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Nathalie Hamel a choisi de traiter d’une dimension moins connue de ce que nous pourrions appeler de nos jours la « conscientisation à la québécitude » par la mise en valeur du patrimoine, rôle joué par Paul Gouin tout au long de son existence. Le livre se situe en prolongement de la biographie de Paul Gouin livrée par Philippe Ferland en 1991 (Guérin éditeur, 604 p.) et ne reprend pas les détails de la vie de ce personnage qui a joué un rôle important dans la vie sociale, culturelle et politique du Québec des années 1930 aux années 1960. Nathalie Hamel a voulu nous livrer le fil conducteur, l’essentiel de la pensée et des activités d’un personnage politique considéré comme un des précurseurs de la Révolution tranquille. En effet, Paul Gouin est un de ceux qui ont préparé le terrain pour de nombreuses nouveautés apparues au cours de la Révolution tranquille, telle la mise en place d’un ministère des Affaires culturelles qu’il voyait jumelé avec un ministère du Tourisme. Il s’est intéressé à une foule de sujets pour lesquels des réformes viendront même après la Révolution tranquille avec l’élection du Parti québécois en 1976, telles la refrancisation du Québec de même que la protection et la mise en valeur de la langue française.

Le livre comprend trois chapitres, une brève introduction et une courte conclusion. Le premier chapitre présente une synthèse de la vie politique de Paul Gouin jusqu'à son retrait de la scène politique en 1939. Le second montre sa pensée et ses actions en relation avec la conservation de l’héritage culturel québécois tandis que le troisième porte sur la promotion et la mise en valeur de la culture. Nous présentons une synthèse de ces chapitres et quelques commentaires suivis de suggestions sur le livre. Un court chapitre d’introduction présente le cadre de l’analyse et la méthode. « Notre intention est avant tout d’approfondir l’histoire de la conservation patrimoniale au Québec, en jetant un nouvel éclairage sur le rôle qu’y a tenu Paul Gouin » (p. 17). Ce chapitre nous apprend que le fondateur de l’Action libérale nationale (ALN) a consacré l’essentiel de sa vie aux questions patrimoniales et que pour lui la conservation du patrimoine rejoignait une question plus fondamentale, soit celle de la survie de l’identité canadienne-française.

Le premier chapitre, intitulé « Prolégomènes », situe Paul Gouin en relation avec son époque. Et il présente une synthèse de sa vie en dévoilant des facettes souvent peu connues du personnage. Né en 1898 à Montréal, celui-ci a reçu cependant l’essentiel de son éducation à Québec puisque la famille vivait dans cette ville lorsque son père, Lomer Gouin, était premier ministre du Québec de 1905 à 1920. Sa mère, Élisa Mercier, était la fille d’Honoré Mercier, premier ministre du Québec de 1887 à 1891. On comprend que Paul Gouin a été élevé dans un milieu familial où la vie politique occupait une place centrale. Cependant, son père n’était pas dépourvu d’intérêt pour le monde des affaires. Philippe Ferland (1991, p. 52) soutient que ce millionnaire aurait été foudroyé par une crise cardiaque en 1929 à la suite du crash de la Bourse de New York. Paul Gouin a été admis au barreau en 1920, après des études en droit aux universités Laval et de Montréal et il a pratiqué le droit jusqu’en 1929. Après le décès de son père, il s’est consacré essentiellement à ce qui le motivait : la mise en valeur de la culture et du patrimoine québécois.

« En 1930, la résidence de Paul Gouin à Montréal devient un lieu de rencontre où des penseurs se réunissent pour rechercher des solutions à la crise » (p. 25). Plusieurs leaders sociaux de l’époque participent à ces rencontres dont Esdras Minville, le directeur de l’École des Hautes Études commerciales, le père Papin-Archambault, fondateur des Semaines sociales, Wheeler Dupont, qui deviendra secrétaire politique de Gouin, et d’autres. Ce sont les idées de ce groupe qui sont à la base du programme de l’ALN mais qui ne seront pour la majorité réalisées que lors de la Révolution tranquille des années 1960.

