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C’est le jeu de la traduction du titre et du sous-titre de cet ouvrage initialement paru en anglais en 1972 qui en révèle le mieux le propos. Le sous-titre : « Un jeune reporter chez les écrivains révolutionnaires du Québec, 1963-1970 » annonce que ce n’est pas tant la revue Parti pris ou la maison d’édition du même nom qui est l’objet du livre mais la mouvance autour de celles-ci. À cet égard, le titre en anglais est plus approprié : The Shouting Signpainters. A Literary and Political Account of Quebec Revolutionary Nationalism, qui bien sûr renvoie au livre de Paul Chamberland, L’Afficheur hurle. De cette dérive linguistique, il faut retenir non seulement le lien entre littérature et révolution, mais surtout celui entre littérature et révolution dans le contexte nationaliste des années 1960, alors que le Parti québécois n’existait pas encore et que sautaient les premières bombes du Front de libération du Québec (FLQ). Ce que le sous-titre en français évoque aussi, c’est la posture de Reid, alors jeune reporter, partageant un grand nombre des convictions des écrivains dont il parle, partageant aussi leurs questions, et cherchant en même temps qu’eux, avec eux, des réponses. Cette posture n’est pas sans analogie avec celle de Carmelle Dumas (2008), à la différence que celle-ci a écrit son livre sur L’Osstidshow et 1968 après coup. Ce côté très personnel des deux ouvrages fait qu’on n’a pas l’impression que les deux auteurs parlent du milieu culturel de la même ville à peu près à la même époque. Si Dumas traite surtout de la chanson et Reid de littérature, les deux posent essentiellement la même question, celle de la place de l’art dans le changement social. La littérature peut-elle contribuer au changement social, et si oui comment ? Comment des écrivains révolutionnaires doivent-ils écrire et à qui doivent-ils s’adresser : à l’élite, au peuple ? Bref, c’est la question de l’engagement de l’écrivain qui est posée. Doit-il s’engager politiquement ? Son engagement littéraire a-t-il un effet social et politique ? Au coeur des interrogations de Reid, se trouve aussi, surtout, le lien entre les intellectuels et le peuple.

À cet égard, il n’est pas anodin que le premier chapitre, intitulé « Watch out, tu vas vwère », soit consacré à la langue parlée dans les quartiers populaires de Montréal. Pour Reid, cette langue, le joual, est celle non seulement de prolétaires mais surtout de colonisés, affirmation qui peut surprendre un demi-siècle plus tard, mais qui dans le Québec des années 1960 trouvait une place de choix dans la revue et les éditions Parti pris. Un sous-titre du chapitre 2 consacré principalement au roman Le Cassé de Jacques Renaud, « Les mots, clé de la révolution », illustre bien la conviction des partipristes, héritée de Memmi et Fanon, selon laquelle la révolution passe d’abord par la prise de conscience et l’énonciation de l’aliénation. La question du rapport à la langue et notamment au joual est à la fois le contexte dans lequel évoluent les « écrivains révolutionnaires » des années 1960 et le problème principal auquel ils se heurtent dans leur travail. Avec le recul, on entrevoit les débats qui déchireront la gauche québécoise des années 1970 : la lutte nationale doit-elle, peut-elle, avoir préséance sur la lutte sociale ? Dans le contexte québécois, peut-on faire se rejoindre les deux dans une gauche nationaliste, et si oui à quel prix ? La question se pose déjà dans les années 1960, mais de façon moins claire que dans les années 1970, où plusieurs écrivains professeront des positions d’extrême gauche tout en adoptant une écriture formaliste.

