanécessaire profonde remise en cause des connaissances techniques et/ou commerciales de l’entreprise dans le cas des innovations radicales (Abernathy et Utterback, 1978). Hendersonet Clark (1990) montrent que la structuration des grandes firmes établies en divisions et fonctions rend difficile le développement de certaines innovations comme, par exemple, lesinnovations architecturales qui nécessitent une remise en cause des connaissances inscrites dans l’organisation. Christensen (1998) met en évidence que les entreprises établies nepeuvent développer des innovations de rupture que dans le cadre de « spin off » qui permettent de protéger le développement des innovations des routines organisationnelles de lafirme.

Certains travaux ont mis en évidence la supériorité de la forme projet pour développer des offres innovantes (Clark et Wheelwright, 1992; Midler, 1993). D’autres ont montré leslimites de cette forme pour innover durablement et de manière radicale et ont proposé la mise en place d’un pilotage couplé des projets et des connaissances pour un management del’innovation générant un flux continu d’offres innovantes (Ben Mahmoud-Jouini, 2004).

Ainsi la littérature portant sur le management de l’innovation considère davantage l’organisation et ses déterminants que la structure de la gouvernance ou toutes autrescaractéristiques liées à la dimension familiale des firmes. La spécificité familiale est plutôt abordée par la littérature en entrepreneuriat familial.

La définition retenue ici pour caractériser une entreprise familiale est celle de Chua et al. (1999) : “We define family business as a businessgoverned and/or managed on a sustainable, potentially cross-generational, basis to shape and perhaps pursue the formal or implicit vision of the business held by members of thesame family or a small number of families”.

Cette définition a le mérite de mettre l’accent sur la finalité du management comme essence de l’entreprise familiale (Chua et al., 1999) au lieu des critères plus usuels maisréducteurs comme le pourcentage de participation au contrôle ou à la direction. Elle met aussi l’accent sur la recherche de pérennité comme critère de définition et de délimitationde la nature familiale d’une firme. Nous considérerons donc, tant sur le plan théorique qu’empirique, uniquement les entreprises familiales répondant à un critère de pérennitéavérée ou souhaitée, dans la mesure où cette dernière conditionne la prise de risque, l’horizon stratégique, les valeurs influençant à leur tour les processus d’innovation (Milleret Le Breton-Miller, 2005b).

Dans la mouvance des travaux de Chua et al. (1999), plusieurs auteurs se sont interrogés sur l’impact de la culture et des ressources caractéristiques des entreprisesfamiliales comme catalyseur de l’avantage compétitif de ces firmes.

Familiarisme : l’apport de la théorie des ressources

La théorie des ressources et ses prolongements comme celui des dynamic capabilities, a été opportunément exploité pour expliquer laformation de family based capabilities distinctives générant des avantages compétitifs sources de rentes et de création de valeurintergénérationnelle (Habbershon et al., 2003). La spécificité familiale a été synthétisée par Habbershon et Williams (1999) à travers le concept de familiness « Familiness is defined as the unique bundle of resources a particular firm has because of the systems interaction between the family, itsindividual members and the business » (p. 11) traduit par familiarisme par Arrègle et al. (2004) « au double sens de ce qui est propre à une famille mais aussiau sens commun de ce qui semble familier et proche en termes sociaux et cognitifs » (p. 16).

L’entreprise familiale est ainsi vue comme un système composé : (i) d’un sous-système familial composé de l’histoire, des traditions, du cycle de vie familial, (ii) d’unsous-système entreprise comprenant les stratégies et les structures mises en place pour créer de la valeur et (iii) d’un sous-système composé d’individus, membres de la famillecaractérisés par leurs centres d’intérêt, leur aptitudes et leur degré de participation dans le processus de contrôle et de direction (Habbershon et al., 2003). L’interactionde ces trois sous-systèmes famille-entreprise-individus est ainsi au coeur de la construction d’une spécificité familiale, permettant de développer des capacitésidiosyncratiques, source de différenciation et d’avantage compétitif durable (Habbershon et Williams, 1999; Habbershon et al., 2003; Chrisman et al., 2005; Tokarczyk et al.,2007; Kellermanns, 2005; Sharma et Manikutty, 2005). Le point de vue de la théorie des ressources permet par exemple de montrer comment la culture participative et la confiancepeuvent induire une meilleure implication des membres d’une entreprise conduisant à la constitution d’avantages compétitifs durables. D’autres travaux montrent que certainesressources des entreprises familiales sont difficiles à imiter car imbriquées dans des relations sociales complexes comme les relations entre membres d’une même famille parexemple. Enfin les entreprises familiales sont caractérisées par une vision de la coalition familiale dominante axée sur le désir de pérenniser l’entreprise par delà lesgénérations. Ainsi, c’est aussi la vision de long terme de la coalition familiale qui les conduit à développer une différenciation familiale source de création de valeur surplusieurs générations (Chua et al., 1999; Habbershon et Pistrui, 2002; Habbershon et al., 2003; Chrisman et al., 2005). Dans la même veine, Hoffman et al. (2006) mettent enévidence l’existence d’un capital familial caractérisé par des liens plus forts, plus intenses et plus durables que ceux caractérisant une entreprise non familiale. Cettespécificité du capital familial est perçue comme une ressource rare, difficilement imitable et faiblement substituable. A ce titre, elle constitue une barrière à l’entréefavorisant le développement d’un avantage compétitif durable au sein d’un secteur donné. En plus d’être une source de différenciation, au sens des premières théories desressources (Wernerfelt, 1984, Barney, 1991, 2001), il semble que ce concept de familiarisme permet également de comprendre comment une entreprise génère le renouvellement de sabase de ressources dans la durée (Teece et al., 1997; Eisenhardt et Martin, 2000; Winter, 2003). Ce courant des capacités dynamiquess’intéresse à la manière dont les managers « intègrent construisent et reconfigurent des compétences internes et externes afin de faire face à desenvironnements changeants » (Teece et al, 1997). Une capacité est définie comme la possibilité pour une firme de résoudre des problèmes grâce à des combinaisonscomplexes de réflexions et d’actions qui doivent rester stables et fiables dans le temps. Cette dimension temporelle est primordiale pour qualifier une procédure de résolutionde problème comme étant une capacité dynamique. « A set of problem-solving activities is not called a capability unless it has proved to besuccessful across various situations and organizations are able to reproduce it » (Schreyögg et Kliesch-Eberl, 2007, p. 915). Par conséquent, une capacitédynamique est le résultat d’un processus d’apprentissage lui donnant sa singularité. La notion de capacité dynamique repose sur un paradoxe apparent : celui de présenter uncaractère fiable et stable dans le temps face à un environnement changeant. On retrouve bien ici la difficulté dans la recherche de pérennité : celle de devoir à la foischanger et faire face au changement tout en restant soi-même.

Culture et innovation

Contrairement aux idées reçues selon lesquelles les entreprises familiales seraient peu flexibles, résistantes aux changements et attachées aux traditions, un certainnombre d’études ont mis l’accent sur le lien entre une culture spécifiquement familiale et l’innovation. Nous retiendrons la définition de Hall et al. (2001) de la cultureselon laquelle : « La culture dominante d’une entreprise familiale est la résultante de croyances, de valeurs, et d’objectifs qui trouvent leurorigine dans la famille, son histoire et ses relations sociales ». Gudmundson et al. (2003) montrent par exemple que les entreprises familiales développent etmettent en oeuvre un nombre plus élevé d’idées nouvelles. Ces auteurs suggèrent ainsi que les caractéristiques organisationnelles des entreprises familiales sont plus propicesà l’innovation que celles des entreprises non familiales. La transmission des valeurs d’une génération à une autre génère des caractéristiques culturelles relativement stablesau sein de l’entreprise familiale. Or cette stabilité permet paradoxalement de promouvoir la flexibilité des firmes familiales (Hatum et Pettigrew, 2004). En effet, lesinvariants composés des valeurs et des variables culturelles propres à la famille jouent le rôle de filtres conduisant à orienter/modeler les décisions stratégiques sourced’adaptation et/ou de pro-action (Mignon, 2001).

