Corps de l’article

Agréable à lire et traitant de manière directe de ce qui va mal dans la fonction publique, Les fonctionnaires a des qualités manifestes pour être un succès parmi les parutions de l’année relatives aux questions politiques et de société au Québec. Son apport est sans conteste de décrire de manière claire la fonction publique. Son approche est pratique, orientée vers l’action. Ceux qui le liront avec la préoccupation d’en tirer des enseignements pour leur carrière et pour développer leurs habiletés en matière de « micro-politique » apprécieront, par exemple, une présentation de l’information sous la forme de listes de questions à se poser dans différentes situations professionnelles. Pour ceux qui s’intéressent à l’étude de la fonction publique, ce livre soulève de nombreuses hypothèses de recherche. L’auteur, par son franc parler et par les nuances qu’il apporte parfois dans son propos, ouvre de multiples pistes de réflexion sur, entre autres, les relations entre le politique et l’administratif, sur l’éthique des fonctionnaires et sur la raison d’être de certaines pratiques administratives. Cet apport est non négligeable étant donné les contraintes propres à l’observation de la fonction publique. En effet, dans le domaine d’étude qu’on nomme « l’administration publique », le dicton que Jean Laliberté, ancien haut fonctionnaire du gouvernement du Québec et du gouvernement fédéral, rappelle en introduction : « ceux qui savent ne parlent pas et ceux qui parlent ne savent pas » est particulièrement bien fondé. L’analyse des processus, des interventions et des pratiques administratifs rencontre diverses difficultés dues notamment à l’existence d’un double discours véhiculé par les acteurs politico-administratifs. En conséquence, le contenu des documents officiels (les rapports annuels de gestion et autres plans stratégiques) doit continûment être mis en perspective par l’apport d’entrevues semi-dirigées et d’échanges plus informels avec les acteurs politico-administratifs. Ces échanges sont souvent rendus possibles en garantissant l’anonymat, ce qui contrevient en partie à l’exigence scientifique de la reproductibilité des analyses.

Dans ce contexte, cet ouvrage constitue un recueil structuré des divers témoignages qu’un chercheur en administration publique peut informellement recevoir, des témoignages qui le guident dans sa démarche sans toutefois qu’il soit en mesure de les utiliser comme des matériaux scientifiquement valables. Jean Laliberté le reconnaît lui-même, il ne se préoccupe nullement des exigences de la science. Le lecteur ainsi ne trouvera aucune référence dans ce livre. Seules la crédibilité de l’auteur et sa capacité à présenter les éléments les plus significatifs pour rendre compte du fonctionnement de la fonction publique lui permettent d’énoncer les observations contenues dans Les fonctionnaires.

Dans une large mesure, Laliberté s’intéresse d’ailleurs essentiellement aux dysfonctionnements et aux effets pervers de la fonction publique. En comparant à de nombreuses reprises la fonction publique et l’entreprise privée, l’auteur met en évidence les défaillances et les situations nettement sous-optimales de l’allocation des ressources de l’État. Cet exercice de comparaison entre le public et le privé est commun en administration publique et a notamment été popularisé par des auteurs majeurs tels que Coase et Williamson. En appliquant cette grille d’analyse économique, l’auteur fait une description de la fonction publique, déshumanisante et absurde, qui emprunte à la fois à 1984 et à L’Archipel du goulag. Il excelle dans l’emploi de qualificatifs savoureux et dans la formulation de certaines phrases chocs (« (la bureaucratie( tend à dépouiller (les fonctionnaires( de leurs caractéristiques humaines telles que l’autonomie, l’imagination, l’enthousiasme et même l’estime de soi » (p. 74)).

Pour Laliberté, la nature mixte de la fonction publique, mi-politique mi-administrative, en fait « une organisation bancale » en raison des tensions contradictoires entre les objectifs des responsables politiques et des bureaucrates. Une des plus grandes limites de cet ouvrage est, compte tenu de ses objectifs, de ne proposer que peu de solutions pour remédier aux dysfonctionnements de la fonction publique. Pour Jean Laliberté, puisqu’il est impossible de remettre cette organisation à l’endroit, il faut faire en sorte qu’elle soit un moindre mal (p. 252) en procédant à un retrait généralisé de l’État. Il conçoit notamment la multiplication des partenariats public-privé comme une solution prometteuse sans malheureusement considérer de manière critique leurs travers, notamment en ce qui concerne la capacité de la fonction publique de gérer des contrats de plus en plus nombreux et complexes. L’auteur colporte ainsi une image de l’entreprise privée comme étant fondamentalement le modèle à suivre. Ses recommandations, peu nombreuses et parfois simplistes, nient la possibilité de mener des réformes administratives structurantes et considèrent diverses innovations en matière de gestion publique (la gestion par résultats et l’évaluation des politiques et des programmes) comme étant des activités vaines, au pis une perte de temps.

La lecture de cet ouvrage laisse également quelque peu perplexe quant à la posture de l’auteur envers son objet. Le choix d’écrire un essai ne permet pas de dissocier ce qui relève de ses perceptions personnelles de ce qui constitue des faits tangibles et prouvés. Par exemple, à l’instar de l’École des choix publics, l’auteur opte pour une conception de l’engagement comme ne pouvant qu’être individuel et instrumental. Cela suppose notamment que pour plaire à son patron et faire carrière, un individu doit oublier ses valeurs, ses idées, ses préférences (p. 163). Mais alors pourquoi, si la fonction publique est si pervertie, l’auteur ne souligne-t-il pas plus les raisons pour lesquelles, malgré tout, il a fait carrière dans ce milieu ? Comme tant d’autres, il a dû pourtant retirer une « grande satisfaction » à être engagé dans des stratégies politiques portant sur « des défis hors du commun » (p. 51). Après le côté sombre, à l’heure d’un désintérêt croissant des finissants universitaires pour les carrières de la fonction publique, il serait bon que Jean Laliberté ou d’autres anciens hauts fonctionnaires nous rappellent l’attrait principal de l’engagement dans les affaires publiques, à savoir contribuer à la réalisation de projets collectifs, et remettent dans le débat public l’utopie telle que la concevait Mannheim dans son ouvrage classique de 1929.