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Publié en 1945, Two Solitudes – le célèbre roman de Hugh MacLennan (1907-1990) – se laisse lire notamment comme un grand roman de la réconciliation nationale canadienne. Par sa critique du conservatisme des communautés anglo-protestante et franco-catholique, le romancier cherche en effet à dénoncer les préjugés de chacun au nom d’un discours que l’on peut dire humaniste et libéral où le citoyen – c’est-à-dire le nouveau citoyen canadien alors en émergence –, se révèle tolérant, amical, ouvert à l’autre et à la différence qu’il incarne. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et d’une autre crise de la conscription où s’était exacerbé l’antagonisme entre les deux solitudes, ce discours, cette représentation du devenir de la nation, a donc voulu rompre avec le récit identitaire passé.

Le défi que soulève un tel projet romanesque réside notamment dans l’exigence d’une représentation équitable des deux collectivités. À cet égard, l’analyse de Linda Leith montre avec pertinence et originalité que le traitement des deux communautés n’est pas rigoureusement symétrique ; si la distribution de personnages que l’on peut dire ouverts et tolérants est présentée équitablement dans les deux communautés (Athanase Tallard et le capitaine John Yardley, par exemple), on ne peut en dire autant en ce qui concerne les personnages conservateurs, ceux qui sont empreints de préjugés envers l’autre communauté. En fait, comme le souligne Linda Leith, on ne trouve pas du côté anglophone un personnage qui soit aussi intolérant, pour ne pas dire fanatique par son nationalisme et son anglophobie, que Marius Tallard (cf. p. 78-79). De sorte que le roman donne ainsi, malgré ses prétentions à l’objectivité, à la neutralité, une image fort négative du Canada français, alors que la question de la conscription, et le légitime débat politique qu’il soulève, se trouvent déconsidérés d’emblée en la personne de Marius Tallard : « Marius étant décrit en termes irrévocablement négatifs – MacLennan le caricature à la fois comme un fanatique, un raciste et un raté –, le lecteur est dans l’impossibilité absolue de comprendre les aspirations du Canada français » (p. 80). Cet aspect tendancieux du roman, analysé avec lucidité par Linda Leith, mérite d’être souligné, d’autant plus qu’il s’agit ici d’un livre où s’annonce en quelque sorte le règne des bons sentiments (le respect de l’autre) sur celui des préjugés. Outre cette dimension qui relève du discours historique et politique, Linda Leith montre également avec pertinence que le roman, sur le plan formel, se révèle d’abord épopée, puis Bildungsroman (roman d’apprentissage). Le traitement héroïque des personnages évoque en effet, dans la première partie, le récit épique, alors que la seconde partie, par son réalisme et la dynamique du changement qui touche Paul Tallard et la nouvelle nation canadienne, évoque davantage la logique du roman d’apprentissage. En raison de ce regard lucide posé sur les prétentions réconciliatrices du roman et, par ailleurs, par ses diverses considérations sur la réception critique, le style (la langue) et le rôle de l’amour, le livre de Linda Leith s’avère, somme toute, une très bonne introduction au roman de Hugh MacLennan.

Outre cette asymétrie des personnages qui a pour effet de gauchir l’interprétation des événements politiques, le roman, peut-on ajouter, n’est pas sans produire un autre infléchissement du sens de l’histoire, ainsi qu’on peut le lire dans ce passage du roman : « So the country brooded on through midsummer, each part bound to the others like a destiny, even in opposition forming a unity none could dissolve, the point and counterpoint of a harmony so subtle they never guessed its existence » (Two Solitudes, p. 175). La voix narrative n’évoque-t-elle pas dans ce cas, drapée dans l’autorité de son anonymat, une vision téléologique de l’histoire canadienne dans la mesure où, malgré les divers conflits qui opposent les deux solitudes, une réconciliation harmonieuse serait à l’oeuvre malgré tout, à l’insu même des protagonistes ? On peut toujours rêver ! Le roman apparaît de la sorte comme la mise en scène d’un discours suave (bonne-ententiste) sur le désir de réconciliation, lequel méconnaît en fin de compte l’incidence de la question de la reconnaissance sur la scène politique. Mentionnons enfin que la traduction d’Hélène Rioux est excellente.