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Le regard de l’autre est un bien curieux ouvrage. Non que la facture du livre surprenne ou que l’auteur s’aventure à défendre une thèse irrecevable. Au contraire, la thèse principale du livre – à savoir que le nationalisme au Canada français s’est construit en réaction au propre nationalisme de l’élite marchande anglo-protestante de Montréal, de souche écossaise, en intériorisant l’image simplifiée et réductrice que se faisait cette dernière des Canadiens – est tout à fait plausible, sinon prometteuse. Cependant, l’auteur, bien qu’il ait mis beaucoup de précaution oratoire et tenté de clarifier les bases théoriques de son étude, a produit un livre quelque peu décevant, qui exploite mal une matière riche, peu étudiée au Québec. En fait, en voyant les belles perles que l’auteur déterre en puisant dans les discours des « acteurs sociaux » du Bas-Canada, on s’étonne qu’il sollicite un cadre théorique aussi étriqué. Sans compter qu’il ne cache pas que l’idée lui est venue pour donner la réplique au discours dominant des intellectuels québécois sur la nation, qu’il traite d’« idéologues » et de « propagandistes » en conclusion, pèche par là où il croyait exceller. La belle neutralité axiologique wébérienne dont il se réclame est sans cesse contredite par son propre discours moralisateur sur le nationalisme ethnique qui gangrènerait, à ses dires, même les fines analyses des théoriciens actuels du nationalisme. En dépit de ses faiblesses, l’ouvrage a néanmoins le mérite d’identifier un point aveugle dans les études sur la genèse des nationalismes au Québec et d’inviter les chercheurs à définir autrement et à élargir leur objet.

L’auteur a élaboré sa thèse « écossaise » à peu près comme ceci. Il reprend de l’historienne Anne-Marie Thiesse l’idée que la fabrication du nationalisme en Europe est une invention littéraire, dont la paternité reviendrait au Homère écossais, James MacPherson, alias Ossian, qui ressuscita des poèmes épiques du passé gaélique mythique de l’Écosse. À peu près toutes les nations européennes se composeront ainsi une histoire et une littérature nationales en se découvrant des coutumes et des traditions dans un peuple ancestral glorieux. Un autre Écossais, Walter Scott, va raffiner le processus de fabrication avec le roman historique, à une époque où les historiens n’écrivaient que des histoires de monarchie. Pour l’analyse de l’émergence du discours nationaliste au Québec, l’auteur élabore une approche constructiviste, qu’il compose par emprunt à Georges Balandier, Marx et Weber, par laquelle il prend ses distances d’avec l’approche fonctionnaliste d’un Guy Rocher. Si bien que pour étudier les représentations idéologiques qui façonnent une société, il faut s’arrêter aux groupes sociaux en concurrence dans un même espace social, lesquels groupes s’insèrent dans une structure sociale qui prescrit leurs rôles sur la base de valeurs sous-jacentes. Les groupes se font une image d’eux-mêmes comme de leurs concurrents, de telle sorte qu’il arrive que l’image négative que l’un se fait de l’autre soit reprise par ce dernier pour se définir lui-même. C’est ce processus d’intériorisation par l’autre que Reid croit observer au Bas-Canada, où il voit s’opposer une puissante élite marchande formée pour une bonne part d’Écossais issus de la région de Glasgow qui noyauta l’administration coloniale et une petite bourgeoisie professionnelle canadienne qui finira par détrôner les seigneurs et dominer la chambre d’assemblée.

Son enquête a consisté à dépouiller les articles du Canadien, parus entre 1806 et 1842, et à renvoyer dos à dos les « images » que les groupes se font l’un de l’autre. L’un des constats de l’auteur est que les « Canadiens » ne se définirent pas d’emblée comme peuple ou nation face à leur vis-à-vis. Ce sont plutôt ces derniers qui les premiers virent dans la population canadienne une race distincte, un peuple agraire et inférieur, incarnant un morceau oublié et immuable de la France du XVIIe siècle. En dépit de la lutte qui les oppose à ce parti mercantiliste écossais qui a ses entrées auprès du gouverneur comme à Londres, les Benjamin Viger, Étienne Parent et François-Xavier Garneau finirent par adhérer eux-mêmes à l’idée que leur groupe forme une société française, catholique et rurale, à l’existence purement provinciale, séparée d’une société britannique en expansion destinée au commerce et à l’industrie. Cette même image de races rivales dans un même État, Lord Durham l’aurait reprise, selon Reid, des marchands écossais de Montréal dont Durham était proche. Si ces marchands et Durham justifient la domination britannique par la supériorité de la race « anglaise », les élites canadiennes tombèrent dans le même travers en se reconnaissant leur propre supériorité, dont l’Église catholique sous Ignace Bourget aurait magnifié la vocation spirituelle. Le discours de l’élite marchande montréalaise, au bout du compte, aura eu une influence déterminante, même chez les intellectuels québécois au XXe siècle, tels Fernand Ouellet, André J. Bélanger, Jean-Charles Falardeau, Hubert Guindon et Marcel Rioux qui adhérèrent, chacun à leur manière, à la vision traditionaliste et stationnaire de la société canadienne-française. Par sa démonstration, Reid prétend ainsi faire une sociologie rigoureuse, dont le seul souci est d’expliquer comment une certaine représentation de la société véhiculée par un groupe en vient à dominer l’ensemble de l’espace social, ce que n’auraient pas su faire ni Fernand Dumont, ni Gérard Bouchard son disciple, tous deux réduisant, selon Reid, la communauté nationale au Québec aux francophones, à l’exclusion de l’autre société, formée des Anglais, Écossais, Irlandais, Juifs, Amérindiens… Et Bouchard, ajoute Reid, qui encense dans ses travaux un peuple américain contre des élites aux affinités européennes, procède à son tour, à l’instar de Parent et Garneau, à une glorification à « l’écossaise » d’un peuple dépositaire de la nation.