Reid aborde Parti pris par les écrivains, et non par leurs textes comme Gauvin (1975). Il les rencontre dans des tavernes, dans des restaurants, à des réunions du Parti socialiste du Québec. À propos des tavernes, Reid ne peut s’empêcher de noter l’absence de femmes dans la mouvance Parti pris (p. 99), même si la « symbolique terre-femme » (selon le titre de la section qui commence à la p. 143) y est très présente, d’autant plus que Reid tient Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, qui dépeint la misère des quartiers ouvriers de Montréal, comme le « meilleur roman canadien-français » (p. 99). Il cite de longs extraits de la revue, des textes de Maheu ou de Piotte, mais les commente peu. Il reproduit aussi dans son livre de longs extraits de romans (Le Cassé de Renaud, Le Cabochon de Major) et de poèmes de Chamberland. Il cite encore, mais plus brièvement, Godin, Miron ou Vigneault. Son objectif était alors de faire connaître ces écrivains aux Canadiens anglais qui se demandaient What does Québec want ? Cette traduction tardive les fera redécouvrir aux plus jeunes. C’est pourquoi Jean Provencher a très justement intitulé sa préface « L’oeuvre d’un passeur ».

Reid présente donc une mouvance révolutionnaire qui se rejoint autour de trois thèmes : nationalisme, socialisme, laïcité. Elle est composée d’écrivains, mais aussi d’éditeurs, de chanteurs, et de militants politiques ; en effet, comme la mouvance se veut révolutionnaire, il faut la situer par rapport à la politique pour la comprendre ; c’est ainsi qu’au fil des pages le FLQ, le Parti socialiste du Québec, le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) sont présentés, à travers leurs membres plus que leurs programmes, par exemple dans la section sur « L’ami Garand à Paris » (un ancien felquiste, p. 86). Cette mouvance est située dans son contexte d’émergence : l’influence de Sartre, Memmi et Fanon est soulignée, mais les Nègres blancs d’Amérique, selon le titre du livre de Pierre Vallières publié chez Parti pris en 1968, sont comparés aux Noirs américains, et Reid souligne ce qui les en distingue, notamment le rapport à la langue. Sont présentés les aînés qui ont inspiré les écrivains associés à Parti pris : Gaston Miron, Jacques Ferron, Marcel Dubé ; ceux dont ils cherchent à se dissocier : l’équipe de Cité libre, essentiellement, mais aussi les écrivains qui ont trouvé leur notoriété en France d’abord : Anne Hébert, Marie-Claire Blais ou Réjean Ducharme ; enfin, ceux qui montent, et qui chantent : Gilles Vigneault et Claude Dubois. Tout ceci sur un mode subjectif, au gré des rencontres, des lectures que ses interlocuteurs suggèrent à Reid, des personnes qu’ils lui suggèrent de rencontrer. « Girouard m’a fait découvrir Albert Laberge » (p. 58). La section sur Hubert Aquin (p. 184-188) est intéressante en ce que c’est un des rares moments où le statut d’anglophone de Reid fait qu’il se sent différent de ceux dont il parle.

Anglophone, l’auteur a des remarques très intéressantes sur la gauche québécoise francophone et la gauche canadienne anglophone qui ont vécu « les mêmes événements » mais sans suivre « le même itinéraire » (p. 190). On entrevoit dans le livre la préhistoire de la gauche des années 1970 dont a parlé Warren (2007) ; les débuts du FLQ y sont présentés, de l’intérieur. Très peu d’indices y sont semés à propos de la contre-culture qui se préparait et dont Paul Chamberland deviendra une des figures importantes. À cet égard, il est heureux que le texte ait été livré sans retouche et que l’auteur ait résisté à la tentation de l’actualiser. C’est bel et bien un reportage. La seule chose que l’auteur ait ajouté pour cette édition, ce sont quelques croquis qu’il a lui-même réalisés, portraits de gens dont il parle ; il n’a pas résisté toutefois à inclure des croquis de certains personnages très secondaires de son livre, comme Robert Charlebois. Le livre est intéressant en ce qu’il offre une vue de l’intérieur de Parti pris. Merci à l’auteur de ne pas l’avoir mis à jour : il nous révèle à chaud les espoirs, les questions voire les déchirements d’une génération. Un livre pour la suite du monde, comme l’indique obliquement le titre de la dernière illustration du livre, qui représente une jeune femme : « l’avenir ».