Une culture forte, ouverte, fondée sur des valeurs partagées d’une génération à une autre semble donc être un catalyseur d’innovations. Ces valeurs fortes puisent souventdans une éthique personnelle des dirigeants marquée par le dévouement, la responsabilité, la capacité de travail et le sens de la réussite (Macombe, 2003). Plusieurs travauxconfirment le rôle central des valeurs : Collins et Porras (1994) perçoivent ces valeurs comme le noyau dur des éléments de permanence caractérisant une firme pérenne. Milleret Le Breton-Miller (2005b) dans le cadre d’une étude portant sur 22 entreprises familiales pérennes font état de quatre priorités communes aux entreprises familiales quidurent : la continuité, la communauté (partage de valeurs communes), la connexion au sein d’un réseau de clients et fournisseurs et le commandement. Les entreprises innovantesseraient caractérisées par une prégnance de valeurs communes associée à une direction d’entreprise forte, axée sur une dynamique d’insertion/construction de leur environnement.L’importance des valeurs propres aux entreprises pérennes trouve un écho indépendant du contexte national dans lequel se situent les entreprises : Koiranen (2002), en sepenchant sur un échantillon d’entreprises finlandaises pérennes, met en évidence l’honnêteté, la crédibilité, le respect des règles, la qualité et l’importance du travail commecaractéristique forte des entreprises qui durent. Ces valeurs sont le résultat d’un processus historique au cours duquel elles font l’objet d’une acceptation progressive etd’une intériorisation par les membres de l’entreprise. La durabilité semble ainsi acquise grâce à un équilibre entre innovations, traditions, et une vision à long terme desdirigeants (Koiranen, 2002; Mignon, 2001; 2009). Cette intériorisation des « normes familiales » caractérisées par un même système de croyances, une même façon de donner dusens à une expérience commune, a plusieurs conséquences : elles conduisent au développement d’un ensemble d’obligations et d’attentes réciproques, elles dissuadent deséventuels écarts de conduite, elles sont à l’origine d’une normalisation des comportements et d’une coordination fondée sur la confiance. Ces liens serrés du réseau familialconstituent une des dimensions fondamentales du capital familial (Hoffman et al., 2006), source d’avantages distinctifs sur un marché.

Structure familiale, prise de risque et activités entrepreneuriales

L’impact de la structure familiale sur la prise de risque est développé à travers la théorie de l’agence. Le point de vue traditionnel est que la concordance d’intérêtentre actionnaires et managers semble plus naturelle au sein d’entreprises familiales (dirigées par un membre de la famille) ce qui minimise les coûts d’agence. Chrisman et al.(2005) démontrent d’ailleurs, sur un échantillon de 1141 entreprises, des coûts d’agence moins élevés pour les entreprises familiales. Les dirigeants-propriétaires desentreprises familiales seraient animés par un certain sens de l’altruisme, une vision collective et de long terme : stewardship (Daviset al., 1997; Greenwood, 2003; Miller et Le Breton-Miller, 2005b) les conduisant à des choix spécifiques en termes d’innovations. Néanmoins, plusieurs dysfonctionnementspeuvent venir complexifier la relation actionnaires/dirigeants (Schulze et al., 2001; 2003) : myopie (manque de vision sur l’impact à long terme), incapacité à s’affirmervis-à-vis de sa famille, népotisme, juxtaposition d’objectifs multiples (économiques et non économiques)…

La littérature sur les entreprises familiales met donc en exergue le caractère ambivalent d’une structure de propriété familiale sur le développement d’activitésentrepreneuriales. D’une part, une structure de propriété familiale offre une continuité et un horizon de long terme, une moindre dépendance vis-à-vis de l’environnement,encourageant le développement de nouvelles activités et de nouvelles technologies. D’autre part, certaines entreprises familiales peuvent devenir résistantes au changement,privilégier les routines ayant conduit aux succès passés et réprimer les expressions et points de vues divergents de celui du groupe familial majoritaire. Parmi les travaux lesplus récents, ceux de Naldi et al. (2007) et Zahra (2005) sont illustratifs de cette divergence. Pour les premiers, les entreprises familiales prennent significativement moinsde risques que les entreprises non familiales. Ceci s’explique essentiellement par la peur de mettre en péril la pérennité de l’entreprise et de porter atteinte à la richessedes générations futures. Selon les auteurs, ce résultat peut s’expliquer par le fait que la prise de risque dans les entreprises familiales ne s’appuierait pas sur desprocédures aussi formelles et systématiques que dans les entreprises non familiales. Pour Zahra (2005), au contraire, l’implication familiale dans la gestion de l’entreprise(source de diversité et d’apport de nouvelles expériences) et le contrôle familial influe positivement sur la prise de risque. Ainsi, l’horizon stratégique de long terme et lalongévité des structures de contrôle/direction des entreprises familiales les autorisent à dédier les ressources nécessaires à l’innovation et l’évolution del’organisation.

Globalement, on peut classer les travaux liant les caractéristiques familiales des entreprises et l’innovation de la façon suivante :

Un premier ensemble de travaux défend l’idée selon laquelle les entreprises familiales sont plus créatives, proactives et innovantes que les non-familiales (Ward, 1997;Zahra, 2005).

Un deuxième ensemble de travaux avance que les entreprises familiales sont caractérisées par une inertie et/ou une aversion au risque, conduisant à des processusd’innovation moins soutenus que les entreprises non-familiales (Naldi et al., 2007; Schulze et al., 2001, 2003).

Un troisième ensemble de travaux montre que les entreprises familiales sont caractérisées par une culture spécifique conduisant à une prise de risque plus mesurée et donc àdes innovations plus prudentes que les entreprises non familiales (Zahra et al., 2004; Carney, 2005). Ces travaux s’intéressent particulièrement à l’impact du capital familialau sens de la théorie des ressources sur la création d’un avantage compétitif durable (Habbershon et al., 2003; Tokarczyk et al., 2007)

Notre recherche relève de la troisième catégorie. En prolongeant les travaux de Zahra et al. (2004) et de Carney (2005) la question posée est la suivante : Comment lesentreprises familiales développent-elles une culture de prise de risque entrepreneurial calculé conduisant à des innovations spécifiques ?

Tout en se situant dans le prolongement du courant de la théorie des ressources et des capacités dynamiques, et dans la lignée des études considérant la spécificité de laprise de risque dans les entreprises familiales, notre recherche s’en démarque de deux façons. D’une part, parce que les travaux sur les entreprises familiales mobilisant lathéorie des ressources s’intéressent à la manière dont la culture familiale génère un avantage compétitif mais non spécifiquement à la manière dont cette dernière génère desinnovations. D’autre part, parce que les travaux considérant la prise de risque des entreprises familiales adoptent généralement des méthodes quantitatives qui ne permettentpas d’éclairer le processus par lequel l’innovation opère.