Bien que la thèse de Reid soit séduisante à plus d’un titre, sa démonstration recèle des faiblesses dont je signalerai ici les plus importantes. À vrai dire, à l’annonce d’une thèse aussi originale et décapante, le lecteur s’attend à être éclairé sur ces Écossais dont l’auteur ne cache pas qu’il est l’un des descendants. Or, justement, sur cette question, il apporte peu d’eau au moulin. De l’élite marchande écossaise de Montréal, il tire une succession de portraits biographiques, sans plus. Du Royaume-Uni, il brosse un portrait très sommaire, couvrant en vitesse la révolution anglaise, la pensée de Hobbes et Locke, le parlementarisme, le système économique britannique, sans traiter pour autant de l’union anglo-écossaise de 1707, du rôle joué par les Écossais dans la construction de l’empire britannique, des clivages au sein des Écossais, les rébellions jacobites, etc. Il note au passage que les Anglais se firent une conception nationaliste de l’obligation politique, ceux-ci préférant les droits des Anglais aux droits de l’homme, sans citer le très beau texte qu’Hubert Guindon consacra à cette seule question à partir de Hannah Arendt et Lord Acton. De même, on s’étonne que l’auteur n’ait pas cherché à repérer des Écossais au-delà de l’élite marchande, alors que c’est un fait connu qu’ils étaient surreprésentés aussi dans l’élite politique coloniale et même dans le directoire politique canadien après 1867. De même, on s’aperçoit aisément que l’auteur n’aurait pas dû limiter sa recherche au seul dépouillement du Canadien. C’est par les écrits de Lord Durham et quelques textes publiés dans ce journal que Reid appréhende la pensée de cette élite écossaise, ce qui, sur le seul plan méthodologique, est une lacune étonnante. Quels étaient leurs journaux, lieux de discussion, leurs principaux écrits ?

L’autre aspect problématique dans la démarche est la manière dont il traite les idées politiques. Très proche en cela de la théorie marxiste, l’auteur adopte une approche matérialiste, qui fait des idées politiques le simple reflet de l’infrastructure sociale. En réalité, l’auteur considère les idées politiques de ses acteurs non sans quelque ambivalence ; il essaie ainsi de nous convaincre que la bourgeoisie professionnelle bas-canadienne adhère tout entière au libéralisme de John Locke, sans trop d’explication de ce que le libéralisme veut dire. Il ne dit rien de l’école de Cambridge, représentée par John Pocock et Quentin Skinner, qui a renouvelé l’histoire et la théorie des idées politiques, notamment en mettant en lumière le filon républicain ou néo-classique qui a concurrencé le libéralisme whig, en Angleterre et dans les colonies américaines. On ne s’étonne guère non plus, qu’avec un appareillage théorique aussi mince, l’auteur ait ignoré les travaux de Stéphane Kelly et de Louis-Georges Harvey, qui ont fait ressortir le républicanisme des patriotes et de leurs successeurs Rouges, qui s’est distingué à bien des égards du libéralisme classique anglais. Peu attentif à la texture des idées, Reid est assez peu soucieux de donner à son analyse une dimension historique. Au chapitre où il présente les structures sociales du Bas-canada, il déclare son intention d’éviter de se perdre « dans les détails historiques ». S’il veut faire oeuvre de sociologue, l’auteur ne s’aventure pas à faire de sociologie historique pour autant. Le portrait « instantané » qu’il tire des groupes du Bas-Canada, mis à part quelques études plus récentes sur les Écossais au Canada, s’appuie essentiellement sur les données de Fernand Ouellet. En lisant le livre, on est vite gagné par l’impression que l’auteur s’appuie sur une sociologie figée, arrêtée au début des années 1970. Comme actualisation d’une thèse de doctorat amorcée au début de ces années, on aurait espéré mieux.