En fait, Paul Gouin est surtout connu pour le rôle actif qu’il a joué en 1934 lors de la fondation de l’ALN dont il a été le chef. Il dirigea l’alliance stratégique avec les conservateurs d’où émergea l’Union nationale (UN). Élu député en 1935 sous la bannière de l’ALN, Gouin ne s’est pas représenté à l’élection de 1936. Il n’aura été député que quelques mois. L’alliance avec les conservateurs dirigés par Duplessis n’aura aussi duré que quelques mois et sera rompue en 1936. « Le manque de leadership de Paul Gouin auprès de ses députés se fait rapidement sentir, et quelques-uns se rallient à Duplessis » (p. 38). L’UN (conservateurs, membres dissidents de l’ALN, libéraux mécontents) a été officiellement créée au moment de l’élection de 1936 qu’elle remporta. Duplessis conserva le nom de l’« Union nationale » et l’activité de Paul Gouin à la direction de l’ALN n’aura été que de courte durée. Le parti n’a fait élire aucun de ses 56 candidats à l’élection de 1939 et il est disparu au début des années 1940.

En 1942, Paul Gouin a été l’un des membres fondateurs du Bloc populaire qu’il quitta en 1944. Nous apprenons qu’il aspirait à en devenir le chef et même à être élu premier ministre du Québec. Après 1935, il a été candidat à quelques reprises, mais toujours défait. « Son implication dans la politique active couvre donc une dizaine d’années au total, de 1934 à 1944 » (p. 41). Jeune, il avait nourri des ambitions politiques, mais il n’a plus réellement été actif dans l’arène politique après 1945. Il consacra l’essentiel de sa vie par la suite à la conservation du patrimoine. Cette période de la vie politique de Paul Gouin nous fait cependant comprendre qu’il avait une compréhension profonde du Québec et des enjeux auxquels la société de l’époque était confrontée mais qu’il possédait peu d’habiletés politiques pour se placer dans la position d’un leader rassembleur qu’on aurait aimé suivre. Paul Gouin présente le profil d’un penseur, d’un aristocrate, d’un gentilhomme.

En 1948, Maurice Duplessis le nomma à un poste de conseiller technique auprès du Conseil exécutif du Québec. Gouin se rapporta directement à son ancien allié/adversaire, Duplessis, aussi longtemps que ce dernier a vécu. Cette fonction lui a permis d’exercer beaucoup d’influence pour la conservation et la mise en valeur du patrimoine québécois. Il utilisa ce poste pour promouvoir l’artisanat, les arts, la culture ainsi que les petites et moyennes industries, jusqu’en 1968. Bon nombre des idées qu’il a mises de l’avant dans ce poste, telles que la restauration des patrimoines historiques de Québec et de Montréal, ont été reprises et réalisées au cours de la Révolution tranquille et des années qui ont suivi. Paul Gouin a prononcé un nombre impressionnant de discours. Il voulait que le Québec se modernise tout en conservant et intégrant dans cette modernité les valeurs et la culture issues de sa tradition. Mais une grande partie de ses activités, de 1930 jusqu’à son décès en 1976, semble avoir porté sur des activités de collectionneur d’oeuvres d’art et de conservation du patrimoine. Il a vécu les dernières années de sa vie dans sa maison de la rue Saint-Vincent dans le Vieux-Montréal et il est décédé le 4 décembre 1976.

Le deuxième chapitre, et le principal du livre, décrit le travail réalisé par Paul Gouin pour sensibiliser à la conservation du patrimoine. Il était un connaisseur exceptionnel des styles de meubles du terroir et sa vie est devenue une croisade pour la protection et la revalorisation des traditions populaires. Il s’est engagé pour conserver et revaloriser la langue française. Ce chapitre traite des activités de Paul Gouin et de son action en vue de fournir des assises pour l’avenir en appuyant et valorisant la tradition. « Au moment où il se retire temporairement de la vie politique en 1939, Paul Gouin souhaite poursuivre une campagne d’éducation nationale qui vise l’accroissement du patriotisme chez les Canadiens français. Cette campagne sera le moteur de ses actions pendant pratiquement tout le reste de sa vie » (p. 45). Pour lui, il importe que les coutumes et traditions fassent partie du quotidien.