Méthodologie

Nous avons opté pour une analyse de données secondaires, suivie d’une analyse approfondie d’un cas d’entreprise familiale ayant adopté une stratégie d’innovation. Les donnéessecondaires et le cas seront présentés dans les sections suivantes.

Le raisonnement suivi relève ainsi d’une démarche abductive qui est un exercice d’interprétation consistant à tirer de l’observation des conjectures qu’il convient ensuite detester et de discuter (David, 2000). Cet exercice repose ainsi sur deux piliers : l’observation et une règle implicite à partir de laquelle les conjectures sont inférées. SelonDavid (2000) « il faut considérer comme résultat scientifique des conjectures obtenues par abduction à la double condition que certaines règles soient respectées, et quel’abduction ne soit pas évidente a priori, soit parce que le matériau empirique n’existait pas soit parce que l’abduction suppose une réelle innovation théorique ouparadigmatique » (p. 87). Dans notre cas, le matériau empirique est composé de deux sources : l’une froide (donc déjà existante) l’autre est une étude de cas établie pour larecherche. Enfin, la règle sur laquelle nous nous fondons pour interpréter les données ainsi recueillies (observées) est le résultat de notre cadrage théorique. En effet, le cadrethéorique présenté ci-dessus permet de générer des intuitions et faire émerger des idées qui guideront en quelque sorte la démarche d’analyse des données (froides et chaudes)puisque comme l’écrit David (2000) « c’est une théorie qui définit ce qui est observable » (p.87).

Ainsi, les premières données sont secondaires ou « froides » (Girin, 1990). Il s’agit, à partir d’une analyse de verbatim recueilli sur le site internet d’une associationregroupant des entreprises pérennes, d’identifier des catégories ou des tendances émergentes relatives au management de l’innovation dans ces entreprises (Strauss et Corbin, 1998).En effet, ces entreprises pérennes sont des entreprises performantes qui maintiennent leur caractère familial depuis plusieurs générations.

Les secondes données correspondent à une étude de cas qui est la méthode la plus appropriée aux recherches poursuivant la compréhension du « comment » (Eisenhardt, 1989;Eisenhardt et al., 2007; Siggelkow, 2007). En effet, rappelons que l’objectif de cette recherche n’est pas de montrer « pourquoi les entreprises familiales sont plus/ou moinsprudentes que les autres ?» mais bien de comprendre « comment se prennent les choix stratégiques d’innovation d’une entreprise familiale ? ». Ainsi, en prenant appui sur lesstratégies d’innovation, le but est d’explorer comment les ressource tacites et inimitables (au sens de la théorie des ressources) de l’entreprise familiale étudiée modèlerait ledéroulement de l’ensemble du processus d’innovation et participerait au développement d’un avantage compétitif. Le choix de l’entreprise reposant sur la volonté d’analyserl’innovation dans une entreprise familiale, a obéit à deux critères : une entreprise opérant dans un secteur pour lequel l’innovation est l’un des principaux facteurs de succès, àsavoir les télécommunications, et qui de plus est performante dans ce secteur. Cette entreprise en particulier est souvent citée dans l’actualité de l’entrepreneuriat familialfrançais car elle s’est distinguée, d’une part, par l’entrée dans un secteur relativement éloigné de son coeur de métier d’origine et d’autre part, par des choix stratégiquesoriginaux qui se sont avérés pertinents. L’accès des chercheurs à cette entreprise a été facilité par les liens qu’entretenait l’un d’entre eux avec cette entreprise dans le cadrede recherches antérieures mais cependant très éloignées de l’objet de la recherche présentée ici. Pour cette étude de cas, des données de deux types ont été réunis :

  • Des données portant sur des décisions d’innovation passées comme le lancement d’un service relativement différent des services poursuivis par les autres entreprisesconcurrentes du même secteur au même moment. Pour cela, des documents relatifs à ces décisions ont été recueillis et des entretiens ont été menés par les chercheurs auprèsde la Direction Générale et des principaux acteurs de ces décisions. Il est important de signaler que la fidélité des acteurs à cette entreprise, comme c’est souvent le casdans les entreprises familiales, a permis de retrouver aisément ces personnes. En revanche, le biais relatif à l’analyse a posteriori de décisions passées, même s’il est enpartie neutralisé par la triangulation notamment à l’aide des documents recueillis, persiste. Ces entretiens ont eu lieu pendant les mois de mai et de juin 2005 et ontnotamment permis de négocier l’accès au terrain qui a rendu possible l’observation des décisions en temps réel qui a eu lieu entre les mois de septembre 2005 et juin 2006et qui constitue le second type de données exposées ci dessous.

  • Des données portant sur des décisions en temps réel comme le développement d’un projet d’une offre innovante. Ces données ont été de deux sortes : des entretiens menéspar les chercheurs auprès des principaux acteurs de ce projet et de l’observation participative d’étudiants encadrés par les chercheurs et qui a contribué grandement àcomprendre et situer les décisions prises dans le cadre du projet. En effet, la forte implication de l’un des chercheurs dans un programme de master en innovation qui secaractérise par une immersion importante des élèves sur un terrain et un encadrement académique étroit, a permis de bénéficier d’assistants de recherche qui ont été choisispour leur capacité, compte tenu de leur formation initiale à participer au projet et donc à recueillir des données de première main. En effet, l’un des élèves avait uneformation d’ingénieur en télécommunications – secteur de l’entreprise – et l’autre une formation de management. Ce qui a permis aux élèves de participer à différents voletsdu projet comme le volet technologique et celui des modèles économiques de l’offre développée, et aux chercheurs d’avoir les différents points de vue échangés lors desréunions projets. Les élèves étaient présents à temps partiel sur le terrain de septembre 2005 à juin 2006. Les chercheurs échangeaient avec les élèves 2 à 3 heures unefois toutes les deux semaines. Parallèlement, des réunions trimestrielles ont été organisées impliquant les chercheurs et les principaux membres du projet dansl’entreprise.

Ainsi, le design de la recherche a consisté à réunir les conditions optimales pour le recueil de données riches à même d’éclairer la question de recherche. En conclusion,indépendamment de l’encadrement des élèves qui a fournit le contexte permettant de comprendre et de situer les décisions, dix-neuf entretiens semi-directifs d’une durée d’environ2 h et dont la liste figure dans le tableau N°1 ont été menés au cours de la recherche. Les entretiens étaient menés à plusieurs ce qui permettait une prise de note riche et laplus complète possible. Les analyses intermédiaires ont été présentées dans le cadre de séminaires de recherche internes au centre de recherche auquel appartient l’un deschercheurs, contribuant ainsi à la validité externe au sens de Girin (1990). La validité interne était obtenue par la présentation des analyses intermédiaires lors des réunionstrimestrielles aux membres du projet et pendant les deux entretiens avec le Vice Président.

Tableau 1

Entretiens menés au cours de la période d’observation

Entretiens menés au cours de la période d’observation

-> Voir la liste des tableaux

Une analyse de données secondaires auprès d’un échantillon d’entreprises familiales pérennes

L’échantillon retenu est celui des Hénokiens qui est une association d’entreprises familiales bi-centenaires (www.henokiens.com) pour lesquelles la perpétuation dessavoir-faire ancestraux est une valeur importante. A travers ces exemples singuliers, nous tentons de répondre aux questions suivantes : Comment ces valeurs de traditioninfluent-elles sur la prise de risque ? Conduisent-elles à une certaine prudence ? Sont-elles favorables à l’innovation ou constituent-elles un frein ?

