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Au moment de mener la recherche à l’origine de Ça arrive aussi aux garçons, des preuves existaient de l’importance de l’abus sexuel commis envers les garçons : ainsi savait-on qu’un garçon avait été abusé pour deux filles. Et cette proportion prenait une plus grande ampleur chez les individus fragilisés, tels que les prostitués et les toxicomanes. Pourtant, de la description, il fallait passer à l’explication et l’interprétation, en reliant les événements et les séquences des parcours de vie, en comprenant les dynamiques à l’oeuvre. C’est pour cette raison que M. Dorais a rencontré trente jeunes hommes âgés de 16 à 44 ans pour des entretiens d’une durée d’une heure et demie en moyenne. L’interactionnisme symbolique et une approche stratégique ont été mis à profit afin de rendre ces données significatives. Les résultats de ce travail sont originalement présentés en six chapitres, entre lesquels sont intercalés douze récits de vie reconstruits de façon à en assurer la clarté linguistique et chronologique. Le premier chapitre expose la problématique et l’objet de l’ouvrage, le huitième suggère des pistes d’intervention et de prévention. Voilà décrites l’approche et la facture de cet ouvrage majeur de Michel Dorais qui, après avoir été édité en version anglaise (2002), vient d’être réédité en français.

Premier constat découlant de cette recherche : l’abus est multiforme. Dorais en distingue quatre types en fonction du partage ou non d’un lien de parenté entre l’agresseur et la victime ou de la présence ou non d’une différence générationnelle entre ceux-ci. Contrairement à la croyance, l’abus intrafamilial et intergénérationnel a été le plus déclaré, plus que l’abus par un étranger d’une autre génération. Qui plus est, ce type d’abus a été commis le plus souvent par le père. Moins nombreux sont les répondants ayant déclaré l’abus par un garçon de la même génération, venant de la famille ou de l’extérieur.

Dans la suite des chapitres, M. Dorais expose et explique les différentes composantes des séquences d’expérience des victimes, allant des facteurs de vulnérabilité aux stratégies d’adaptation. Il expose le principal facteur de vulnérabilité affectant les victimes, soit les difficultés du milieu familial, qui rendent l’enfant à l’affût d’une figure masculine attentive et gratifiante. Ainsi, tous les pères ayant abusé de leur fils n’avaient pas de bons rapports avec lui. Le même rapport difficile au père se trouvait chez les victimes d’abus par une tierce personne d’une autre génération. De la sorte, comprend-on mieux la tolérance des victimes à l’abus, d’autant plus que l’abus se présente comme un processus incluant une phase de tentative d’adaptation. L’auteur aborde ces mêmes tentatives d’adaptation cognitives des victimes. Tentant probablement de donner le ton aux tentatives de justification de la sexualité intergénérationnelle par l’invocation des rituels initiatiques en Nouvelle-Guinée et des pratiques pédagogiques de l’Antiquité, M. Dorais reprend ces exemples pour démontrer l’existence de longue date d’une tradition de socialisation masculine passant par la soumission des plus jeunes et la dominance de l’homme mature. On peut cependant émettre des doutes sur la possibilité de transposer ces contextes culturels au nôtre. L’auteur introduit ensuite cinq formes de rationalisation sur l’abus produites par les répondants, celles-ci mettant en relief certaines de nos logiques culturelles : la rationalisation peut se fonder sur des conceptions biologisantes de la sexualité, sur la compréhension de l’abus comme rapport de domination ou forme de vengeance, sur l’idée d’initiation intergénérationnelle ou encore, sur la notion de problèmes de compréhension.

Après les tentatives d’adaptation, l’ouvrage aborde les conséquences cognitives et identitaires de l’abus. L’auteur détaille des formes de confusions et dissonances cognitives et affectives qui brouillent le processus de construction de la réalité. Affection et trahison, sexualité et domination, souffrances et plaisir se trouvent liés et laissent leur impression de dissonance. Nulle surprise que l’une des réponses des victimes soit la dissociation entre corps et esprit, esprit et plaisirs ! Une attention particulière est accordée aux confusions touchant aux identités. L’identité de genre et l’orientation sexuelle des victimes restent teintées d’ambivalence, du fait d’avoir été prises pour objets de désir et d’agression de la part d’un homme dit « hétérosexuel », donc devant désirer des être féminins, mais aussi du fait d’avoir expérimenté une sexualité encore marginalisée que l’abus a associée à la soumission. L’ambiguïté et les doutes ressentis seront d’autant plus aigus qu’une proportion étonnamment élevée de participants témoignent de fantasmes et d’expériences homosexuelles après la fin de la relation d’abus. Enfin, la volonté de rétablir une image d’hétérosexualité associée à la masculinité s’accompagne de paroles et de gestes homophobes. Derrière se retrouve une volonté quasi obsédante de se dissocier de l’homosexualité, de la féminité et de la passivité associées à l’abus.

De la reproduction répétée de contextes de victimisation au renversement du rapport de domination et d’agression, de l’érotisation d’éléments sexuels associés à l’abus à la quête d’une apparence de normalité ou d’un père idéal, les différents scénarios de vie exposés dans l’essai constituent tous des stratégies plus ou moins conscientes pour restaurer ou préserver des formes identitaires. Le dernier chapitre apporte diverses solutions pour la prévention et l’intervention, parmi lesquelles il faut particulièrement souligner l’effet préventif de la transformation de l’engagement paternel, la réflexion critique sur les formes de masculinités encore trop centrées sur la valorisation de la domination, ainsi que de l’investissement dans l’éducation sexuelle. Ici on retrouve l’une des forces du livre de M. Dorais : l’association entre le dévoilement de souffrances individuelles cachées et la critique générale de nos constructions sociales des sexes et de la sexualité. Le tout dans un style où, derrière une écriture élégante, fluide, mais parfois sensationnaliste, on perçoit la démarche d’analyse qualitative et où les références scientifiques sont émaillées de façon à mettre en perspective le matériel. Malheureusement, et il s’agit là d’une limite découlant de la facture grand public de l’ouvrage, les deux courtes annexes ne permettent pas de bien poser les limites provenant du recrutement d’une bonne partie de l’échantillon dans des centres d’accueil et des groupes de thérapie. Également, le lecteur reste sur son appétit quant à l’emploi de la méthode pour analyser et reconstruire ces trajectoires, et quant à l’expérience de l’auteur dans la mise en forme de ces récits de vie.