En 1934, il construisit une maison à Saint-Sulpice laquelle se veut une « copie conforme » d’une maison de la fin du XVIIIe siècle, un style qu’il a retenu de ses études de nombreux plans de maisons anciennes de la région de Charlevoix. Cette maison, il la meubla d’antiquités et d’objets du patrimoine. La conservation du patrimoine fut sa passion et sa collection de meubles et d’objets anciens dont de nombreux objets provenant d’églises devint tellement considérable qu’il envisagea même d’ouvrir son propre musée. Les visiteurs à sa résidence dirent se croire dans une église. Tout au long de sa vie, Paul Gouin ne cessa de collectionner et de vendre des antiquités et de l’artisanat. Ce fut là sa principale occupation entre 1944 et 1948. En 1946, il ouvre une boutique appelée Beaumanoir, rue Sherbrooke à Montréal. Mais ces activités ne semblent pas lui rapporter beaucoup de revenus. En 1951, il a vendu pour 25 000 $ au Musée de la Province une partie de sa collection d’oeuvres artisanales estimée à 43 249,50 $. Une autre partie de sa collection a été acquise par le Detroit Institute of Arts. En 1955, il a également vendu une autre partie de sa collection au commerçant Samuel Breitman, rue Sherbrooke à Montréal. Ce dernier affirma vingt-cinq ans plus tard qu’il s’était agi là de la première vente d’une telle ampleur au Québec (p. 66).

Nous apprenons que Paul Gouin aurait aimé devenir « conservateur » du Musée de la Province de Québec, ou même assistant du conservateur de ce musée, mais, à chaque fois que l’occasion s’est présentée, il n’a pas été retenu. En 1948, lorsqu’il fut nommé « conseiller technique » auprès du Conseil exécutif de la province, il ferma sa boutique de la rue Sherbrooke. Il n’en continua pas moins à acheter et vendre des oeuvres du terroir tout au long de sa vie. En fait, sa vie est devenue une véritable croisade de promotion des arts et des traditions populaires. Paul Gouin portait des complets fabriqués en étoffe du pays et il voyait le potentiel que pouvait offrir le fait d’intégrer « les textiles artisanaux dans la mode » (p. 75). Son époque fut marquée par la mise sur pied de plusieurs institutions en soutien à ce qu’il prônait. Mentionnons la « création de l’Office provincial de l’artisanat et de la petite industrie par le gouvernement provincial en 1945 » (p. 76) ainsi que la création de « la Centrale d’artisanat du Québec en 1950 » (p. 78). À compter de 1948, le folklore prit place dans son discours et on le vit même en photo au côté du jeune Luc Lacourcière.

Paul Gouin soutient des projets tels celui de Marcel Trudel qui suggère la formation d’un village-musée dans le plus ancien secteur du Vieux-Québec. À commencer par la conservation et la restauration du Vieux-Québec, Gouin prit part à un grand nombre de dossiers de restauration d’édifices, d’églises et de monuments. Il a proposé en 1949 la mis en place d’une commission d’urbanisme pour déclarer, protéger, cataloguer des sites comme étant historiques. Ce n’est pourtant qu’en 1963 que le Vieux-Québec fut décrété arrondissement historique. Le Vieux-Montréal le fut l’année suivante. Il ne considérait pas comme un modèle à suivre ce que les Américains ont fait à Williamsburg. Pour lui, il vaut mieux conserver, restaurer et maintenir dans les activités courantes que de rebâtir des endroits détruits. Toutefois, dans certains cas, il va suggérer de convertir en musée des sites historiques peu utilisés, comme il le fera, en 1950, pour les vieilles casernes de l’île Sainte-Hélène. Il voit d’ailleurs dans la restauration du Vieux-Montréal un excellent attrait touristique. À l’instar de l’abbé Albert Tessier, membre de la Société des arts, sciences et lettres de Québec qui réclame le bilinguisme des enseignes, Paul Gouin fait du français dans l’affichage un de ses chevaux de bataille. Il prononce des discours, mais publie aussi souvent des articles. Par exemple, il appuya sans réserve dans L’Action nationale (1933) ce mouvement qui visait à conserver une physionomie canadienne-française à la province et il s’engagea sans équivoque dans la refrancisation de la province, en particulier en ce qui a trait à l’affichage.