Ces entreprises sont, depuis plus de deux cents ans, contrôlées et dirigées par la famille à l’origine de leur création. Ce point commun recouvre néanmoins une diversité desituations. A titre d’exemple, dans l’entreprise Amarelli, la famille a la charge de la direction stratégique de l’entreprise et plus globalement huit membres de la familleparticipent au management. Chez Freiherr von Poshinger, M. Stephan Freiherr Poschinger est l’unique membre de la fratrie à être impliqué dans l’entreprise. Chez la familleMellerio, une trentaine d’actionnaires familiaux travaillent dans l’entreprise détenue à 100 % par la famille. Les domaines d’activités des entreprises étudiées sont également trèsvariés : production de réglisse, verrerie, porcelaine, joaillerie et orfèvrerie, textile, production de cuivre, cuir, caoutchouc et matières plastiques, visserie-boulonnerie,fabrication de fixations, d’hameçons, d’électrodes, viticulture, foudrerie-tonnellerie, etc…

Les réponses à la question suivante : « est-ce que les valeurs de traditions qui guident l’entreprise constituent un atout en matière de recherche et d’innovation ? [2] » ont fait l’objet d’une étude de contenu. L’analyse du verbatim permet, parmi la quinzaine d’entreprises de cet échantillon,d’identifier deux catégories de liens entre tradition et innovation : pour l’une le maintien des valeurs traditionnelles est un moteur d’innovation, alors que pour l’autre latradition est un garde-fou d’une prise de risque démesurée.

Seule une entreprise de l’échantillon (Mario Boselli) considère que le respect des traditions est indépendant de la nécessité de changer pour perdurer : « Je dois dire que jene pense pas que les valeurs traditionnelles constituent un atout en matière de recherche et d’innovation. Je ne crois pas qu’il puisse exister de lien entre les valeurs del’entreprise familiale et de plus grandes capacités à générer de la recherche et de l’innovation » explique son dirigeant.

Les extraits d’entretiens des Hénokiens ayant perçu un lien entre tradition et innovation sont repris dans le tableau suivant sous la forme de verbatim correspondant à laréponse à la question « Est-ce que les valeurs de traditions qui guident l’entreprise constituent un atout en matière de recherche et d’innovation ? ».

-> Voir la liste des figures

Tout d’abord, il est à noter que cette tradition se reflète dans l’expérience accumulée, les savoir-faire, la culture et l’identité de l’entreprise. Que cette tradition soitmoteur ou garde-fou de l’innovation, elle produit dans tous les cas, une certaine prudence. En effet, la volonté et la responsabilité de garder le contrôle d’une génération àl’autre (pendant plus de 14 générations pour certains) conduit les dirigeants à ne pas mettre en oeuvre des projets hasardeux pouvant mettre en péril la richesse de leursdescendants. Comme l’explique une des dirigeantes de l’entreprise Crespi : « Dans notre famille, la transmission de l’entreprise passe avant tout parla notion de responsabilité et par la volonté de générer de la valeur pour son avenir, une valeur qu’il sera possible de transmettre à ceux qui suivront. » Cetteprudence se manifeste par une prise de risque modérée : « l’entrepreneur, pour avoir du succès et développer l’entreprise, doit conjuguer audace etoptimisme. Mais pour ne pas perdre le contrôle de l’entreprise, les risques qu’il prend doivent être « modérés » et « supportables » » (Entreprise Mario Bosselli).Le dirigeant de la Baronnie de Coussergue ajoute qu’il faut « surtout limiter les risques au maximum, ne pas se lancer dans des entrepriseshasardeuses qui mettraient en péril notre compte d’exploitation qui dépend lui-même d’un très grand nombre de facteurs que nous ne maîtrisons pas ou peu. ». Enfin,selon P. Amarelli « l’enjeu pour tout créateur d’entreprise est de faire preuve de créativité et de fantaisie sans jamais aller au-delà de ce qui estraisonnable….de toujours envisager l’avenir en s’inspirant du passé ». En effet, toute erreur génère non seulement une perte de richesse mais peut aussi dégraderdurablement l’image de l’entreprise. « On ne peut pas se permettre de faire n’importe quoi au risque de brader notre image » (Baronnie deCoussergue). Par voie de conséquence, les décisions stratégiques prises sont en accord avec l’esprit de famille, attestant un lien revendiqué entre contrôle familial, prise derisque et innovations (Naldi et al., 2007; Miller et Le Breton, 2005). « La vision de l’entreprise sur le moyen et long terme est liée à des valeursen cohérence avec les choix de la famille » (Mario Boselli).

Cependant, la recherche de pérennité n’est pas synonyme d’immobilisme. « Nous devons comprendre et anticiper les besoins du marché avant qu’ilsn’évoluent » (Garbellotto). Toutes les entreprises de l’échantillon ont intégré le fait que l’évolution générée par l’innovation était vitale pour le développementde l’entreprise. « Le plus grand risque c’est d’avoir l’audace de prétendre que notre histoire et notre tradition constituent la garantiedenotre succès» (Barovier et Toso), « S’adapter aux temps qui changent est une obligation pour une entreprisehistorique » (Crespi).

La problématique à gérer est celle de l’équilibre à trouver entre tradition et renouvellement. Elle s’exprime par le constat suivant: « Avoir encharge la marque d’orfèvrerie la plus ancienne au monde implique une recherche permanente en matière d’innovation technologique » (Torrini). Elle tient à lacohérence entre « modernité et tradition au service du client » (Barovier et Toso). La pérennité du groupe Möller s’explique selon sondirigeant par « des efforts réguliers en matière d’innovation, et donc de développement de nouveaux produits, de matériaux et de méthodes, conjugués àune culture d’entreprise extrêmement présente ». Cette recherche d’équilibre se retrouve ainsi chez chaque entreprise de l’échantillon. Ces dernières sont à la foisconscientes de la nécessité d’évoluer mais aussi du poids de leur histoire porteuse d’un savoir-faire et d’une expérience accumulée « Nous nousconcentrons sur nos points forts, à savoir l’excellent savoir-faire de nos employés qui se retrouve dans nos productions. Mon fils et moi-même sommes bien conscients de ce quenos ancêtres ont accompli » (Freiherr von Poschinger). Le Président de VMC synthétise parfaitement le poids du passé et de la famille dans le processus de changementlorsqu’il avance « Ce ne sont pas, les systèmes sophistiqués qui permettent de prendre les décisions les plus efficaces : c’est le sens du passé et, àtravers ce passé, une certaine vision du futur. Une société familiale doit savoir faire face au changement et son passé l’aide à distinguer entre les aspects permanents et ceuxqui ne sont que conjoncturels. L’histoire de notre famille et de notre entreprise est mon outil de diagnostic ! ».

Une fois ce caractère de prudence et cette recherche d’arbitrage entre stabilité et renouvellement mis en avant, nous avons choisi d’étudier de manière approfondie des choixstratégiques en matière d’innovation dans une entreprise familiale pérenne mais cependant plus jeune que celles de l’échantillon retenu et opérant dans un secteur plus volatil,celui des télécommunications.

Stratégies d’innovation d’une entreprise familiale pérenne : Une étude de cas

A partir d’une étude de cas approfondie, nous tenterons d’analyser la spécificité des comportements d’innovation au sein d’une entreprise familiale cherchant ainsi à préciserles premières conclusions résultant de l’étude des Hénokiens.