Reid a souvent tendance à exagérer la portée de ce qu’il croit découvrir. Il érige Lord Durham en premier théoricien de l’impérialisme de toute l’histoire britannique, bien avant l’époque où Hannah Arendt situe la naissance de l’impérialisme, sans avoir fait de tour d’horizon sérieux de la genèse du discours impérial au Royaume-Uni (James Henrisoun parle de l’« empire of greate Briteigne » dès 1547 dans An Exhortacion to the Scottes). Il reproche aux Canadiens français, suivant l’exemple des marchands écossais de Montréal, de tomber dans le travers du nationalisme ethnique, puisque les premiers se reconnaîtraient des éléments de supériorité à leur tour. Or, les quelques citations que l’auteur présente à l’appui de sa thèse établissent plutôt que les acteurs sociaux ne faisaient qu’encenser les vertus morales de la nation « canadienne », sans nécessairement lui reconnaître de supériorité comme telle sur les Britanniques installés au Canada. Il se trompe singulièrement, me semble-t-il, sur le nationalisme britannique, qui aurait abandonné le projet d’empire fédérant des nations pour étendre au monde une structure nationale aux traits britanniques. En réalité, les historiens les plus chevronnés du Royaume-Uni admettent que le pays n’a jamais atteint dans son histoire la forme de l’État-nation et que les Anglais ont constitué avec l’Irlande, le Pays de Galle et l’Écosse un empire, consolidé vers 1690, qui s’est redéployé, après la perte des colonies américaines, avec la conquête de la Nouvelle-France et des États indiens. Ce qu’oublie de souligner Reid, c’est que les Écossais de Montréal sont les dignes représentants d’une nation disparue politiquement, mais qui survit, grâce à son droit, ses universités, son Église presbytérienne et son industrie, en tant que société civile, en tant qu’organisation sociale ou nation « historique », au sein d’une forme de multination quasi fédérale sous l’autorité d’une même couronne et d’une puissante oligarchie. Se pourrait-il que les marchants écossais de Montréal aient vu dans la nationalité bas-canadienne l’image en quelque sorte de ce que l’Écosse était devenue depuis son union avec l’Angleterre, et inversement, dans l’Écosse, la destination même d’un Bas-Canada à vocation britannique ?

Dans le dernier chapitre de son ouvrage, l’auteur s’en donne à coeur joie en distribuant ses réprimandes à l’égard de tous ceux, intellectuels et politiciens, qui ont péché par ethnicisme au Québec jusqu’à aujourd’hui. L’ethnicisme, voire le tribalisme, qui s’est infiltré par le nationalisme des marchands écossais de Montréal et s’est renforcé par l’adoubement de l’impérialisme britannique, se signalerait dès lors que des acteurs se représentent appartenir à un groupe « original, particulier auquel on peut s’identifier ». « Par la force des choses, la représentation de soi crée, par contraste, une représentation de l’auteur », écrit sans ambages Reid. Comme définition de « l’ethnicisme », c’est plutôt faible. À ce compte, seule l’humanité serait le lieu du non-ethnicisme, ce que l’auteur avoue candidement dans les dernières pages de son ouvrage : « C’est à se demander à la fin si l’on parviendra jamais à se soustraire à ce besoin quasi irrépressible et souvent inconscient de faire la promotion de la culture de son ethnie, alors que toutes les cultures, au-delà de leur soi-disant originalité, se ressemblent étrangement. » Pas étonnant qu’avec une définition aussi lâche et rose bonbon de l’ethnicisme, Reid en voie partout, chez Gilles Bourque, Gérard Bouchard, Jacques Beauchemin, Charles Taylor, Jocelyn Létourneau et Michel Seymour. L’auteur a certes raison de souligner que le discours des intellectuels sur la nation au Québec relève souvent davantage du magistère moral et politique que de l’analyse scientifique. Cependant, il ne prêche pas par l’exemple lui-même.

Au bout du compte, malgré tous les défauts que présente ce livre, il a au moins un mérite, non négligeable : celui d’indiquer un point aveugle dans les études sur le nationalisme au Québec. C’est que lorsque nous parlons de la nation au Québec, nous pensons, intellectuels et acteurs politiques, spontanément, nécessairement, à celle portée par le groupe social le plus nombreux sur le territoire du Bas-Canada ou du Québec, peu importe qu’elle ait été dans son histoire canadienne, canadienne-française ou québécoise. Or, il y a toujours eu au Bas-Canada, comme au Québec, un groupe social qui ne s’est pas reconnu dans ce discours et qui a même développé le sien, peu connu, mal étudié, qui aurait, comme le suggère Reid, précédé les Canadiens français dans cette voie, au point de marquer la représentation que ces derniers se firent d’eux-mêmes. Cet autre discours sur la nation a sans doute façonné la genèse de l’État canadien et du nationalisme canadien. Par ailleurs, on oublie trop souvent que par la conquête de 1763, la « province of Quebec » fut rattachée au monde impérial britannique, avec ses Irlandais, Anglo-Irlandais, Gallois, Écossais, Anglais, divisés en anglicans, presbytériens, non-conformistes, catholiques, whigs, torys, partisans de la Cour ou du Pays, et que ce fut dans cet empire des mers auquel les Viger, Papineau, Dorion, Lafontaine, Cartier, Mercier et Bourassa furent confrontés, que les luttes pour la démocratie et la liberté, pour l’affirmation collective se sont déroulées. Le livre de Reid est une invitation à « déprovincialiser » les études sur la nation ou sur la démocratie au Québec et à les élargir à ce que Linda Cardinal a appelé le « monde atlantique », bordé des rivages franco-britannique et américain.