Le troisième chapitre, intitulé « Notre maître l’avenir : la promotion de la culture », montre la pensée et trace un portrait des activités de Paul Gouin en relation avec la mise en valeur de la culture québécoise dans différents domaines. Voici ce qu’il écrivit lui-même en 1951 au sujet de la place que la tradition devrait tenir dans le développement de la société québécoise : « Il ne s’agit pas de lutter contre le progrès, mais bien au contraire de nous en faire un allié, de nous servir des inventions modernes pour assurer la survivance de nos traditions » (p. 123). Gouin a montré l’avantage de mieux mettre en valeur le visage français du Québec afin de promouvoir l’industrie touristique. Il peut être considéré comme un des principaux précurseurs de la mise en place de ministères tels ceux du Tourisme et de la Culture. Le message qu’il livre est clair : moderniser le Québec en y intégrant les particularités culturelles issues de sa tradition plutôt que d’adopter à tout vent des éléments disparates de modernité venus d’ailleurs. C’est ce qu’il prône par exemple en construisant « la modernité architecturale sur les fondements de la tradition ».

En conclusion, l’auteure écrit : « L’objet de cette recherche était de cerner l’évolution des valeurs sociales données au patrimoine au cours de la période allant de 1930 à 1960, à travers l’analyse de l’oeuvre d’un acteur majeur du domaine, Paul Gouin » (p. 171). Celui-ci a certainement été grandement inspiré par l’oeuvre de Lionel Groulx, mais il a voulu montrer qu’il pouvait s’en inspirer sans en être prisonnier et que, pour lui, « notre maître le passé » n’avait de sens que s’il se projetait dans la façon de construire la société canadienne-française de l’avenir : passé et avenir, tradition et progrès étaient des thèmes constamment mis en valeur et en complémentarité par Paul Gouin. Il a voulu un Québec moderne bâti de façon cohérente sur ses racines culturelles profondes.

Nathalie Hamel nous livre un ouvrage fort bien documenté et rédigé dans le cadre d’une recherche postdoctorale réalisée à la Chaire Fernand-Dumont sur la culture. L’auteure a dû faire des choix difficiles pour maintenir une structure de texte cohérente compte tenu de la très abondante documentation à laquelle elle a eu recours et à laquelle elle fait référence tout au long de l’ouvrage. Le lecteur découvre une facette peu connue de la vie d’une des grandes éminences grises de la vie politique des années 1930 et 1940, soit l’ensemble des activités de la vie d’un personnage au profil probablement unique dans l’histoire du Québec et dont l’activité principale a porté sur la mise en valeur du patrimoine québécois. En fait, Paul Gouin est un personnage dont les idées et les activités ont bien préparé plusieurs des réalisations de la Révolution tranquille. Le livre apporte aussi une réhabilitation du fondateur de l’ALN qui, sur la scène politique, a gardé une réputation de grand perdant face à Duplessis et à la machine de l’UN. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que les principaux éléments du programme de l’ALN apparaissent encore tout à fait d’actualité à notre époque : accès au crédit rural, électricité (de nos jours : ressources énergétiques), soutien au développement de la petite et moyenne industrie et autres. Le livre nous fait comprendre que l’action principale du chef de l’ALN n’a pas été d’abord la politique partisane, mais une autre forme d’action politique axée sur la conscientisation populaire aux valeurs et aux façons d’être québécoises.