Présentation du cas

Bouygues Telecom(ByTel) est une société de 7000 personnes, filiale à 83 % du groupe Bouygues qui possède entre autres Bouygues Construction (leader en France et parmi lespremiers constructeurs dans le monde) et TF1 (première chaîne de télévision privée française). En 1996, ce groupe familial fondé en 1952 s’est porté acquéreur d’une licence detéléphonie mobile et est devenu par la création de ByTel le 3ème opérateur-distributeur de téléphonie mobile français après Orange et SFR (les deux plus gros opérateurs). Lesparts de marché de ces trois acteurs ont peu varié en 10 ans plaçant toujours ByTel depuis sa création à la troisième position (17 % des parts de marché et 19.7 % en valeur en2006).

Dans le cadre de cette étude de cas, seront examinés trois projets emblématiques de la stratégie d’innovation du groupe : une décision de non investissement (dans leslicences UMTS) et deux décisions d’investissement distantes de 4 ans : le lancement de l’I-mode en 2002 et le projet du « sans contact mobile » développé en 2006. Nous nousattacherons à analyser ces trois décisions d’innovation en cherchant à comprendre comment les caractéristiques familiales impactent le processus de prise de décision relatifaux lancements des innovations.

L’influence familiale sur l’innovation

Les caractéristiques familiales d’une firme sont souvent difficiles à cerner dans les discours car les éléments relatifs à la culture et aux valeurs de l’entreprise sontpar essence très intériorisés et tacites et donc peu mis en avant parmi les facteurs explicatifs d’une stratégie. « It is expected that familyinteraction (as a quality), like blinking or breathing, has become so ingrained in respondents that it is no longer recognized as being novel or distinct and, consequently,is difficult to speak about or describe in specific forms » (Tokarczyk et al., 2007). Tout en reconnaissant cette limite, trois caractéristiques peuventcependant, selon nous, être mises en avant à partir de l’analyse des données de ce cas.

Un contrôle et une direction familiale marqués par un souhait de pérenniser l’entreprise

En 2007, 55 ans après sa fondation par Francis Bouygues, l’entreprise est toujours contrôlée et dirigée par sa famille puisque le fils Martin Bouygues en est le PDGdepuis 1989 et qu’il en détient via la holding familiale SCDM la majorité relative des droits de vote. La culture familiale semble initialement de type « autoritaire » ausens de Sharma et Manikutty (2005). Celle-ci se caractérise par la désignation précoce d’un successeur bénéficiant d’un traitement de faveur vis-à-vis des autres héritierset marqué par une immersion précoce dans l’entreprise afin d’en connaître les rouages et d’y acquérir toute l’expérience nécessaire à sa direction. En effet, le fis aîné afait ses études d’ingénieur dans la même école que son père et son grand-père et fut longtemps considéré comme le successeur naturel de Francis Bouygues. Néanmoins, desdésaccords familiaux ont conduit ce dernier à faire évoluer le pouvoir vers un partage des rôles entre cadet et benjamin. Ces derniers ont recouvré le contrôle del’entreprise : ils contrôlent en 2006 18,7 % du capital et 27,6 % des droits de vote. Ils se répartissent également la direction : le premier au poste de PDG, le second auposte de DG délégué. La pérennité du contrôle et de la direction a donc été préservée.

Une culture d’entreprise marquée par une forte implication de ses membres

On ne peut comprendre l’identité de ByTel sans comprendre la culture du groupe dans sa globalité et sans revenir à la culture insufflée par le fondateur FrancisBouygues au métier d’origine : le BTP. Celui-ci dote en effet son entreprise d’une culture identitaire très particulière s’exprimant notamment par l’instauration en 1963 de« l’Ordre des Compagnons du Minorange ». Les buts et les missions de cet ordre font écho à des dispositifs de GRH propres aux entreprises familiales favorisantl’implication, la fidélité des salariés (Allouche et Amann, 2000). Des qualités professionnelles et morales ainsi que l’attachement à l’entreprise sont mis en avant commecritères d’entrée et d’évolution : « le goût du travail bien fait, la transmission de l’esprit du métier, la connaissance des valeurs dediscipline, de politesse et de tempérance, la contribution à la fraternité et la solidarité sur les chantiers, la fierté d’appartenir à l’Ordre et auGroupe….. » (www.bouygues.fr). On retrouve, conformément aux travaux de Koiranen (2002) etd’Aronoff (2004), le rôle primordial des valeurs comme éléments de différenciation des entreprises familiales pérennes. Ces valeurs sont relayées dans ce cas par lesuccesseur avec la création en 1989 d’une charte des ressources humaines et la signature en 2001 d’une charte sociale européenne. Il est important de noter que ces valeurstrès fortes développées autour du métier d’origine, la construction, sont diffusées à l’ensemble du groupe et même dans les domaines d’activités les plus éloignés comme lesmédias ou les télécommunications. En effet, la majorité des dirigeants des filiales du groupe comme ByTel, par exemple, ont fait leurs armes dans la construction avant deprendre des postes clés dans les filiales. Ainsi, ce sont ces valeurs qui constituent le ciment du groupe malgré la diversité des secteurs d’activité.

Cette culture est assurée par :

  • la transmission au sein de la sphère familiale d’un certain nombre de valeurs (rôle de l’éducation)

  • l’immersion du successeur désigné dans l’entreprise pendant une longue période et à divers échelons avant d’accéder au poste ultime. L’entrée de Martin Bouyguesau sein de l’entreprise dès 1974 comme conducteur de travaux, ses fonctions exercées à la direction commerciale du groupe puis à la tête de « Maison Bouygues » luiont permis de développer une connaissance unique, intime de la société et ont favorisé une implication d’autant plus grande qu’il considère aussi l’entreprise commeun « patrimoine à transmettre ». Cette longue expérience lui a permis d’acquérir la crédibilité nécessaire à l’exercice deses fonctions de Vice-Président en 1987 puis de PDG du groupe.

  • une implication spécifique du principal dirigeant familial, Martin Bouygues, dans le processus d’innovation. A titre d’exemple sur le projet I-mode (que nousanalyserons ci-dessous), il a participé régulièrement aux réunions hebdomadaires de la structure de conduite de projet mise en place. Interrogé par les auteurs à cesujet, l’intéressé concevait son rôle comme une sorte de « porte-parole » (Akrich, Callon et Latour, 1988) de l’innovation dans le groupe, à la fois aiguillon etgarde-fou.

  • le rôle joué par des « acteurs relais » : il faut souligner l’importance du DG (en charge des technologies, des réseaux et des systèmes d’information) qui a étéconseiller du père et du fils. Celui assure a minima la continuité « transgénérationnelle » de la vision stratégique et dumanagement des innovations. Mais son rôle va certainement au-delà et mériterait d’être approfondi dans des recherches ultérieures, notamment à la lumière destravaux de Julien et al. (2002) sur les réseaux à signaux forts ou à signaux faibles qui « inspirent » l’entrepreneur; ce rôle pourrait se caractériser comme unesorte d’« agent-double » (Von Hippel 1988) entre les deux formes de réseaux.

Nous nous proposons dans la suite d’analyser la manière selon laquelle ces caractéristiques familiales ont façonné l’innovation dans la firme.

L’innovation chez Bouygues Telecom

Nous déclinerons l’analyse de l’innovation selon les trois dimensions suivantes : le management de la technologie, des usages et du business model.