Ce livre évoque plusieurs autres personnalités qui, à leur époque et à leur façon, ont joué un rôle de conscientisation, de soutien et de mise en valeur de l’identité canadienne-française et québécoise : nommons Fleury Mesplet, Louis-Joseph Papineau, Lionel Groulx et, plus près de nous en ce qui a trait à la valorisation du patrimoine, Robert-Lionel Séguin. Ce dernier était aussi un collectionneur hors pair, dont l’essentiel de la collection a été acquis par l’Université du Québec à Trois-Rivières. L’action de Gouin visait à émanciper la société québécoise de l’époque de la très grande influence de l’abbé Groulx qui présentait notre histoire comme un carcan de traditions d’où on ne pouvait plus facilement bouger. De par sa famille, Paul Gouin avait la stature sociale pour aller à contre-courant de ce conservatisme extrême. Il offrait des bouffées d’oxygène et des idées pour moderniser la société, mais sur les racines de la tradition. Séguin a bâti son activité en faisant connaître et en revalorisant les habitations et les meubles traditionnels. Son oeuvre en cette matière est remarquable, mais cet ethnologue n’a pas eu d’activité de tribun et il n’a pas associé ce qu’il faisait à des façons de moderniser les structures de la société québécoise. Toutefois, son influence en matière d’architecture de maisons et de meubles a été probablement beaucoup plus grande et plus profonde que celle de Paul Gouin. Mais nous sommes à la génération qui a suivi celle de Gouin. Séguin a vulgarisé ce qu’il a fait et ses façons de voir, et la maison québécoise traditionnelle est entrée dans la masse de la population alors que Paul Gouin est demeuré un aristocrate qui s’adressait à une petite élite. On peut imaginer les casse-tête de populistes, tels Duplessis, et même René Chaloult à l’ALN, à faire accepter Paul Gouin à leurs organisateurs politiques de l’époque.

Il convient de noter la polyvalence de Gouin et sa capacité à s’intéresser à un très grand nombre de dimensions de la vie sociale et économique. Retenons, par exemple, qu’au travers de ses nombreuses activités, Paul Gouin s’est intéressé à la promotion des petites industries, en particulier celles qui sont artisanales. Il a soutenu les activités des écoles spécialisées telle l’École des arts domestiques, l’École du meuble, les écoles des beaux-arts de Québec et Montréal. On retrouve parmi les personnes qu’il a fréquentées des gens voués au développement économique et au soutien des petites industries tels François-Albert Angers et Esdras Minville. Ce sont d’ailleurs les idées communes que préconisent avec Paul Gouin ces deux artisans du développement économique à la québécoise qui alimenteront la rédaction du programme de l’ALN. Paul Gouin deviendra un ardent défenseur sur la place publique des thèses de Minville sur l’importance du développement des régions par les petites industries. Dans ses discours de l’ALN, il répétait souvent que ces petites industries pourraient devenir « la véritable ossature économique de notre province » (p. 69). On se croirait en pleine actualité du XXIe siècle.

Si le livre est bien documenté et les avancées de l’auteure bien appuyées, quelques dimensions sont demeurées absentes. D’abord, toute sa vie Paul Gouin n’a cessé d’être aussi un commerçant dans le domaine de l’artisanat et du patrimoine québécois, s’adonnant toujours à l’achat et la vente de pièces d’art et d’artisanat et vendant des parties de ses collections tantôt au gouvernement du Québec, tantôt à l’encan, tantôt à des particuliers, tantôt à un institut de Détroit. Nous comprenons que cette activité n’était pas faite dans le but de s’enrichir. En réalité, c’est l’inverse. Paul Gouin avait probablement eu besoin d’un emploi au gouvernement pour survivre, car on apprend qu’à différentes époques de sa vie, il a frôlé la faillite personnelle. Toutefois, cette activité commerciale réalisée aussi dans les années au cours desquelles Paul Gouin occupait un emploi au gouvernement n’est pas sans susciter des questions éthiques. Autres temps, autres moeurs, sans doute, mais l’auteure ne propose ni questions, ni commentaires, ne situe pas cette façon de faire en relation avec les us et coutumes de l’époque et n’apporte aucune comparaison avec d’autres cas semblables dans les mêmes années.

Une seconde dimension qui aurait mérité quelques réflexions est celle de la remise en contexte de la démarche et du cheminement de Paul Gouin, afin de voir s’il s’agit d’une démarche isolée ou si Paul Gouin a été un précurseur au Québec d’un mouvement plus vaste qui a traversé de nombreuses sociétés au cours de la deuxième partie du XXe siècle. En effet, l’intérêt pour la protection et la mise en valeur du patrimoine de même que pour la restauration des édifices et quartiers anciens, sont des phénomènes qui ont traversé les cultures des pays développés au cours des dernières décennies – regardons le travail de reconnaissance de nombreux sites réalisé par l’UNESCO en cette matière. Le lecteur est sans doute familier avec plusieurs de ces reconstructions historiques, avec l’engouement que la Nouvelle-Angleterre a connu pour les objets du patrimoine depuis la Deuxième Guerre mondiale – on y retrouve peut-être autant d’objets du patrimoine québécois qu’au Québec même –, la reconstruction des vieux quartiers des centres-villes un peu partout aux États-Unis, la reconstruction de la capitale coloniale Williamsburg réalisée par la Fondation Rockefeller entre 1929 et les années 1980 avant même la reconstruction du Vieux-Québec, la reconstruction de Louisbourg en Nouvelle-Écosse, la mise en valeur des ruines romaines dans plusieurs pays en Europe, et autres. Le lecteur qui s’intéresse à ce sujet n’est pas sans se demander comment ces mouvements et activités vécus ailleurs dans le monde à la même époque sont liés au travail réalisé par Paul Gouin. Cet homme semble avoir agi de façon isolée au Québec mais se situer dans un mouvement global contemporain. Il a agi comme un catalyseur pour activer une prise de conscience en ce qui a trait à la conservation et à la mise en valeur du patrimoine, certes, mais où se situe sa démarche en comparaison de démarches semblables menées ailleurs dans le monde ? Au début du livre, l’auteure mentionne : « À l’origine de cette recherche, nous souhaitions analyser l’oeuvre de collectionneur de Paul Gouin afin de la mettre en rapport avec celle de William H. Coverdale, collectionneur actif à la même époque, que nous avions étudiée » (p. 16). Ce serait l’absence de données disponibles qui aurait fait en sorte que cette comparaison n’ait pu être réalisée. Sans pousser l’analyse pour comparer dans le détail la démarche de collectionneurs, une mise en contexte plus large que celle du seul contexte québécois permettrait au lecteur une compréhension plus riche du phénomène étudié au moins pour ce qui est des grandes tendances en Occident et de mieux situer la prise de conscience amorcée par Paul Gouin dans un contexte plus large. En réalité, il s’agit là d’un beau sujet pour une étude plus vaste.

Une troisième dimension non abordée par l’auteure relève moins de dimensions qui intéressent l’historien et s’adresse peut-être davantage à des chercheurs d’autres disciplines des sciences humaines, telles l’anthropologie, la sociologie, la politicologie. Il s’agit de celles de la construction théorique à partir des données recensées dans cet ouvrage. Le matériel qui y est rapporté, en particulier la relation entre la conservation du patrimoine et le développement d’une société, telle que le concevait Paul Gouin, suscite des hypothèses. En fait, la lecture de ce livre appelle des réflexions qui pourraient offrir des pistes en vue de théoriser sur le sujet, des pistes suggérant des avenues pour mieux comprendre l’ensemble de la démarche décrite au cours de ce travail laborieux et bien appuyé en ce qui a trait à la recherche de documents. Quelles sont les théories qui discutent des relations entre la conservation du patrimoine et la formation de l’identité ? Existe-t-il des relations entre ces deux dimensions ? Si oui, quelles sont-elles ? Est-ce que la formation de l’identité, comme le croyait Paul Gouin, engendre vraiment un type de développement particulier ? Est-ce que les dimensions économiques sont moins prédominantes et les dimensions humaines et sociales plus importantes dans ce type de développement ? Quelles sont les perspectives structurelles qui peuvent découler de ce développement souhaité autour de secteurs artisanaux et par des PME ? Est-ce un phénomène de nations minoritaires ou est-ce un phénomène universel ? En somme, la richesse de la documentation présentée dans cet ouvrage en ce qui a trait à la pensée d’un leader social et à ses activités reliées à la mise en valeur du patrimoine fait prendre conscience des avenues qui s’offrent pour choisir des pistes en vue d’orienter le développement des sociétés.

Nathalie Hamel a réalisé un travail remarquable de sélection de documentation et d’historienne. Elle a montré l’intersection entre la pensée et l’action d’un leader social de même que son impact sur le développement et le devenir de la société québécoise. Son livre se présente comme une source de documentation exceptionnelle qui pourrait servir de base à de nombreux autres chercheurs des sciences humaines afin d’explorer des dimensions structurelles et culturelles de l’évolution et du devenir des sociétés.