L’entreprise ne développe pas de nouvelles technologies en propre mais exerce une veille technologique performante accompagnée d’expérimentation. L’objectif estd’identifier, référencer, tester et explorer les technologies que l’entreprise pourrait potentiellement déployer et les applications nouvellement développées ailleurs.« Nous faisons de l’innovation qui s’applique…nous ne faisons pas de recherche fondamentale, nous cherchons les domainesd’application. ». Cette stratégie passe par une forme d’apprentissage spécifique des managers qui s’impliquent dans les choix technologiques. Elle estpilotée par la direction des nouvelles technologies (DNT), qui dépend de la vice-présidence en charge de la recherche, du développement et de la diversification. Plusieursdispositifs sont ainsi mis en place.

Le premier prend la forme d’ateliers technologiques qui mettent en situation les technologies émergentes dans d’autres pays etjugées intéressantes par les départements prospective et/ou stratégie. Ces ateliers sont donc un moyen de sensibiliser et d’informer le top management. « La DNT est un pédagogue qui explique le risque et les opportunités des technologies afin que d’autres imaginent les services associés à cestechnologies …Le plus grand effort de la DNT est d’acquérir cette information de l’extérieur (veille) et de la mettre en forme afin de la rendre la plus clairepossible ». « Il n’existe pas de dispositif formel par lequel passent les idées avant validation et lancement: c’est un processus conversationnel dans lequel le topmanagement joue un rôle très important et est très présent ».

Le second dispositif, ce sont des bureaux de liaison, entre autres au Japon et aux USA.

Le troisième est le service des projets innovants qui expérimente la faisabilité des technologies les plus prometteuses etenfin l’établissement de road maps qui cartographient tous les acteurs de l’industriedes télécommunications : du fabricant de puce à l’équipementier fournisseur de réseau. La DNT propose une liste d’axes prioritaires au comité de direction qui statue surcette question deux fois par an. Très vite, un démonstrateur est développé pour faire la preuve du concept et présenter l’innovation aux commerciaux afin de susciter lemaximum de réactions. « Nous sommes très pragmatiques. Nous partageons la culture de la solution. Nous nous comprenons très vite ».

De même, la stratégie d’innovation de ByTel n’est pas d’inventer des usages nouveaux mais plutôt de transposer des usages déjà validés, au Japon par exemple. Cependant,l’entreprise a investi dans un laboratoire pour développer un apprentissage sur les usages. « Nous ne sommes pas une boite industrielle maisune entreprise de services et nous sommes intéressés par l’innovation qui sert ».

Enfin, l’entreprise a principalement innové sur le business model. En effet, ByTel a été parmi les premières entreprises à proposer au client le paiement d’un forfaitcorrespondant à un temps de consommation fixé à l’avance, alors que les concurrents continuaient à transposer la facturation du téléphone fixe au téléphone mobile en payantà la consommation en plus d’un abonnement.

Le mode de management de l’innovation de l’entreprise est ainsi teintée de prudence, de pragmatisme et d’un formalisme faible, ce qui vient confirmer la littérature surle sujet (Hall et al., 2001; Gudmundson et al., 2003; Zahra et al., 2004; Zahra, 2005). Elle est aussi marquée par un horizon de long terme et la recherche de pérennitétypique d’une direction et d’un capital familial (Mignon, 2001; Stafford, et al., 1999; Habbershon et Pistrui, 2002) qui autorise à dédier des ressources à des projets quine seront pas forcément rentables à court-terme. « On privilégie le patrimoine et la pérennité pas la rentabilité et le courtterme ».

Voyons à présent comment le management de l’innovation se décline au niveau des choix stratégiques d’innovation.

Choix stratégiques d’innovation

Trois décisions seront tour à tour examinées :

  • une décision de non investissement (dans les licences UMTS)

  • une décision d’investissement (lancement de I-mode)

  • une décision d’investissement dans le développement d’une nouvelle offre : « le sans contact mobile » SCM.

Le non-investissement dans l’UMTS : une décision à contre courant

A la fin des années 90 et après la première phase de développement de la téléphonie mobile en France, les trois opérateurs français (SFR, Orange et ByTel) étaient à larecherche de nouveaux relais de croissance autres que la voix, comme le transfert de données, par exemple. Face aux mauvaises performances des technologies existantespermettant de transmettre des données sur le mobile comme le WAP (Wireless Application Protocol), SFR et Orange ont acquis des licences UMTS (3ème génération de mobile) quipermettaient de transmettre de gros volumes comme des images, des musiques ou des films, notamment. A l’opposé de cette stratégie, ByTel n’a pas opté pour ce choix jugeantle prix des licences trop coûteux en regard des prévisions de revenus.

En effet, en 2001, aussi bien le hard (les terminaux), le soft (le contenu) que les usages ne permettaient pas d’anticiper des gains importants. Les écrans étaientpetits et l’autonomie encore faible. Les services étaient inexistants et les formats des contenus existants inadaptés comme celui des films par exemple. Le groupe Bouyguesdétenant l’une des premières chaînes de télévision française, ByTel avait accès à une bonne connaissance des comportements des usagers en matière de loisirs. Tous ceséléments ont conduit le top management de ByTel à juger l’achat d’une licence UMTS comme un investissement trop hasardeux.

L’impact de la culture familiale sur la décision de non-investissement est synthétisé dans le tableau N°2.

Tableau 2

L’impact de la variable familiale sur la décision stratégique de non investissement

L’impact de la variable familiale sur la décision stratégique de non investissement

-> Voir la liste des tableaux

La prudence du dirigeant a découragé un investissement coûteux et à la rentabilité incertaine. Le PDG Martin Bouygues confiait à ce titre, lors d’un des entretiens :« On n’investit pas dans ce que l’on ne connaît pas ». Les processus de décisions centralisés et peu formalisés dans cetteentreprise laissent la part belle à l’intuition du dirigeant prenant in fine la décision d’investissement ou de non-investissement. Une analyse a posteriori montre que lesconcurrents ont mis beaucoup de temps à rentabiliser leurs acquisitions.

Le contrôle familial de la firme (et la responsabilité à l’égard des générations futures que la recherche de pérennité de ce contrôle engendre) permet ainsi de mieuxcomprendre pourquoi les dirigeants n’ont pas fait prendre le risque de mettre en péril le maintien de l’entreprise sur le long terme.

L’investissement dans I-mode

Toujours dans un contexte de recherche de relais de croissance à la voix et devant les difficultés techniques (lenteur de la connexion) et économiques (coût élevé)rencontrées par l’offre d’internet sur le mobile développée par ByTel en 2001, ByTel lance en 2002 une nouvelle offre d’internet sur le mobile : le I-mode. L’offre estdéveloppée grâce à une alliance avec Docomo, principal opérateur japonais qui a développé cette offre avec succès au Japon depuis 1999.

En optant pour I-mode, ByTel réduit l’ampleur des risques associés à toute innovation.

Le risque technique est éliminé grâce à l’achat de la licence offrant une technologie clé en main et éprouvée. De plus, ByTel bénéficie des apprentissages développéspar Docomo sur cette technologie depuis son développement. Cette nouvelle offre nécessite cependant de spécifier le hard (les terminaux). Or la structure de l’industrie nepermet pas à un opérateur de négocier avec les fabricants la spécification du produit. L’alliance avec Docomo constitue sur ce point également un réel atout. En effet,Docomo, compte tenu de sa place de leader sur le marché japonais, dispose d’une part d’un pouvoir de négociation indéniable, et regroupe d’autre part les demandes de tousles opérateurs offrant I-mode dans le monde, bénéficiant ainsi d’économies d’échelles conséquentes. ByTel est ainsi membre de « l’Alliance I-mode ». L’alliance estégalement un moyen de réduire le risque lié à la fiabilisation de la chaîne de valeur et surtout aux fabricants de terminaux.

Le risque lié aux partenaires incontournables comme les fournisseurs de contenu a fait l’objet d’un traitement spécifique. En effet, les fournisseurs de contenu doiventadapter les sites internet au format I-mode mais ce dernier s’appuie sur une plate-forme ouverte et des standards proches de ceux d’Internet sur le PC et donc maîtrisés parles fournisseurs de contenu. Afin d’encourager les fournisseurs à développer ces sites, le modèle économique entre opérateur et fournisseur a fait l’objet d’une réflexionspécifique. L’opérateur reverse près de 80 % de l’abonnement au fournisseur et se rémunère principalement sur le trafic de données occasionné. Les fournisseurs sont ainsiattirés par la facilité de portage du contenu vers le I-mode et par la part de revenus associés. De plus, l’opérateur offre des services aux fournisseurs, comme le tri dessites en fonction de leur audience créant une émulation entre eux.

Le modèle économique avec le client est aussi repensé. En effet, l’utilisateur paie un forfait à l’opérateur pour un certain volume de téléchargements de données (5Mo,10Mo, illimité…). Ainsi, la facturation n’est pas à la durée mais à la quantité d’informations transmises ce qui constitue à l’époque une nouveauté. La principale source derevenu est le trafic généré par les données. Ainsi, le risque lié au modèle économique est réduit. Bien plus, ce modèle économique s’appuie sur l’abonnement qui favorise lafidélisation et rend difficile les comparaisons entre offres. Rappelons que l’abonnement correspond à la stratégie tarifaire de ByTel qui a été le premier opérateur àoffrir des forfaits sur le marché français.

Cependant, l’innovation n’est pas dépourvue de risque : il reste celui lié à l’usage. Certes, Docomo qui a développé I-mode depuis 1999 a très rapidement enregistré ungrand succès. Cependant, il reste à s’assurer de l’adaptation de cette innovation du Japon au contexte français. En effet, le succès de I-mode peut s’expliquer par lesspécificités des normes de consommation et d’usage au Japon. Les ménages japonais sont moins bien équipés en PC que les ménages occidentaux : ils surfent sur internet surleur portable et sont férus de gadgets et jeux (Evans et al. 2006). Ce risque a été traité grâce au système de veille et d’apprentissage des habitudes de consommation,assurant à ByTel une capacité à transposer les usages de manière réactive.

Le développement du I-mode, est ainsi le fruit d’une philosophie différente des autres entreprises du secteur : l’entreprise opte pour une différenciation plutôt qu’unestratégie de volume, une stratégie d’alliance plutôt qu’une entrée solitaire, une offre de services évitant l’investissement dans des nouvelles technologies très coûteuseset incertaines. En conformité avec la culture d’innovation, l’entreprise n’a pas cherché à être précurseur mais à adapter rapidement des technologies éprouvées.L’implication du dirigeant à toutes les réunions du projet I-mode a servi de garde-fou et a permis de s’assurer d’une prise de risque mesurée.

L’impact de la culture familiale sur cette décision d’investissement peut être synthétisé dans le tableau N°3.

Tableau 3

L’impact de la variable familiale sur la décision stratégique de développement de l’offre I-mode

L’impact de la variable familiale sur la décision stratégique de développement de l’offre I-mode

-> Voir la liste des tableaux

Rappelons que notre objectif n’est pas d’analyser les facteurs de succès de cette offre mais la caractérisation du processus de décision stratégique qui y a abouti.Cependant, l’innovation I-mode a rencontré un certain succès jusqu’à ce que de nouvelles menaces se profilent conduisant notamment à la troisième décision stratégique quenous analysons ci-dessous.

L’offre du « sans contact mobile »

L’environnement concurrentiel de ByTel en 2006 a changé depuis le lancement de l’I-mode. En effet, le marché a enregistré de nouveaux entrants accroissant la pressionconcurrentielle comme les opérateurs virtuels mobiles (Télé 2, Virgin mobile, etc). Afin de maintenir une position compétitive, ByTel se trouve ainsi de nouveau à larecherche d’autres relais de croissance. La réponse de ByTel a donc été de ne plus développer seulement des services multimédia mobiles mais de développer une large gammede services en mobilité indépendants de la téléphonie. C’est ainsi que s’exprime l’un des conseillers du PDG pour illustrer cette stratégie « le téléphone pourrait être le couteau suisse de l’ère moderne et servir de télécommande universelle ». Cette stratégie témoigne d’un changement de métierd’un opérateur de communication mobile à un opérateur de mobilité. C’est dans ce cadre, que l’offre « sans contact mobile »[3] a été identifiée comme technologiquement viable et potentiellement rémunératrice.

Il est important de noter que Docomo, le partenaire de ByTel au Japon, fournit des services analogues. Le risque technologique est ainsi réduit car la technologie adéjà été validée et éprouvée. Cependant cette offre présente deux nouveaux risques majeurs : celui du modèle économique et celui du partenaire fournisseur duservice.

Le téléphone communique à distance grâce à la carte SIM fournie par l’opérateur ou grâce au terminal en lui même. Ce choix est déterminant en termes de modèleéconomique, puisque selon que l’architecture est basée sur le terminal ou sur la carte SIM, les bénéficiaires sont respectivement les fabricants de terminaux ou lesopérateurs de téléphonie mobile. Or la négociation avec les fabricants de terminaux s’avère difficile sauf si, comme pour le I-mode, tous les opérateurs de l’Alliancedécident de lancer cette offre et adoptent la même architecture. Mais cette condition entraînerait une rigidité et une lourdeur incompatibles avec la flexibilité nécessaireà l’innovation.

Enfin, ce type d’offre est développé avec des partenaires cruciaux qui sont les fournisseurs du service initié par le « sans contact » comme l’opérateur de transport sile mobile permet d’accéder au réseau de transport ou l’opérateur bancaire si le mobile permet de payer ou les annonceurs si le mobile permet d’interroger une publicité. Cespartenaires sont radicalement nouveaux pour ByTel et très différents des fournisseurs d’accès avec lesquels ByTel a traité dans le développement d’I-mode. En effet, lesopérateurs de transport par exemple, ont des positions dominantes sur le marché, ils ont des investissements lourds qu’ils cherchent à rentabiliser, ils posent desquestions de sécurité spécifique et n’appartiennent pas à la culture de l’internet et du mobile.

Pour toutes ces raisons, l’offre « sans contact mobile » soulève de nouvelles problématiques qui peuvent interroger le modèle validé par le passé jusqu’à poser laquestion du désinvestissement de l’Alliance.

L’impact de la culture familiale sur la réflexion du désinvestissement peut être synthétisé dans le tableau N°4

Tableau 4

L’impact de la variable familiale sur la décision stratégique de développement de l’offre « sans contact mobile »

L’impact de la variable familiale sur la décision stratégique de développement de l’offre « sans contact mobile »

-> Voir la liste des tableaux

La situation actuelle dévoile donc la difficulté de l’entreprise à réagir promptement et efficacement. Plusieurs facteurs expliquent cette inertie : économiques commeles coûts fixes supportés en cas de désengagement de l’alliance, mais aussi culturels, comme l’attachement émotionnel à une stratégie ayant conduit au succès del’entreprise – sentiment particulièrement présent chez les entreprises familiales (Sharma et al. 2005) –, ainsi que la réticence à s’implanter sur un marché nouveau éloignédes choix et expériences passées.

Conclusion

Contribution de cette recherche

L’ambition de cet article était de montrer que l’héritage familial d’une firme conduit à une culture spécifique d’innovation sources de choix stratégiquesmarquants.

Dans un premier temps, l’analyse des témoignages des dirigeants d’un groupe d’entreprises familiales pérennes a permis de faire émerger l’une des principales origines deleur pérennité à savoir le constant arbitrage entre tradition et renouvellement généralement porté par la capacité d’innovation. En effet, l’innovation est très présente,qu’elle soit paradoxalement motivée par le maintien des valeurs traditionnelles ou encadrée et modérée par ces mêmes valeurs qui limitent ainsi la prise de risque.

Dans un second temps, l’analyse détaillée de la stratégie d’innovation d’une entreprise familiale pérenne à travers l’analyse de trois décisions en matière de lancementd’offres innovantes réparties sur six années a permis d’esquisser une caractérisation de processus d’innovation prudentielle (Tableau N°5).

Tableau 5

Famille, culture et innovation

Famille, culture et innovation

-> Voir la liste des tableaux

Ces processus se caractérisent par une maîtrise des risques et des investissements dans les développements d’offres innovantes parallèlement à une capacité à aller à contrecourant des choix stratégiques en matière d’innovation des principaux concurrents témoignant ainsi d’une plus grande foi dans les valeurs familiales que dans le mimétismestratégique.

Cette étude a également révélé un développement prudent, pas à pas, et une prise en compte différenciée des risques associés à toute innovation : certains risques (coûts,acquisition du savoir-faire) ont été partagés avec d’autres entreprises (alliances complémentaires), d’autres ont été éliminés en adoptant des solutions validées ailleurs etenfin d’autres encore ont été analysés et traités, comme ceux relatifs à l’usage par exemple, grâce à une très bonne connaissance des comportements des utilisateurs développéeau fur et à mesure des projets.

Implications

Au-delà de ce management des risques, ces processus d’innovation prudentielle articulent les sept caractéristiques suivantes :

  • le processus de prise décision est rapide : même s’il suit un formalisme permettant la concertation et la discussion, le processus ne dérive pas vers labureaucratie et permet toujours une réactivité d’autant plus importante dans certains secteurs dynamiques,

  • le processus de prise de décision implique les membres de la famille donnant ainsi un signal fort au reste de l’entreprise quant à la place de l’innovation d’unepart, et à la nécessité de mobilisation des acteurs face aux difficultés qui ne manqueront pas d’arriver, car inhérentes à toute innovation, d’autre part,

  • l’expérimentation et le pragmatisme en développant rapidement des démonstrateurs sommaires (loin des prototypes aboutis généralement développés par les autresentreprises) afin de sonder les réactions du marché, directement ou à travers les commerciaux qui ont une connaissance importante des usages et des comportements desclients,

  • le développement de relations collaboratives, partenariales et durables qui permettent de partager les risques liés à l’innovation et à étendre les sources de cettedernière,

  • la capitalisation des connaissances et l’apprentissage des expériences passées permettent de réduire à long et moyen terme les coûts et les investissements à chaquenouveau développement. Cet apprentissage, même des « erreurs » ou des échecs commerciaux, est lié à la forte implication des employés et est favorisé par le climat deconfiance et de sérénité des salariés quant à leur avenir est lié à celui de la firme,

  • la culture d’innovation qui s’adosse à la culture de l’entreprise, généralement forte dans ce type de firmes,

  • l’équilibrage entre l’exploitation des couples produit/marché existants et l’exploration de nouvelles voies d’innovation sans jamais remettre en cause la pérennitéde la firme, témoignant ainsi d’une ambidextrie affirmée qui combine le court avec le moyen et le long terme.

Certaines caractéristiques de ce modèle de l’innovation prudentielle ont été mises en évidence par la littérature en management de l’innovation comme l’un des principauxfacteurs clés de la compétitivité tirée par l’innovation. Ce qu’il est important de signaler à ce stade est que les caractéristiques de ce modèle forment un système dont laperformance tient à leur coexistence. Ainsi, n’en retenir que quelques-unes risquerait d’avoir un effet contre performant comme par exemple, l’inertie qui pourrait être généréeen retardant potentiellement les réactions de la firme face aux changements du marché. De plus, ces caractéristiques trouvent toutes leur origine dans des traits associés auxentreprises familiales comme le pragmatisme, l’implication forte des dirigeants, la rapidité et la réactivité, le caractère informel, la confiance et la fidélité vis-à-vis despartenaires, le faible taux de renouvellement des employés et leur implication forte, la mise en avant de l’importance de l’apprentissage lié à la perspective depérennité.

Ces processus d’innovation ne permettent pas d’être avant-gardiste sur le marché et de s’octroyer une place de leader mais de maintenir une place de « challenger pérenne ».Cette étude vient ainsi confirmer la thèse des travaux sur la pérennité organisationnelle (Mignon, 2001, 2009). En effet, il est mis en évidence que la pérennité n’est passynonyme d’immobilisme mais qu’elle est le fruit d’un équilibre entre stabilité et innovation, entre exploitation de compétences existantes et explorations de voies nouvelles(Ben Mahmoud-Jouini, et al., 2007). Dans le cas étudié plus précisément, le processus d’innovation est modelé par des valeurs de pragmatisme, par le souci de préserver l’image,la valeur du patrimoine pour les générations futures, par la volonté d’agir selon une vision à long terme au détriment parfois d’une rentabilité immédiate. Ces prioritésconduisent à des stratégies d’innovation prudentes qui ont jusqu’ici empêché l’entreprise de se fourvoyer dans des voies irréalistes. Ce concept d’innovation prudentielle nousparaît ainsi pouvoir constituer une contribution à celui, émergent, d’entrepreneuriat familial dont il pourrait caractériser une des spécificités.

Limites et perspectives

Cette recherche, fondée sur des données secondaires, prolongée par une étude de cas unique, pose la question, habituelle pour ce type de méthode, de la généralisation desrésultats. En effet, ce cas a été choisi pour ses caractéristiques en termes de contrôle, de stratégies menées et de compétitivité aboutissant ainsi à des conclusions parnature contextuelles. Une limite importante de cette recherche réside sur le plan méthodologique dans le choix d’une analyse intra-site. La réalisation d’autres études menéesdans des contextes similaires permettrait d’étendre les résultats et de démontrer leur robustesse. Il conviendrait aussi de diversifier l’échantillon sur un plan analytique ausens de Yin (2003) en prenant par exemple comme critère le degré de spécialisation métier de l’entreprise ou le degré de centralisation de la structure. Il serait ainsipossible de préciser comment l’innovation s’opère dans des entreprises familiales mono-métier-spécialisées, ou bien au contraire dans des grandes entreprises aux structuresdécentralisées laissant plus de place à l’autonomie et aux innovations locales et émergentes. Nous poursuivons actuellement nos recherches vers une caractérisation plus avancéed’un modèle de l’innovation prudentielle dans les firmes familiales qui soit à la fois fondée empiriquement et théoriquement.

Une autre voie de recherche à poursuivre, consisterait à se servir de ce modèle comme point de départ à la réalisation d’une typologie d’entreprises familiales prudentes(suivant divers degrés).

Enfin, une étude sur des échantillons de plus grande ampleur permettrait aussi d’envisager des corrélations entre contrôle familial et stratégies d’innovations afin deconfirmer ou infirmer les résultats déjà mis en avant dans ce domaine (Miller et Friesen, 1982; Hall et al., 2001; Habbershon et Pistrui, 2002; Zahra, 2005).